Waterloo, trente-quatre ans après la bataille


Waterloo
trente-quatre ans après la bataille.


Cinq lieues au moins séparent la plaine de Waterloo de la ville de Bruxelles, peu riche, malgré ses faux airs de capitale, en moyens de locomotion rurale. Bruxelles n’a pas, comme Paris, qu’il faut bien lui opposer, puisqu’elle cite toujours Paris, des escadrons volans de diligences et d’onmibus prêts à toute heure du jour et de la nuit à vous conduire dans tous les sens possibles jusqu’aux confins du département. Il faut négocier une journée entière à Bruxelles pour se procurer à un prix assez élevé la voiture convenablement solide et légère qui vous conduira à Waterloo. Ajoutez à cette journée perdue celle qu’exige presque entièrement votre pèlerinage, et l’excursion vous aura pris un temps qui suffirait pour aller deux fois de Bruxelles à Cologne. Le touriste fait ce calcul, regarde sa bourse, exhale un soupir de regret mêlé de résignation, et il ne va pas à Waterloo. Les Anglais, les poètes et les commis voyageurs savent seuls se mettre au-dessus de ces considérations de temps, d’argent et d’espace. À celui qui s’étonnerait de voir les commis-voyageurs figurer ici d’une manière si honorable, nous répondrions qu’ils sont depuis plus d’un siècle, sans que l’on paraisse s’en douter, les missionnaires les plus ardens et les plus actifs de la civilisation française. À la faveur de leurs vins, de leurs soieries, de leurs draps, de leurs bijouteries, ils répandent nos idées, font dominer nos goûts, prévaloir notre langue, qu’ils forcent partout à parler. Il n’est pas de ville, de bourg, de hameau en Espagne, en Italie, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, et même en Russie, où le commis-voyageur ne passe une fois par semaine. Il a remplacé le livre français que la censure étrangère proscrit, il tient lieu du journal qu’on brûle à la frontière. Il sait tout, il dit tout sans danger. Lui-même profite de cette éducation qu’il donne à son insu, et revient avec des connaissances très étendues.

Enfin je parvins, non sans peine, à réunir les parties essentielles d’équipage : chevaux, voiture et cocher ; mon cocher savait même un peu le français. J’insiste sur ce dernier avantage, car c’est une erreur assez commune en France de croire qu’en Belgique tout le monde parle couramment notre langue. On se trompe : les Belges, et je n’excepte pas les habitans de Bruxelles, ne parlent le français que pour prouver qu’ils ne le savent pas. Je suis loin de les blâmer de cette ignorance ; je voudrais, au contraire, qu’elle fût plus complète, ma ferme opinion étant que leur décadence dans les arts date du jour où ils ont renoncé à parler et à écrire le flamand pour adopter une langue qui n’est pas faite pour eux. Les Belges, quelle que soit la classe à laquelle ils appartiennent, ne parlent entre eux que le flamand, qui n’est sans doute pas une langue très harmonieuse, mais enfin qui est une langue. C’est par affectation, imitation, que dans le monde ils parlent français ; mais, à la longue, cette contrainte a tué leur intelligence. Le Belge ne s’exprime en français qu’à la faveur d’une traduction mentale qu’il rumine sans cesse. Il pense en flamand, il parle en français, et, comme je viens de le dire, cet effort violent qu’il exerce sur lui-même depuis sa naissance jusqu’à sa mort lui ôte sa verve, éteint sa personnalité, l’énerve, et en fait une nation décolorée, un peuple dont on ne voit que l’envers et jamais l’endroit. La Belgique entière n’est qu’une vaste traduction. Le bas peuple est resté Flamand ; aussi n’entend-il pas du tout le français, et la municipalité de Malines, comme celles d’Anvers, de Louvain et de Bruxelles, a soin d’écrire, à l’intention des habitans, à côté du nom français de chaque rue, le même nom en pur flamand. On m’a rapporté un mot charmant de la reine des Belges qui vient à l’appui de mon opinion sur la fausse position grammaticale de ses sujets. Un député lui disait un jour à Laken, en lui faisant hommage d’un discours qu’il avait prononcé je ne sais plus à quelle occasion : « Votre majesté daignera excuser les fautes qui ont pu m’échapper en écrivant ce morceau. — Donnez, monsieur, donnez-moi votre discours ; interrompit la reine, je le ferai traduire. »

En quittant Bruxelles, nous prîmes le faubourg Louise, nouveau quartier qui sera digne un jour du nom royal qu’il porte, celui de la reine des Belges. Les constructions de ce faubourg aristocratique déploient les proportions superbes de nos hôtels de la rue de la Paix. Elles auraient la même majesté sans le vernis beaucoup trop chatoyant dont on les farde. L’éclatante blancheur du stuc qui les recouvre leur ôte en splendeur ce qu’elle leur donne, il est vrai, en propreté. La singulière habitude qu’ont les Belges de blanchir à vif, d’étamer, pour ainsi dire, leurs maisons, imprime à la ville entière le caractère estimable, mais peu monumental, d’une salle à manger. Le sable qu’ils sèment sur le pavé des rues rend encore plus juste la comparaison.

À l’extrémité de ce riche faubourg, on effleure, en passant, les rameaux d’un parc immense dont l’ombre et la fraîcheur viennent tout à coup vous envelopper, dont les parfums résineux vous accompagnent long-temps sur la route. Ce parc, que couronne comme une aigrette un kiosque élégant, entoure la propriété noblement acquise d’un artiste deux fois célèbre, M. Bériot, le mari de Mme Malibran. Malibran ! ce nom va remuer la tristesse au fond du cœur, surtout quand on le prononce à l’entrée de cette voie de longue mélancolie où l’on est sur le point de pénétrer. En m’éloignant de cette masse de verdure et d’ombre pour me rapprocher de la forêt de Soigne, je répétais ces vers écrits par M. de Lamartine au pied de la statue qui a été élevée à la sublime cantatrice dans le joli cimetière de Laken[1], où de est enterrée.

Beauté, génie, amour, furent son nom de femme,
Écrit dans son regard, dans son cœur, dans sa voix ;
Sous trois formes au ciel appartenait cette ame :
Pleurez, terre, et vous, cieux, accueillez-la trois fois !

— Monsieur, me dit mon cocher, m’arrachant brusquement à ma rêverie… Monsieur ! — Eh bien ! qu’y a-t-il ? — Vous me pardonnerez, monsieur, si je vous dérange ; mais, avant d’arriver à Mont-Saint-Jean, je dois vous engager à vous tenir en garde contre une industrie dont vous n’avez peut-être pas entendu parler à Paris. — Une industrie inconnue à Paris ! c’est fort. Enfin !… voyons, quelle est cette industrie ? — Vous supposez aisément, poursuivit le cocher, qu’après la bataille de Waterloo, il resta sur le terrain beaucoup de balles beaucoup de boutons, beaucoup de petites aigles en cuire, des tronçons d’épée, de baïonnette, des poignées de sabre, etc. Sans doute. — Eh bien ! depuis trente-quatre ans, les gens du pays vendent aux étrangers ces débris rouillés, terreux, rongés, à demi détruits par l’oxide. — Il me semble pourtant, mon ami, qu’il ne doit plus y en avoir beaucoup depuis trente-quatre ans qu’on en débite. — Non, monsieur, et voilà précisément où gît l’industrie dont je voulais vous parler. Ceux dort le métier est de vendre de ces choses-là sèment une fois l’an, à frais communs, sur un espace de plusieurs lieues, des boisseaux d’aigles impériales, des milliers de boutons de cuivre et des charretées de balles. Ils laissent ensuite reposer cette semaille jusqu’a l’été, car l’hiver les étrangers ne visitent pas Waterloo ; mais, l’été venu, ils déterrent leurs plombs et leurs cuivres, auxquels un séjour de huit mois dans un sol humide a donné une couleur de vieillesse qui trompe les plus fins et fait l’admiration des partisans du grand empereur. — Mais c’est un affreux mensonge ! — Que voulez-vous, monsieur, le pays est très pauvre… Ensuite, à qui cela fait-il du mal ? – Le cocher tolérant ajouta : Cette année, la récolte des aigles n’a pas été trop mauvaise.

