Paul Nizan, Aden, Arabie (1930)


Aden, Arabie

in Revue Europe n°93

(15 septembre 1930)

I


J’AVAIS vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur d'apprendre sa partie dans le monde.

À quoi ressemblait notre monde ? II avait l’air du chaos que les Grecs mettaient à l’origine de l’univers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et non de celle qui est le commencement d’un commencement. Devant des transformations épuisantes dont un nombre infime de témoins s’efforçait de découvrir la clef, on pouvait simplement apercevoir que la confusion conduisait à la belle mort de ce qui existait. Tout ressemblait au désordre qui conclut les maladies : avant la mort qui se charge de rendre tous les corps invisibles, l’unité de la chair se dissipe, chaque partie dans cette multiplication tire dans son sens. Cela finit par la pourriture sans défense.

Alors très peu d’hommes se sentaient assez clairvoyants pour débrouiller les forces déjà à l’œuvre derrière les grands débris pourrissants.

On ne savait rien de ce qu’il eût fallu savoir : la culture était trop compliquée pour permettre de comprendre autre chose que les rides de la surface. Elle se consumait en subtilités dans un monde rangé de raisons et presque tous ses professionnels étaient incapables d’épeler les textes qu’ils commentaient. L’erreur est toujours moins simple que le vrai.

On avait besoin d’A. B. C. composés de ce qu’il y avait réellement d’important. Mais au lieu d’apprendre à lire, ceux qu’un tourment sincère empêchait quelquefois de dormir, imaginaient des conclusions qui reposaient toutes sur l’étude des décadences comparées : conclusions par l’invasion des barbares, le triomphe des machines, les visions à Pathmos, les recours à Genève et à Dieu. Comme tout le monde était intelligent !