PLANCHE IV.[1]

Ponts naturels d’Icononzo.



Parmi les scènes majestueuses et variées que présentent les Cordillères, les vallées sont ce qui frappe le plus l’imagination du voyageur européen. L’énorme hauteur des montagnes ne peut être saisie en entier qu’à une distance considérable, et lorsqu’on se trouve placé dans ces plaines qui se prolongent depuis les côtes jusqu’au pied de la chaîne centrale. Les plateaux qui entourent les cimes couvertes de neiges perpétuelles, sont la plupart élevés de deux mille cinq cents à trois mille mètres au-dessus du niveau de l’Océan. Cette circonstance diminue, jusqu’à un certain point, l’impression de grandeur que produisent les masses colossales du Chimborazo, du Cotopaxi et de l’Antisana, vues des plateaux de Riobamba et de Quito. Mais il n’en est point des vallées comme des montagnes. Plus profondes et plus étroites que celles des Alpes et des Pyrénées, les
Ponts naturels d’Icononzo.
vallées des Cordillères offrent les sites les plus sauvages et les plus propres à remplir l’âme d’admiration et d’effroi. Ce sont des crevasses dont le fond et les bords sont ornés d’une végétation vigoureuse, et dont souvent la profondeur est si grande, que le Vésuve et le Puy-de-Dôme pourroient y être placés sans que leur cime dépassât le rideau des montagnes les plus voisines. Les voyages intéressans de M. Ramond ont fait connaître la vallée d’Ordesa, qui descend du Mont-Perdu, et dont la profondeur moyenne est de près de neuf cents mètres (quatre cent cinquante-neuf toises). En voyageant sur le dos des Andes, de Pasto à la Villa de Ibarra, et en descendant de Loxa vers les bords de la rivière des Amazones, nous avons traversé, M. Bonpland et moi, les fameuses crevasses de Chota et de Cutaco, dont l’une a plus de quinze cents, et l’autre plus de treize cents mètres de profondeur perpendiculaire. Pour donner une idée plus complète de la grandeur de ces phénomènes géologiques, il est utile de faire observer que le fond de ces crevasses n’est que d’un quart moins élevé au-dessus du niveau des eaux de la mer, que les passages du Saint-Gothard et du Mont-Cenis.

La vallée d’Icononzo ou de Pandi, dont une partie est représentée dans la quatrième Planche, est moins remarquable par ses dimensions que par la forme extraordinaire de ses rochers, qui paroissent taillés par la main de l’homme. Leurs sommets nus et arides offrent le contraste le plus pittoresque avec les touffes d’arbres et de plantes herbacées qui couvrent les bords de la crevasse. Le petit torrent, qui s’est frayé un passage à travers la vallée d’Icononzo, porte le nom de Rio de la Summa Paz. Il descend de la chaîne orientale des Andes qui, dans le royaume de la Nouvelle-Grenade, sépare le bassin de la rivière de la Madeleine, des vastes plaines du Meta, du Guaviare et de l’Orénoque. Ce torrent, encaissé dans un lit presque inaccessible, ne pourroit être franchi qu’avec beaucoup de difficultés, si la nature même n’y avoit formé deux ponts de rochers qu’on regarde avec raison, dans le pays, comme une des choses les plus dignes de fixer l’attention des voyageurs. C’est au mois de septembre de l’année 1801, que nous avons passé ces ponts naturels d’Icononzo, en allant de Santa-Fe de Bogota à Popayan et à Quito.

Le nom d’Icononzo est celui d’un ancien village des Indiens Muyscas, situé sur le bord méridional de la vallée, et dont il n’existe plus que quelques cabanes éparses. L’endroit habité le plus proche de ce site remarquable, est aujourd’hui le petit village de Pandi ou Mercadillo, éloigné d’un quart de lieue vers le nord-est. Le chemin de Santa-Fe à Fusagasuga (lat. 4° 20′ 21″ nord, long. 5° 7′ 14″, et de là à Pandi, est l’un des plus difficiles et des moins frayés que l’on trouve dans les Cordillères. Il faut aimer passionnément les beautés de la nature, pour ne pas préférer la route ordinaire qui conduit du plateau de Bogota par la Mesa de Juan Diaz aux rives de la Madeleine, à la descente périlleuse du Paramo de San-Fortunato et des montagnes de Fusagasuga, vers le pont naturel d’Icononzo.

La crevasse profonde à travers laquelle se précipite le torrent de la Summa Paz occupe le centre de la vallée de Pandi. Près du pont elle conserve, sur plus de quatre mille mètres de longueur, la direction de l’est à l’ouest. La rivière forme deux belles cascades au point où elle entre dans la crevasse à l’ouest de Doa, et au point où elle en sort en descendant vers Melgar. Il est très-probable que cette crevasse a été formée par un tremblement de terre : elle ressemble à un filon énorme, dont la gangue auroit été enlevée par les travaux des mineurs. Les montagnes environnantes sont de grès à ciment d’argile : cette formation, qui repose sur les schistes primitifs (thonschiefer) de Villeta, s’étend depuis la montagne de sel gemme de Zipaquira jusqu’au bassin de la rivière de la Madeleine. C’est elle aussi qui renferme les couches de charbon de terre de Canoas ou de Chipa, que l’on exploite près de la grande chute de Tequendama (Pl. vi).