Nous entrions dans la forêt de Soigne par un allée étroite et couverte, mais qui devait nous laisser voir bientôt, sur ses deux lianes profondément creusés, des voûtes et encore des voûtes de feuillages à étonner le regard. Les peupliers, les ormes, les platanes, semblent se défier à qui montera le plus haut vers le ciel, vers le ciel qu’on ne découvre pas. Ce sont autant de colonnes dont l’écorce grise et savonneuse imite le poli de la pierre ; on dirait un temple de druides où les rayons du soleil, ne percent jamais. Le sol étale au pied des arbres les feuilles amoncelées de plusieurs années ; elles sont toutes là par jonchées et par couches, les sèches sur les pourries, les jaunes sur les vertes, les pâles sur les pourprées ; une chemise de mousse rude et verdâtre emprisonne le tronc des arbres à une hauteur de plusieurs mètres, comme pour les garantir du froid, qui doit être excessif dans cette forêt, si j’en juge par celui que j’éprouvais moi-même, quoique nous fussions au 18 juin. Malgré mes vêtemens de drap et un manteau, je frissonnais, je croyais être en plein décembre. Il était neuf heures du matin, et les vapeurs de la nuit n’étaient pas encore dissipées. Derrière leur voile bleu qui pendait déchiré, des hautes branches, comme des toiles d’araignée du plafond d’une vieille cathédrale gothique, je voyais scintiller des points lumineux qui s’agrandissaient, qui s’éteignaient parfois subitement : c’étaient des fours à charbon, dont les dernières flammes expiraient. Une particularité me frappa vivement au milieu de cette nature fougueuse et sauvage : je n’entendais pas le moindre bruit, la plus faible palpitation dans l’air. Pendant une course de deux heures sous ces galeries d’arbres, aucun cri d’oiseau n’éveilla mon attention, n’allégea l’accablement de plomb qui descendait peu à peu de mes paupières sur mon cœur. Une forêt sans oiseaux ! on dirait que, depuis la formidable journée de Waterloo, ils sont tous partis, au bruit de la canonnade, pour ne plus revenir. Oh ! qu’elle est triste, qu’elle est triste, cette belle forêt de Soigne ! Je ne croirai jamais que la Providence ne l’avait pas choisie pour les grandes choses qu’elle a vues, et dont elle a gardé les sinistres mystères dans le pli de ses feuilles, dans la profondeur de ses ombres. Dieu fait le théâtre pour les actions. Une armée, cent mille hommes, devaient mourir là. C’était écrit !

— Vraiment ! dis-je au cocher pour détourner le cours de mes idées, croyez-vous qu’il y ait des gens assez fripons pour spéculer ainsi sur la curiosité des personnes qui se rendent à Waterloo ? — Ah ! monsieur, me répondit-il, je ne vous ai pas dit tous les tours qu’ils jouent aux pauvres étrangers crédules. D’abord, il serait difficile de les dire tous ; si vous permettiez, en voici un dont je fus témoin un jour que je ramenais de Waterloo à Bruxelles un peintre français et un Prussien. Le Prussien tenait soigneusement sur ses genoux un objet caché dans un mouchoir. Comme nous étions à mi-chemin, il dit au Français : Rapportez-vous quelque souvenir de votre pèlerinage à Waterloo ? — Ma foi ! non, répliqua celui-ci ; pourtant j’ai été sur le point de faire une acquisition assez originale, mais on me demandait trop cher… cent francs. Ensuite l’embarras d’emporter cette bizarre emplette… C’était fort curieux !. — Qu’était-ce donc ? — Vous ne vous fâcherez pas si je vous le dis, répondit le peintre français : c’était le crâne d’un colonel prussien, un crâne magnifique, admirable, d’autant plus admirable qu’il était percé de trois trous faits par les balles, les balles de Waterloo ! un au milieu du front, les deux autres aux tempes. Je n’aurais pas été fâché, je l’avoue, de me faire monter une lampe avec le crâne d’un colonel prussien tué par les Français. Je me passerai de ce luxe. Et vous, monsieur ?… continua-t-il. — Moi, répondit le Prussien avec une certaine inquiétude et en soulevant le paquet posé sur ses genoux, moi… Mais, s’interrompit-il aussitôt, je suis étonné, très étonné de la prodigieuse ressemblance de ce qui vous est arrivé avec ce qui m’arrive… — Ah ! bah !. — Oui. – Parlez ! — Oh ! oui, mon étonnement… c’est bien étrange en effet… J’ai acheté ce matin le crâne d’un colonel français tué pareillement à Waterloo. — Vous aussi ! — Oui, moi aussi, balbutia le Prussien, et je comptais le faire chaque anniversaire de notre victoire. — Et ce crâne est percé de trois trous ? demanda le Français, — Je ne sais pas mais il me semble… — Voyons, voyons, dit vivement le Français, et, devinant que l’objet que le Prussien avait sur ses genoux était le crâne dont il était question, il le prit, le dégagea du mouchoir qui l’enveloppait et l’examina. Le crâne avait pareillement trois trous faits par les balles, ou par autre chose. La confusion du Prussien fut grande, la gaieté du Français ne le fut pas moins. C’était la même tête, celle qu’on avait voulu lui faire acheter ; le même crâne, qui était français quand on le proposait à un Anglais ou à un Prussien, et qui devenait prussien ou anglais quand on l’offrait en vente à un Français. Ceci, vous en conviendrez, est bien plus fort, ajouta mon Automédon, que de vendre de faux boutons aux aigles de l’empire : faire le commerce des crânes de faux colonels tués à Waterloo !

Cependant, à force de discourir, nous laissions derrière nous de notables portions de la forêt, et le moment arriva où elle se dégarnit tout à coup comme par un effet de théâtre. Le soleil éclata par une brèche dans les arbres, un vent frais me frappa en plein au visage, et la campagne se déroula à notre droite. Voilà la montagne du Lion, la voilà ! la voilà ! cria mon conducteur avec une joie dont il doit, je suppose renouveler l’expression à chaque voyage qu’il fait. Il semblait, comme moi, la découvrir pour la première fois, avec cette différence, toute à son avantage, qu’il voyait et que je ne voyais pas encore. Je fus obligé de faire arrêter les chevaux et de lui demander la plus grande netteté dans ses indications, car je n’apercevais rien à l’horizon. Enfin il mit tant de précision dans ses paroles et dans ses gestes, que je finis par distinguer, mais avec beaucoup de peine, la montagne factice et le lion de métal qu’elle soulève dans les airs. Qu’on juge si nous en étions encore loin. Il est vrai que la brume du matin salissait l’atmosphère. Peu à peu mes yeux s’habituèrent à ce grand développement d’air dont j’étais privé depuis deux heures que nous voyagions dans La demi-obscurité de la forêt de Soigne, et alors je vis distinctement ce monument colossal élevé par nos ennemis à la mémoire de nos glorieux désastres. Je l’avoue, ma première impression fut si poignante, qu’il me fut impossible, dans l’état de faiblesse où une récente maladie m’avait laissé, de garder la position verticale que j’avais prise pour mieux voir. Mes jambes tremblèrent, mon cœur se crispa, je me sentis pâlir jusqu’aux lèvres : je tombais anéanti sur les coussins de la voiture. Que ceux qui croient que le patriotisme est un préjugé viennent affronter ce spectacle, et après je croirai à leur scepticisme.

— Il me semble, dis-je au moment où nous gagnions la route pavée, que la forêt est ici beaucoup moins large qu’elle ne devrait l’être ; l’aurait-on rognée ? – Ah ! monsieur, considérablement rognée. Elle appartient à plusieurs propriétaires, et chacun d’eux tire de son lot le meilleur parti possible. L’un coupe les hautes futaies et fait semer du colza, le colza est d’un bon rapport ; l’autre préfère un champ de lin à dix mille pieds d’ormes. — Ainsi, dans vingt ou trente ans, pensais-je, il n’existera plus de forêt de Soigne. Il eût été beau cependant de conserver je parle de conserver en 1849 ! Hâtons-nous, hâtons-nous d’aller voir les derniers vestiges de Waterloo, s’il n’est déjà trop tard.

