Vues prophétiques d’Edgar Quinet sur l’Allemagne

Vues prophétiques d’Edgar Quinet sur l’Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 422-456).
VUES PROPHÉTIQUES
D’EDGAR QUINET
SUR L’ALLEMAGNE

Il s’est passé en France, dans la première moitié du XIXe siècle, un phénomène qui n’a point d’analogue dans le reste de notre histoire. L’élite intellectuelle de la nation, — poètes, savans, philosophes, — s’est éprise pour un autre peuple, pour ses mœurs, pour sa littérature, pour sa science, d’un enthousiasme ou, pour mieux dire, d’une frénésie d’admiration extraordinaire. Jamais l’Italie de la Renaissance, l’Espagne au début du XVIIe siècle, l’Angleterre au XVIIIe n’égarèrent à ce point les esprits. Il n’est pas exagéré de dire qu’il y eut, pendant plus de trente ans, une sorte d’abdication de notre génie national. La France renia ce qui avait fait son influence, sa gloire dans le monde, ce pur trésor de notre race : le XVIIe siècle. Elle s’humilia, proclama la supériorité de l’Allemagne.

Nous connaissions, d’ailleurs, très mal cette littérature que nous prétendions imiter ; nous connaissions ce peuple plus mal encore. Nous nous faisions de sa candeur, de sa bonhomie, de son prétendu manque de sens pratique, une image poétique et très fausse ; et cependant, dès cette époque, ce peuple était en marche vers l’unité, vers la conquête du monde. C’est que nous le voyions non pas en lui-même, mais en nous : il était la création de notre pensée, de nos vagues aspirations, de nos rêves. L’Allemagne fut vraiment le songe de la France.

Seule, dans cet égarement général, une voix s’éleva et dénonça le péril. Comme toute la génération romantique, cet homme avait subi l’étrange fascination de l’Allemagne : il l’aima d’un amour profond, avec tout son esprit et tout son cœur. Mais un jour ses yeux s’ouvrirent : il s’éveilla de son rêve, il vit l’Allemagne. Il vit l’ambition conquérante de ce peuple prétendu de songe-creux et de poètes, son sens du réel, sa ténacité opiniâtre ; il vit sa marche rapide vers l’unité nationale et, par delà l’unité, vers la domination universelle. Inlassablement, ce peuple tendait vers ce double but : l’écrasement définitif de la France et de la civilisation française, le triomphe de l’Allemagne et de la culture allemande.

C’est l’honneur d’Edgar Quinet d’avoir prédit à une époque où personne en France ne le soupçonnait, — de 1830 à 1848, — ce menaçant avenir. Avec une sûreté prophétique, il a compris le sens du grand duel engagé entre deux peuples, entre deux civilisations et deux races. Qui peut mieux lui rendre hommage que nous, acteurs et spectateurs du dénouement tragique de ce duel séculaire ? Maintenant encore, ces pages peuvent éclairer notre conscience.


I

La première influence qui s’exerça sur l’esprit de Quinet enfant et adolescent fut celle de Mme de Staël : l’Allemagne lui apparut d’abord, comme à tous ceux de sa génération, à travers son livre. Il faut lire dans l’Histoire de mes idées, dans ses Lettres à sa mère ce qu’il dit de cette femme illustre, l’idolâtrie qu’elle lui inspirait, l’impression de « harpe éolienne » que ce style faisait sur ses nerfs, avant même qu’il en comprit le langage. Cette langue était nouvelle, inconnue alors : c’était la « langue de la liberté. »

Ce n’est pas ici le lieu de relever les erreurs de ce grand livre De l’Allemagne. Son tort le plus grave était de perpétuer une antique légende que, d’ailleurs, Mme de Staël n’avait pas créée et qui remonte à la fin du XVIIIe siècle : celle d’un peuple d’hyperboréens, antique et modeste, bon et vertueux, menant une existence pastorale dans un lointain pays, perdu dans les brumes. Cette légende, les guerres de la Révolution et de l’Empire n’avaient pu complètement la détruire. C’est en vain qu’un Charles de Villers, qu’un Benjamin Constant avaient essayé de faire mieux connaître les deux nations l’une à l’autre ; si quelques lettrés avaient profité de leurs efforts, le grand public, au fond, en était resté à la légende. Qu’on lise le journal de l’Allemand Reichardt, qui voyageait en France sous le Consulat, le Journal intime et la Correspondance de Benjamin Constant, et l’on verra de cette ignorance des exemples vraiment prodigieux.

L’opposition à l’Empire et au despotisme de l’Empire avait encore renforcé cette vieille légende, et l’Allemagne apparaissait à beaucoup de Français de très bonne foi comme une sorte d’asile de la pensée et de la liberté. Si l’on joint à cela qu’en effet l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe, l’Allemagne de Kant, de Fichte, de Gœthe et de Schiller, était incontestablement la nation qui possédait alors les plus grands penseurs et les plus grands poètes, si l’on est pénétré de cette idée que, derrière l’Allemagne, c’est la pensée persécutée, c’est la poésie, c’est l’enthousiasme, c’est-à-dire les plus nobles facultés de l’âme que Mme de Staël entend glorifier, on comprendra alors l’effet extraordinaire qu’un tel livre dut produire, vers la vingtième année, sur l’imagination romantique d’un Quinet ou d’un Michelet. Ils ne se demandèrent pas un instant si cette Allemagne-là avait jamais existé, si du moins c’était là toute l’Allemagne, celle des politiques comme celle des poètes, si, depuis 1810, cette Allemagne n’avait pas évolué à grands pas, Ils négligèrent 1813 et 1815, Leipzig et Waterloo : la légende triompha de la réalité.

Telle fut la première influence qui s’exerça sur l’esprit du jeune Quinet. Mais à celle-là il en faut joindre une seconde, toute-puissante sur sa génération, je veux dire celle de Victor Cousin.

Ceux qui s’imaginent, à ce nom, certain personnage officiel, ridicule et falot, s’épuisant à faire vivre dans une apparente harmonie la religion, le pouvoir et la philosophie, n’ont aucune idée du rôle prestigieux que Victor Cousin a joué dans les premières années de la Restauration. Il fut, pour cette jeunesse ardente, un guide et un dieu. Nul homme n’a suscité de plus violens enthousiasmes, de vocations plus décidées. Que l’on se représente ce jeune maître de vingt-cinq ans [1], à peine plus âgé que ses disciples, ce visage pâle émergeant de la longue chevelure, ces yeux « flamboyans » de prophète ; qu’on entende cette voix souple, chantante, vibrante, dont il jouait en virtuose incomparable, avec de feintes hésitations, des repentirs, des silences, donnant en pleine chaire à son auditoire le spectacle toujours émouvant d’une pensée qui se cherche et sort enfin, brillante, des ténèbres intérieures : alors on aura la juste notion du pouvoir étrange, fascinateur que, dès novembre 1815, dans une des modestes salles du vieux collège du Plessis, il exerçait sur la jeunesse. Au fond, ce que nous cherchons dans un maître, c’est nous-mêmes. Ce que ces jeunes hommes saluaient avec ivresse dans Cousin, c’étaient tous les rêves généreux qui leur gonflaient le cœur : l’enthousiasme pour la pensée longtemps proscrite, pour la vérité, pour la science, pour la liberté. Une soif inextinguible de savoir, un besoin de croire et d’admirer brûlait leur sang, mouillait leurs yeux de larmes. Tels étaient les disciples ; tel fut le maître qui les entraîna à sa suite vers la terre promise, vers l’oasis délicieuse où, après une longue marche dans les sables arides, ils pourraient enfin aspirer à longs traits la Science, la Poésie et le Bonheur.

Cette oasis, c’était l’Allemagne. Comment le jeune Cousin la connaissait-il ?

Suppléant, dès novembre 1815, de Royer-Collard à la Faculté des Lettres, chargé de cours à l’Ecole Normale, il avait commencé par enseigner la philosophie de Kant, mais sans la connaître autrement que par le livre de Villiers et par la traduction latine. Quant aux autres philosophes allemands, il n’en avait qu’une idée très superficielle, par les ouvrages de Gérando, d’Ancillon et par le livre de Mme de Staël. C’est de celle-ci, vraiment, qu’il reçut l’étincelle. Il se fit présenter chez elle, rue Royale, dans l’hiver de 1816-1817, qui précéda sa mort ; il vit ce regard brillant de fièvre, ce visage que nous a peint Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, pâle, amaigri, ravagé par la souffrance, mais où régnait encore l’intelligence souveraine. Cousin subit le choc, et il causa avec l’entourage, avec Guillaume Schlegel, ce pédant froid et compassé, mais renseigné merveilleusement sur toutes les choses d’Allemagne. Du coup, il prit un grand parti : il verrait de ses yeux ce pays merveilleux, patrie de la pensée et de la philosophie.

En juillet 1817, il part. Voyage douloureux pour un cœur français. La France de l’Est offrait alors le même cruel spectacle que nous devions deux fois revoir. Dès la Ferté-sous-Jouarre, les Bavarois et les Prussiens ; l’ennemi foulant notre sol ; les habitans mornes, silencieux ; la terreur et la violence. Aux relais de poste, on échange de rares paroles : « On nous laisse crever de faim, s’écrie un postillon, et si nous disons un mot, autant de pris, autant de fusillés. » Quel début pour un pèlerinage de paix et d’amour ! Mais rien n’arrête notre voyageur. A Saarbrück, des habitans se pressent autour de la voiture : « Que dit-on en France ? Pense-t-on à nous ? Nous avons le corps prussien et le cœur français. » Cri d’angoisse, appel émouvant qui monte des profondeurs de la conscience humaine vers la France aimée, que l’on espère revoir un jour. Cousin poursuit sa route : il a une mission à accomplir. Il est entendu, d’ailleurs, qu’il y a deux Allemagnes : celle des hommes d’Etat et des gens de guerre, qui n’est pas la véritable ; et l’autre, celle des penseurs et des poètes, qui n’a rien de commun avec la première : profonde erreur, qui s’est, hélas ! perpétuée jusqu’à nous.

Enfin, Victor Cousin a franchi le Rhin : il respire ; le voici en Allemagne. Nous ne le suivrons pas dans son voyage à Francfort, à Berlin ou à Heidelberg, dans ses conversations avec Frédéric Schlegel, Schleiermacher, Ancillon ou Gœthe. Notons simplement que sa grande découverte, dans ce premier voyage, fut Hegel, auquel il fit en France la fortune que l’on sait. Dans un second, en 1818, ce fut Schelling, qui devint son principal inspirateur. Mais de ce double voyage, qui devait avoir pour la pensée française des conséquences si importantes, il est nécessaire de dégager les conclusions qui s’imposent.

