PLANCHE XX.

Intérieur de la maison de l’Inca, au Cañar.



Cette Planche représente le plan et l’intérieur du petit bâtiment qui occupe le centre de l’esplanade dans la citadelle du Cañar, et que M. de La Condamine a cru destiné à un corps-de-garde : j’ai mis d’autant plus de soin à donner de l’exactitude à ce dessin, que les restes de l’architecture péruvienne, épars sur le dos de la Cordillère, depuis le Cuzco jusqu’à Cayambe, ou depuis les 13° de latitude australe jusqu’à l’équateur, portent tous le même caractère dans la coupe des pierres, la forme des portes, la distribution symétrique des niches, et l’absence totale des ornemens extérieurs. Cette uniformité de construction est si grande, que toutes les hôtelleries (tambos) placées le long des grandes routes, et appelées dans le pays des maisons ou palais de l’Inca, parois sent avoir été copiées les unes des autres. L’architecture péruvienne ne s’élevoit pas au delà des besoins d’un peuple montagnard ; elle ne connoissoit ni pilastres, ni colonnes, ni arcs en plein cintre : née dans un pays hérissé de rochers, sur des plateaux presque dénués d’arbres, elle n’imitait pas, comme l’architecture des Grecs et des Romains, l’assemblage d’une charpente en bois : simplicité, symétrie et solidité, voilà les trois caractères par lesquels se distinguent avantageusement tous les édifices péruviens.

La citadelle du Cañar et les bâtimens carrés qui l’entourent, ne sont pas construits de ce même grès quartzeux qui recouvre le schiste argileux et les porphyres de l’Assuay, et qui paroît au jour dans le jardin de l’Inca, en descendant vers la vallée de Gulan. Les pierres qui ont servi aux édifices du Cañar, ne sont pas non plus du granite, comme M. de La Condamine l’a cru, mais un porphyre trapéen d’une grande dureté, enchâssant du feldspath vitreux et de l’amphibole. Peut-être ce porphyre a-t-il été arraché des grandes carrières que l’on trouve à quatre mille mètres de hauteur, près du lac de la Culebrilla, à une distance de plus de trois lieues du Cañar : il est certain du moins que ces carrières ont fourni la belle pierre employée dans la maison de l’Inca, située dans la plaine de Pullal, à une élévation qui égale presque celle qu’auront le Puy-de-Dôme placé sur le sommet du Canigou.

On ne trouve point dans les ruines du Cañar de ces pierres d’une énorme grandeur qu’offrent les édifices péruviens du Cuzco et des pays voisins. Acosta en a mesuré à Traquanaco qui avoient douze mètres (trente-huit pieds) de long, sur 5,8 m (dix-huit pieds) de large, et 1,9 m (six pieds) d’épaisseur. Pedro Cieça de Léon en vit des mêmes dimensions dans les ruines de Tiahuanaco[1]. Dans la citadelle du Cañar, je n’ai pas observé de pierres qui eussent au delà de vingt-six décimètres (huit pieds) de longueur. Elles sont, en général, bien moins remarquables par leur masse que par l’extrême beauté de leur coupe : la plupart sont jointes sans aucune apparence de ciment ; cependant on reconnaît ce dernier dans quelques-uns des bâtimens qui entourent la citadelle, et dans les trois maisons de l’Inca, au Pullal, dont chacune a plus de cinquante-huit mètres de long : il est formé d’un mélange de petites pierres et de marne argileuse, qui fait effervescence avec les acides ; c’est un vrai mortier, dont j’ai retiré, au moyen d’un couteau, des portions considérables, en creusant dans les interstices que laissent les assises parallèles des pierres. Ce fait mérite quelque attention, parce que les voyageurs qui m’ont précédé ont tous assuré que les Péruviens ne connoissoient point l’usage du ciment ; mais on a eu tort de supposer cette ignorance chez eux, de même que chez les anciens habitans de l’Égypte : les Péruviens n’employoient pas seulement un mortier marneux ; dans les grands édifices de Pacaritambo[2], ils ont fait usage d’un ciment d’asphalte (betun), mode de construction qui, sur les bords de l’Euphrate et du Tigre, remonte à la plus haute antiquité.