Je ne rappellerai à personne que le 18 juin est l’anniversaire de la célèbre bataille. J’avais choisi exprès ce jour néfaste pour faire ma promenade historique à Mont-Saint-Jean, dans l’espoir de rencontrer sur la route beaucoup de vétérans de La grande armée, pieusement curieux comme moi de voir le vaste ossuaire. Elle a été si grande, cette armée, qu’il me semble qu’il en restera des débris jusqu’à la consommation des siècles. La route était déserte, cette route maudite par où les Anglais, le 18 juin 1815, s’enfuirent deux fois pour se réfugier à Bruxelles, et par où, le même jour, ils repassèrent avec l’étonnement de la victoire. Personne sur cette route ! Seulement, bien loin devant nous, une voiture courait dans la direction de Waterloo. — Je gage que c’est un Anglais, dit mon cocher. — Je gage que c’est un Français, répliquai-je par patriotisme. — Monsieur veut-il parier du faro à discrétion ? — Je tiens le pari. — Aiguillonnés par l’amour-propre de leur maître, les chevaux allèrent plus vite ; bientôt je revis le lion, mais cette fois un peu plus gros qu’une souris, et je distinguai plus nettement le dôme lugubre et rougeâtre de l’église de Waterloo. Nous galopions vers le but mobile dont nous avions fait notre point de mire, lorsque tout à coup des cris sauvages partirent des deux côtés de la route, dans l’épaisseur de la forêt. Une volée de grues affamées par un long jeûne d’hiver n’auraient pas poussé sur la neige des cris pareils. Bientôt les grues se montrèrent ; c’était une vingtaine d’enfans presque nus ; leur unique vêtement, leur chemise, donnait un indécent démenti aux gens qui croient au bon marché de la toile en Belgique. Ils s’élancèrent devant les chevaux et presque sous les roues en demandant la charité d’une façon assourdissante et vorace. Ces pauvres petits enfans, que leurs parens dressent sans doute à ce périlleux métier, ont adopté une formule de prière polyglotte propre à être comprise des gens de toute nation qui viennent à Waterloo. Ils disent en psalmodiant, en pleurant, en riant aussi parfois (la mendicité même est un amusement à leur âge) : Charité ! charitas ! charité ! charitas ! en ajoutant dans leur baragouin flamand : Gut reiset (bon voyage) ! Ils sont charmans avec leurs cheveux blonds, presque blancs, leurs figures bronzées par le soleil, leurs yeux verts comme des yeux de couleuvre et leurs agiles jambes de faune ; mais ils sont terriblement importuns. Rien ne peut les éloigner. Vous doublez, vous triplez le pas des chevaux, la poussière s’élève, elle s’abat, ils sont encore à vos côtés ; vous les menacez, ces enfans de loup, ils rient ; on leur cingle des coups de fouet sur leurs épaules nues, ils n’en caracolent que plus lestement devant les chevaux ; enfin, on leur jette des poignées de centimes, et ils ne s’en vont pas. Pendant une lieue, malgré les coups, les malédictions, malgré l’argent ils vous accompagnent de leur lamentable complainte, de leurs regards fauves et de leurs cris plus fatigans que des piqûres d’abeilles. Heureusement la mendicité est interdite dans le royaume de Belgique !

Nous ne tardâmes pas à rejoindre la voiture où, selon mon cocher, devait être un Anglais, où, selon moi, se trouvait un voyageur français. À la rigueur, nous avions perdu tous les deux. Il n’y avait dans cet équipage qu’une femme ; mais, cette femme étant une Anglaise, je consentis à considérer le pari comme perdu pour moi. Elle voyageait seule, et cet isolement paraissait l’ennuyer beaucoup, à en juger par l’empressement qu’elle mit à lier connaissance et à entrer en conversation. Elle parlait peu le français, mais elle le comprenait à merveille ; je parle fort mal l’anglais, mais, avec quelque effort d’attention, je le devine. Chacun de nous, à l’aide de cette demi-faculté, put comprendre l’autre sans sortir de sa langue.

— Monsieur, vous allez à Waterloo ?

— Où aller, madame, dans ce pays perdu, sinon à Waterloo ?

— Croyez-vous, monsieur, que je trouverai à déjeuner à Mont-Saint-Jean ?

— J’en suis convaincu, madame, parce que je suis convaincu qu’on trouve à déjeuner partout, à dîner partout, et du vin de Champagne partout, pourvu qu’on n’insiste pas sur la qualité.

— Vous me rassurez.

Ma nouvelle compagne de voyage exhala ensuite un long soupir en jetant les yeux autour d’elle. Nous entrions dans l’immense périmètre où la grande bataille s’était concentrée le 18 juin, et où elle avait fini par se décider.

— Monsieur, vous venez aussi pleurer sur quelque perte personnelle dont le souvenir ?..

— Non, madame ; je n’ai ni cette douleur ni cette gloire.

— Mon pauvre William ! dit-elle en portant un mouchoir à ses yeux.

— William était sans doute le père ou le mari de cette respectable dame, me disais-je. Ce ne pouvait être que l’un ou l’autre ; car, si elle était d’un âge à avoir des fils propres à être tués, il n’était guère possible de supposer qu’ils l’avaient été à Waterloo.

— Ainsi, monsieur, reprit-elle, vous pensez que nous trouverons du thé, du lait, du beurre à Waterloo ?

— Très certainement, madame, et même des œufs sur le plat.

Il s’écoula quelques minutes, au bout desquelles nouveau soupir de l’Anglaise, suivi de cette exclamation qu’accompagna encore le mouchoir : — Mon pauvre James !

— Je me trompais, me dis-je une seconde fois. Ce ne peut être son père qu’elle vient pleurer ici : elle n’a pas eu deux pères… et elle est d’âge à avoir eu sans invraisemblance deux maris… Oui, mais deux maris tués à Waterloo le même jour ?.. Autre impossibilité.

— J’ai l’habitude, poursuivit mon énigmatique Anglaise ; de prendre quelque chose de plus substantiel que des œufs le matin.

— Des beefsteaks, par exemple ?

— Précisément, monsieur.

— Eh bien nous aurons des beefsteaks.

Nous touchions à la chaussée qui va du Mont-Saint-Jean à Waterloo, lorsque ma touriste poussa un troisième soupir en disant : — Mon pauvre Tom !

— Ah çà ! madame, m’écriai-je avec une pétulance qui allait recevoir immédiatement sa leçon, vous avez donc perdu trois ?…

— J’ai perdu huit frères à Waterloo.

— Huit frères !

— Le même jour et presque à la même heure… Cela vous étonne, vous, d’un pays où l’on n’aura bientôt plus d’enfans ; apprenez donc que les familles anglaises qui ont perdu huit enfans à Waterloo sont très communes, et qu’il y en a en Irlande qui ont eu à pleurer la perte de douze fils, morts ici, à cette place.

— Je vous demande grace, madame, pour mon étonnement ; je partage votre douleur. Vous accomplissez un devoir honorable…

— Et forcé, ajouta-t-elle.

— Comment ! forcé ?

— Je n’ai hérité de tous les biens patrimoniaux que j’aurais partagés avec mes huit frères, s’ils eussent vécu, qu’à la condition, imposée par mon père dans son testament, que je viendrais chaque année pleurer ici sur leur tombe.

— Vous savez donc où est leur tombe ?

— Non, monsieur ; aussi je pleure un peu partout.

Nous foulions enfin la route de Gennape, nous roulions sur la voie pavée, et très mal pavée, qui lie Waterloo à Mont-Saint-Jean. Quoique placés sous l’autorité d’un seul bourgmestre, celui de Waterloo, ces deux hameaux sont encore à une assez grande distance l’un de l’autre. Ils ne se distingueraient guère de nos plus chétifs villages de France, sans l’admirable propreté de leurs maisons. L’église de Waterloo affecte cependant quelque caractère, mais un caractère qu’on pourrait appeler au-dessus de sa position. Elle a une espèce de fronton, une espèce de dôme ou de ballon de pierre, une espèce de portique dont s’honorerait une population de trois mille ames, ce que Mont-Saint-Jean et Waterloo réunis sont fort loin d’avoir. Au fronton de cette église, on lit une inscription qui vous apprend que le marquis de Gastanaga gouverneur des Pays-Bas pour le roi d’Espagne Charles II, en posa la première pierre l’an 1690. La bataille que les Anglais ont appelé du nom de ce village, Waterloo, porta pendant assez long-temps chez nous celui de bataille de Mont-Saint-Jean, tandis que les Prussiens la nomment la bataille de la Belle-Alliance. Ces trois qualifications sont fondées : les Français occupaient le revers de Mont-Saint-Jean, les Anglais couvraient le versant opposé, et s’adossaient par conséquent à Waterloo, et les Prussiens, vers la fin du combat, rabattirent sur la ferme de la Belle-Alliance, ou Blücher et Wellington se rencontrèrent après la victoire. Si le village de Mont-Saint-Jean n’a pas d’église, il a les principales auberges, celles où d’habitude les étrangers viennent se reposer, et prendre dans un déjeuner frugal des forces nouvelles pour mesurer la vaste arène dont chaque place mérite un souvenir, et gravir la montagne du Lion. Sans l’argent qu’ils y laissent, les deux villages seraient moins que rien. Grace au tribut perpétuel que verse la curiosité du monde entier, Mont-Saint-Jean et Waterloo se sont agrandis ; il serait plus exact de dire qu’ils se sont allongés du double depuis 1815, car ils ne se composent, l’un et l’autre, que d’une seule rue, coupée dans son milieu par une lacune de deux kilomètres. C’est dans le prolongement de cette rue, — qui n’est autre chose, comme nous l’avons déjà dit, que la route de Gennape. — que viennent se placer et se ranger à la file, par un jeu ironique de la destinée, les noms les plus retentissans, les plus grandioses de l’histoire moderne. Ces noms, qui, il y a quarante ans, ne désignaient que de pauvres fermes perdues dans les bois et dans la boue des champs, sont aujourd’hui des noms impérissables. Waterloo, Mont-Saint-Jean, la Belle-Alliance, Quatre-Bras, la ferme du Caillou, ces fermes où l’on faisait du beurre, ont remplace Babylone, Tyr, Memphis, Carthage dans les honneurs de la mémoire. Le lait est devenu du sang : voilà la gloire !