La première, c’est la conquête-intellectuelle de la France par l’Allemagne. Ce qui n’était, chez Mme de Staël, que vague et nébuleux enthousiasme se précise, devient admiration pour la science allemande, pour la méthode allemande : première ébauche d’un culte qui devait durer près d’un siècle et dont Cousin célèbre avec pompe les mystères. L’Allemagne comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de ce nouvel apôtre : « Je fus accueilli au delà du Rhin comme l’espérance, » a dit Cousin. Faisons la part de l’énorme vanité du philosophe ; ce mot, du moins, a le mérite de montrer excellemment le service que les penseurs de l’Allemagne attendaient de la France, qu’ils ont toujours attendu d’elle : il s’agissait de mettre la clarté française, l’incomparable puissance de rayonnement du génie et de la langue de la France au service de la pensée allemande. Personnellement, ces philosophes d’outre-Rhin tenaient Cousin en médiocre estime : « Sa philosophie est bonne tout au plus, disait l’un d’eux, le métaphysicien Daub, pour amuser un dimanche un pensionnat de demoiselles. » Mais quoi ! Cousin était Français ; il se déclarait l’humble admirateur de l’Allemagne ; il brûlait d’en répandre la doctrine ; on lui savait gré de ses intentions et on lui pardonnait son peu de génie. Ces illustres penseurs n’ignoraient pas ce qui leur manquait et ce qu’ils enviaient à la France. « La France, disait Hegel, a assez fait pour la philosophie en lui donnant Descartes. » Ce n’était pas, ajoute Cousin, qu’il se reconnût inférieur à notre grand philosophe ; mais il admirait, il enviait le talent que lui, Hegel, n’avait pas et que possédait l’auteur du Discours de la Méthode, de « rendre claires les idées les plus obscures. » Filtrer, clarifier les idées allemandes, les passer à travers ce merveilleux tamis qu’est la langue française, les propager, fût-ce un peu dénaturées, à travers le monde pour la plus grande gloire de l’Allemagne, voilà ce qu’on attendait de la vieille nation, de qui la civilisation n’avait plus rien à espérer, mais qui pouvait, du moins, servir sa jeune rivale.

Cette sorte d’abdication du génie français est, — on ne saurait se lasser de le redire, — le phénomène le plus extraordinaire de la première moitié du XIXe siècle. Cousin en fut inconsciemment l’initiateur ; mais il a duré beaucoup plus que son influence. Longtemps encore, pendant près de cent ans, la France s’est faite la servante de l’Allemagne et de sa gloire. Par l’intermédiaire de ses historiens, de ses philosophes, de ses critiques, de ses savans, de ses poètes, elle a élevé à sa louange avec un absolu désintéressement le plus beau monument d’admiration que l’Allemagne ait connu à travers les âges.

Du moins, l’image que Victor Cousin nous présentait de l’Allemagne était-elle plus juste que celle qu’il trouvait accréditée avant lui ? Nullement. Son habileté et la raison de son succès fut qu’il sut extraire de Kant, de Fichte, de Jacobi ou de Hegel ce qu’il y avait de plus assimilable à l’âme française, c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus superficiel dans l’œuvre de ces penseurs. Il les accommoda au goût de l’époque, flatta les passions politiques et romantiques, montra dans Kant un précurseur de la liberté, entraîna le romantisme naissant dans les voies de l’Allemagne. Son fameux cours de 1818 à la Sorbonne, qu’il professa tout chaud encore de son premier voyage d’outre-Rhin, est un événement littéraire, d’où sont sorties la plupart des théories romantiques. Mais cette Allemagne idéaliste et rêveuse, enthousiaste du devoir et de la liberté, était en train de disparaître, et Cousin nous la montrait éternelle : il la voyait à travers la France de la Révolution, il ne la voyait jamais en elle-même. Pour ne prendre qu’un seul exemple, a-t-il pénétré ce qu’il y avait de profondément allemand dans la doctrine de ce Hegel, qu’il s’était donné pour mission de répandre en France ? Ce despotisme fataliste, cette apologie du succès et de la force, si contraires à nos propres traditions ? Le manque complet de sympathie, de charité « ou plutôt d’humanité de cette orgueilleuse science [2] ? » Cette sorte de divinisation de l’Allemagne en général et de la Prusse en particulier, considérée comme la dernière et la plus complète incarnation de Dieu ? Cette intolérance haineuse, ce mépris de la France catholique, qui éclate dans ces paroles du vieil Hegel à Victor Cousin, à la vue de pauvres gens vendant des médailles sous le porche d’une cathédrale : « Voilà votre religion catholique et les spectacles qu’elle nous donne ! Mourrai-je avant d’avoir vu tomber tout cela ? » Mais à quoi bon multiplier les exemples ? On eût fort étonné Cousin, en lui montrant que l’hégélianisme ramenait progressivement l’Allemagne à la barbarie, et qu’il ne prétendait à rien moins qu’à imposer cette barbarie au monde.

« Des ombres sans corps, » voilà ce que l’enthousiaste philosophe avait rapporté d’Allemagne, ce qu’il proposa et ce qu’il imposa par son éloquence à l’admiration des Français.


II

« Venez et aidez-moi à faire connaître l’Allemagne à la France ! » C’est en ces termes pompeux que Victor Cousin s’adressait, en février 1827, au jeune homme de vingt-quatre ans à peine qu’était alors Edgar Quinet. Mais à une imagination très forte, à une âme sensible et ardente, le néophyte joignait un don d’observation, un sens du réel, et, pour tout dire, un esprit scientifique, qui dépassait de beaucoup la valeur du maître.

Edgar Quinet avait fait la connaissance de Cousin deux ans auparavant. Certain jour de mai 1825, le jeune étudiant, un manuscrit sous le bras, quittait sa modeste chambrette de la rue de la Sorbonne, pour aller frapper à l’appartement mystérieux où le maître en personne, toujours théâtral, drapé dans sa robe de chambre de ratine blanche, entr’ouvrait l’huis à ses disciples. Il y avait, ce jour-là, dans l’antre de la Sibylle, un jeune professeur d’allure correcte, tiré à quatre épingles, mais qui cachait sous cette enveloppe trompeuse une âme brûlante, débordante de science et de poésie : c’était Jules Michelet. Chacun de ces deux jeunes gens eût pu dire de l’autre ce que Montaigne dit de sa rencontre avec La Boétie : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus. »

L’année précédente, en 1824, à vingt et un ans, Quinet avait fait une de ces découvertes intellectuelles qui transforment la vie, et qui, du sein des ténèbres, soudain, font jaillir la lumière : Herder lui avait été révélé. Tout de suite, il entreprit de traduire en français les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. Il ne savait « pas une syllabe d’allemand ; » il l’apprit. En attendant, il lut Herder dans la traduction anglaise. Ce furent des heures inouïes d’ivresse, d’enthousiasme et d’extase. Transporté, il écrivit tout d’une traite, à la campagne, en octobre 1824, son Introduction à la philosophie de l’histoire de l’humanité. C’était l’œuvre qu’il apportait, qu’il allait lire à Cousin, toute brûlante de fièvre, mouillée de larmes d’allégresse : « Depuis l’âge où l’on commence à être ému par le génie et à souffrir par son cœur et par celui des autres, ce livre a été pour moi une source intarissable de consolations et de joie. Jamais, non, jamais, il ne m’est arrivé de le quitter, sans avoir une idée plus élevée de la mission de l’homme sur la terre ; jamais, sans croire plus profondément au règne de la justice et de la raison ; jamais sans me sentir plus dévoué à la liberté, à mon pays, et en tout plus capable d’une bonne action. Que de fois ne me suis-je pas écrié en déposant ce livre, le cœur tout ému de joie : « Voilà l’homme que je voudrais pour mon ami [3] ! » Quel lyrisme ! Et comme cette ardente jeunesse s’y révèle ! Que l’on s’imagine la scène : le jeune lecteur, penché sur son manuscrit ; le sensible, le nerveux, le frémissant Michelet, qui écoutait chanter une âme, sœur de la sienne ; et le maître, drapé dans sa robe de blanc fantôme, le regard inspiré, l’air fatal, s’écriant : « Mon enfant, vous avez une étoile ! Il faut vous ruiner pour l’atteindre ! »

Cette scène, l’enthousiasme pour Herder, la traduction qu’en fît Quinet et qui parut seulement deux ans plus tard, en février 1827 [4], appellent deux réflexions. La première, c’est que Cousin, Michelet et Quinet persistaient à prendre pour l’Allemagne moderne ce qui était l’Allemagne du passé. Herder était mort en 1803, l’année où naissait Quinet ; son grand ouvrage, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, avait paru à Riga de 1784 à 1791. L’idée maîtresse de Herder était de replacer l’homme dans le cadre de la nature, de représenter toutes les formes de l’être comme des manifestations de Dieu, de montrer la solidarité qui unit les générations actuelles ? aux innombrables générations du passé. « Je m’arrêtais, dit Quinet, pour écouter au fond de mon âme le sourd retentissement des siècles passés. » Nulle influence plus forte, pas même celle de Vico, n’a agi sur Michelet. Mais enfin, il eût fallu se contenter de rendre hommage au génie de Herder sans conclure de ce génie à celui de l’Allemagne moderne. C’est ce que ne firent, à aucun degré, ces historiens et ces philosophes ; cette Allemagne idéaliste, morte, ou en train de mourir, ils la prirent pour l’Allemagne vivante, et suivant la formule saisissante d’Edgar Quinet, revenu plus tard de son erreur, « en fait de systèmes, ils n’adoptèrent que des morts. »