Dans la vallée d’Icononzo, le grès est composé de deux roches distinctes. Un grès très-compacte et quartzeux, à ciment peu abondant, et ne présentant presque pas de fissures de stratification, repose sur un grès schisteux (sandsteinschiefer) à grain très-fin, et divisé en une infinité de petites couches très-minces et presque horizontales. On peut croire que le banc compacte et quartzeux, lors de la formation de la crevasse, a résisté à la force qui déchira ces montagnes, et que c’est la continuation non interrompue de ce banc qui sert de pont pour traverser d’une partie de la vallée à l’autre. Celle arche naturelle a quatorze mètres et demi de longueur sur 12,7 m de largeur ; son épaisseur, au centre, est de 2,4 m. Des expériences faites avec beaucoup de soin sur la chute des corps, et en employant un chronomètre de Berthoud, nous ont donné 97,7 m pour la hauteur du pont supérieur au-dessus du niveau des eaux du torrent. Une personne très-éclairée, qui a une campagne agréable dans la belle vallée de Fusagasuga, Don Jorge Lozano, a mesuré avant nous cette même hauteur, au moyen d’une sonde ; il l’a trouvée de cent douze varas (93,4 m) : la profondeur du torrent paroît être, dans les eaux moyennes, de six mètres. Les Indiens de Pandi ont formé, pour la sûreté des voyageurs, d’ailleurs très-rares dans ce pays désert, une petite balustrade de roseaux qui se prolonge vers le chemin par lequel on parvient au pont supérieur.

Dix toises au-dessous de ce premier pont naturel, s’en trouve un autre auquel nous avons été conduits par un sentier étroit qui descend sur le bord de la crevasse. Trois énormes masses de rochers sont tombées de manière à se soutenir mutuellement : celle du milieu forme la clef de la voûte, accident qui auroit pu faire naître aux indigènes l’idée de la maçonnerie en arc, inconnue aux peuples du nouveau monde comme aux anciens habitans de l’Egypte. Je ne déciderai pas la question de savoir si ces quartiers de rochers ont été lancés de loin, ou s’ils ne sont que les fragmens d’une arche détruite en place, mais originairement semblable au pont naturel supérieur. Cette dernière supposition est rendue probable par un accident analogue qu’offre le Colisée à Rome, où l’on voit, dans un mur à demi écroulé, plusieurs pierres arrêtées dans leur chute, parce qu’en tombant elles ont formé accidentellement une voûte.

Au mileu du second pont d’Icononzo se trouve un trou de plus de huit mètres carrés, par lequel on voit le fond de l’abime : c’est là que nous avons fait les expériences sur la chute des corps. Le torrent paroît couler dans une caverne obscure : le bruit lugubre que l’on entend est dû à une infinité d’oiseaux nocturnes qui habilent la crevasse, et que l’on est tenté d’abord de prendre pour ces chauves-souris de taille gigantesque, qui sont si communes dans les régions équinoxiales. On en distingue des milliers qui planent au-dessus de l’eau.

Les Indiens nous ont assuré que ces oiseaux ont la grosseur d’une poule, des yeux de hibou, et le bec recourbé. On les appelle cacas y et la couleur uniforme de leur plumage, qui est d’un gris brunâtre, me fait croire qu’ils n’appartiennent pas au genre caprimulgus, dont les espèces sont d’ailleurs si variées dans les Cordillères. Il est impossible de s’en procurer, à cause de la profondeur de l& vallée. On n’a pu les examiner qu’en jetant des fusées dans les crevasses, pour en éclairer les parois.

L’élévation du pont naturel d’Icononzo est de huit cent quatre-vingt-treize mètres (quatre cent cinquante-huit toises) au-dessus du niveau de l’Océan. Il existe dans les montagnes de la Virginie, dans le comté de Rock Bridge, un phénomène semblable au pont supérieur que nous venons de décrire. Il a été examiné par M. Jefferson, avec le soin qui distingue toutes les observations de cet excellent naturaliste[2]. Le pont naturel du Cedar Creek en Virginie, est une arche calcaire de vingt-sept mètres d’ouverture ; son élévation au-dessus des eaux de la rivière est de soixante-dix mètres. Le pont de terre (Rumichaca) que nous avons trouvé sur la pente des montagnes porphyritiques de Chumban dans la province de los Pastos, le pont de la Mère de Dieu, appelé Danto, près de Totonilco au Mexique, la roche percée près de Grandola dans la province de l’Alentejo en Portugal, sont des phénomènes géologiques qui ont tous quelque ressemblance avec le pont d’Icononzo. Mais je doute qu’on ait découvert jusqu’ici, quelque part sur le globe, un accident aussi extraordinaire que celui qu’offrent les trois masses de rochers qui se soutiennent mutuellement en formant une voûte naturelle.

J’ai dessiné les ponts d’Icononzo dans la partie septentrionale de la vallée, et dans un point où l’arche se présente en profil. Les premières épreuves de cette Planche indiquent par erreur, comme graveur, M. Gmelin à Rome, au lieu de M. Bouquet à Paris.

  1. Pl. ii de l’édition in-8o
  2. Notes sur la Virginie, p. 56.