Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/17

Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 244-259).

LE PRINTEMPS


L’ouverture de larges espaces par les tailleurs de glace fait qu’en général la débâcle d’un étang se produit plus tôt ; attendu que l’eau, agitée par le vent, même en temps froid, use la glace environnante. Mais tel ne fut pas le cas à Walden cette année-là, car il eut tôt fait de reprendre un épais vêtement neuf pour remplacer l’ancien. Cet étang n’entre jamais en débâcle aussi tôt que les autres étangs voisins, à cause et de sa profondeur plus grande et de l’absence de tout courant passant à travers lui pour fondre ou user la glace. Je ne sache pas que jamais il lui soit arrivé de s’entr’ouvrir au cours d’un hiver, sans excepter celui de 52-3, qui soumit les étangs à si sévère épreuve. Il s’entr’ouvre en général le premier avril, une semaine ou dix jours plus tard que l’Étang de Flint et Fair-Haven, la fonte commençant du côté nord et dans les parties moins profondes où il commença à geler. Il n’est pas d’onde par ici pour indiquer mieux que lui le progrès indubitable de la saison, le moins affecté qu’il est par les changements passagers de température. Un froid sévère d’une durée de quelques jours en mars peut fort retarder l’ouverture des premiers tandis que la température de Walden monte presque sans interruption. Un thermomètre planté au milieu de Walden le six mars 1847, se maintint à 32°[1], ou glace fondante ; près de la rive à 33° ; au milieu de l’Étang de Flint, le même jour, à 32° 1/2 ; à une douzaine de verges de la rive, en eau peu profonde, sous un pied de glace, à 36°. La différence de trois degrés et demi entre la température de l’eau des hauts-fonds et de celle des bas-fonds, dans le dernier étang, jointe au fait qu’en grande partie il est comparativement peu profond, montre pourquoi sa débâcle devrait précéder de beaucoup celle de Walden. La glace dans la partie la moins profonde était à cette époque de plusieurs pouces plus mince qu’au milieu. En plein hiver le milieu s’était trouvé le plus chaud et la glace le plus mince. De même aussi quiconque en été a pataugé le long des rives d’un étang doit avoir observé combien plus chaude est l’eau près de la rive, où elle n’a pas plus de trois ou quatre pouces de profondeur, qu’à une petite distance plus loin, et sur la surface où elle est profonde, que près du fond. Au printemps le soleil non seulement exerce une influence à travers la température plus élevée de l’air et de la terre, mais sa chaleur traverse de la glace d’un pied au moins d’épaisseur, et se voit réfléchie du fond en haut-fond, ce qui fait qu’il chauffe aussi l’eau et dissout le dessous de la glace, en même temps qu’il en dissout plus directement le dessus, la rendant inégale, et faisant s’étirer par en haut comme par en bas les bulles d’air qu’elle renferme, jusqu’à ce que, complètement criblée d’alvéoles, soudain elle disparaisse sous une petite pluie de printemps. La glace a son grain tout comme le bois, et lorsqu’un bloc commence à se pourrir ou s’emplir d’alvéoles, c’est-à-dire à prendre l’apparence d’un rayon de miel, quelle que soit sa position, les cellules d’air sont à angle droit avec ce qui était la surface de l’eau. Là où se trouve un rocher ou une souche montant près de la surface, la glace, au-dessus, est beaucoup plus mince, et fréquemment se dissout en entier sous l’influence de cette chaleur réverbérée ; l’on m’a raconté que dans l’expérience faite à Cambridge pour congeler l’eau dans un réservoir de bois peu profond, quoique l’air froid circulât par-dessous, et de la sorte eût accès d’un et d’autre côté, la réverbération du soleil provenant du fond fit plus que contrebalancer cet avantage. Lorsqu’une pluie chaude, au milieu de l’hiver, fondant au loin la couche de neige de Walden, laisse une dure glace sombre ou transparente au milieu, une bande de glace blanche pourrie, quoique plus épaisse, large d’une verge ou davantage, causée par cette chaleur réverbérée, ne saurait manquer le long des rives. En outre, comme je l’ai dit, les bulles elles-mêmes, à l’intérieur de la glace, opèrent à la façon de miroirs ardents pour la fondre par-dessous.

Les phénomènes de l’année chaque jour se reproduisent dans un étang sur une petite échelle. Chaque matin, généralement parlant, l’eau des hauts-fonds chauffe plus vite que celle des bas-fonds, quoiqu’en fin de compte elle ne puisse devenir aussi chaude, et chaque soir elle se refroidit plus vite jusqu’au matin. Le jour est un épitome de l’année. La nuit est l’hiver, le matin et le soir sont le printemps et l’automne, le midi est l’été. Le craquement et le grondement de la glace indiquent un changement de température. Par un plaisant matin, après une nuit froide, le vingt-quatre février 1850, étant allé à l’Étang de Flint passer la journée, je remarquai non sans surprise qu’en frappant de la tête de ma hache la glace, elle résonnait comme un gong sur plusieurs verges à la ronde, ou comme si j’eusse frappé sur une peau de tambour bien tendue. L’étang se mit à gronder une heure environ après le lever du soleil, lorsqu’il sentit l’influence de ses rayons inclinés de biais sur lui par-dessus les montagnes ; il s’étira et bâilla comme un homme qui s’éveille en un trouble peu à peu grandissant, lequel se prolongea trois ou quatre heures. Il fit une courte sieste à midi, et gronda une fois encore à l’approche de la nuit, au moment où le soleil retirait son influence. Si le temps suit ses phases régulières, un étang tire son coup de canon du soir avec ponctualité. Mais au milieu du jour, étant plein de lézardes, et l’air aussi moins élastique, il avait complètement perdu sa résonance, et il est probable qu’un coup frappé sur lui n’eût alors étourdi les poissons plus que les rats musqués. Les pêcheurs prétendent que le « tonnerre de l’étang » effarouche le poisson et l’empêche de mordre. L’étang ne tonne pas tous les soirs, et je ne saurais dire à coup sûr quand attendre son tonnerre ; mais alors que je ne peux percevoir aucune différence dans le temps, lui, le peut. Qui se serait attendu à ce qu’une chose si vaste, si froide, et pourvue d’une telle épaisseur de peau, se montrât si sensible ? Toutefois il a sa loi à laquelle il rend l’obédience de son tonnerre lorsqu’il le doit, aussi sûrement que les bourgeons se développent au printemps. La terre est toute en vie et couverte de papilles. Le plus large des étangs est aussi sensible aux changements atmosphériques que le globule de mercure en son tube.