À peine est-on entré dans Waterloo, qu’on est assailli par les guides. En général, ce sont des hommes secs, robustes, à l’œil chaud et clair, à la tournure militaire, d’une parole facile, mais trop habitués à répéter le même rôle pour émouvoir leur auditeur. Ils récitent : ce sont des professeurs expliquant la poésie ; pauvre poésie ! Il y a trois classes de guides : le guide français, le guide anglais, le guide allemand. Dès qu’un étranger se montre, sa nationalité est aussitôt constatée, et le guide de la même nation se l’approprie sans contestation de la part des deux autres. Les guides anglais gagnent beaucoup plus que les guides français, dont les profits sont supérieurs cependant à ceux des guides allemands par la raison que les Français vont moins à Waterloo que les Anglais et que les Allemands n’y vont presque pas du tout. Autrefois ces guides coûtaient dix francs ; aujourd’hui, ils se contentent de cinq francs et même de trois francs. La plupart se souviennent de la bataille de Waterloo, à laquelle ils ont pris part, non pas comme soldats, mais comme fossoyeurs. De gré ou de force, eux, leurs pères, leurs mères, leurs frères et leurs sœurs creusèrent, pendant plus de huit jours, les fosses où ils précipitèrent quatre-vingt-dix mille cadavres. C’était un peu avant la moisson ; les blés furent perdus ; l’été suivant, ils furent magnifiques.

Nous mîmes pied à terre à l’hôtel du Mont-Saint-Jean, un des plus considérables du pays, et nous fûmes introduits dans un appartement au rez-de-chaussée, composé de deux pièces. Par une conduite dont la diplomatie n’échappa ni la voyageuse anglaise ni à la voyageuse anglaise ni à moi, l’hôte du Mont Saint-Jean a orné les murs de son salon de portraits où toutes les opinions trouvent leur compte. Si le Français s’indigne un moment à l’aspect d’un tableau qui représente lord Wellington à cheval, tenant à la main un verre de vin de Champagne qu’il se dispose à vider en l’honneur de sa victoire, il s’apaise aussitôt à la vue d’une gravure où Napoléon est représenté vainqueur à Ulm. Si, en voyant cette image, l’Allemand sent la rage lui monter au cœur, un profil de Blücher et un portrait au pastel du prince d’Orange, placés tout près de là, lui rendent le calme, et Napoléon, à son tour, est respecté derrière la vitre de son cadre. Enfin, si le thé que vous allez boire vous est servi dans une théière décorée d’aigles d’or volant sur un champ d’azur, le fond du plateau qui porte cette théière provocatrice montre, dans toute sa grace britannique, le portrait de la reine Victoria.

Un des supplices de l’esprit, lorsqu’on lit des récits de batailles, c’est de ne pouvoir se former une idée exacte de l’action et du théâtre où elle s’est déroulée. Les historiens modernes, pourvu qu’ils se comprennent, regardent leur tâche comme accomplie. Ils ignorent qu’il n’est pas une seule de leurs peintures de batailles que le lecteur ne laisse de côté. Les préfaces causent moins d’horreur. Je ne sais pas si moi-même, élevé au martyre de l’ennui par ma profession littéraire, je n’aimerais pas mieux m’être trouvé au plus fort du carnage de Waterloo que de recommencer les récits que j’ai lus de cette bataille, une des plus faciles cependant à retracer, tant était simple la disposition des combattans. Heureusement je n’ai pas à produire ici un exemple de cette clarté et de cet ordre que je refuse aux autres. L’affaire du Mont-Saint-Jean, — et mon insuffisance s’en félicite, — n’est plus à raconter ; il n’y a pas lieu surtout à la raconter ici. Je me bornerai à dire que l’hôtel du Mont-Saint-Jean, d’une construction bien antérieure à 1815, occupe un terrain que les boulets et la mitraille sillonnèrent à toutes les hauteurs et sans relâche pendant toute la durée de l’engagement. Le hasard le plaça entre l’armée française et l’armée, ennemie, qui en firent un pont de feu par où ne passa qu’un seul voyageur du lever au coucher du soleil, la Mort !

Voici l’image et les expressions d’un vieil habitant du pays, introduit depuis quelques minutes dans notre salle et assis près de notre table. Je l’avais questionné sur la terrible journée du 18 juin qu’il n’avait que trop vue ; un éclat de mitraille l’avait éborgné à la lucarne d’une grange où il était monté pour contempler la mêlée. — Monsieur, il avait tant de ferraille dans l’air, savez-vous ? qu’une mouche aurait été infailliblement écrasée entre deux boulets, si elle eût osé traverser le Village, sais-tu ? (Savez-vous, sais-tu sont deux locutions parasites dont les Belges se servent à chaque instant dans la conversation.) Pour lors comme il ne faisait pas bon dans la grange où je m’étais juché, continua mon jeux laboureur belge, je vins me réfugier ici, croyant trouver des amis. Ah ! oui, des amis. Bonsoir ! tous partis : les vieux et les jeunes, pour aller à Nivelles, à Frischermont, dans les champs, je ne sais où. Enfin, il n’y avait plus personne, savez-vous Ah ! si fait, reprit-il, il y avait ici une femme, une belle jeunesse, vêtue comme une dame, sais-tu ? Je me demande par quel trou d’aiguille elle était passé pour venir. Elle était là, elle resta là toute la journée, la tête baissée comme un poirier qui a reçu un coup de vent, et les bras en croix sur la poitrine. C’est bien extraordinaire, savez-vous ? — Et que disait-elle ? — Rien ; plus je ne sais pas l’anglais, et elle ne savait que l’anglais. De temps en temps, elle se levait raide comme un revenant et allait à la croisée pour voir si ça finissait. Ça ne finissait pas du tout, sais-tu ? Il pleuvait sans discontinuer ; il faisait noir et rouge : le noir, c’était le temps, savez-vous ? le rouge, c’était le feu et la flamme des canons, sais-tu ? Le bon Dieu et le diable jouaient une partie à faire trembler. Le bon Dieu voulait éteindre le feu avec l’eau, le diable ne le voulait pas. Vers quatre heures, les rouges, les Anglais, passèrent devant la porte en criant que tout était perdu. Je ne les comprenais pas, mais ça se voyait, savez-vous ? Trente pièces de canon les frappaient en plein dans le dos et les poussaient comme des moutons effrayés dans la forêt de Soigne. Ils tombaient par centaines à chaque pas ; ceux qui venaient derrière eux passaient par-dessus les morts ; ceux-là étaient tués aussi, et on montait sur eux. J’ai vu jusqu’à six rangs de cadavres, et en moins de temps que je bois ce verre de faro, sais-tu ? Le maréchal Ney et trois généraux sous ses ordres, en tête de trois colonnes, les poursuivaient depuis la Haye-Sainte. Il n’y eut qu’un Anglais qui ne remua pas, qui ne changea pas de position, qui resta tout le temps au pied d’un arbre dont votre guide vous montrera tout à l’heure la place. C’est lord Wellington. Il était là le matin, il était là à midi, il fut là le soir. À la même place, il vit deux fois la défaite et enfin la victoire de son armée sans plus s’émouvoir que l’arbre contre lequel il était adossé. Toute son armée s’en allait en hurlant de terreur vers Bruxelles, où M. le bourgmestre avait déjà préparé le plat d’argent pour offrir les clés de la ville à l’empereur Napoléon. Mais ne sortons pas de Mont-Saint-Jean, où il y avait assez de besogne. Dans leur débâcle, les Anglais avaient jeté tant qu’ils avaient pu des morts et des blessés dans cette salle par ces deux croisées dont il n’y avait plus un petit morceau de bois qui tînt. Y en avait-il de ces fracassés parmi les rouges étendus là où nous sommes ! Croiriez-vous que cette femme les retournait sur le dos et qu’elle les regardait entre les deux yeux, et qu’elle les retourna et qu’elle les dévisagea ainsi tous tant qu’ils étaient ! Puis elle fut forcée de s’éloigner pour éviter l’eau et le sang qui gagnaient ses genoux. Pour lors, elle entra dans cette pièce, qui n’était pas une cuisine comme aujourd’hui, et elle s’appuya contre cette cheminée. Elle était bien pâle. Les blessés criaient beaucoup, plus ils criaient moins, plus ils ne criaient plus du tout. On recommençait à entendre la pluie, qui se confondait avec la mitraille. Deux heures après, ces satanés rouges revinrent en disant que non, que tout n’était pas perdu. Ils repassèrent par Mont-Saint-Jean, devant cette maison, en marchant sur leurs morts avec leurs canons et leurs chevaux. La femme s’approcha encore de la croisée, mais encore bien plus pâle, pour les voir passer ; et quand ils furent passés, elle s’assit sur ce rebord et avança la tête comme pour voir si quelqu’un venait. Il ne venait que des bouffées de mitraille et un déluge d’eau. — Mademoiselle, je lui dis, vous allez vous faire tuer, si vous restez là, savez-vous ? — Elle me dit : No ! no ! no ! Je finis par croire qu’elle attendait quelqu’un. À la nuit, le bruit cessa. Pour lors, un tout blond petit officier des rouges partit, entra, et ils s’embrassèrent pendant un quart d’heure. Le jeune homme, qui était bien content, lui parlait beaucoup, mais elle ne parlait pas, quoiqu’elle fût aussi bien contente, savez-vous ? Eh bien ! pendant les deux jours qu’ils restèrent à Mont-Saint-Jean, elle n’a jamais plus parlé. Les médecins du régiment des rouges disaient, à ce que j’ai appris en enterrant les autres, ils disaient comme ça qu’elle avait eu trop d’émotion le jour de la bataille, qu’elle ne rattraperait sa voix que si elle avait un enfant, sais-tu ?