Une seconde remarque, que nous avons déjà faite à propos de Cousin, c’est que cette Allemagne, à laquelle les Michelet et les Quinet prodiguaient leur amour, ils la voyaient non pas en elle-même, mais en eux : elle était la projection de leur âme. La science n’était pas pour eux seulement ce désir insatiable de savoir, naturel à l’homme ; c’était tout à la fois l’amour de la liberté, le besoin de la justice, l’élan vers l’idéal, un flot tumultueux de sentimens et d’idées qui débordait de la France de la Révolution et de la France du XVIIIe siècle ; c’était aussi l’amour de la France, et, par delà la France, de l’humanité tout entière. De là cet état de « révélation, » pour ainsi dire, et de délire religieux, qui saisit le jeune Quinet à la lecture de Herder ou Michelet parlant des Antiquités du droit allemand de Jacob Grimm, de la « bonne, » la « douce, » la « débonnaire Allemagne, » si confiante en l’homme, si respectueuse de la femme, et de sa « poésie juridique, fugitive mélodie, ici légère et gazouillante comme l’alouette qui monte au ciel, là retentissante, lointaine, comme un chant sur l’eau du Rhin ! » Ce lyrisme débordant et si peu scientifique n’était, au fond, chez ces nobles penseurs, que l’expression du rêve généreux qui gonflait leur âme : l’Allemagne était la création de leur amour. Cependant, Quinet continue, en 1825 et 1826, sa traduction des Idées de Herder. Il a appris, il sait l’allemand, supériorité évidente qu’il a sur Cousin, qui ne le sait pas, et sur Michelet, qui ne le sait guère. Il veut voir l’Allemagne « de ses yeux, » écrit-il à sa mère, non pas, comme Cousin, en une excursion rapide, mais dans sa vie, dans ses mœurs ; et puis, il souffre trop en France. Nous touchons là une des causes profondes de cet engouement de la jeunesse libérale des dernières années de la Restauration pour l’Allemagne. Elle étouffe en France ; elle va chercher en Allemagne la poésie, la science, la paix, l’oubli. La liberté semblait morte : on avait pleuré aux funérailles du général Foy, comme à ses funérailles. De Heidelberg, le 12 mai 1827, Quinet écrira à Michelet, son ami le plus cher : « Le spectacle de la France est si amer pour mon cœur ! » Et Michelet lui répond avec sagesse : « C’est que vous ne voyez que le mouvement politique. » Combien en est-il parmi nous qui ont ressenti la même angoisse, à qui on eût pu faire la même réponse ? Cette France dont Quinet se plaignait, c’était la France des Trois Glorieuses, qui bientôt allait faire éclater ses plus nobles enthousiasmes pour l’art, la poésie, la science et la liberté « au grand éclair du soleil de Juillet. »

Donc, Quinet s’achemine vers l’Allemagne. En octobre 1826, il est à Strasbourg, où sa traduction des Idées s’imprime. En décembre, il part pour Heidelberg. Avec quel « enivrement [5], » quelle extase mystique il pénètre dans la vallée du Neckar, il aperçoit « ces montagnes agrestes et solitaires ! » Des patriarches de la science, à la chevelure de neige, Schlosser, Kreutzer, lui tendent les bras du seuil de leurs demeures : tel Jacob fut jadis accueilli par Laban. Des bois sombres, des torrens, de claires fontaines et, partout, de frais visages de jeunes filles ! Gœthe, Schiller, Jean-Paul, la Louise de Voss, Hermann et Dorothée revivent sous ses yeux. Paix ! Paix ! Délivrance ! Délivrance ! Ces mots reviennent sans cesse dans ses lettres. « Tout vous invite à penser, tout m’apaise malgré moi, » écrit-il à sa mère ; et encore : « Ne te sens-tu pas heureuse de la vie forte qui est dans mon cœur ? » L’amour, comme un grand lys, monta, fleurit dans cette âme. En décembre 1827, Edgar Quinet faisait la connaissance de Minna Moré, une Allemande, il l’aima. Deux ans plus tard, en 1830, il se fiançait avec elle. Il semblait conquis à l’Allemagne. Et pourtant, de cet amour, de ses fiançailles devait naître la crise qui dessilla ses yeux ; il s’éveilla : le rêve fit place à la réalité.

Mais, à cette heure, la crise n’est pas venue. Quinet, à l’égard de l’Allemagne, en est à l’amour. Il est bon qu’il ait commencé ainsi. Pour connaître, il faut aimer d’abord ; la froide raison ensuite, l’expérience corrigent l’élan irréfléchi de la sympathie. Donc, il a aimé la vieille Allemagne, sa candeur, sa bonhomie, ses mœurs simples et rustiques, — la vieille Allemagne qui s’enfuyait très vite dans les ténèbres du passé. Sans doute, elle n’avait jamais été complètement l’Eden primitif, l’O’Tahiti mystérieuse qu’on avait cru en France : mais enfin, il eût été bien étrange que cette Allemagne-là fut une simple création du génie de ses poètes et que la poésie ne se fût en rien inspirée de la réalité. Elle apaisa, elle rafraîchit l’âme brûlante et romantique du jeune Quinet. Il l’aima pour sa poésie ; il l’aima aussi pour sa science. La Science ! C’est elle qu’il était allé chercher en Allemagne, c’était pour elle que, à la voix de Cousin, il était sur les bords du Neckar, « en sentinelle perdue. » L’indépendance philosophique et religieuse n’existait pas en France à cette époque. Le premier, timidement encore, Cousin avait tenté de délivrer la philosophie de l’exégèse théologique ; mais qu’était-ce que la philosophie de Cousin à côté du génie indépendant et puissant de l’Allemagne ? Ce génie, seul, pouvait satisfaire cette « aveugle fureur de vérité, » qui emportait ces jeunes esprits sur les nobles routes de la pensée et du savoir. Ce qu’ils tentaient de faire, c’était de « ramener en France des sentimens qui semblaient éteints, réveiller les rapports de l’homme à la famille, de la famille à la nation, de la nation à la cité humaine [6]. » La pauvre science officielle de la Restauration était impuissante à retrouver les sources de la vie ; alors, on allait les chercher en Allemagne. On allait lui demander les moyens de refaire une France plus belle, plus noble, plus généreuse, plus éprise de vérité et de justice : car, au fond, ce que ces jeunes hommes aimaient dans l’Allemagne, c’était toujours la France.

Aussi quel hymne de reconnaissance monte sans cesse, des lèvres d’un Quinet, d’un Michelet, à cette époque ! « L’Allemagne m’a changé et fortifié, » écrit Quinet, en mai 1827 ; « notre Heidelberg, » écrit-il à Michelet, qui est venu l’y rejoindre en août 1828. « J’ai laissé là quelque chose de moi, » répond Michelet (décembre 1828). Mais alors que, depuis longtemps, Quinet s’est arraché à cet amour, Michelet y persévérera toute sa vie ; bien des années après, en 1848, il ne pourra sans verser des larmes de joie voir flotter au Panthéon le drapeau du Saint-Empire, de sa « chère Allemagne, » et, plus tard, repassant dans son journal les étapes de son existence, il écrit ces paroles brûlantes, où revit l’adoration de sa jeunesse : « Mon Allemagne. Force scientifique qui m’a fait seule pousser à fond les questions. Pain des forts. M’a posé sur Kant. Beethoven, foi nouvelle. Héroïsé, agrandi par Beethoven. Mon Luther, mon Grimm, Herder que Quinet traduisait au moment où je traduisais Vico. »

Mais Quinet eut toujours, et même à l’époque qui nous occupe, une connaissance plus exacte et plus profonde de l’Allemagne et de l’évolution, qui déjà se manifestait en elle. Dès le 7 mai 1827, quatre mois après son arrivée à Heidelberg, il écrivait à Michelet ces paroles prophétiques : « L’Allemagne est aujourd’hui fortement appliquée aux sciences expérimentales dont, en effet, elle avait grand besoin. Elle y absorbe presque tout son génie. Cela ne durera pas toujours, et quand elle reviendra par son mouvement naturel à la spéculation, on verra tout ce que peut produire dans les races germaniques l’accord de l’idéal et du réel. » Ce jeune homme au clair regard observe, juge ; l’enthousiasme chez lui ne va jamais jusqu’à l’esclavage. Cette même année 1827, il écrit à son ami, en parlant des doctrines allemandes ; « Je vis au milieu d’elles, je les aime, mais non pas jusqu’à m’en faire l’esclave, ainsi que je le vois dans les moindres grimoires qui m’arrivent ici de France. » Et il remarque que, dans un milieu germanique la langue française s’altère, que l’allemand est « hostile aux idiomes de race latine. » Sa désillusion lui viendra en partie de sa connaissance parfaite de la langue, des idées, des mœurs, mieux encore, du sentiment intime de la race.


III

Ce fut en 1831, à son troisième voyage.

A deux reprises déjà, Quinet avait séjourné en Allemagne, à Heidelberg et à Grünstadt, où habitait sa fiancée : deux ans d’abord, en 1827 et 1828, puis quelques mois, à son retour de Grèce, d’avril à août 1830. Il revient à Paris après la Révolu- tion ; il retourne à Heidelberg et à Grünstadt, en septembre 1831. Dans quel état d’esprit ? Les événemens de France ont un tel retentissement dans son âme, ils se mêlent si étroitement aux impressions d’Allemagne, que l’on peut dire avec vérité que de ce contact a jailli la lumière.

Il souffre. Il souffre, comme tant de généreux esprits, d’une tristesse profonde. La Révolution de 1830 avait fait naître de si belles espérances ! La déception était si amère ! On avait cru au triomphe de la liberté, de la justice, à la révision des traités de 1815, à la cessation du long effacement de la France, à la renaissance du rôle moral glorieux qu’elle avait joué à travers le monde. Quelle réalité répondait à cette noble attente ? Un gouvernement dénué de tout idéal, se méfiant de la nation, timide à l’extérieur jusqu’à la faiblesse : l’émeute lui cachait le monde. Rien ne peut décrire l’angoisse, l’abattement des âmes à la nouvelle des événemens de Pologne, au spectacle de l’inaction de la France. Quinet étouffe à Paris : il veut partir, il part : « Sans vous, Paris me dégoûterait, » écrit-il à Michelet. « Je suis si dégoûté de ces journaux que j’ai besoin d’aller respirer quelque temps un autre air. « Quel cri de douleur il poussera, en apprenant à Grünstadt, en septembre 1831, l’agonie de la Pologne, la chute de Varsovie ! « La France a bu le sang de la Pologne ! » Cri injuste, sans doute : mais pour lui, comme pour tant d’autres, c’était la honte, l’humiliation suprême de la France ; il la vit, dans un éclair, impuissante, « abaissée devant le monde ; et il vit avec terreur une nation voisine, jeune, ardente, toute prête à relever l’épée de la France, à recueillir l’héritage glorieux qu’elle laissait tomber en décadence.

C’est dans cet état d’inexprimable souffrance qu’il part, à la fin d’août, pour Heidelberg. Il a pour oublier, — du moins, il l’espère, — l’Allemagne, sa « chère Allemagne, » et l’amour. Mais ce qui l’attendait, c’étaient de nouvelles douleurs.