Un des attraits de ma venue dans les bois pour y vivre était d’y trouver occasion et loisir de voir le printemps arriver. La glace de l’étang commence enfin à se cribler d’alvéoles, et j’y peux incruster mon talon en me promenant. Brouillards, pluies et soleils plus chauds fondent peu à peu la neige ; les jours sont devenus sensiblement plus longs ; et je vois comment j’atteindrai la fin de l’hiver sans ajouter à mon tas de bois, car les grands feux ne sont plus nécessaires. J’attends sur le qui-vive les premiers signes du printemps, d’ouïr le chant possible de quelque oiseau à son arrivée, ou le pépiement de l’écureuil rayé, car ses provisions doivent se trouver maintenant presque épuisées, ou de voir s’aventurer la marmotte hors de ses quartiers d’hiver. Le treize mars, j’avais entendu l’oiseau-bleu[2], le pinson et l’aile-rouge que la glace avait encore près d’un pied d’épaisseur. Au fur et à mesure que le temps se faisait plus chaud elle ne se trouvait pas sensiblement usée par l’eau, ni défoncée et mise à flot comme dans les rivières, mais quoique complètement fondue sur une demi-verge de large autour de la rive, restait en son milieu simplement alvéolée et saturée d’eau, au point de vous permettre de passer le pied au travers, alors qu’épaisse de six pouces ; mais le lendemain vers le soir, peut-être, après une pluie chaude suivie de brouillard, la voilà complètement disparue, tout en allée avec ce brouillard, secrètement ravie. Une année je la traversai par le milieu cinq jours seulement avant son entière disparition. En 1845, Walden fut complètement découvert le premier avril ; en 46, le vingt-cinq mars ; en 47, le huit avril ; en 51, le vingt-huit mars ; en 52, le dix-huit avril ; en 53, le vingt-trois mars ; en 54, vers le sept avril.

Tout incident en relation avec la débâcle des rivières et étangs et la façon dont le temps s’établit présentent un intérêt particulier pour nous qui vivons dans un climat soumis à de tels extrêmes. Quand viennent les jours plus chauds, les gens qui demeurent près de la rivière entendent la glace craquer la nuit avec une effrayante huée, aussi forte que de l’artillerie, comme si ses entraves de glace se rompaient d’un bout à l’autre, et en peu de jours la voient promptement disparaître. Tel l’alligator sort de la boue parmi les convulsions de la terre. Certain vieillard, jadis intime observateur de la Nature, et qui semble aussi complètement éclairé sur toutes ses opérations que si on l’eût mise sur les chantiers lorsqu’il était enfant, et que s’il eût aidé à mettre sa quille en place, – qui est parvenu à son plein développement, et n’arriverait guère à plus de savoir naturel atteignît-il l’âge de Mathusalem, – m’a raconté, – à ma surprise de l’entendre exprimer de l’étonnement à propos d’opérations quelconques de la Nature, car je croyais qu’il n’était pas de secrets entre eux, – qu’un jour de printemps, il prit son fusil et son bateau, se disant qu’il allait faire joujou avec les canards. Il y avait encore de la glace sur les marais, mais il n’y en avait plus ombre sur la rivière, et il descendit sans obstacle de Sudbury, où il habitait, à l’Étang de Fair-Haven, qu’il trouva, contre son attente, couvert en majeure partie d’un solide champ de glace. La journée était chaude, et grande fut sa surprise de voir la glace restée en pareille masse. N’apercevant ombre de canard, il cacha son bateau sur le côté nord ou le derrière d’une île de l’étang, puis se dissimula lui-même dans les buissons sur le côté sud pour les attendre. La glace avait fondu sur trois ou quatre verges autour de la rive, ce qui formait une nappe d’eau lisse et tiède, à fond vaseux, tout ce qu’aiment les canards ; aussi croyait-il vraisemblablement qu’il en arriverait sans tarder. Il était là étendu tranquille depuis une heure environ lorsqu’il entendit un bruit sourd et qu’on eût pris pour très lointain, mais singulièrement grandiose et émouvant, différent de tout ce qu’il eût jamais entendu, peu à peu s’enflant et grandissant comme s’il se fût agi d’une fin universelle et mémorable, une charge, un mugissement lugubres, qui lui sembla tout à coup le bruit d’une grande masse de volatiles arrivant pour s’installer là. Sur quoi saisissant son fusil, il se leva en hâte, tout ému. Mais il s’aperçut, à sa surprise, que le corps entier de la glace s’était mis en mouvement pendant qu’il était couché là, pour venir flotter jusqu’à la rive, et que le bruit qu’il avait entendu était le grincement de son tranchant contre elle, – d’abord doucement mordillé, émietté, mais pour à la longue se soulever et éparpiller ses débris le long de l’île à une hauteur considérable avant d’en venir à une halte.