— Mais je connais cette histoire, interrompit l’Anglaise aux huit frères tués à Waterloo, c’est celle de lady Pool, qui avait suivi, par amour, son cousin, lieutenant dans le corps d’armée du général Picton. Elle s’est mariée avec lui après la campagne ; ils ont eu des enfans, mais elle n’a jamais recouvré la parole. — L’Anglaise ajouta, changeant de ton et après avoir regardé l’heure à sa montre : « Il est temps d’aller pleurer sur mes frères. » Elle se leva pour partir. Je me levai aussi, — mais je ne jugeai pas convenable de lui proposer de voir ensemble le spectacle que nous étions venus chercher tous les deux sur le terrain où nous appelait la même curiosité, nous n’apportions pas la même manière de sentir. Il eût fallu recourir à l’hypocrisie de la politesse, et cette hypocrisie est quelquefois impossible. Mon instinct personnel devinait et pratiquait en petit ce qui se passe tous les jours parmi les voyageurs d’origine différente attirés à Waterloo. Tous comprennent, quelle que soit leur intimité dans le monde, la nécessité et presque le devoir d’aller chacun de son côté quand ils touchent le seuil de ce temple. Ici la nationalité parle haut, elle se révèle avec force et prend le nom de religion ; la séparation des cultes s’opère naturellement : ceux-ci vont célébrer des vainqueurs, ceux-là évoquer des martyrs. D’ailleurs, les guides eux-mêmes ne consentent qu’avec répugnance à servir simultanément de cicérone à un Français et à un Anglais ; ils sont gênés, et cette contrainte paralyse leur débit oratoire.

À la porte de l’hôtel du Mont-Saint-Jean nous attendaient, outre nos guides, les mendians du pays, les vendeurs d’aigles et de fausses reliques. Mon éducation était faite. Je saluai les aigles avec un profond respect et n’en achetai pas. Précédé de mon guide, je pris la direction de la montagne du Lion par la seule et unique voie qui y mène, rue et grand chemin tout ferme du Mont-Saint-Jean, gros bâtiment rustique dont les Anglais firent un hôpital durant la bataille. Mme Roland, du haut de l’échafaud, s’écria, en regardant une statue de la Liberté élevée sur la place de la Révolution : « Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Au souvenir de ces belles paroles, je murmurai devant la ferme du Mont-Saint-Jean, où, d’après le rapport du major Awket, furent coupés en une seule journée plus de douze cents jambes et de quinze cents bras : « Ô gloire ! que de membres on coupe en ton nom ! »

Des rares maisons placées à droite et à gauche de la longue rue de Mont-Sain-Jean, sortent à chaque instant de jeunes femmes qui accourent, très coquettement parées, pour vous offrir des albums renfermant avec texte les principales vues, les plus remarquables sites, illustres par les hauts faits de la grande journée. Si vous êtes Français, ce sont les ouvrages français, bien entendu qui vous seront offerts. Ces vendeuses sont partout : sur chaque tertre, au fond de chaque ravin, au pied des deux monumens funéraires que vous apercevez déjà, et même au sommet de la montagne du Lion. Rude métier ! Il n’y a pour elles abri ni contre la pluie ni contre la poussière et le soleil. Elles vous remercient avec beaucoup de courtoisie, que vous achetiez ou non leurs petites notices.

Nous voici parvenus à l’extrémité du village de Mont-Saint-Jean et bientôt à l’endroit où la bataille fut le plus chaudement engagée. À cette place deux monumens sans faste ont été élevés à droite et à gauche de la chaussée par les armées coalisées à la mémoire de ceux qui travaillèrent valeureusement au succès de la journée et n’en jouirent pas. Le 18 juin, une formidable barricade allait d’un côté à l’autre du chemin. Le premier monument, celui qui est à droite, a été érigé a sir Alexandre Gordon, aide-de-camp de lord Wellington. C’est un tombeau fort simple en pierre bleue, surmonté d’une colonne cannelée ; une grille en fers de lances l’entoure carrément. L’autre monument, celui de gauche, a plus de grandeur, sans sortir de l’austérité qui convient à ces sortes de constructions héroïques. Sa forme est celle d’une pyramide à large base. Il a été dédié par les officiers des légions allemandes à leurs frères d’armes du Hanovre, tombés glorieusement le 18 juin 1815. Il porte sur trois faces les noms des officiers tués et sur la quatrième cette inscription anglaise dont nous venons de donner le sens :

TO THE MEMORY
OF THEIR COMPANIONS IN ARMS
WHO GLORIOSLY FELL ON THE MEMORABLE
18TH DAY OF JUNE 1815
THIS MONUMENT
IS ERECTED BY THE OFFICIERS OF THE KINGS
LEGION GERMAN.

Ces deux monumens funéraires, par leur position isolée et comme suspendue, indiquent les changemens qu’a subis depuis 1815 le terrain où la bataille de Waterloo fut livrée. Il est si peu ce qu’il était alors, que lord Wellington, en le revoyant il y a quelques années, a pu dire : « Ils m’ont gâté mon Waterloo. » À partir de la Haye-Sainte jusqu’à Mont-Saint-Jean, ce terrain formait un double escarpement traversé par la route de Charleroy. Pour construire la montagne du Lion, on a pris la terre des deux monticules ; le sol diminué dans son épaisseur a dû descendre considérablement, et les deux monumens restés à leur place de chaque côté de la route marquent l’ancien niveau. Ainsi l’endroit où la lutte s’est déployée dans toute sa fureur où le canon a porté ses coups les plus sûrs et les plus décisifs, où le sang a le plus coulé, où la mort a le plus largement fauché, où la victoire et la défaite ont laissé leur plus vive empreinte, cette arène mémorable a disparu. On l’a enlevée à plusieurs pieds, et on l’a ensuite roulée dans la forme d’un entonnoir de deux cent cinq pieds de haut et de mille six cent quatre-vingts pieds de circonférence ! On peut dire sans exagération, de celle construction fantasque et monstrueuse, qu’elle est faite d’ossemens et pétrie avec du sang humain de la base au sommet. Elle fait peur aux hommes, horreur aux Français et pitié aux artistes.