L’Allemagne n’était plus ce doux pays de pastorale, où, jeune étudiant, il promenait, quatre ans auparavant, ses illusions et ses rêves. « Les choses ont très changé depuis que nous avons quitté ce pays, » écrit-il en octobre à Michelet. L’Allemagne n’avait plus les regards tournés vers la France ; les populations des bords du Rhin qui, à l’époque du voyage de Cousin, attendaient, espéraient les Français, déçues par la politique du nouveau gouvernement, ne comptaient plus sur la réunion de la rive gauche à la France. Déjà elles se ralliaient à la puissance ambitieuse qui, du fond de son lointain Brandebourg, avec une patience, une ténacité inlassable, travaillait à grouper autour d’elle toutes les forces germaniques. Par crainte de la propagande révolutionnaire, les ennemis de la liberté exploitaient les déceptions de ces provinces : l’abandon, la cordialité, l’amour de la France, avaient fait place à la froideur, à la méfiance.

Première déception pour Quinet. Mais le coup le plus douloureux lui vint de la famille de sa fiancée. Il avait jadis uni en elle son amour de la France et de l’Allemagne : le père de Minna Moré, cet honnête tabellion de village, n’avait-il pas été l’ami de Rewbell et de Desaix ? N’était-il pas, de cœur, resté Français ? Mais, en septembre 1831, Edgar Quinet rencontra, au foyer de celle que déjà il considérait comme sa femme, trois personnages nouveaux, trois beaux-frères tudesques, hostiles à la France, l’un surtout qui, après quelques mois de mariage, avait perdu sa jeune femme, et qui avait pris, par ses tendances piétistes et son étroit fanatisme, la plus grande influence sur Minna et ses sœurs. Détestant la France et les Français, il avait fini par persuader à la pauvre Minna qu’une nature française, passionnée comme celle de Quinet, ne pouvait trouver le bonheur auprès d’une nature allemande, religieuse et mystique. Sa prédication incessante porta ses fruits. A la fin d’octobre 1831, Minna rendait à son fiancé sa parole [7].

Au fond, nos plus grandes découvertes morales sont le résultat de nos crises intérieures ; c’est à cette occasion que nous soulevons le voile qui cache à nos yeux la réalité. Ce fut, pour Quinet, une heure d’ « agonie. » Il vit cette Allemagne, qu’il avait tant aimée ; il vit ce qu’il avait ignoré d’elle : son mysticisme, son orgueil, le mépris, la haine de la France. Sans doute, il ne s’agissait, en apparence, que d’un incident banal : un mariage rompu. Mais il n’existe pas, pour un esprit supérieur, d’événement vulgaire. Derrière le piétiste beau-frère, Quinet aperçut toute la jeune Allemagne, infatuée d’elle, persuadée de sa supériorité sur la France ; et il vit ce qu’il n’avait pas vu jusqu’alors, ce que personne n’avait vu : le fossé infranchissable entre deux peuples, entre deux âmes : « Mais toi, pays d’Allemagne, va, je dirai sans mentir comme tu m’as rendu mon amour pour toi en fiel, en noires insomnies, en douloureuses journées. T’en souviens-tu seulement, quand je gisais sur le bord de ton chemin, évanoui dans ma douleur ? Au fond de ta science, ah ! que la nuit alors était noire [8] ! » L’histoire de Quinet, c’est l’histoire de la France.

Désormais, le charme est rompu : il voit, il sait. Mais il a un devoir : il veut prévenir la France.

Ce fut dans ces jours de détresse, quand tout sombrait en lui, et l’espoir et l’amour, la foi dans une France plus grande et plus belle, protectrice du droit et de la liberté, la foi dans l’Allemagne, sa seconde patrie, la foi dans la femme que son cœur avait choisie ; ce fut alors, au mois d’octobre 1831, que tout d’une traite il écrivit à Grünstadt sa célèbre brochure, « avec son sang et ses larmes. »

Rien de plus émouvant que sa correspondance avec Michelet, à la fin de 1831. En octobre, il lui annonce sa brochure « sur les rapports politiques de la France et de l’Allemagne. » « Vous recevrez au premier jour le manuscrit. » Michelet le reçoit, s’épouvante. Il y a des phrases qui lui donnent le vertige : « La France a bu le sang de la Pologne... Un homme va sortir de la Prusse ! » « Il ne faut pas faire, répond-il, des prédictions si précises. » Quinet est candidat à des fonctions universitaires : que pensera le gouvernement ? Il faut qu’il adoucisse sa brochure. Mais Quinet s’obstine : « Je me suis fait de cette publication une affaire de conscience.. Je crois faire l’œuvre d’un bon citoyen en ne déguisant rien de ce qui peut menacer notre pays... Mon ami, je vous respecte, je vous aime plus qu’un frère : croyez qu’il faut des raisons impérieuses pour me décider à vous résister. » Buloz accepte de publier l’article dans la Revue des Deux Mondes avec des coupures. Soit ! Mais il faut que la brochure paraisse : « Il faut qu’elle soit imprimée telle quelle ! Il faut que ma pensée ait un organe. Faites-moi donc imprimer, quoi qu’il arrive. » Michelet est malade d’inquiétude : « Mon ami, lui écrit-il, votre brochure est violente et terrible ! Elle m’a ôté le rire pour dix ans. » Il supplie Quinet de supprimer trois alinéas. Quinet s’indigne de ces retards : « C’est ma foi, répond-il ; je puis dire aussi que c’est mon sang. » Enfin, en dépit de ses « sages amis, qui trouvent ces pages trop téméraires, » l’article paraît le 1er janvier 1832, dans la Revue, avec les coupures [9] ; la brochure, publiée chez Paulin, rétablira les passages supprimés. Quinet respire. En mai 1832, il part pour l’Italie, il va chercher la paix et l’oubli.

Mais sa tâche n’est pas finie. Inlassablement, pendant dix ans, de 1832 à 1842, dans une série d’articles admirables, parus ici même, sur l’Allemagne et la Révolution, sur l’Art en Allemagne, sur Henri Heine, sur la Teutomanie, dans des poésies comme les Bords du Rhin ou comme Le Rhin, cette belle réponse à la Marseillaise de la Paix de Lamartine, dans des brochures d’une éloquence enflammée comme « 1815-1840, » il n’a cessé de prédire l’avenir. Il a recommencé en 1867, après Sadowa [10]. Que ne l’avons-nous écouté ? Mais « les peuples, comme les individus, ne veulent pas qu’on les avertisse trop tôt ; il leur plait de vivre au jour le jour. Malheur à qui leur montre d’avance le péril, où il leur plaît de tomber ! »

Revenons du moins en arrière ; écoutons cette voix prophétique, et disons avec elle : « Comprendre un événement, c’est le dominer, c’est vaincre la fortune. »


IV

Le grand mérite d’Edgar Quinet, c’est d’avoir compris du premier jour, dès son premier article, l’idée qui domine tout le débat entre la France et l’Allemagne : c’est l’avenir de la civilisation.

La France, dit-il, a une mission civilisatrice : elle a « l’instinct de la civilisation. » C’est cet instinct qui fait la grandeur de son histoire, comme le sentiment de l’art en Italie, comme la science en Allemagne. Renoncer à cet instinct, pour elle c’est mourir. C’est justement la raison du procès que Quinet et l’élite de sa génération avec lui font au gouvernement de Juillet : ce gouvernement semble abdiquer sa mission civilisatrice, s’enfermer dans ses frontières et s’interdire tout regard au dehors. Rapidement, c’est pour la France la déchéance et la mort. Inutile de se leurrer de cette idée, commune à tant de Français, que l’initiative de la civilisation est la « propriété inaliénable de la France. » A chaque révolution du genre humain, cette initiative « aspire à se dégager du sein des vieilles races. » Elle a passé de la Grèce à Rome, de Rome à Byzance, puis en Italie, en Espagne, puis en France ; et maintenant une « race d’hommes s’organise dans le Nord, » jeune, ambitieuse, qui monte à l’assaut et veut son tour.

On ne sait ce qu’il faut le plus admirer chez Quinet de ce sens de l’histoire, ou de l’intelligence, plus rare encore, des événemens contemporains. A ses yeux, ce n’est pas l’Empire qui a été vaincu en 1815 : c’est la France, c’est la Révolution, c’est la Liberté qui a succombé « dans les champs de Waterloo. » Il fait justice du sophisme qui, trop longtemps, avait trompé les hommes de sa génération. La France porte le poids de la défaite ; depuis ce temps, la « couronne de la civilisation » traîne par terre ; un peuple audacieux s’apprête à la ramasser pour la mettre sur sa tête. C’est une orientation nouvelle du monde qui se prépare, la « substitution de l’ère germanique à l’ère des peuples latins et catholiques relégués désormais sur un plan inférieur [11]. »

Mais à ce grand projet la France est l’obstacle : il faut achever de détruire la vieille nation, qui ne veut pas mourir. Que de fois on l’a crue expirante ! En 1792, quand les armées prussiennes envahissaient son territoire, pensant faire jusqu’à Paris une simple promenade militaire ; en 1814 et en 1815, après deux invasions, des défaites terribles, la prise de sa capitale. Et, toujours, cette prétendue morte sortait de son tombeau, se dressait sur ses pieds, étonnait le monde !

Maintenant l’occasion semblait favorable. Sous la Restauration, nous étions protégés « par l’ombre de l’Empire ; » l’Europe se souvenait de nos victoires. Mais aujourd’hui la France se faisait humble, modeste ; elle se désintéressait du mouvement du monde. « Il faut, écrit Edgar Quinet, avoir vécu à l’étranger pour consentir à ajouter ce qui me reste à dire. Chez nous, quoi qu’il arrive, nous sentons battre le cœur du pays, et s’il se tait aujourd’hui, nous pensons en nous-mêmes : « C’est pour demain. » Sous le pouvoir qui l’ignore, nous sentons une nation invisible, tant elle est près de terre. Mais au dehors, l’Europe qui nous mesure par l’action du pouvoir, après s’être exagéré son péril, s’exagère sa bonne fortune à elle. Il faut la voir chez elle se lever chaque matin, peuple et rois, pour regarder si la France n’est pas encore à terre, si ses provinces ne se sont pas détachées dans la nuit... La pression sociale de la France sur le reste de l’Europe ayant manqué tout d’un coup au monde politique, on s’y épuise au dehors en mille conjectures pour savoir comment ce grand pays a disparu et ce qui va se montrer à sa place. Ne craignez plus les haines : c’est un immense apitoiement sur une si étrange défaite. On n’en demandait pas tant, tout cela n’était pas exigé ; on aurait pardonné à moins ; car il faut bien que ceux qui le savent en avertissent tout haut ceux qui l’ignorent... Vous ne pouvez descendre dans la rue et secouer vos pieds à votre porte, sans que votre hôte ne dise à son voisin : « Or ça, c’est la poussière de la France [12]. »

Ce mépris succédant à la crainte, cet « immense apitoiement » sur notre pays, cette joie à peine dissimulée, ces ambitions, ces espoirs, Quinet en avait été témoin en 1831, dans son dernier voyage au delà du Rhin ; on ne peut douter que ces pages, écrites en octobre, n’en soient l’écho. C’est l’Allemagne dont il parle, c’est l’Allemagne qu’il désigne ; une fois de plus, elle croyait la France morte : elle ne sentait pas battre son cœur. Et Quinet s’écriait, dans une révolte de son âme : « Eh ! Messieurs, je vous le jure, mon pays n’est pas mort ; il vit, n’en doutez pas ! » Mais d’où lui venait ce sentiment du péril, qui menaçait la France et la civilisation française ? Non pas seulement de son sens historique, ni de ses conversations d’outre-Rhin, mais de la connaissance profonde qu’il avait de l’Allemagne, de ses penseurs et de ses poètes.

