Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs 1797
Traduction Jules Barni 1855
À LA DOCTRINE DE LA VERTU.
Le mot éthique signifiait autrefois la doctrine des mœurs (philosophia moralis) en général, qu’on appelait aussi la doctrine des devoirs. Plus tard on trouva convenable de n’appliquer ce mot qu’à une partie de la philosophie morale, je veux dire à celle qui traite des devoirs qui ne tombent pas sous des lois extérieures (à celle que désigne si justement l’expression allemande Tugendlehre[▹▹ 1]) ; de sorte qu’aujourd’hui le système de la doctrine générale des devoirs se divise en doctrine du droit (jurisprudentia), laquelle est susceptible d’être traduite en lois extérieures, et doctrine de la vertu (ethica), laquelle échappe à toute législation de ce genre ; et l’on peut s’en tenir là.
Le concept du devoir emporte déjà par lui-même celui d’une contrainte[▹▹ 2] exercée par la loi sur le libre arbitre. Or cette contrainte peut être extérieure ou intérieure[▹▹ 3]. L’impératif moral, par son décret catégorique (le devoir absolu[▹▹ 4]), indique une contrainte qui ne s’applique pas à tous les êtres raisonnables en général (car il peut y en avoir de saints), mais seulement aux hommes, c’est-à-dire à des êtres à la fois sensibles et raisonnables, qui ne sont pas assez saints pour n’avoir pas l’envie de violer la loi morale, tout en reconnaissant son autorité, et, alors même qu’ils lui obéissent, pour la suivre volontiers (sans rencontrer de résistance dans leurs penchants), d’où vient justement qu’une contrainte est ici nécessaire [▹ 1]. — Mais, comme l’homme est un être libre (moral), si l’on considère la détermination intérieure de la volonté (le mobile), le concept du devoir ne peut impliquer d’autre contrainte que celle qu’on exerce sur soi-même[▹▹ 5] (par l’idée seule de la loi). C’est ainsi seulement qu’il est possible de concilier cette contrainte (fût-elle même extérieure) avec la liberté de la volonté ; mais à ce point de vue le concept du devoir rentre dans le domaine de l’éthique.
Les penchants de la nature forment donc, dans le cœur de l’homme, des obstacles à l’accomplissement du devoir, et lui opposent des forces puissantes qu’il se doit à certains égards juger capable de combattre et de vaincre par la raison, non pas dans l’avenir, mais à l’instant même (en même temps qu’il en a la pensée) ; c’est-à-dire