Enfin les rayons du soleil ont atteint l’angle droit, les vents chauds, qui soulèvent le brouillard et la pluie, fondent les bancs de neige, et le soleil dispersant le brouillard sourit sur un paysage bigarré de roux et de blanc tout fumant d’encens, à travers lequel le voyageur se choisit un chemin d’îlot en îlot, salué par l’harmonie de mille ruisseaux et ruisselets tintants, dont les veines sont gonflées du sang de l’hiver qu’ils emportent.

L’observation de peu de phénomènes me causa plus de ravissement que celle des formes affectées par le sable et l’argile en dégel lorsqu’ils coulent le long des talus d’une profonde tranchée de chemin de fer à travers laquelle je passais en allant au village, phénomène peu commun sur une si grande échelle, quoique le nombre des remblais fraîchement aplanis de la matière propice doive s’être grandement multiplié depuis que les chemins de fer ont été inventés. La matière était du sable de tous les degrés de finesse et de diverses autant que riches couleurs, en général mêlé d’un peu d’argile. Lorsqu’au printemps le gel sort, et même en hiver s’il survient un jour de dégel, le sable se met à fluer comme lave le long des pentes, parfois crevant la neige et l’affleurant là où nul sable ne s’attendait auparavant. D’innombrables petits filets d’eau se croisent et s’entrelacent, montrant une sorte de produit hybride, qui obéit moitié du chemin aux lois des courants, et moitié à celles de la végétation. En coulant il affecte la forme de feuilles ou de pampres gonflés de sève, et produit des amas de ramilles pulpeuses d’un pied au moins de profondeur, qui ressemblent, vues de haut en bas, aux thalles lobés, laciniés et imbriqués de quelques lichens ; à moins que cela ne vous fasse penser à du corail, à des pattes de léopard ou d’oiseaux, à des cervelles, des poumons ou des entrailles, et à des excréments de toute nature. Il s’agit d’une végétation véritablement grotesque, dont nous avons là les formes et la couleur imitées en bronze – une sorte de feuillage architectural plus ancien et plus symbolique que l’acanthe, la chicorée, le lierre, la vigne, ou n’importe quelles autres feuilles végétales ; destiné, peut-être, dans certaines conditions, à devenir un rébus pour les géologues futurs. La tranchée tout entière me fit l’effet d’une grotte dont les stalactites seraient exposées au jour. Les nuances variées du sable sont singulièrement riches et agréables, qui embrassent les différentes couleurs du fer – brun, gris, jaunâtre et rougeâtre. Lorsque la masse fluante atteint la rigole qui court au pied du remblai, elle s’étale plus unie en torons, les filets d’eau distincts perdant leur forme semi-cylindrique pour se faire peu à peu plus plats et plus larges, et se réunissant au fur et à mesure qu’ils deviennent plus moites, jusqu’à former un sable presque plat, encore diversement et délicieusement nuancé, mais où vous pouvez suivre les formes primitives de la végétation ; jusqu’à ce qu’enfin, dans l’eau même, ils se convertissent en bancs, comme ceux qui se forment hors des embouchures de rivières, et que les simulacres de végétation se perdent dans les rides du fond.

Tout le remblai haut de vingt à quarante pieds, est parfois revêtu d’une masse de cette espèce de feuillage, ou hernie sablonneuse, sur un quart de mille d’un ou des deux côtés, produit d’une seule journée de printemps. Ce qui appelle l’attention sur ce feuillage de sable, est la soudaineté ainsi de son apparition au jour. Lorsque je vois d’un côté le remblai inerte – car le soleil ne commence son action que sur un seul côté – et de l’autre ce luxuriant feuillage, création d’une heure, j’éprouve en quelque sorte la sensation d’être dans l’atelier de l’Artiste qui fit le monde et moi – d’être venu là où il était encore à l’œuvre, en train de s’amuser sur ce talus et avec excès d’énergie de répandre partout ses frais dessins. Je me sens pour ainsi dire plus près des organes essentiels du globe, car cet épanchement sablonneux a quelque chose d’une masse foliacée comme les organes essentiels du corps animal. C’est ainsi que l’on trouve dans les sables eux-mêmes une promesse de la feuille végétale. Rien d’étonnant à ce que la terre s’exprime à l’extérieur en feuilles, elle qui travaille tant de l’idée à l’intérieur. Les atomes ont appris déjà cette loi, et s’en trouvent fécondés. La feuille suspendue là-haut voit ici son prototype. Intérieurement, soit dans le globe, soit dans le corps animal, c’est un lobe épais et moite, mot surtout applicable au foie, aux poumons et aux feuilles de graisse (λείβω, labor[3], lapsus, fluer ou glisser de haut en bas, un lapsus ; λοβός, globus, lobe, globe, aussi lap[4], flap[5], et nombre d’autres mots) ; extérieurement une mince feuille[6] sèche, tout comme l’f et le v sont un b pressé et séché. Les radicaux de lobe sont lb, la masse molle du b (à un seul lobe, ou B, à double lobe), avec un l liquide derrière lui, pour le presser en avant. Dans globe, glb, la gutturale g ajoute au sens la capacité de la gorge. Les plumes et ailes des oiseaux sont des feuilles plus sèches et plus minces encore. C’est ainsi, également, que vous passez du pesant ver de terre au papillon aérien et voltigeant. Le globe lui-même sans arrêt se surpasse et se transforme, se fait ailé en son orbite. Il n’est pas jusqu’à la glace qui ne débute par de délicates feuilles de cristal, comme si elle avait coulé dans les moules que les frondes des plantes d’eau ont imprimés sur l’aquatique miroir. Tout l’arbre lui-même n’est qu’une feuille, et les rivières sont des feuilles encore plus larges, dont le parenchyme est la terre intermédiaire, et les villes et cités les œufs d’insectes en leurs aisselles.