Au-dessous du tombeau de sir Alexandre Gordon, et à l’angle même de l’escarpement dont j’ai rappelé les vicissitudes géologiques, on voyait encore, il y a quelques années, l’arbre sous lequel le général Wellington resta tout le temps de la bataille. Il était impossible d’être plus exposé. Deux fois dans cette terrible journée du 18 juin, séparé de son état-major, il se trouva seul au milieu de la cavalerie française et foudroyé des quatre côtés au pied de cet arbre, qui méritait bien le sort glorieux qu’il a eu. Des spéculateurs anglais l’achetèrent, et, après l’avoir emporté à Londres, ils en vendirent les morceaux sous la forme de chaises de fauteuils et de tabatières. Il est probable qu’on en tire encore une foule de meubles, et qu’il aura le sort de la canne de Voltaire et de la plume qui signa l’abdication de Fontainebleau ; il n’aura pas de fin. On a assez souvent dénié aux Anglais la victoire de Waterloo pour qu’on ne soit pas suspect en rendant justice à la bravoure froide de leurs soldats et au courage de leur général, ils ont perdu la bataille de Waterloo, c’est vrai ; ils l’avaient du moins complètement perdue et sans ressource avant l’arrivée de Blücher mais ils ont été admirables d’énergie et de patience héroïque en face des Français, qui manquèrent de cette patience parce qu’ils eurent trop de courage. À Waterloo, il y eut deux vaincus : les Anglais et les Français les Anglais d’abord. Le vainqueur, ce fut le hasard et les Prussiens auxquels les Anglais devraient laisser le léger bénéfice d’une pareille victoire, car les Prussiens se présentèrent vierges de toute fatigue, quand les Français avaient épuisé leur sang et leurs forces depuis douze heures, et je ne dis rien encore de celui qui s’en alla la veille de la bataille, et de celui qui ne vint pas le jour où elle fut don née. Passons en silence entre ces deux maréchaux ; Dieu les a jugés.

La distance entre les deux monumens dont nous avons parlé et la montagne du Lion est faible ; on la franchit tantôt en suivant un ravin où les Anglais et les Français roulèrent plus d’une fois pêle-mêle, eux et leurs chevaux, tantôt en marchant dans la campagne. L’hiver, ce chemin doit être impraticable. L’espèce de majesté que revêt de loin la grosse motte de terre décorée du nom de montagne s’évanouit peu à peu à mesure qu’on approche de sa base. Le gigantesque devient du grotesque. On ne voit bientôt plus qu’une montagne de fabrique belge, une contrefaçon de la nature. Sans le beau manteau de gazon qui a poussé autour de ce cône difforme, l’œil n’en supporterait pas un instant le spectacle : cette végétation en adoucit les contours, et le regard se repose, si le goût et le bon sens sont révoltés. Du courage ! Affrontons les deux cent vingt-deux marches creusées dans le flanc de la montagne : vainqueurs et vaincus sont égaux devant cette échelle raide et menaçante tendue comme celle d’un mât de vaisseaux. Un seul appui vous est offert pour la parcourir : c’est une corde mal assujétie à l’extrémité de quelques pieux chancelans. Elle flotte sans cesse, et s’en va de la main, tandis que les pieds se posent de travers sur des marches rompues et disloquées, souvent absentes. Il faut monter tout d’un trait, sous peine d’avoir le vertige en s’arrêtant sur un plan incliné à faire peur. La rapidité de l’ascension en neutralise en partie le danger. On arrive enfin essoufflé, brisé, au sommet de la montagne, plate-forme irrégulière beaucoup trop étroite pour la quantité de visiteurs qu’elle devrait contenir, et qu’elle ne contient pas. À peine y a-t-il une marge de deux pas entre le socle du monument et le bord même de la montagne. Par le vent impétueux qui souffle presque constamment sur cette hauteur, on est fort exposé à être précipité. Les gens nerveux feront sagement de renoncer à ce voyage arien. Le socle qui porte le lion est formé de cette éternelle pierre bleue si commune en Belgique il a trois marches hautes chacune de trois pieds. Ces lourdes assises supportent le bloc carré de dix-huit à vingt pieds d’élévation, où on lit cette simple inscription : XVIII JUIN MDCCCXV, et au sommet duquel l’héroïque animal est fixé. Ces diverses pièces superposées l’élèvent si haut ; qu’il est difficile de le voir à son aise des divers points de la plate-forme où l’on se place, quoiqu’il ait quatorze pieds : on ne distingue bien qu’une partie de sa tête et de sa queue. Il n’est pas en bronze, ainsi que quelques voyageurs l’ont écrit, mais en fer bronzé ; sa patte s’appuie sur une grosse boule du même métal. Il a été fondu à Seraing, dans un des ateliers du célèbre Cockerill. Ce morceau ne mérite aucune mention comme œuvre d’art, et c’est une faute. Quand on croit avoir gagné la bataille de Waterloo, quand on appelle de tous les points cardinaux la curiosité des peuples sur une place unique dans l’univers, on doit un autre monument à l’histoire et à la postérité. Il est un peu trop sans façon de commander à un industriel belge, comme on lui aurait commandé une locomotive, un lion destiné à résumer la plus grande bataille des temps modernes. Pourquoi de fer ? pourquoi même en bronze ? pourquoi pas en argent ou en or ? Est-ce par économie qu’on l’a coulé en fer ? Je le crains. Décidément ce lion en fer battu, en métal de marmite, n’est qu’un ridicule joujou obtenu au meilleur marché possible. En général, les Belges ne sont pas heureux dans l’exécution monumentale des lions, qu’ils affectionnent beaucoup, je ne sais trop pourquoi, à moins que ce ne soit en souvenir de la domination batave. Partout on voit des lions en Belgique, et partout ils sont ridicules comme des bourgmestres de village. Ils sont affreux, ils ressemblent à des hommes. Je ne passais jamais sans douleur devant le palais du prince d’Orange, et je n’entrais jamais sans une profonde mélancolie dans le parc, à Bruxelles, tant les lions que j’apercevais me navraient par leur laideur, leur perruque de conseiller et leurs épouvantables grimaces. Il n’est pas généreux d’insulter ainsi le roi des animaux avec cette unanimité hostile.

C’est du haut de la plate-forme que les guides s’acquittent de l’acte le plus essentiel de leurs fonctions. La main tendue vers l’horizon, ils indiquent les points occupés par les différens corps d’armée présens à la bataille les terrains où les plus sanglans épisodes de la journée se sont passés, et les fermes, les ravins, les hameaux, les haies, les monticules pris et repris tantôt par les Français, tantôt par les soldats des armées coalisées. Il y a ceci de singulier que les scènes qu’ils racontent ont en général pour point de rappel, sur le terrain de l’évocation, des objets sans analogie aujourd’hui avec ces tragiques péripéties. À leur insu, ils suivent cette bonne nature étalée devant eux ; elle a couvert tous ces meurtres sous le manteau vert de la campagne. « Écoutez, disent-ils, ici dans ce bouquet d’arbres tomba mortellement frappé le général Ponsonby ; en face, où le vent agite ces blés, Picton, autre général anglais, fut tué en commandant une charge qui fit le plus grand mal aux Français. Là-bas, là-bas, de l’autre côté du chemin, où vous voyez s’élever cette petite fumée blanche, la garde impériale fut repoussée ; le prince d’Orange fut blessé au versant de ce ravin entre ces faucheurs qui dorment et ce troupeau de moutons qui descend la chaussée, le duc de Wellington, désespéré, croyant pour la troisième ou la quatrième fois la bataille perdue, se renferma dans un bataillon carré. Plus loin, entre la route de Nivelles, et la route de Gennape, apercevez-vous un groupe de petits jardins qui ondulent et s’élèvent en pyramides ? C’est là que Napoléon avait dressé son observatoire, et c’est par ce grand bois, au-delà de la Haye, que les Prussiens, sous les ordres du général Bulow, attaquèrent les Français, commandés par le comte de Lobau. » Souvent ces explications, qui, presque toutes, on le voit, s’étaient sur les points les plus pacifiques et se feraient écouter de Gessner lui-même, sont données par des guides distincts en trois langues différentes, ici à des Français, là à des Anglais, là à des Allemands. On a remarqué, et l’observation a son prix, que les sujets des nations qui ne prirent aucune part effective à la bataille de Waterloo se distinguent et se classent par des sympathies invariables ; car il est impossible de ne pas se prononcer ou pour ou contre les Français en écoutant le grand fait d’armes. Ainsi les Russes se rangent, à quelques exceptions près, du côté des Anglais et des Allemands, tandis que les Danois, les Suédois, les Espagnols, les Italiens, les Portugais et les peuples des deux Amériques se prononcent ouvertement pour les Français. On voit que nous l’emportons de beaucoup dans la balance. Les nations méridionales sont surtout d’une pétulance incroyable dans leurs démonstrations en faveur de Napoléon. J’ai vu une jeune Américaine d’une beauté remarquable se hausser sur ses petits pieds frémissans, cracher aussi haut que possible dans la direction du malheureux lion de M. Cockerill, et monter ensuite sur la troisième assise, où elle dit plusieurs fois en espagnol en agitant son mouchoir : « Au nom de la Havane, ma patrie chérie, vive Napoléon ! »