De toutes les erreurs que l’on avait commises au sujet de l’Allemagne, la plus surprenante assurément était de croire tout le génie de ce peuple « noyé dans l’infini » de la pensée, sans jamais aspirer à l’action. Nous avions oublié le mot de Fichte : « L’action et la pensée d’une seule pièce forment un tout inséparable. » Nous qui avions vu, en France, à la fin du XVIIIe siècle, les idées se transformer en actes, la Révolution couronner l’œuvre de nos philosophes, nous nous imaginions naïvement qu’en Allemagne les choses pouvaient se passer de façon différente. C’est ce que Quinet remarquait dans son premier article, avec un esprit philosophique et un sens de la réalité très rares chez ses contemporains : « Nous qui sommes si bien faits, écrivait-il, pour savoir quelle puissance appartient aux idées, nous nous endormions sur ce mouvement d’intelligence et de génie, nous l’admirions naïvement, pensant qu’il ferait exception à tout ce que nous savons, et que jamais il n’aurait l’ambition de passer des consciences dans les volontés, des volontés dans les actions et de convoiter la puissance sociale et la force politique. Et voilà cependant que ces idées, qui devaient rester si insondables et si incorporelles, font comme toutes celles qui ont jusqu’à présent apparu dans le monde, et qu’elles se soulèvent en face de nous comme le génie même d’une race d’hommes. » On ne saurait mieux dire, ni montrer avec plus de force et de justesse la solidarité profonde qui unit l’Allemagne intellectuelle à l’Allemagne politique, et que ce ne sont pas deux pays différens, mais que ce sont deux formes d’un même génie, d’une même âme.

Mais, au temps même où il écrivait, c’est-à-dire en 1831, Quinet faisait remarquer que ces philosophes, tant admirés, étaient fort mal connus en France ; que Victor Cousin n’avait guère fait que rassembler au hasard des idées contradictoires, et qu’il y avait dans Kant, Fichte et Hegel tout autre chose que ce qu’il avait cru y voir. Il montrait qu’un profond abime sépare la pensée allemande de la pensée française, et qu’on ne peut juger vraiment la portée exacte d’une philosophie que dans le pays où elle est née, où elle a jeté ses racines, où elle trouve dans le sol dont elle est indigène « ses correctifs et ses complémens nécessaires. » C’était indiquer admirablement les données d’un problème, qu’on n’avait pas soupçonné avant lui. Quant à l’étrange idée que les philosophes et les poètes de l’Allemagne s’étaient contentés d’écrire ou de chanter pour eux-mêmes et que jamais leurs idées ne s’étaient transformées en actes, Quinet répondait qu’ils avaient tout simplement révélé le peuple allemand à lui-même. C’est dans l’œuvre d’un Kant, d’un Schiller ou d’un Gœthe que ce peuple avait pris conscience de son génie et de ses destinées ; c’était ce génie des lettres et des arts qui avait, pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle, donné à l’Allemagne le sentiment de son unité nationale. Qu’est-ce qu’un grand philosophe, qu’est-ce qu’un grand poète, sinon l’homme dans lequel s’incarne le génie de la race ? L’œuvre d’un Kant, inspirée de l’autorité de la conscience, du profond sentiment du devoir, n’était-elle pas allée au cœur de la vieille Allemagne ? N’est-ce pas là, en partie, qu’elle avait puisé son renoncement à l’égoïsme, son dévouement à la patrie <[13] ? Et Schiller, pour ne prendre que cet exemple, le plus allemand de tous les poètes, n’avait-il pas exalté le sentiment religieux, le mysticisme de la race ? L’art avait été vraiment, dans cette Allemagne morcelée de la fin du XVIIIe siècle, ce qu’il avait été jadis chez les Grecs : une force sociale, un lien politique ; on se sentait « unis, inséparables dans un poème de Gœthe, dans un drame de Schiller [14]. » C’est ainsi que s’étaient fondées dans les âmes les solides assises de l’unité allemande : les écrivains avaient préparé l’œuvre des politiques.

Mais l’aveuglement en France était tel, que l’on avait méconnu ce grand fait historique. Nos écrivains sous l’Empire invitaient l’Allemagne à secouer le joug intellectuel de la France ! Il y avait longtemps que l’Allemagne avait secoué ce joug ; et, par un phénomène contraire, c’était nous maintenant qui portions le joug de l’Allemagne. Nul, plus clairement que Quinet, n’a signalé l’une des conséquences, et la plus grave, de cette aveugle soumission. Le disciple et l’admirateur de Cousin, revenu de ses illusions, a osé dire, dès 1836, de la réforme philosophique prônée par le maître qu’elle avait peu à peu, sans que nous nous en doutions, « envahi et sapé nos propres traditions. » De la philosophie elle avait passé à la littérature. C’était un étrange spectacle que celui d’une nation, qui si longtemps avait été la première dans le domaine de la pensée, prenant une sorte de plaisir morbide à se dénigrer, à se rabaisser, à renier le glorieux héritage du XVIIe siècle, sa grandeur et sa force dans le monde. Elle faisait bon marché de cette vérité « de simple honnêteté historique, » qu’un Allemand devait lui rappeler plus tard : « Tout ce que l’Europe a connu de noblesse, — noblesse de la sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse dans tous les sens élevés du mot, — tout cela est l’œuvre et la création propre de la France [15]. » Cet oubli de la tradition, cette abdication du génie français, cette invasion des idées étrangères mal comprises, qui ressemblait si peu à la sympathie calme et raisonnée de l’esprit, devaient aboutir, si l’on n’y prenait garde, à cette conclusion logique : l’effacement de la France. Au profit de qui ? sinon de la nation, de la race, dont nous nous proclamions humblement les disciples, qui ne pardonnait pas à la France l’admiration que jadis elle avait eue pour elle, et qui, dans l’infatuation de sa supériorité intellectuelle et morale, n’avait plus qu’une ambition, qu’un espoir : prendre sa place dans le monde ?

C’est ainsi que le double effacement de la France, dans le domaine de la politique et dans le domaine de la pensée, amena Quinet à cette conclusion que ce qui était en péril, c’était son rôle civilisateur. Autant dire : son existence.


V

La France ignorait ce péril, le plus grand qu’elle eût couru depuis des siècles ; elle ignorait le sourd travail qui s’accomplissait en Allemagne, la « pensée profonde, continue, nécessaire qui travaillait ce pays et le pénétrait en tous sens : » l’unité nationale.

Cette pensée n’était pas nouvelle. Pour la première fois, à la fin du XVIIIe siècle, l’Allemagne avait pris conscience d’elle-même dans le génie de ses poètes et de ses philosophes. Mais après le génie des lettres, le second pouvoir qui avait achevé de rallier l’Allemagne, c’était Napoléon ; « le lien que la poésie et la philosophie avaient préparé au fond des âmes, « il l’avait cimenté à sa manière par le sang et l’action, au grand jour de l’histoire. » Sa main puissante avait modelé le chaos germanique ; elle avait condensé cette poussière d’électorats et de principautés ecclésiastiques, créé la Confédération du Rhin, supprimé cette lourde et antique machine, aux ressorts grinçans et rouillés, du Saint-Empire. Par ses généraux, ses préfets et ses rois, dans le royaume de Westphalie comme dans les grands-duchés de Berg et de Francfort, Napoléon avait fait connaître à l’Allemagne, un peu rudement parfois, les bienfaits de l’administration française, alors la première de l’Europe. Il lui avait révélé ce grand secret, qu’elle ne devait plus oublier : l’Organisation, s’appuyant sur la Force. Et il lui avait versé aussi ce breuvage enivrant : la Gloire. Il avait enrégimenté ses peuples dans sa Grande Armée ; il avait entraîné dans les steppes de Russie Saxons, Wurtembergeois, Bavarois, Prussiens, avec les fils de la Révolution, avec les soldats de la France. Il avait forgé de sa main l’épée de l’Allemagne. Un jour, à Leipzig, cette épée s’était retournée contre lui, contre la France ; elle l’avait vaincu en 1814, vaincu en 1815, à Waterloo. Depuis ces jours mémorables, l’Allemagne était ivre d’action, ivre de la joie « de s’être mêlée une fois au grand mouvement du monde. » Elle s’était éveillée définitivement de son sommeil léthargique, en se heurtant au « poitrail du cheval de l’Empereur. »

Alors que la France se l’imaginait absorbée dans son rêve poétique, elle marchait résolument vers la puissance. Il lui restait une troisième étape à accomplir. En ce moment même sous les yeux de la France inattentive, elle faisait un pas gigantesque vers l’unité politique. Un obstacle empêchait la vie de circuler dans ce grand corps, maintenait une foule de petites nations impuissantes, opposées, rivales : c’étaient les douanes. Il fallait abaisser, d’Etat à Etat, ces barrières prohibitives, qui arrêtaient la plus grande Allemagne. Dès 1828, la Prusse avait conclu l’union avec la Hesse-Darmstadt ; en 1833, elle y faisait entrer la Bavière et le Wurtemberg. Cette même année 1828, les Etats du Centre formaient le Mitteldeutscher Handelsverein. Enfin, la dernière étape avait été franchie : le 1er janvier 1834, le Deutscher Zollverein, qui englobait presque tous les Etats allemands, était constitué ; ceux qui restaient en dehors, comme le grand-duché de Bade et le duché de Nassau, devaient y adhérer peu d’années après.