Lorsque le soleil se retire le sable cesse de fluer, mais le matin les torrents en repartiront, pour se ramifier et ramifier encore en une myriade d’autres. Vous voyez ici, par aventure, comment se forment les vaisseaux sanguins. Si vous regardez de près vous remarquez que d’abord se fraye un chemin hors de la masse fondante un flux de sable molli à pointe en forme de goutte, tel le bout du doigt, à la recherche de sa voie descendante, lentement et en aveugle, jusqu’à ce qu’enfin, grâce à plus de chaleur et de moiteur, au fur et à mesure que le soleil se fait plus haut, la partie la plus fluide, en son effort d’obédience à la loi qui fait céder aussi la plus inerte, se sépare de la dernière et se façonne au dedans un canal ou artère sinueux, dans lequel se voit, d’un étage de feuilles ou de branches pulpeuses à l’autre, un petit filet d’argent luisant comme l’éclair, et de temps à autre absorbé dans le sable. Étonnantes la rapidité et cependant la perfection avec lesquelles le sable s’organise au fur et à mesure qu’il flue, employant la meilleure matière que fournisse sa masse à former les arêtes tranchantes de son canal. Telles les sources des rivières. Dans la matière siliceuse que l’eau dépose se trouve peut-être le système osseux, et dans la glèbe comme dans la matière organique plus fines encore la fibre de la chair ou tissu cellulaire. Qu’est l’homme sinon une masse d’argile fondante ? Le bout du doigt humain n’est autre qu’une goutte figée. Les doigts de main et de pied fluent jusqu’à fond de course de la masse fondante du corps. Qui sait jusqu’où le corps humain s’épanouirait et s’étendrait sous un ciel plus généreux. La main avec ses lobes et ses veines n’est-elle pas une feuille de palmier éployée ? L’oreille peut, dans l’imagination, passer pour un lichen. Umbilicaria, sur le côté de la tête, avec son lobe ou goutte. La lèvre – labium, from labor (?) – pend ou s’échappe (laps or lapses) des bords de la bouche caverneuse. Le nez est une goutte figée ou stalactite manifeste. Le menton est une goutte plus large encore, le confluent de l’égouttement du visage. Les joues sont un éboulement des sourcils dans la vallée du visage, contrarié et dispersé par les pommettes. Chaque lobe arrondi de la feuille végétale, lui aussi, est une goutte épaisse qui maintenant s’attarde, plus large ou plus petite ; les lobes sont les doigts de la feuille ; autant de lobes possède-t-elle qu’en autant de directions elle tend à s’épandre, et plus de chaleur ou autres influences bienfaisantes l’eussent fait s’épandre encore plus loin.

Ainsi semblait-il que ce seul versant illustrât le principe de toutes les opérations de la Nature. Le Créateur de cette terre ne faisait que patenter une feuille. Quel Champollion déchiffrera pour nous cet hiéroglyphe, et nous permettra de tourner enfin une feuille nouvelle ? Ce phénomène réjouit ma vue mieux que ne font la luxuriance et la fertilité des vignobles. C’est vrai, son caractère a quelque chose d’excrémentiel, et il n’est pas de fin aux amas de foie, de mou et d’entrailles, comme si le globe était tourné à l’envers, du dedans au dehors ; mais cela suggère au moins que la Nature possède des entrailles, et par là encore est la mère de l’humanité. Voici le gel sortant du sol ; voici le Printemps. Cela précède le printemps de verdure et de fleurs, comme la mythologie précède la véritable poésie. Je ne sais rien qui purge mieux des fumées et indigestions de l’hiver. Cela me convainc que la Terre est encore en ses langes, et de tous côtés déploie des doigts de bébé. De fraîches boucles jaillissent du plus hardi des fronts. Il n’est rien d’inorganique. Ces amas foliacés s’étalent au revers du talus comme la scorie d’une fournaise, prouvant que la Nature est intérieurement « en pleine opération ». La terre n’est pas un simple fragment d’histoire morte, strate sur strate comme les feuilles d’un livre destiné surtout à l’étude des géologues et des antiquaires, mais de la poésie vivante comme les feuilles d’un arbre, qui précèdent fleurs et fruit, – non pas une terre fossile, mais une terre vivante ; comparée à la grande vie centrale de laquelle toute vie animale et végétale n’est que parasitaire. Ses angoisses feront lever nos dépouilles de leurs tombes. Vous pouvez fondre vos métaux et les jeter dans les plus beaux moules du monde ; jamais ils ne m’émouvront comme les formes en lesquelles coule cette fonte de la terre. Et non seulement elle, mais les institutions dessus, ne sont que plastique argile aux mains du potier.


Avant peu, non seulement sur ces talus, mais sur chaque colline, chaque plaine, et dans chaque vallon, le gel sort du sol comme de son terrier un quadrupède endormi, pour marcher en musique à la recherche de la mer, ou émigrer vers d’autres cieux en nuages. Thaw (le Dégel) en sa douce persuasion, est plus puissant que Thor[7] armé de son marteau. L’un fond, l’autre ne fait que briser en pièces.

