Gabriel Maurière, L’Embusqué (nouvelle inédite) dans Floréal. L'hebdomadaire illustré du monde du travail 8 mai 1920

L’embusqué
NOUVELLE INÉDITE

Une parole humaine… Mon Dieu, ça n’a l’air de rien et c’est pis qu’une balle ou qu’un obus, qui filent droit devant eux, selon une trajectoire définie… Une parole ? Elle tombe au hasard, celui qui l’a jetée sans y penser n’imagine pas le chemin tortueux qu’elle peut prendre, les ricochets qu’elle fait, les ravages qu’elle peut causer… Un mot : qu’est-ce que c’est ? On en dit tant dans une journée ! On ouvre la bouche ; quelquefois le hasard, une erreur d’articulation, la langue qui fourche, la machine à penser qui a un raté et voilà que nous disons n’importe quoi, peut-être ce que nous ne voulions pas, peut-être le contraire de ce que nous aurions dit un instant auparavant… Ou bien alors, c’est une plaisanterie, c’est une raillerie qui, tombant sur un objet fragile, qu’on ne savait pas là, le réduit en miettes.

Ainsi parlait, dans une réunion de camarades, mon ami Maubois, arrivé de Sologne depuis quelques jours.

— Raconte-nous ça, dis-je en riant.

Il parut surpris.

— Quoi donc ? Ah ! oui… vous flairez une histoire. C’en est à peine une… Vous savez que je vis à peu près toute l’année en Sologne, non loin d’un petit village de briques entouré de pins ; j’aime cette région, ses paysages grêles et la mélancolie de ses étangs.

On n’y trouvait à ce moment-là presque plus d’hommes ; c’était la troisième année de la guerre. Les femmes s’étaient mises au travail et, ma foi, les bois se coupaient et les seigles poussaient tout de même. Pourtant un homme encore jeune restait au village ; mais personne ne s’en offusquait, car c’était un gars qui « n’en avait pas son compte », selon l’expression du pays. Autrement dit, un idiot. On l’appelait La Fleur, peut-être à cause de sa manie de mâchonner une scabieuse ou une pâquerette. Sa peau pâle, tendue sur les os, bridait les yeux, aplatissait le nez et semblait tirée vers les oreilles qui s’écartaient.

Il pouvait avoir dans les vingt-cinq ans et il n’était à peu près bon à rien… sauf à déraciner quelques églantiers qu’il allait vendre dans les châteaux, ou par moments, dans ses meilleurs jours, à fagoter le sapin. Il parlait à peine ; un aboiement rauque sortait parfois de sa poitrine. Il hochait la tête en ouvrant la bouche quand on lui parlait et, uniformément, souriait. Malgré sa force physique, personne ne le craignait, car il était doux et taciturne et les filles le taquinaient et le bourradaient comme un chien débonnaire.