Voilà le grand événement qui, chose à peine croyable, passait presque inaperçu en France à cette époque : l’unité commerciale préparait l’unité politique. Quinet, du moins, l’avait compris. Il avait senti le long frémissement de joie, qui avait couru à travers l’Allemagne, deviné les « longs espoirs et les vastes pensées. » « Depuis que cet événement important est consommé, écrivait-il, les Allemands sont convaincus qu’ils sont le peuple pratique par excellence, et qu’il ne leur reste plus qu’à saisir la couronne universelle [16]. » C’était fini, et bien fini, de l’Allemagne idéaliste des poètes et des penseurs. « L’idéalisme se meurt, » avouait le vieux philosophe Daub, un ami de Quinet. Ou plutôt, cette terrible force d’idéalisme, l’Allemagne maintenant la dirigeait vers l’action [17]. Elle avait « l’effroi de retomber dans la vie contemplative ; » elle voulait sa part du pouvoir, de la richesse, des biens de ce monde. Evolution naturelle, qu’il eût été sage de prévoir. Et maintenant c’était une nouvelle Allemagne qui surgissait, qui effaçait l’ancienne : l’Allemagne de l’industrie et du commerce, des hommes d’affaires et des politiques, fière de son esprit pratique, marchant à la conquête du monde.

Cette Allemagne-là, qui donc la soupçonnait en France ? Ce n’était pas assurément l’ami de Quinet, Michelet. L’année même qui suivit la conclusion du Zollverein, en 1833, s’adressant à son jeune auditoire de l’Ecole normale, il s’exprimait en ces termes : « Comme Parceval, l’Allemagne aussi aspire à l’isolement, ou du moins elle souffre tout, hormis qu’on trouble son repos et qu’on la dérange dans ses méditations [18]. » L’opinion de Michelet, c’était, hélas ! celle de nos plus illustres penseurs, de nos plus grands poètes ; c’était celle de la France.

Mais à cette œuvre de l’unité nationale il fallait un chef ; à ces peuples qui se cherchaient il fallait un peuple qui se mit à leur tête, ambitieux, ardent, moins sentimental, dressé à l’usage de la force et de la ruse, sachant concilier le goût des spéculations infinies et le souci des intérêts matériels, — un peuple philosophe, guerrier et diplomate, qui donnât à l’Allemagne ce dont elle était le plus avide : l’action. Ce peuple, elle le chargeait de ses ambitions, de ses rancunes, de ses rapines, de ses ruses, de sa diplomatie, de sa violence, de sa gloire, « se réservant à elle l’honnête et obscure discipline des libertés intérieures [19]. » Il avait combattu, ce peuple, le vieil ennemi héréditaire ; il l’avait vaincu à Rosbach, à Waterloo ; il portait « à sa ceinture les clefs de son territoire ; » il « gardait dans sa geôle la fortune de la France. » Ce peuple, c’était la Prusse. Il faut relire ces pages prophétiques, écrites en octobre 1831 ; il faut s’en pénétrer, il faut en faire notre pensée à nous, notre conviction intime, si nous voulons comprendre le sens des événemens contemporains et chasser de notre esprit de misérables sophismes. Non, la Prusse n’a pas corrompu l’Allemagne ; elle a seulement « compris les aspirations allemandes [20]. » L’Allemagne tout entière, d’un grand élan, s’est tournée vers elle ; elle a mis de côté les vieilles rivalités, les antiques rancunes ; elle s’est donnée à la Prusse, parce que la Prusse pouvait lui donner le monde. Mais il fallait d’abord abattre la France. Le « long affront des traités de Westphalie » saignait encore au cœur de l’Allemagne. Une première fois, la Prusse avait lavé cet affront ; elle avait pris, en 1815, la province du Rhin, Cologne, Mayence, Trêves, constitué une « marche » contre la France. Elle était « loin de croire, pour sa part, que des frontières reconquises ne soient que des champs ajoutés à des champs ; » elle savait « qu’une cause entière et l’honneur d’un pays germent ou se flétrissent, selon son gré, avec l’herbe de ce sol. » Et maintenant, l’Allemagne, joyeuse, se rangeait derrière elle, la pressait d’achever son œuvre : elle la « poussait lentement et par derrière au meurtre du vieux royaume de France [21]. »

Ainsi, dès 1831, dans un éclair de génie, Quinet avait vu l’inexorable avenir ; mieux que beaucoup de nos contemporains, il avait vu l’acte prémédité, non d’une nation, non d’une dynastie, non d’une caste, mais de toute une race. Volontairement, cette race acceptait les rudes disciplines, les durs labeurs, que le peuple élu, que la Prusse exigerait d’elle : le prix était la conquête du monde. « Un homme va sortir de la Prusse ! » Ce cri d’alarme, qui effrayait la prudence d’historien de Michelet, Quinet à la prière de son ami l’avait effacé de sa brochure. Et cependant, il était né, cet homme, l’année de notre défaite, l’année de Waterloo [22], en pleine marche de Brandebourg, à Schœnhausen, d’une famille de hobereaux prussiens ; il était, en 1832, à l’Université de Gœttingue, où il menait la vie grossière des étudians de son pays. Mais dans ce junker batailleur et débauché, qui se vantait plus tard de n’avoir, en dix-huit mois, suivi que deux heures de cours, vivait le terrible génie de la Prusse : Otto de Bismarck était l’élu du Destin. Tant il est vrai que les circonstances produisent infailliblement les hommes. C’est le grand mérite d’Edgar Quinet de l’avoir compris ; et ce qu’on nomme son sens prophétique n’est peut-être qu’un sentiment plus intime des réalités et des grandes lois historiques qui nous gouvernent.

Si Quinet n’a jamais partagé l’illusion de ceux qui voient dans la Prusse la puissance corruptrice de la « candide Allemagne, » il ne pensait pas davantage que la démocratie allemande pût jamais s’opposer aux desseins ambitieux de la Prusse. Il savait que les mots analogues ont, de peuple à peuple, des sens très différens, et que la démocratie allemande, née d’hier, jeune, ardente, avide et, par-dessus tout, germanique, n’a rien de commun avec notre vieux socialisme français, issu du XVIIIe siècle et de la Révolution, épris de liberté et de justice, unissant dans un même amour la France et l’humanité tout entière. La démocratie prussienne s’entendait à merveille avec un despotisme intelligent, remuant, « fait à sa taille, » qui lui donnait ce qu’elle exigeait avant tout : l’action. Elle était elle-même conquérante, réclamait les provinces d’Alsace-Lorraine, se plaignait qu’on n’eût point, en 1815, « gardé le renard, quand on le tenait dans ses filets. » Au fond, cette démocratie avait le despotisme dans le sang : entre elle et le militarisme prussien, l’accord était facile. Edgar Quinet le résumait dans cette formule, qui n’a rien perdu de son actualité : « Entre le peuple et le pouvoir, il y a une entente secrète pour ajourner la liberté [23]. »

Ce mouvement irrésistible, qui emportait l’Allemagne dans les voies de son unité nationale, eût été, après tout, légitime, s’il n’eût revêtu une ferme haineuse, agressive à l’égard des autres nations, en particulier de la France, et s’il n’eût visé ouvertement à la domination universelle. « L’Allemagne, par-dessus tout ; » telle était la pensée plus ou moins secrète de l’Allemagne, et cela bien avant que cette insolente formule fit le tour du monde Ce culte exclusif de l’Allemagne avait trouvé son expression dans une religion particulière, qui avait ses fidèles, ses rites et ses dogmes et qu’Edgar Quinet a parfaitement définie dans son article de la Revue du 15 décembre 1842 [24]. C’est ce qu’il nomme la « Teutomanie, » et les symptômes de cette étrange maladie se retrouvent aujourd’hui dans le pangermanisme. On en jugera par cette rapide analyse.

Le premier caractère de cette maladie et celui qu’on trouve à la base, c’est une vanité démesurée, énorme, qui ne ressemble en rien au calme orgueil des Anglais ou des Castillans : vanité de parvenus et de derniers venus dans la civilisation, susceptibles, hargneux, irritables, et cela d’autant plus que, matériellement et spirituellement, ils ont porté longtemps le joug des nations voisines et qu’ils veulent en effacer jusqu’au souvenir : « Ces hommes, dès qu’on ne les admire pas les yeux fermés, sont tout prêts à croire que vous cédez à une conspiration ourdie contre eux : de là, ce ton de haine corrosive et ce chant de vautour, pour peu que vous mettiez de réserve dans votre enthousiasme [25]. » L’Allemagne est infatuée de sa culture. De cette infatuation nous sommes un peu la cause : nous nous sommes prosternés devant le génie de l’Allemagne, et alors « l’encens imprévu a obscurci le front du penseur : l’ivresse a commencé. » Ces lignes sont de 1842. L’ivresse a duré plus d’un demi-siècle, elle dure encore. Mais, ce n’est plus seulement la France, c’est, après 1870, le monde entier qui a vécu à genoux devant l’Allemagne.

De cette vanité et de cette infatuation procède le second caractère. « On a cherché quelle grande pensée on portait en soi pour renouveler le monde : on a trouvé la teutomanie. » Entendez : la germanisation à outrance de l’univers. L’Allemagne, qui veut hériter de la France, est impuissante à recueillir cet héritage : elle redoute les idées de liberté, qui forment son plus clair trésor. Repliée sur elle-même, absorbée dans la contemplation de sa propre supériorité, elle est incapable de montrer « quelque noble initiative » désintéressée pour le reste de l’Europe. Son patriotisme rétréci, égoïste et farouche, ne pouvant s’élever jusqu’à l’idée d’humanité, a décidé de ramener l’humanité à lui-même par tous les moyens, science, commerce, industrie, sans en exclure la Force. Une telle idée est, d’ailleurs, conforme au mysticisme de la race élue de Dieu et à la croyance de tout bon Allemand ; elle se résume en cette formule : « Dieu nous a appelés à civiliser le monde. »

Civiliser, soit ! Mais, en tout cas, pas par l’amour. Le caractère dominant de la teutomanie, c’était la haine : haine « corrosive » de tout ce qui n’était pas allemand, et surtout de la France. L’inintelligence à l’égard de ce pays allait en Allemagne jusqu’aux dernières limites. Y avait-il un seul de ces illustres penseurs, tant vantés, qui eût écrit sur notre XVIIe siècle une page juste et mesurée ? Le père de la philosophie moderne, le grand Descartes, n’avait pas été jugé digne de figurer en effigie avec les autres philosophes sur les murs de l’Université de Bonn. Mais, en revanche, l’Allemagne n’avait pas encore pardonné à la France les traités de Westphalie, la dévastation du Palatinat sous Louis XIV, la cession des provinces d’Alsace et de Lorraine ! Mieux encore : un homme « distingué » d’outre-Rhin et « plein de modération, » à qui Edgar Quinet demandait ce que voulait l’Allemagne, lui répondait avec candeur : « Revenir au traité de Verdun entre les fils de Louis le Débonnaire. » Si cet homme « modéré » s’exprimait ainsi, qu’était-ce des autres ? L’histoire n’est pas pour ce peuple, qui « rumine longtemps ses souvenirs, » l’étude impartiale de la vérité ; elle est l’arsenal où l’Allemand fourbit, sans se lasser, ses rancunes et ses haines.