Lorsque le sol était en partie dépouillé de neige, et que quelques journées chaudes en avaient séché tant soit peu la surface, il était charmant de comparer les premiers et tendres signes de l’année en bas âge pointant à peine à la majestueuse beauté de la végétation desséchée qui avait tenu tête à l’hiver, – immortelles, verges d’or, centinodes et gracieuses herbes sauvages, plus parlantes et plus intéressantes souvent qu’en été même, comme si la beauté n’en fût qu’aujourd’hui mûre ; jusqu’à la linaigrette, la massette, le bouillon blanc, le millepertuis, la spirée barbe, l’amourette, et autres plantes à tige forte, ces greniers inépuisés auxquels se régalent les premiers oiseaux, – habit décent, au moins, de la Nature veuve. Je me sens particulièrement attiré par le sommet ogival et en forme de gerbe du souchet ; il rappelle l’été à nos mémoires d’hiver, et compte parmi les formes que l’art aime à copier, qui dans le règne végétal ont avec les types déjà dans l’esprit de l’homme la même parenté que l’astronomie. C’est un style antique plus vieux que le grec ou l’égyptien. Maints phénomènes de l’Hiver sont suggestifs d’une indicible tendresse et d’une fragile délicatesse. Nous sommes accoutumés à entendre dépeindre ce roi comme un rude et furieux tyran, alors qu’avec toute la grâce d’un amoureux il adorne les tresses de l’Été.

À l’approche du printemps les écureuils rouges s’en venaient sous ma maison, deux à la fois, droit sous mes pieds, pendant que j’étais assis à lire ou à écrire, et entretenaient les plus étranges caquetage, pépiement, pirouettement vocal et bruits gargouillants que jamais on entendit ; frappais-je du pied qu’ils n’en pépiaient que plus fort, comme si au-dessus de toute crainte et de tout respect en leurs folles sarabandes, ils défiaient l’humanité de les arrêter. Non, vous n’y arriverez pas – chickaree – chickaree. Ils demeuraient absolument sourds à mes arguments, ou ne parvenaient pas à en comprendre la force, et se lançaient en une bordée d’invectives absolument irrésistible.

Le premier pinson de printemps ! L’année commençant avec un espoir plus jeune que jamais ! Les légers gazouillements argentins, entendus sur les champs en partie nus et humides de l’oiseau bleu, du pinson et de l’aile-rouge, tel le tintement en leur chute des derniers flocons de l’hiver ! Foin, en un tel moment, des histoires, chronologies, traditions, et toutes les révélations écrites ! Les ruisseaux chantent des cantiques et des refrains au printemps. Le busard glissant au ras du marais déjà se met en quête du premier réveil de vie limoneux. Le bruit d’affaissement de la neige fondante s’entend dans les moindres vallons, et la glace se dissout à vue d’œil dans les étangs. L’herbe flamboie sur les versants comme un feu printanier, – « et primitus oritur herba imbribus primoribus evocata »[8], – comme si la terre exhalait une chaleur intérieure pour saluer le retour du soleil ; non pas jaune mais verte est la couleur de sa flamme ; – symbole de perpétuelle jeunesse, le brin d’herbe, tel un long ruban vert, ondoie du gazon dans l’été, mis en échec, il est vrai, par le gel, mais que voici reparti de nouveau, sa lance de foin de l’an passé brandie de toute la force d’une vie nouvelle. Il pousse aussi imperturbablement que le ruisselet filtre du sol. Il lui est presque identique, car aux jours croissants de juin, quand les ruisselets sont taris, les brins d’herbe deviennent leurs canaux, et d’année en année les troupeaux s’abreuvent à ce vert éternel, et le faucheur pendant qu’il en est temps, tire de lui leur provision d’hiver. Ainsi ne meurt notre vie humaine que jusqu’à la racine, pour encore pousser son brin vert jusqu’à l’éternité.

Walden fond à vue d’œil. Il y a un canal large de deux verges le long des côtés nord et ouest, et plus large encore à l’extrémité est. Un grand champ de glace a opéré sa rupture d’avec le corps principal. J’entends un pinson chanter dans les buissons de la rive, – olite, olite, olite,tchip, tchip, tchip, tche, tchar,tchi wiss, wiss, wiss. Lui aussi aide à sa débâcle. Que belles les grandes et majestueuses courbes du tranchant de la glace, réponse, en quelque sorte, à celles de la rive, quoique plus régulières ! Elle est particulièrement dure, par suite du froid sévère mais passager des derniers jours, et toute moirée et chatoyante comme un parquet de palais. Mais c’est en vain que le vent glisse vers l’est sur sa surface opaque, pour atteindre là-bas la surface vivante. Quel spectacle que celui du ruban d’eau étincelant au soleil, du visage nu de l’étang plein de gaieté et de jeunesse, qu’on dirait traduire la joie des poissons du dessous et des sables de sa rive, – un étincellement d’argent qui semble émaner des écailles d’un leuciscus, tout un grand poisson, dirait-on, qui frétille. Tel le contraste entre l’hiver et le printemps. Walden était mort, et le voilà qui revit[9]. Mais ce printemps-ci il entra de nouveau en débâcle de façon plus suivie, comme j’ai dit.