J’aurais voulu être témoin d’un autre fait, dont les guides confirmeraient l’authenticité ; le voici tel qu’il m’a été raconté. Un voyageur anglais et un voyageur américain des États-Unis avaient gravi ensemble la montagne du Lion, afin de jouir du vaste panorama de la bataille. Le même guide était chargé de les renseigner tous les deux. Il commence son récit, on l’écoute ; il y apportait toute l’impartialité possible : cependant un moment vint où il ne put se dispenser de dire : « Ici les Français plièrent devant le choc impétueux des Anglais. » Aussitôt l’Américain murmure : Ce n’est pas vrai ! L’Anglais le regarde le guide continue. Une seconde fois, il est forcé de dire dans le cours de sa narration « Là-bas, dans ce ravin que j’indique à vos seigneuries, les Français furent culbutés par la cavalerie anglaise. » Ce n’est pas vrai ! répète l’obstiné Américain. L’Anglais le regarde encore et relève tranquillement ses manchettes ; de son côté, l’Américain en fait autant. Une troisième fois, le guide, dont les précautions oratoires redoublaient cependant, énonce un fait un peu moins glorieux pour les Français que pour les Anglais ; une troisième fois, l’Américain riposte froidement au nez de l’Anglais : Ce n’est pas vrai ! À la huitième fois, par conséquent au huitième démenti, l’Anglais s’élance sur l’Américain, qui avait prévu l’agression ; il la repousse, l’Anglais revient ; les poings se ferment, ils boxent dans le plus profond silence, ils boxent, grand Dieu ! sur une surface de deux pas d’étendue et sur un abîme presque perpendiculaire de plus de cent quarante pieds de profondeur. Leur rage s’accroît par les coups qu’ils se portent ; ils s’accrochent ; ils vont, l’un traînant l’autre, jusqu’au bord de la montagne ; ils glissent, ils chancèlent, ils tombent, ils roulent, ils roulent ensemble. Ils n’étaient ni morts ni blessés. L’Américain, en se relevant, dit à l’Anglais : Non, monsieur, ce n’est pas vrai !

Quand l’armée française, allant au siége d’Anvers, passa au pied de la montagne du Lion, elle éprouva un si vif sentiment de douleur et d’orgueil blessé, qu’elle résolut de jeter bas ce lion insolent. Le fils se trouvait en présence de l’outrage fait au père. En un clin d’œil, des échelles furent appuyées contre le piédestal par les soldats du génie, et l’œuvre de démolition allait commencer. Toute notre jeune armée applaudissait du cœur, de la voix et des mains. Malheureusement (la raison veut qu’on dise heureusement) le maréchal Gérard fut prévenu à temps, et il s’opposa à cet acte de patriotique vivacité. Lui seul, dont la conduite fut si noble et si belle à Waterloo, avait le droit de se faire écouter des braves soldats placés sous ses ordres, de désarmer leur colère. Ils obéirent ; mais, avant de lever le siége, ils souffletèrent le lion de plusieurs coups de fusil, dont les marques sont encore empreintes sous sa gueule, et, pour mieux l’avilir dans la postérité, ils lui coupèrent un morceau de la queue.

À la base de la montagne, dans une cabane ouverte à tous les vents, un gardien présente à ceux qui sont descendus un registre où ils sont invités à écrire leur nom, leur pays, leur profession. Il leur offre ensuite du genièvre, de l’eau-de-vie et de la bière. J’ai vu avec plaisir qu’il ne se donnait ni pour un vainqueur ni pour un vaincu de Waterloo. Cependant il profite de l’occasion pour vous dire qu’il entretient la corde de l’escalier de la montagne. Il l’entretient si mal, et à dessein, qu’il est obligé lui-même, lorsqu’on descend, de venir se placer devant vous, afin de faire obstacle à une chute très possible, attention dont il ne refuse pas la récompense.

En quittant la montagne du Lion, je voulais voir d’autres lieux non moins célèbres dans les fastes de la formidable journée ; je pris le chemin de la Haye-Sainte et du château d’Hougoumont, qui ne sont ni l’un ni l’autre fort éloignés de là En 1815, la ferme et le château étaient liés et entourés par un petit bois qui n’existe plus. Ce terrain, assez vaste, a été défriché, et l’on y a semé du blé, de l’avoine et du lin. En regardant ces jolis champs couverts d’une végétation luxuriante, j’avais besoin de l’affirmation de mes lectures pour me persuader que cet espace qui va du château à la ferme, a été l’endroit de la terre où il est mort le plus d’hommes Là, pendant plus de quatre heures, les boulets et les balles tuèrent sans relâche et à bout portant des Français et des Anglais ; ensuite, pour couronner la fête, l’incendie consuma le château et les blessés anglais et français, les vainqueurs et les vaincus périrent dans les flammes. Il plut là-dessus ; dans l’après-midi, on ne voyait plus qu’une fumée noire au ciel, une tache sanglante sur la terre, et la charpente osseuse du château, s’élevant entre ces deux points comme un grand squelette. La Haye-Sainte a été réparée et probablement plusieurs fois depuis 1815. C’est une ferme dans toute la simplicité du mot, et une ferme qu’il ne faudrait pas comparer aux nôtres, si riches en dépendances. Quand j’y pénétrai, des canards nageaient avec bonheur dans une mare, un enfant blond tout nu agaçait un gros chien noir avec une baguette d’osier. Ma présence dans cette habitation solitaire éveilla l’attention du chien. Il se mit à aboyer ; ses cris attirèrent à la fois un valet sur le seuil de la porte de l’écurie, une jeune femme qui se montra à celle de la laiterie dans un encadrement de feuillage, et, sous la voûte d’un hangar, un homme fort âgé, avec un bonnet de coton sur la tête, une pipe à la bouche, et aiguisant une faux avec une pierre. Après les saluts d’usage, je dis d’abord au valet d’écurie :

— Mon brave homme, ceci est bien la ferme de la Haye-Sainte ?

— Oui, monsieur.

— C’est ici qu’on s’est battu ?

— Oui, l’an dernier, pour la kermesse.

— Je vous parle de Waterloo.

— Waterloo est là-bas, là-bas…

— Je le sais, mais je vous parle de la bataille.

— L’an dernier pour la kermesse ?

— De la bataille de Waterloo !

— Après Mont-Saint-Jean, vous trouverez Waterloo.

Voyant que je ne le comprenais pas, et renonçant à se faire comprendre d’un être aussi peu intelligent que moi, le valet m’indiqua la jeune femme arrêtée près de la laiterie. Je m’approchai d’elle.

— Madame, quoique vous ne fussiez pas encore née à l’époque de la bataille de Waterloo, vous avez dû entendre parler des massacres qui se sont commis ici, dans cette ferme ?

— Oui, monsieur, j’en ai ouï parler par mon père, que vous voyez là-bas aiguisant sa faux.

— Vous ne pourriez pas me dire la position qu’occupaient les Anglais dans la ferme ?

— Non, monsieur ; mais mon père…

— Je vous remercie, madame.

La fermière me rappela. — Monsieur ! monsieur ! mon père est très sourd, il pourrait ne pas vous entendre…

— Monsieur ! criai-je de manière a prouver que je profitais de l’avertissement… monsieur ! que savez-vous du combat si meurtrier qui s’est livré ici ?

— Ici

— Oui, ici.

— Dans quel temps ?

— En 1815.

— En 1815 ?… Non, ce n’est pas en 1815.

— Comment, non ?…

— Je vous dis qu’en 1815 je n’étais jas ici, j’étais dans la Frise.

— Mais vous ne savez rien ?…

— Sur la Frise ?

— Non, sur la Haye-Sainte, où nous sommes, où je vous parle en ce moment. Voyons, rappelez vos souvenirs.

Le vieux paysan, me regardant d’un œil clair et d’un air hébété, me dit : — Auriez-vous appris quelque chose de nouveau là-dessus ? — Je saluai cet honnête vieillard, lui souhaitant, à la manière de Fénelon, la continuation de cette existence calme qui lui laissait ignorer jusqu’aux cruautés exercées par la guerre à la place où il fumait paisiblement sa pipe et aiguisait sa faux. Il ne restait plus pour m’instruire que l’enfant et le chien. Je n’osai pas les interroger : ils auraient pu me répondre un peu mieux que ces êtres intelligens. Voilà où en sont déjà les souvenirs de Waterloo en 1849 :

Je dois pourtant ajouter ceci : mon guide m’affirma que les gens interrogés par moi n’étaient pas les maîtres de la Haye-Sainte. C’était, me dit-il, une famille de faneurs, comme on en voit beaucoup en Belgique, se louant à la quinzaine pour le temps de la fauchaison, et retournant ensuite dans leur pays.

