Gilberte Périer, Vie de Jacqueline Pascal 1663, in Édition Léon Brunschwicg des Œuvres de Blaise Pascal, 1923


Ma sœur naquit à Clermont le 4 octobre de l’année 1625, Comme j’avois six ans de plus qu’elle, je me souviens que des qu’elle commença à parler elle donna de grandes marques d’esprit. Elle estoit outre cela parfaitement belle, et d’une humeur douce et la plus agreable du monde ; de sorte qu’elle estoit autant aymée et caressée qu’un enfant le peut estre. Mon pere se retira à Paris en 1631, et nous y mena tous. Ma sœur avoit alors six ans, toujours fort belle et tout à fait agréable par la gentillesse de son esprit et de son humeur. Ces qualitez la faisoient souhaitter partout ; de sorte qu’elle ne demeuroit presque point chez nous.

On commença à luy apprendre à lire à l’âge de sept ans ; et comme mon pere m’avoit chargée de ce soing, je m’y trouvois fort empeschée, car elle y avoit une grande aversion ; et quoy que je pusse faire, je ne pouvois obtenir d’elle qu’elle vint dire sa leçon. Enfin un jour par hazard je lisois des vers tout haut : cette cadence lui plut si fort, qu’elle me dit : « Quand vous voudrez me faire lire, faites moy lire dans un livre de vers, je diray ma leçon tant que vous voudrez. Je fus surprise de cela, parce que je ne croyois pas qu’un enfant de cet âge put discerner les vers d’avec la prose, et je fis ce qu’elle souhaittoit, et ainsi elle apprit peu à peu à lire. Depuis ce tems là, elle parloit toujours de vers ; elle en apprenoit par cœur quantité, car elle avoit la memoire excellente ; elle voulut en savoir les regles ; et enfin à huict ans, avant que de sçavoir lire, elle commença à en faire qui n’estoient point mauvais : cela fait veoir que cette inclination lui estoit bien naturelle.

Elle avoit en ce tems là deux compagnes qui ne contriboient pas peu à la luy entretenir ; c’estoient les filles de Mme  Saintot[1], qui en faisoient aussy, quoy qu’elles n’eussent pas beaucoup plus d’âge qu’elle. De sorte qu’en l’année 1636, mon pere estant allé faire un voyage en Auvergne où il me mena. Mme  Saintot luy demanda ma sœur pendant son absence, et ces trois petites filles s’aviserent de faire une comedie, dont elles

  1. Le dictionnaire de Jal, au mot Saintot (p. 1 095), cite un acte « de juillet 1642 qui mentionne Pierre de Sainctot, conseiller du Roy en ses conseils et tresorier des finances à Tours », et constate que ce trésorier, mort à cette date, avait épousé Marguerite Vion, dont il eut deux filles, Anne et Catherine. Mme  Saintot était la sœur du poète Dalibray (voir les vers de Le Pailleur que nous avons cités plus haut p. 120). Sa liaison avec Voiture lui a fait une petite place dans l’histoire littéraire du xviie siècle. Cf. Vie de Voiture, par Amédée Roux, apud Œuvres de Voiture, Paris, 1858, p. 41, et Rahstede, Vincent Voiture, in Wanderungen über die französische Litteratur, Oppeln et Leipzig, 1891, p. 96.