Le passage de la tempête et l’hiver à un temps serein et doux, des heures sombres et apathiques à de claires et élastiques, est une crise étonnante que tout proclame. Il finit par sembler instantané. Soudain un torrent de lumière inonda ma maison, malgré l’approche du soir, les nuées de l’hiver encore pendantes au-dessus, et les larmiers tout dégouttants de neige fondue. Je regardai par la fenêtre, et voyez ! où hier c’était la glace froide et grise, là s’étendait l’étang transparent, déjà calme et rempli d’espoir comme en un soir d’été, reflétant d’un soir d’été le ciel en son sein, quoiqu’il n’en fût pas de visible là-haut, comme s’il était d’intelligence avec quelque horizon lointain. J’entendis tout là-bas un merle, le premier que j’eusse entendu depuis des milliers d’années, me sembla-t-il, et dont je n’oublierai l’accent d’ici d’autres milliers d’années, – le même chant suave et puissant qu’au temps jadis. Oh, le merle du soir, à la fin d’un jour d’été de la Nouvelle-Angleterre ! Si jamais il m’arrivait de trouver la ramille où il perche ! Est-ce lui ? Est-ce la ramille ? Celui-ci au moins n’est pas le Turdus migratorius. Les pitchpins et les chênes arbrisseaux entourant ma maison, qui si longtemps avaient langui, reprirent soudain leurs différents caractères, parurent plus brillants, plus verts, et plus droits et plus vivants, comme effectivement nettoyés et restaurés par la pluie. Je connus qu’il ne pleuvrait plus. Vous pouvez, en regardant n’importe quel rameau de la forêt, bien mieux, rien que votre tas de bois, dire si c’en est fini de son hiver, oui ou non. Comme la nuit s’accusait, je tressaillis aux coups de trompette d’oies rasant de l’aile les bois, en voyageurs lassés qui rentrent tard des lacs du sud, et se soulagent enfin en libres plaintes et consolations mutuelles. Debout à ma porte, j’entendais la charge de leurs ailes, quand, fondant sur ma maison, elles découvrirent soudain ma lumière, et, avec une clameur étouffée, virèrent de bord pour aller se poser sur l’étang. De la sorte, je rentrai, fermai la porte, et passai ma première nuit de printemps dans les bois.

Au matin j’épiai de la porte à travers le brouillard les oies qui voguaient au milieu de l’étang à cinquante verges de moi, si grosses, si turbulentes qu’on eût pris Walden pour un lac artificiel destiné à leur amusement. Mais lorsque je fus sur la rive elles se levèrent aussitôt avec un grand battement d’ailes au signal de leur capitaine, et s’étant alignées, tournèrent au-dessus de ma tête, vingt-neuf en tout, pour gouverner droit sur le Canada, au coup de trompette régulièrement espacé du guide, comptant rompre leur jeûne dans des mares plus fangeuses. Une bande de canards, pouf ! se leva en même temps, et prit la route du nord dans le sillage de leurs plus bruyantes parentes.

Toute une semaine j’entendis la trompette en cercle et à tâtons d’une oie solitaire dans le matin brumeux, en quête de sa compagne, et qui peuplait encore les bois du bruit d’une vie plus grande qu’ils n’en pouvaient supporter. En avril on revit les pigeons voler à toute vitesse en petites troupes, et en temps révolu j’entendis les martinets gazouiller au-dessus de mon défrichement, quoique la commune ne parût point en posséder de si nombreux qu’elle pût m’en fournir, sur quoi j’imaginai que ceux-là étaient particulièrement de l’ancienne race habitante des arbres creux avant la venue des hommes blancs. Sous presque tous les climats la tortue et la grenouille comptent parmi les avant-coureurs et les hérauts de cette saison, les oiseaux volent en chantant dans l’éclair de leur plumage, les plantes surgissent et fleurissent, et les vents soufflent, pour corriger cette légère oscillation des pôles en même temps que conserver à la Nature son équilibre.

Si chaque saison à son tour nous semble la meilleure, l’arrivée du printemps est comme la création du Cosmos sorti du Chaos, et la réalisation de l’Âge d’Or.

« Eurus ad Auroram, Nabathæaque regna recessit,
Persidaque, et radiis jugea subdita matutinis.
 »

« The East-Wind withdrew to Aurora and the Nabathean kingdom,
And the Persian, and the ridges placed under the morning rays.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Man was born. Whether that artificer of things,

The origin of a better world, made him from the divine seed ;
Or the earth, being recent and lately sundered from the high
Ether, retained some seeds of cognate heaven.[10]

Il suffit d’une petite pluie pour rendre l’herbe de beaucoup de tons plus verte. Ainsi s’éclaircissent nos perspectives sous l’afflux de meilleures pensées. Bienheureux si nous vivions toujours dans le présent, et prenions avantage de chaque accident qui nous arrive, comme l’herbe qui confesse l’influence de la plus légère rosée tombée sur elle ; et ne perdions pas notre temps à expier la négligence des occasions passées, ce que nous appelons faire notre devoir. Nous nous attardons dans l’hiver quand c’est déjà le printemps. Dans un riant matin de printemps tous les péchés des hommes sont pardonnés. Ce jour-là est une trêve au vice. Tandis que ce soleil continue de brûler le plus vil des pécheurs peut revenir[11]. À travers notre innocence recouvrée nous discernons celle de nos voisins. Il se peut qu’hier vous ayez connu votre voisin pour un voleur, un ivrogne, ou un sensuel, l’ayez simplement pris en pitié ou méprisé, désespérant du monde ; mais le soleil luit, brillant et chaud, en ce premier matin de printemps, re-créant le monde, et vous trouvez l’homme livré à quelque travail serein, vous voyez comment ses veines épuisées et débauchées se gonflent de joie silencieuse et bénissent le jour nouveau, sentent l’influence du printemps avec l’innocence du premier âge, et voilà toutes ses fautes oubliées. Ce n’est pas seulement d’une atmosphère de bon vouloir qu’il est entouré, mais mieux, d’un parfum de sainteté cherchant à s’exprimer, en aveugle, sans effet, peut-être, tel un instinct nouveau-né, et durant une heure le versant sud de la colline n’est l’écho de nulle vulgaire plaisanterie. Vous voyez de son écorce noueuse d’innocentes belles pousses se préparer à jaillir pour tenter l’essai d’une nouvelle année de vie, tendre et fraîche comme la plus jeune plante. Oui, le voilà entré dans la joie de son Seigneur. Qu’a donc le geôlier à ne laisser ouvertes ses portes de prison, – le juge à ne renvoyer l’accusé, – le prédicateur à ne congédier ses ouailles ! C’est qu’ils n’obéissent pas à l’avis qu’à demi-mot Dieu leur donne, ni n’acceptent le pardon que sans réserve Il offre à tous.