Le plus curieux exemple qu’en cite Quinet est ce Manuel de l’histoire universelle du « très célèbre docteur Léo, » ancêtre de nos actuels pangermanistes. Dans un parallèle entre les deux races, celtique et germanique, l’auteur montrait l’une toujours mue par un « instinct bestial » (thierischen Triebes), l’autre par « l’impulsion d’une pensée sainte et sacrée » (heiligen Verhältnisses, heiligen Gedanken). Le peuple français était un « peuple de singes » (Affenvolk), Paris la « vieille maison de Satan » (das alte Haus des Satans), la prise de la Bastille une « comédie, » Mme Roland une « caricature, » Necker un idiot, — qu’aurait dit Mme de Staël ? — Quant à Louis XVI, il avait été « justement supplicié par Dieu à cause de sa bêtise... » Sans doute, tous les lettrés d’outre-Rhin ne s’exprimaient pas à la façon du docteur-professeur Léo ; mais tous avaient, au fond, le mépris de la France. Le service éminent que les sots rendent à la vérité, est de dire ouvertement et crûment ce que d’autres, par pudeur ou par politique, cachent au fond de leur cœur. Y a-t-il donc si loin des appréciations de ce pédant germanophile au jugement que, en mai 1830, le vieil ennemi de la France, le baron de Stein, formulait en ces termes : « Je ne me fie pas au bon sens et à l’intelligence du peuple français ; car il est mobile, égoïste, vain, sans instruction et sans courage [26] ? » Il y avait beaucoup de barons de Stein en Allemagne.

La haine de la France ! Mais elle était partout. La presse, « ce grand levier de calomnies et de corruption [27], » bâillonnée par la censure pour tout le reste, avait déjà « liberté absolue de tout dire, inventer, imaginer sur la France. » Elle apprenait au peuple allemand que Ney avait été assassiné par le peuple français et que George Sand s’appelait de ce nom par sympathie pour le meurtrier de Kotzebue. La « teutomanie » avait un complément : la gallophagie. Quinet a tracé du gallophage un portrait qui n’a pas vieilli. Il le montre à l’école, à l’Université, en voyage, sur le sol de cette France, où il pénètre, soupçonneux et méfiant, jette « un regard sinistre sur les conducteurs de diligences, les estaminets et les institutions du royaume. » Ne vous fiez pas à sa politesse, trop affectée pour être sincère : « Au même instant, il vous lèche en français et vous écorche en allemand. » Ce personnage candide, sournois, bilieux, de modernes humoristes ne l’ont pas inventé : il est une des institutions de l’Allemagne moderne.

Ce qu’il y a de plus remarquable peut-être dans cette étude célèbre de la Teutomanie, c’est que cette maladie est décrite sans passion et sans haine. Au contraire, l’autour la déplore. Marié à une Allemande, ayant aimé lui-même l’Allemagne du plus sincère amour, il voit avec mélancolie cette rapide évolution de l’esprit national, cette déformation de tout un peuple « sage et laborieux, qui s’étonne presque autant que nous de tout ce qu’on lui fait dire. » La gallophagie n’était pas tant le fait de la nation allemande que celui de certains intellectuels ; mais cette minorité ardente, disciplinée, répandue dans la presse, dans les Universités, obéissant à un mot d’ordre, favorisée du pouvoir, corrompait l’esprit public, creusait l’abime entre la France et l’Allemagne. Il y avait là un danger pour la France, un danger pour la civilisation. Qui donc allait l’emporter, de l’amour ou de la haine ? De cette Allemagne nouvelle, farouchement repliée sur elle-même dans l’admiration de sa force, ou du génie de la France vibrant de sympathie pour l’humanité tout entière ? C’est tout plein de ces pensées qu’Edgar Quinet écrivait cette admirable invocation, qui exprime sa foi ardente dans les destinées de son pays : « Poursuis donc ta route, ô mon glorieux pays !... Tu n’emportes pas seulement des peuples, des corps, du sang, de l’or et des voix confondues, mais aussi tout un cortège d’idées, des arts, des cultes et des dieux inconnus, qui se hâtent sur tes pas, comme le cercle des heures sur les pas du matin. »


VI

Cependant, tandis que, de l’autre côté du Rhin, la haine creusait, toujours plus profond, le fossé entre les deux peuples, que faisait la France ? Elle oubliait le vieux culte de la patrie, elle s’abandonnait à l’amour du genre humain. C’est à un moment grave de notre histoire, en 1840, quand, à propos de la question d’Orient, une coalition se formait contre la France, qu’Edgar Quinet dénonça le péril. Jamais il ne fut plus éloquent ; jamais plus ardent patriotisme ne s’allia à plus de clairvoyance. Il trouva sur sa route l’illustre Lamartine, et le débat courtois, qui s’engagea entre ces deux nobles esprits, est l’un des plus émouvans et des plus instructifs qui sollicitent, maintenant encore, notre attention.

« La France devient la patrie des utopies [28]. » C’était là l’autre danger. Le premier, c’était, on le sait, l’indifférence d’un gouvernement se méfiant de la nation, préoccupé avant tout de vivre, oublieux des traditions, qui faisaient à l’extérieur notre grandeur et notre force. Mais, à côté de ce gouvernement né de la liberté et qui craignait la liberté, il y avait un mouvement inquiétant d’idées qui emportait poètes, philosophes, penseurs, vers un idéal chimérique. Jamais les sectes philosophiques et sociales, qui prétendaient renouveler le monde, n’avaient pullulé en France comme sous le règne de Louis-Philippe. Mais toutes avaient un caractère commun : l’absence de sentimens nationaux. « Au lieu de la France, toutes embrassent le genre humain. » L’unité des peuples était, comme l’écrivait à la même époque le vieux Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, la « folie du moment. » Divisés sur d’autres questions, Saint-Simoniens, Phalanstériens, Fouriéristes, Owénistes, Socialistes, Communistes, Unionistes, Egalitaires étaient d’accord sur ce point : la religion de l’humanité devait remplacer le culte de la patrie. Un généreux penseur, un poète, Lamartine, jetait sur ces théories l’éclat de son génie ; il lançait l’anathème contre la guerre « ce grand suicide, — ce meurtre impie à mille bras [29] ; » il s’écriait :


Servons l’humanité, le siècle, la patrie ;
Vivre en tout, c’est vivre cent fois !


Trois ans après, l’Europe répondait à cet élan de fraternité et d’amour par la coalition.

Il importe de bien comprendre cet état des esprits, si l’on veut saisir le vrai caractère de l’intervention de Quinet. Au fond, les idées de Lamartine s’accordaient trop avec les sentimens les plus intimes de sa propre nature pour qu’il en méconnût la noblesse. Il admirait ce grand poète, comme il était admiré de lui. Mais il y avait en Quinet ce qui manquait à Lamartine : l’alliance, bien rare en un seul homme, de l’idéal et du réel. L’humanité, personne n’avait pour elle un culte plus sincère, une foi plus profonde en son avenir : le jeune traducteur des Idées de Herder n’avait pas renié la religion de sa jeunesse. Mais il aimait l’humanité dans la France, et ce qui mettait la France en péril lui semblait mettre en péril l’humanité tout entière.

La guerre, il la détestait : il avait vu, enfant, l’invasion et la défaite. Mais il pensait qu’il y a pour une nation un malheur plus grand encore : l’abandon de soi-même, le renoncement à ses destinées. Ce noble amour de la France et de l’humanité lui inspirait ces paroles enflammées, qui ont trouvé dans la France de nos jours un si puissant écho : « Savez-vous supporter, non pas l’ardeur du combat, mais la privation de vos biens, de vos jouissances accoutumées ? Surtout les partis, les factions feront-ils trêve un moment, et ce vieux mot de patrie, que personne n’ose plus prononcer, parlera-t-il au cœur des hommes ? Dans ce cas, après avoir invoqué votre droit, acceptez la guerre ! Sauvez la France ! Sauvez r avenir ! Sauvez tout ce qui périt [30] ! »

Ce fut la question du Rhin qui mit aux prises, l’année suivante, en 1841, Quinet et Lamartine. Déjà, en 1836, dans des vers trop peu connus [31], Quinet avait évoqué cette frontière du Rhin, qui longtemps avait été le rêve de la France et dont elle semblait maintenant détourner ses regards :


Oui, ces monts sont à nous, notre ombre les domine ;
Oui, ces fleurs sont à nous, nous en gardons l’épine ;
Oui, ces champs sont à nous, nos morts y sont couchés,
Peuple, rappelle-toi, debout sur ce rivage.
Ainsi qu’un vendangeur qui revient de l’ouvrage,
Quand tu lavais ton front parmi ces joncs penchés...

Mais si tu l’oubliais, le fleuve de ta gloire,
Peuple au long avenir, à la courte mémoire,
Au lieu des chalumeaux, une trompe d’airain,
La nuit, le jour, semblable à celle de l’archange.
Jusqu’à ta sourde oreille où tout s’efface et change,
Immense, porterait l’immense écho du Rhin !


Or, en 1841, un poète allemand médiocre, Nicolas Becker, publiait et dédiait à Lamartine un recueil de poésies, où il avait inséré un chant national, qui avait eu, l’hiver précédent, « un immense retentissement sur les bords du Rhin [32]. » C’était la fameuse chanson du Rhin allemand. « Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides... » Dédier ce chant de haine au poète de la fraternité et de l’amour, c’était, pour le moins, une inconséquence qui dut frapper le noble Lamartine. Il répondit par les vers les plus généreux, les plus imprudens aussi qui soient sortis de sa plume : ce fut la Marseillaise de la Paix.

