Roger de Beauvoir, Le Chevalier de Saint-Georges 1840
I.
L’ajoupa.
Un soir du mois de juin 17.., après le coucher du soleil, dans le canton de l’Artibonite, à Saint-Domingue, cinq personnes étaient réunies dans l’intérieur d’un ajoupa, d’où ressortait, à l’extérieur, la fumée des tiges de cardasses allumées pour donner la chasse aux maringouins. Les vapeurs oranges qui doraient, une heure auparavant, les pitons du Gros-Morne s’étaient fondues en masses ténébreuses à l’horizon ; l’écho trop fidèle de ces montagnes grossissait les éclats de la foudre. Les beaux arbres à verdure fraîche et riante, enchaînés l’un à l’autre par des guirlandes de convolvulus et de lianes qui avoisinent l’Ester et en ombragent les écores, courbaient le front sous cette bourrasque inattendue. L’eau de l’Ester, tranquille et limpide au point d’y suivre les jeux du poisson à vingt pieds de profondeur, soulevait de longues spirales de poussière formant une sorte de trombe ; les gramens à tige desséchée jonchaient le sol. L’ouragan, dont les éclairs croissaient, promenant ses lueurs et son murmure jusque sous les campêches les plus touffus et faisant voler devant lui, comme un sinistre avertissement de son courroux, les crâbiers et les aigrettes, semblait prendre plaisir en ce moment à démembrer la couverture de l’ajoupa.
Élevée à quelques centaines de toises de la belle habitation de la Rose, qui appartenait, à cette époque, à M. de Boullogne, alors contrôleur général, cette chaumière, protégée par sa seule toiture de feuilles de palmier, s’offrait à l’œil dans un tel état de vétusté qu’on aurait pu croire qu’elle ne tarderait pas à s’affaisser un jour sur elle-même. Elle ressemblait assez, par sa forme conique, aux tentes nommées canonnières. Quatre bambous fichés autour d’elle semblaient la retenir sur le penchant de sa ruine ; toutefois elle était encore joyeuse et répondait à ces préludes de l’orage par le son maigre et monotone du banza, cet instrument dont la danse du nègre s’accompagne. Meublée à l’intérieur de calebasses sciées transversalement par le milieu en guise de plats, de quelques peaux de bœufs ou nattes de paille au lieu de lits, elle avait l’air de protester contre la tempête par le tintement répété de ses sicayes, cuillères du pays faites d’une tranche de calebassier marron que ses cinq convives frappaient en mesure l’un contre l’autre. Le vent soulevait en vain au dehors les lanières de cette misérable cahute ; en vain il éparpillait, en se glissant sous la porte, les cendres de son foyer, le bruit des cuillères et le son du banza y duraient encore.
Ainsi que nous l’avons dit, il y avait cinq êtres humains réunis au moment de cet ouragan sous l’ajoupa. Ce groupe curieux se composait d’une négresse, d’un vieux nègre guinéen jouant avec les charbons du feu qu’il affectait de prendre dans ses mains de temps à autre, comme étant sûr qu’il n’en serait point brûlé, de deux enfans, l’un négrillon, l’autre mulâtre ; enfin, d’un blanc armé d’un long fouet et portant à sa veste un petit sifflet d’ivoire.
Éclairées en ce moment par la vive lueur du bois-chandelle que la négresse se vit contrainte d’allumer pour lutter contre ces ténèbres inattendues, ces figures offraient une étude intéressante de castes distinctives…
Celle de la maîtresse du lieu eût attiré la première votre attention.
Cette femme avait dû être belle, de la beauté que possèdent les négresses esclaves aux colonies ; elle conservait encore une incontestable perfection de formes sous ses haillons. Les rugosités de sa peau et l’altération de ses traits faisaient rêver douloureusement à son masque ancien de beauté ; ses cheveux gardaient un luisant de jais, son œil palpitait brillant comme la flamme d’un flambeau qui va s’éteindre. La fièvre donnait à ses joues une couleur livide et plombée ; mais ce site aride et plein de maigreur s’était vu peut-être autrefois réjoui par les fraîches brises, ce visage d’esclave avait eu la jeunesse et la fraîcheur du fruit.