Romain Rolland, Jaurès dans Au-dessus de la mêlée (1915)


XVII

JAURÈS


Il se livre sous nos yeux des batailles où meurent des milliers d’hommes, sans que leur sacrifice ait parfois d’influence sur l’issue du combat. Et la mort d’un seul homme peut être, en d’autres cas, une grande bataille perdue pour toute l’humanité. Le meurtre de Jaurès fut un de ces désastres.

Que de siècles il avait fallu, que de riches civilisations du Nord et du Midi, du présent, du passé, répandues et mûries dans la bonne terre de France, sous le ciel d’Occident, pour produire une telle vie ! Et quand le hasard mystérieux qui combine les éléments et les forces réussira-t-il un second exemplaire de ce bon génie ?

Jaurès offre un modèle, presque unique dans les temps modernes, d’un grand orateur politique qui est, en même temps, un grand penseur, joignant une vaste culture à une observation pénétrante et la hauteur morale à l’énergie de l’action. Il faut remonter jusqu’à l’antiquité pour retrouver un pareil type humain. À la fois soulevant les foules et enchantant l’élite, versant à pleines mains son génie généreux non seulement dans ses discours, dans ses traités sociaux, mais dans ses livres d’histoire, dans ses œuvres de philosophie[1], et partout laissant sa marque, le sillon de son labeur robuste et la semence de son esprit novateur. Souvent je l’ai entendu à la Chambre, dans les congrès socialistes, dans les assemblées pour la défense des peuples opprimés ; il m’a même fait l’honneur de présenter mon Danton au peuple de Paris. Je revois sa grosse figure calme et joyeuse de bon ogre barbu, ses yeux petits, vifs et riants, dont le regard lucide savait en même temps suivre le vol des idées et observer les gens ; je le revois sur l’estrade, allant de long en large, les bras derrière le dos, à pas lourds, comme un ours, et se tournant brusquement pour lancer à la foule, de sa voix monotone et cuivrée, comme une trompette aiguë, de ces mots martelés qui s’en allaient frapper jusqu’aux places les plus hautes des vastes amphithéâtres, et qui touchaient au cœur,

  1. Son principal ouvrage philosophique est sa thèse de doctorat : La réalité du monde sensible (1891) De la même année est son autre thèse (thèse latine) : Des origines du socialisme allemand, où il remonte au socialisme chrétien de Luther.

    Sa grande œuvre historique est son Histoire socialiste de la Révolution, — Très intéressante, sa discussion avec Paul Lafargue sur l’Idéalisme et le matérialisme dans la conception de l’histoire.