On connaît ces vers éclos dans la solitude de Saint-Point et du petit cabinet voûté, où, à l’heure silencieuse du matin gris, avant le lever du jour, le poète écoute les bruits de son âme et le « murmure des forêts, qui viennent tinter et expirer sur ses vitres [33] : » hymne de paix et d’amour, qu’inspire la nature, où éclate tout l’idéalisme de la race, sa force d’illusion et de rêve, qui, dédaigneuse de la réalité, s’élance vers un radieux avenir :


Roule, libre et superbe entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l’Occident, coupe des nations !
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives.
Emporte les défis et les ambitions !

Il ne tachera plus le cristal de ton onde,
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain...


Comment relire sans un malaise douloureux ces vers que, par deux fois, la réalité devait démentir de la façon la plus tragique ? Et notre piété envers la patrie, qui suscite à cette heure tant de silencieux héroïsmes, souffre de cet appel :


Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La Fraternité n’en a pas ! »


Mais il y a mieux à faire qu’à triompher du noble poète. C’est de chercher la cause de son erreur et des illusions, qui ne furent pas seulement les siennes, mais celles de son temps et de la France. La première, ce fut de continuer la vieille légende et de s’imaginer une Allemagne de fantaisie et de rêve, une nation de sages burgraves, loyaux, sincères, généreux et candides :


Vivent les nobles fils de la grave Allemagne !
Le sang-froid de leurs fronts couvre un foyer ardent ;

Chevaliers tombés rois des mains de Charlemagne,
Leurs chefs sont les Nestors des conseils d’Occident.

Leur langue a les grands plis du manteau d’une reine,
La pensée y descend dans un vague profond ;
Leur cœur sûr est semblable au puits de la sirène,
Où tout ce que l’on jette, amour, bienfait ou haine,
Ne remonte jamais du fond.


C’était toujours le songe de la France. Mais ce songe devenait, d’années en années, plus redoutable, parce qu’il s’accompagnait d’un autre : celui de la fraternité universelle des peuples. A mesure que l’esprit national s’affaiblissait en France, il grandissait en Allemagne : les temps étaient proches où il allait menacer l’Europe entière et cette civilisation même, dont la France était si fière et dont l’Allemagne supportait impatiemment le joug. Nous nous endormions dans l’amour, tandis qu’à nos côtés veillait la haine.

Quinet vit le danger. Il prit la plume, et, dans la Revue même où Lamartine venait de publier sa Marseillaise de la Paix, il répondit par d’autres vers. C’est la pièce intitulée Le Rhin : — « A M. de Lamartine [34]. » Ces vers n’ont ni l’harmonie, ni la splendeur d’images de la poésie de Lamartine, est-il besoin d’en faire la remarque ? Mais ils ont pour eux le sentiment de la réalité positive. Edgar Quinet connaissait l’Allemagne ; il savait qu’elle ne comprendrait pas, qu’elle ne pouvait pas comprendre le langage d’un Lamartine, et que cette générosité passerait pour de la peur ; il savait le « perpétuel malentendu » de deux âmes impénétrables l’une à l’autre :


Au premier coup de bec du vautour germanique,
Qui vient te disputer ta part d’onde et de ciel,
Tu prends trop tôt l’essor, roi du chant pacifique.
Noble cygne de France, à la langue de miel...

Ah, qu’ils vont triompher de ta blanche élégie !
Que l’écho de Leipzig rira de nôtre peur !
Déjà l’or de ton chant, transformé par l’orgie,
Dans l’air m’est renvoyé comme une balle au cœur !


Surtout il s’effrayait à bon droit de cette facilité à sacrifier la France, la vieille terre de France pour qui tant de générations avaient lutté et souffert, à ne voir en elle qu’un souffle, qu’une âme perdue dans l’immense humanité, adoratrice de la Force. Qu’y gagnerait, en effet, l’humanité, si vraiment son culte n’existe que par la France et si, comme on le voit trop bien à l’heure présente, elle changeait sa tutelle généreuse et légère pour le plus lourd despotisme qui ait jamais écrasé la race humaine ? L’esprit d’idéalisme, force, mais aussi faiblesse de la race, puissance de rayonnement et d’amour et, par instant, esprit d’utopie et d’erreur qui mène droit aux abîmes, tel est le péril qu’Edgar Quinet a clairement aperçu et qu’il n’a cessé de dénoncer. Et, s’il l’a dénoncé, c’est que, dans sa pensée, il opposait à cet idéalisme le terrible réalisme de l’Allemagne : là était le danger, — danger de mort pour la France. L’Allemagne était sortie de son nuage, et maintenant c’était la France qui s’enfonçait dans les brumes de l’imagination et du rêve. La démocratie française se ferait-elle cosmopolite ? Et qu’arriverait-il en ce cas ? La réponse, c’est encore Quinet qui nous la donne : « Comme elle serait la seule qui se détacherait du sol natal, elle serait immanquablement dupe de toutes les autres, et principalement de la démocratie allemande, qui, restée toute neuve, a conservé toutes les passions et toutes les ambitions à la fois, celles de classe et de race [35]. »

On ne saurait mieux dire, ni poser plus clairement les données du problème. Derrière l’étiquette trompeuse des mots nul n’a mieux aperçu le long passé historique, la mentalité, la race, — l’abime qui sépare les deux peuples.


VII

En 1867, après Sadowa, Edgar Quinet reprit la plume et dans une admirable brochure, France et Allemagne, il montre, non sans tristesse, ses prédictions réalisées et le péril grandissant. De cette brochure nous n’avons pas à nous occuper ici ; nous avons voulu simplement analyser l’erreur romantique à l’égard de l’Allemagne et en rechercher les causes.

Grâce à des circonstances exceptionnelles, grâce aussi à la force de son esprit, Quinet a su échapper à cette erreur. Il a eu le sort de tant de prophètes : on ne l’a pas cru. Ses meilleurs amis, Michelet lui-même, n’ont pas écouté sa voix. Pourquoi ? On en peut discerner plusieurs causes : la légende illustrée par Mme de Staël, continuée par Cousin, l’exaltation romantique, si opposée à la vraie méthode scientifique, la croyance en la France invincible, l’affaiblissement du sentiment national, l’esprit d’utopie... Mais tout s’efface devant cette idée : on ne peut devancer l’œuvre du Temps ; seul le Temps instruit les hommes. Heureux quand, au sortir d’un long rêve, ils trouvent en eux-mêmes, à l’heure du réveil, l’énergie nécessaire pour réparer l’erreur de tout un siècle !

Il est juste d’ajouter que nous, qui embrassons du regard l’histoire de ce siècle et qui souffrons cruellement de cette erreur, nous sommes frappés de certaines vérités, qui n’apparaissaient pas aux contemporains avec autant d’évidence. On peut même se demander comment Quinet en a eu connaissance. Il s’en est expliqué plus tard [36] : « Il y avait, dit-il, des signes dans le fond des choses. C’était comme une rumeur à voix basse, qui partait on ne sait d’où. Elle n’avait ni forme, ni consistance. C’étaient des conversations rares, des paroles interrompues, des enthousiasmes subits, qui jaillissaient et disparaissaient comme l’éclair. On pouvait les résumer dans ce mot : la grandeur de l’Allemagne. » Voilà tout son secret. Doué de sens plus délicats, connaissant la langue, marié en premières noces à une Allemande, placé à Heidelberg, à Grünstadt, à Bade, dans un poste d’écoute de première ligne, il a fait comme le soldat, comme le mineur qui, l’oreille collée contre la paroi, saisit les bruits furtifs, les pas, les coups sourds du pic, tout le lent cheminement de l’adversaire creusant la galerie souterraine, qu’il va bourrer d’explosifs.

Et alors, plein d’angoisse, il est remonté au grand jour, il a jeté le cri d’alarme.


PAUL GAUTIER.

  1. Il était né en 1792.
  2. Edgar Quinet, Fatalisme et indifférence.
  3. Introduction à la philosophie de l’histoire de l’humanité.
  4. Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, par Herder, ouvrage traduit de l’allemand, précédé d’une introduction par Edgar Quinet. — A Paris et Strasbourg, chez Levrault, 2 volumes, 1827. Avec cette dédicace à Victor Cousin : « Faible hommage de respect pour son caractère et de reconnaissance pour son amitié. »
  5. Tous ces détails sont tirés de sa correspondance, en particulier avec sa mère.
  6. Edgar Quinet avant l’exil, p. 118.
  7. Elle revint à lui plus tard ; Edgar Quinet épousa Minna Moré en décembre 1834. Ce mariage, le séjour prolongé qu’il fit avec sa femme à Bade, à Heidelberg, le firent pénétrer plus profondément encore dans la connaissance de l’Allemagne.
  8. Edgar Quinet, Ahasvérus.
  9. Titre : De l’Allemagne et de la Révolution — Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1832.
  10. France et Allemagne, 1867.
  11. Cette formule est de 1867, dans France et Allemagne ; mais l’idée ressort avec clarté déjà du premier article, celui de janvier 1832.
  12. De l’Allemagne et de la Révolution, 1er janvier 1832.
  13. Cf. Lévy-Bruhl, l’Allemagne depuis Leibniz, et notre ouvrage sur Mme de Staël et Napoléon.
  14. De l’Allemagne et de la Révolution.
  15. Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal.
  16. De la Teutomanie, 15 décembre 1842.
  17. « Nous sommes devenus des idéalistes réalistes. » Gazette de Lausanne, du 6 mars 1916 ; lettre du pasteur D... de Berlin.
  18. G. Monod, Jules Michelet.
  19. De l’Allemagne et de la Révolution. — Revue du 1er janvier 1832.
  20. Ce mot est de Barthélémy Saint-Hilaire.
  21. De l’Allemagne et de la Révolution.
  22. En 1815.
  23. De l’Allemagne et de la Révolution.
  24. « De la Teutomanie. » — Revue du 15 décembre 1842.
  25. De la Teutomanie.
  26. Revue des Deux Mondes, 1835, article de Lerminier : Au delà du Rhin.
  27. Lettre de Quinet à Léon Faucher, de 1837.
  28. « 1815-1840, » Paulin, 1840.
  29. Recueillemens poétiques, la pièce intitulée Utopie.
  30. « 1815-1840. »
  31. Cf. Allemagne et Italie, édition de 1839. La pièce est datée d’octobre 1836.
  32. Note de la rédaction de la Revue à la Marseillaise de la Paix, 1er juin 1841.
  33. Lettre à M. Léon Bruys d’Ouilly.
  34. Revue des Deux Mondes, 15 juin 1841.
  35. France et Allemagne, 1867.
  36. France et Allemagne, 1867.