Le porphyre qui a servi aux édifices du Cañar est taillé en parallélipipèdes, avec une telle perfection que les joints des pierres seroient imperceptibles, comme le remarque très-bien M. de La Condamine[3], si leur surface extérieure étoit plane : mais la face extérieure de chaque pierre est légèrement convexe et coupée en biseau vers les bords ; en sorte que les joints forment de petites cannelures qui servent d’ornemens, comme les séparations des pierres dans les ouvrages rustiques. Cette coupe de pierres, que les architectes italiens appellent bugnato, se retrouve dans les ruines du Callo, près de Mulalo, où je l’ai dessinée en détail[4] ; elle donne aux murs des édifices péruviens une grande ressemblance avec de certaines constructions romaines, par exemple, avec le muro di Nerva à Rome.

Ce qui caractérise surtout les monumens de l’architecture péruvienne, c’est la forme des portes, qui avoient généralement dix-neuf à vingt décimètres (six à huit pieds) d’élévation, afin que l’inca ou d’autres grands seigneurs pussent y passer, quoique portés dans un brancard sur les épaules de leurs vassaux. Les jambages de ces portes n’étoilent pas parallèles, mais inclinés, sans doute pour que l’on pût employer des linteaux de pierre d’une moindre largeur. Les niches (hoco) pratiquées dans les murs, et servant d’armoires, imitent la forme de ces porte rastremate : c’est l’inclinaison de leurs jambages qui donne aux édifices péruviens une certaine ressemblance avec ceux de l’Égypte, dans lesquels les linteaux sont constamment plus courts que l’ouverture inférieure des pertes. Entre les hocos se trouvent des pierres cylindriques, à surface polie, qui saillent hors du mur, à cinq décimètres de longeur : les indigènes nous ont assuré qu’elles servoient à suspendre des armes ou des vêtemens. On observe en outre, dans les encoignures des murs, des traverses de porphyre d’une forme bizarre. M. de La Condamine croit qu’elles étoient destinées à lier les deux murs : j’incline plutôt à croire que les cordages des hamacs étoient attachés autour de ces traverses ; du moins les trouve-t-on en bois, et servant au même usage, dans toutes les cabanes des Indiens de l’Orénoque.

Les Péruviens ont montré une habileté étonnante à tailler les pierres les plus dures. Au Cañar, on trouve des canaux courbes creusés dans le porphyre pour suppléer aux gonds des portes. La Condamine et Bouguer ont vu, dans d’anciens édifices construits du temps des Incas, des ornemens de porphyre représentant des mufles d’animaux, dont les narines percées portoient des anneaux mobiles de la même pierre[5]. Lorsque je traversai la Cordillère par le Paramo de l’Assuay, et que je vis ces énormes masses de pierres de taille tirées des carrières de porphyre du Pullal, et employées à construire les grandes routes de l’Inca, je commençai déjà à douter que les Péruviens n’eussent connu d’autres outils que des haches de caillou ; je soupçonnai que le frottement n’étoit pas le seul moyen qu’ils avoient employé pour aplanir les pierres ou pour leur donner une convexité régulière et uniforme : j’embrassai dès-lors une opinion contraire aux idées généralement reçues, je supposai que les Péruviens avoient eu des outils de cuivre, qui, mêlé dans une certaine proportion à l’étain, acquiert une grande dureté. Celle supposition s’est trouvée justifiée par la découverte d’un ancien ciseau péruvien trouvé à Vilcabamba, près du Cuzco, dans une mine d’argent travaillée du temps des Incas. Cet instrument précieux, que je dois à l’amitié du père Narcisse Gilbar, et que j’ai eu le bonheur de rapporter en Europe, a douze centimètres de long et deux de large : la matière dont il est composé a été analysée par M. Vauquelin, qui y a trouvé 0,94 de cuivre et 0,06 d’étain. Ce cuivre tranchant des Péruviens est presque identique avec celui des haches gauloises, qui coupent le bois comme le feroit de l’acier[6]. Partout dans l’ancien continent, au commencement de la civilisation des peuples, l’usage du cuivre mêlé d’étain (æs, χάλκις) a prévalu sur celui du fer, même là où ce ce dernier étoit connu depuis long-temps.

  1. Cieça, Chronica del Peru (Anvers, 1554), p. 254.
  2. Cieça, Chronica del Peru (Anvers, 1554), p. 234.
  3. Mémoires de l’académie de Berlin, 1746, p. 443.
  4. Voyez Pl. xxiv. (ix de l’édition in-8o.)
  5. Mémoires de l’académie de Berlin, 1746, p. 452, Tab. 7, f. 4.
  6. Voyez mon Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, Vol. III, p. 306 de l’édition in-8o.