« Un retour à la bonté produit chaque jour dans la tranquille et bienfaisante haleine du matin, fait qu’au regard de l’amour de la vertu et de la haine du vice on approche un peu de la nature primitive de l’homme, tel les rejetons de la forêt qui fut abattue. De semblable manière le mal que l’on fait dans la durée d’un jour empêche les germes de vertus qui commençaient à rejaillir de se développer, et les détruit.

« Une fois que les germes de vertu se sont ainsi vus empêchés à maintes reprises de se développer, le souffle bienfaisant du soir ne suffit pas à les conserver. Dès que le souffle du soir ne suffit plus à les conserver, la nature de l’homme, alors, ne diffère pas beaucoup de celle de la brute. Les hommes, en voyant que la nature de cet homme ressemble à celle d’une brute, croient qu’il n’a jamais possédé le sens inné de la raison. Sont-ce là les vrais et naturels sentiments de l’homme ? »

« The Golden Age was first created, which without any avenger
Spontaneously without law cherished fidelity and rectitude.
Punishment and fear were not ; nor were threatening words read
On suspended brass ; nor did the suppliant crowd fear
The words of their judge ; but were safe without an avenger.
Nor yet the pine felled on its mountains had descended
To the liquid waves that it might see a foreign world,
And mortals knew no shores but their own.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

There was eternal spring, and placid zephyrs with warm

Blasts soothed the flowers born without seed[12]. »

Le vingt-neuf avril, comme je pêchais au bord de la rivière près du pont de l’Angle-de-Neuf-Acres, debout sur l’herbe et les racines de saule tremblantes, où guettent les rats musqués, j’entendis un cliquetis singulier, un peu comme celui des bâtons que les gamins font jouer avec leurs doigts, quand, regardant en l’air, j’observai un faucon, tout fluet et gracieux, l’air d’un engoulevent, en train tour à tour de s’élever tel une ride et de dégringoler d’une verge ou deux, en montrant le dessous de ses ailes, qui luisait comme un ruban de satin au soleil, ou comme l’intérieur nacré d’un coquillage. Ce spectacle me rappela la fauconnerie avec ce qu’il y a de noblesse et de poésie associées à cette chasse. Le merlin, me parut-il qu’on eût pu l’appeler, mais peu m’importe son nom. Il s’agissait du vol le plus éthéré que j’eusse jamais contemplé. Il ne voltigeait pas simplement comme un papillon, ni ne planait comme les buses, mais folâtrait avec une orgueilleuse confiance dans les plaines de l’air ; montant et encore avec son rire étrange, il répétait sa libre et superbe chute, en roulant sur lui-même tel un cerf-volant, pour se relever de son orgueilleuse culbute comme si jamais il n’eût posé la patte sur la terra firma. Il semblait qu’il fût sans compagnon dans l’univers – à s’amuser là tout seul – et n’en demander d’autres que le matin et l’éther avec quoi il jouait. Il n’était pas solitaire, mais faisait solitaire toute la terre au-dessous de lui. Où était la mère qui l’avait couvé, sa famille, et son père dans les cieux ? Habitant de l’air, on l’eût dit rattaché à la terre par quelque œuf couvé un jour en la fente d’un rocher ; à moins que le nid de sa naissance n’eût été fait à l’angle d’un nuage, tressé de bordures d’arc-en-ciel et de soleil couchant, garni de quelque douillet brouillard de la Saint-Jean dérobé à la terre ? Son aire aujourd’hui quelque nuage escarpé.

Sans compter que je me procurai un excellent plat de poissons d’or et d’argent et de cuivre étincelant, qu’on eût dit un fil de joyaux. Ah ! j’ai pénétré dans ces marais le matin de plus d’un premier jour de printemps, sautant de motte en motte, de racine de saule en racine de saule, alors que la vallée sauvage de la rivière et les bois étaient baignés d’une lumière si pure et si brillante qu’elle en eût réveillé les morts, s’ils eussent sommeillé dans leurs tombes, comme d’aucuns le supposent. Nul besoin de preuve plus forte d’immortalité. Tout ne peut que vivre dans une telle lumière. Ô Mort, où était ton aiguillon ? Ô Tombe, où était ta victoire, alors ?[13]