Le château d’Hougoumont, où j’allai directement en sortant de la Haye-Sainte, allonge de loin dans les airs ses ruines désolées. Il est resté à peu près tel qu’il était après l’incendie. Il n’a jamais dû être fort remarquable, malgré le titre ambitieux de château dont il se décorait. On donne facilement ce titre en Belgique à d’épaisses maisons blanches, bâties à l’extrémité d’une pelouse, et laissant s’arrondir sur leurs flancs les arbres d’un parc. Moins maltraitée que le château, la ferme d’Hougoumont est redevenue habitable, quoiqu’il n’y eût pas beaucoup d’habitans quand je m’y introduisis. Le mur extérieur, qui relie le château et la ferme, n’a reçu aucune réparation depuis la bataille de Waterloo, depuis la sombre matinée où cette enceinte, d’abord muette et inoffensive en apparence, devint tout à coup une galerie de meurtrières homicides. Ces meurtrières existent encore. Dans ces trous qui vomissaient une grêle de balles et tuaient les Français à tout coup, j’ai vu, vivant dans une sécurité profonde, de jolis lézards, couchés entre du lichen, des liserons et des mousses rosés et argentées. On sait que Napoléon, s’étant enfin aperçu que ce combat accessoire paralysait une partie de ses forces, dont il avait besoin ailleurs, s’écria : « Quelques canons, huit obusiers, et que cela finisse ! Voici le point (il l’indiqua sur une carte) par où il faut attaquer. » On obéit, et à l’instant tout fut fini. Le château croula dans les flammes aux cris lamentables des blessés des deux nations. À la guerre, c’est une manière d’en finir.

Il était environ trois heures : j’entrai dans cette propriété si tragiquement historique. Personne dans la première cour pour me répondre. Les gens de la ferme sont aux champs, pensai-je ; je m’avançai pourtant vers d’autres corps bâtimens construits à la droite du château. J’entendis alors un murmure de voix ; j’avançai encore, et je finis par me trouver devant un immense magasin à fourrage, dont on avait laissé à dessein les portes à demi ouvertes, afin d’attirer de l’ombre et de la fraîcheur à l’intérieur, car la chaleur devenait excessive. On se disputait terriblement dans cette espèce de halle. Comment cela n’eût-il pas été ? C’étaient des Flamands, parlant, criant, s’injuriant en flamand avec leurs grandes bouches torses, leur nez grotesque, leur teint de bière, signes caractéristiques qui n’ont pas varié depuis Teniers et Van Ostade. J’étais tombé au milieu d’un tableau de l’école hollandaise de grandeur naturelle. Rien n’y manquait, ni la pipe écourtée, ni les verres à côtes, ni les pots de bière écornés, ni le bonnet tombant sur le front pour se relever, sur l’oreille, et ces accessoires contribuaient merveilleusement à renforcer la couleur locale, complétée par le sujet même de la querelle. Je ne le saisis pas bien d’abord ; mais, les efforts de l’attention aidant, je finis par le deviner. Deux cages étaient posées en face l’une de l’autre sur une poutre élevée à hauteur d’appui. Dans chacune de ces cages étaient deux gentils serins des Canaries, d’une assez belle espèce, au corsage élancé, au plumage jaune pâle, mais plus maigres que ne le sont d’ordinaire ces jolis oiseaux d’un autre climat. Chacun sait que la passion pour les tulipes ne règne pas sans partage dans les Pays-Bas ; la passion pour les serins des Canaries est poussée jusqu’au fanatisme, jusqu’au délire, chez les Belges, qui la tiennent en droite ligne des Hollandais. Ils portent dans l’éducation lyrique de ces dociles oiseaux une habileté prodigieuse, trop prodigieuse à mon sens, car les malheureux serins, au lieu de chanter les airs du bon Dieu qu’ils savent en naissant, chantent en Belgique des airs de romance, des airs de chanson et même des airs d’opéra. Plus ils chantent d’airs, plus ils ont du prix. Un amateur qu’on m’a fait connaître à Bruxelles possède un serin élevé par ses soins, qui chante jusqu’à sept cents airs ! Je l’ai prié avec instance de ne pas me le montrer. C’est sur l’admirable place de l’Hôtel-de-Ville de Bruxelles que tous les dimanches, de huit heures à midi, se tient le marché aux serins des Canaries, marché des plus suivis, des plus curieux qui soient au monde. Je me serais étonné de la quantité de serins qu’on voit dans un pays si éloigné de leur climat, si je n’avais déjà appris par expérience qu’il y a plus de perroquets à Paris qu’au Brésil ; mais revenons aux débats acharnés de nos Flamands. Ils se querellaient pour savoir quel était, des deux infortunés oiseaux, celui qui possédait le plus d’airs dans sa mémoire. La solution du problème dépendait de l’attention soutenue que chaque parti devait apporter à écouter et à compter les airs de chacun des oiseaux à mesure qu’il les chantait : elle était toute là ; mais cette opération, fort simple en réalité, était devenue tout-à-fait impossible par la passion, la colère et la partialité, qui avaient changé cette joûte en combat. Tantôt, à en croire un côté des parieurs, le serin de leur bord avait chanté trois airs de plus que l’autre ; tantôt, à s’en rapporter à l’opinion des parieurs opposés, l’autre serin en avait modulé quatre de plus que son rival. Que de cris, de menaces, et même de coups ! On faisait recommencer les serins ; mais, fatigués, épuisés de recommencer dix fois, vingt fois, les malheureux ne le voulaient plus, ne le pouvaient plus. Alors ces impitoyables Flamands, pour les forcer à chanter, sifflaient à les étourdir aux oreilles de ces petits êtres si délicats, les secouaient violemment dans leur cage, les piquaient sous le bec avec des baguettes aiguës. Figurez-vous Duprez obligé de chanter son grand air de la Favorite vingt fois de suite sous la menace des baïonnettes ! Ces pauvres canaris tremblaient d’effroi ; ils fourraient le bec sous leurs ailes ; leurs petites plumes frémissaient, et leur voix ne sortait plus du gosier. L’un des deux, brisé par ces tortures, tomba dans les convulsions en roucoulant une polka !.. Des larmes s’échappèrent de mes yeux. Je ne pus supporter plus long-temps cet odieux spectacle : je sortis. J’en ai honte et je m’en accuse ; mais voilà sur quoi j’ai pleuré à Waterloo !

Il se faisait tard, la nuit venait à grands pas. Je me hâtai de me rendre à Mont-Saint-Jean en traçant toutefois un long circuit dans les terres, afin de passer devant la ferme de la Belle-Alliance. De lourds nuages pesaient sur l’atmosphère, le temps tournait à l’orage ; je commençais à craindre que le 18 juin 1849 n’imitât un peu trop le 18 juin 1815. J’atteignis pourtant sans accident notable un monticule voisin de la ferme de la Belle-Alliance, et je m’arrêtai sur cette hauteur pendant quelques minutes, afin de me peindre l’immense mouvement de l’armée anglaise et de l’armée prussienne, au moment où elles vinrent l’une vers l’autre après la bataille, à cette heure fatale où nous venions de la perdre. Quelle sombre majesté dans ces cent mille hommes qui en avaient perdu plus de cinquante mille pour opérer cette fusion si simple et si formidable, se rapprochant, marchant front contre front, mais mutilés, hachés, sanglans, couverts de boue, les tambours crevés, les bannières déchirées, grands, plus grands que jamais, puisqu’ils avaient vaincu la grande armée !

Le soleil s’abîmait comme aujourd’hui dans des nuages orageux. Napoléon, courbé sur son cheval, s’abîmait aussi dans sa gloire.

Le duc de Wellington et Blücher tombèrent dans les bras l’un de l’autre au milieu d’une des salles de la ferme de la Belle-Alliance.

— À Mont-Saint-Jean ! à Mont-Saint-Jean ! — criai-je à mon guide. – Monsieur ne veut donc pas entrer dans la ferme ? — Non. — J’arrivai à l’hôtel du Mont-Saint-Jean exténué de fatigue et d’émotions. Dix minutes après, je courais vers Bruxelles. — Et l’Anglaise ?… j’oubliai de demander ce qu’elle était devenue.

Léon Gozlan.
  1. On sait que Laken est un château royal situé à trois milles de Bruxelles. Le roi des Belges en fait sa résidence habituelle. C’est à Laken que Napoléon arrêta le plan de la campagne de Russie.