Anonyme, un ou plusieurs auteurs, Beowulf ~ viiie-xe siècle

Traduction Léon Botkine 1877


BEOWULF

I


Eh quoi[1]! nous avons entendu parler de la valeur des rois qui gouvernèrent jadis les Danois des Lances et de l’héroïsme dont firent preuve ces princes ! Souvent Scyld, fils de Scef, remporta la victoire[2] sur des foules d’ennemis et de nombreuses tribus. Lui qui avait été jadis recueilli dans le dénûment, il devint un redoutable seigneur ; ses malheurs furent réparés, car il grandit, sa renommée s’étendit dans le monde et un jour vint où tous ses voisins lui furent soumis et lui envoyèrent le tribut par-dessus les mers. Oui, c’était un excellent roi ! — Il eut un enfant que Dieu envoya pour être la consolation de ses sujets, car le Seigneur avait été témoin des maux que leur avaient causés pendant bien longtemps leurs ennemis. C’est pourquoi Dieu leur donna de la gloire en ce monde. Beowulf fut célèbre ; le nom du descendant de Scyld retentit au loin dans le Scedeland[3]. (C’est ainsi qu’il sied à un jeune guerrier[4] de se montrer prodigue de bienfaits et de trésors envers les amis de son père[5] afin que, dans sa vieillesse, il trouve aussi des compagnons volontaires qui puissent le servir en cas de guerre : ainsi sa renommée grandira dans chaque tribu par des actions d’éclat)[6].

Quand le moment fatal fut venu Scyld partit, sous la garde de Dieu, pour le long voyage. Ses chers compagnons le portèrent à la mer, ainsi qu’il l’avait ordonné pendant qu’il régnait ; — son temps de puissance avait été long. Dans le port se trouvait une barque bien équipée, — la barque du roi. Ils y placèrent, près du mât, leur souverain. La barque était remplie d’objets précieux et de trésors venant de lointains pays. Jamais, à ma connaissance, esquif ne reçut une plus belle parure d’armes et d’habits de guerre : cette masse de trésors devait partir avec lui sur les flots. Il ne furent pas moins prodigues de dons envers lui que ne l’avaient été ceux qui l’avaient livré seul, après sa naissance, au caprice des vagues. — Ils firent flotter une bannière d’or au-dessus de sa tête, puis l’abandonnèrent à la mer[7]. L’esprit tout rempli de tristesse ils n’auraient pu dire en vérité qui recevait la charge du navire.

  1. Eh quoi ! Interjection qui rend suffisamment l’anglo-saxon hwœt ! L’interjection hwœt se trouve au commencement de deux grandes compositions poétiques anglo-saxonnes : Andreas et l’Exode de Caedmon. C’est comme on voit, une entrée en matière assez brusque pour un poème.
  2. Mot-à-mot : « enleva les bancs de l’hydromel à des foules d’ennemis, etc. »
  3. Ce passage est ainsi rendu par Sharon Turner, Hist. of the Anglo-Saxons, t. III : « Le bruit se répandit au loin que le descendant du scyld (?) attaquerait plusieurs pays. Aussi pourrait-il obtenir de bons navires et des dons nombreux en temps opportun, etc. » Cette citation et les différents extraits que je donne plus loin montreront jusqu’à quel point les premières traductions du poëme diffèrent des versions modernes.
  4. Jeune guerrier (geong guma), ma seul est lisible dans le ms. ; le reste est suppléé par Grein.
  5. Amis de son père ; amis, traduction du mot wine suppléé par Grundtvig.
  6. Dans le passage placé ici entre parenthèses l’auteur indique la ligne de conduite que tint le fils de Scyld envers les suzerains de son père et la propose en même temps comme exemple aux jeunes princes.
  7. L’Edda (Sinfioetlalok) parle aussi de l’antique coutume qui consistait à exposer les corps dans une barque.