Notre existence au village croupirait sans les forêts et les prairies inexplorées qui l’entourent. Il nous faut le tonique de la nature inculte – de temps à autre patauger dans les marais où guettent le butor et le râle, et entendre le grondement de la bécassine ; renifler la senteur du roseau murmurant là où seul quelque oiseau plus sauvage et plus solitaire bâtit son nid, et le vison rampe le ventre au ras du sol. Empressés à tout explorer et tout apprendre, nous requérons en même temps que tout soit mystérieux et inexplorable, que la terre et la mer soient infiniment sauvages, non visitées, et insondées par nous parce qu’insondables. Nous ne pouvons jamais avoir assez de la Nature. Il nous faut nous retremper à la vue de la vigueur inlassable, de contours puissants et titanesques – la côte avec ses épaves, la solitude avec ses arbres vivants et ses arbres morts, le nuage chargé de tonnerre, la pluie qui dure trois semaines et produit des inondations. Il nous faut voir nos bornes dépassées, et de la vie librement pâturer où jamais nous ne nous égarons. Nous sommes ragaillardis à la vue du vautour en train de se repaître d’une charogne qui nous dégoûte et nous décourage, repas d’où il tire santé et force. Il y avait dans le sentier conduisant à ma maison un cheval mort, qui me forçait parfois à me détourner de mon chemin, surtout la nuit lorsque l’air était lourd, mais la certitude qu’il me donna du robuste appétit et de l’inébranlable santé de la Nature compensa pour moi la chose. J’aime à voir que la Nature abonde de vie au point que les myriades puissent sans danger se voir sacrifiées et laissées en proie réciproque ; que de tendres organismes puissent être avec cette sérénité enlevés à l’existence en étant écachés comme pâte – têtards que les hérons engloutissent, tortues et crapauds écrasés sur la route ; et que parfois il a plu de la chair et du sang ! Étant donné la fréquence de l’accident, nous devons voir le peu de compte qu’il faut en tenir. L’impression qu’en éprouve le sage est celle d’innocence universelle. Le poison n’est pas empoisonné après tout, pas plus que ne sont fatales nulles blessures. La compassion est un terrain fort intenable. Il lui faut être expéditive. Ses arguments ne supporteront pas de se voir stéréotypés.

Dès les premiers jours de mai, les chênes, hickorys, érables et autres arbres tout juste bourgeonnant parmi les bois de pins qui entourent l’étang, impartissaient au paysage un éclat comparable à la lumière du soleil, surtout les jours couverts, comme si le soleil perçant les nuées brillât timidement çà et là sur les versants. Le trois ou quatre mai je vis un plongeon dans l’étang, et durant la première semaine du mois j’entendis le whip-pour-will, la grive rousse, la litorne, le moucherolle verdâtre, le chewink et autres oiseaux. J’avais entendu depuis longtemps la grive des bois. Le moucherolle brun, une fois encore déjà revenu, avait jeté un regard par ma porte et ma fenêtre, pour voir si ma maison était assez caverne pour lui, se tenant suspendu sur ses ailes bourdonnantes les griffes recourbées, comme s’il s’agrippait à l’air, tout en faisant l’inspection des lieux ; le pollen-soufre du pitchpin bientôt saupoudra l’étang et les pierres et le bois pourri le long de la rive, au point qu’on eût pu en recueillir un plein baril. Ce sont les « pluies de soufre » dont on nous parle. Il n’est pas jusque dans le drame de Kâlidasa[14] : Sacontala, que nous ne voyions des ruisseaux teints en jaune par la poudre d’or du lotus. Et de la sorte les saisons allaient se déroulant en l’été, comme on flâne dans l’herbe de plus en plus haute.

Ainsi se compléta ma première année de vie dans les bois ; et la seconde lui fut semblable. Je quittai finalement Walden le six septembre 1847.

  1. Fahrenheit.
  2. Le bluebird, ou oiseau-bleu, est un oiseau d’Amérique apparenté à la fauvette.
  3. Labor dans le sens de tomber en glissant.
  4. Giron.
  5. Chose retombante.
  6. Leaf, en anglais qui fait leaves au pluriel.
  7. Le dieu de la guerre, aux pays germains.
  8. Varron, De Re Rustica.
  9. Luc, ch. XV, vers. 24.
  10. Ovide. Métamorphoses, I, 1.

    Le Vent d’Est se retira vers l’Aurore et le royaume Nabathéen,
    Et le Persan, et les cimes placées sous les rayons du matin.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    L’homme naquit. Soit que cet Artisan des Choses,

    Origine d’un monde meilleur, l’eût tiré de la divine semence ;
    Soit que la terre, récente et nouvellement séparée du haut
    Éther, eût retenu quelques graines du ciel, son congénère. »

  11. Isaac Watts, Hymnes et chansons spirituelles, I, hymne 88.
  12. Ovide, Métamorphoses. (Traduit en anglais sans doute par Thoreau.)

    « L’âge d’or fut tout d’abord créé, qui sans nul justicier,
    Spontanément sans loi chérit fidélité, droiture.
    N’étaient ni châtiment, ni crainte ; non plus que nuls termes de menace
    Sur l’airain suspendu ; ni ne redoutait la parole de ses juges
    La foule suppliante, sauve alors sans vengeur.
    Non encore le pin abattu sur ses montagnes n’était descendu
    Vers l’élément liquide afin d’aller voir un monde étranger,
    Les mortels ignoraient d’autres rives que les leurs.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Il régnait un printemps éternel et les calmes zéphyrs caressaient

    De leurs chauds effluves les fleurs nées sans graine.

  13. Paul, Épître aux Corinthiens, ch. XV.
  14. Poète et dramaturge de l’Inde, réputé l’un des grands poètes du monde.