PLANCHE XV.

Hiéroglyphes aztèques du manuscrit de Veletri.



De tous les manuscrits mexicains conservés en Italie, le Codex Borgianus de Veletri est le plus grand et le plus remarquable à cause de l’éclat et de l’extrême variété des couleurs : il a quarante-quatre à quarante-cinq palmi (près de onze mètres) de long, et trente-huit replis ou soixante-seize pages. C’est un almanach rituel et astrologique, qui, par la distribution des hiéroglyphes simples des jours, et par celle des groupes de figures mythologiques, ressemble entièrement au Codex Vaticanus, dont une page a été représentée sur la treizième Planche.

Le manuscrit de Veletri paroît avoir appartenu à la famille Giustiniani : on ignore par quel malheureux hasard il étoit tombé entre les mains des domestiques de cette maison, qui, ignorant le prix que pouvoit avoir un recueil de figures monstrueuses, l’abandonnèrent à leurs enfans. C’est à ces derniers que l’arracha un amateur éclairé des antiquités, le cardinal Borgia, lorsqu’on avoit déjà tenté de brûler quelques pages ou replis de la peau de cerf sur laquelle les peintures sont tracées. Rien n’indique l’antiquité de ce manuscrit, qui peut-être n’est qu’une copie aztèque d’un livre plus ancien : la grande fraîcheur des couleurs pourroit faire soupçonner que le Codex Borgianus, de même que celui du Vatican, ne remonte pas au delà du quatorze ou du quinzième siècle.

On ne peut fixer les yeux sur ces peintures, sans qu’il se présente à l’esprit une foule de questions intéressantes. Existoit-il à Mexico, du vivant de Cortez, des peintures hiéroglyphiques faites du temps de la dynastie toltèque, et par conséquent au septième siècle de notre ère ? N’avoit-on plus à cette époque que des copies du fameux livre divin, appelé teoamoxtli, rédigé à Tula, l’an 660, par l’astrologue Huematzin, et dans lequel on trouvoit l’histoire du ciel et de la terre, la cosmogonie, la description des constellations, la division du temps, les migrations des peuples, la mythologie et la morale ? Ce Pourâna mexicain, le teoamoxtli, dont le souvenir s’est conservé, à travers tant de siècles, dans les traditions aztèques, fut-il un de ceux que le fanatisme des moines fit brûler dans le Yucatan, et dont le père Acosta, plus instruit et plus éclairé que ses contemporains, déplora la perte ? Est-il certain que les Toltèques, ce peuple laborieux et entreprenant qui offre plusieurs traits de ressemblance avec les Tchouds[1] ou anciens habitans de la Sibérie, ont les premiers introduit la peinture ? ou bien les Cuitlaltèques et les Olmèques, qui habitoient le plateau d’Anahuac avant l’irruption des peuples d’Aztlan, et auxquels le savant Siguenza attribue la construction des pyramides de Téotihuacan, auroient-ils déjà consigné leurs annales et leur mythologie dans des recueils de peintures hiéroglyphiques ? Nous n’avons pas assez de données pour répondre à ces questions importantes ; car les ténèbres qui enveloppent l’origine des peuples mongols et tartares paroissent s’étendre sur toute l’histoire du nouveau continent.

Le Codex Borgianus ; a été commenté par le jésuite Fabrega, originaire du Mexique. Pendant mon dernier séjour en Italie, en 1805, le chevalier Borgia, neveu du cardinal de ce nom, eut la bonté de faire venir le manuscrit mexicain avec son commentaire, de Veletri à Rome. Je les ai examinés soigneusement : les explications du père Fabrega m’ont paru souvent arbitraires et très-hasardées. J’ai fait graver une partie des figures qui ont le plus fixé ma curiosité ; j’ai ajouté à chaque groupe, représenté sur la quinzième Planche, la citation du Codex Borgianus et celle du manuscrit italien qui doit lui servir de commentaire.

No i. Un animal inconnu, orné d’un collier et d’une espèce de harnois, mais percé de dards : Fabrega le nomme lapin couronné, lapin sacré. On trouve cette figure dans plusieurs rituels des anciens Mexicains. D’après les traditions qui se sont conservées jusqu’à nos jours, c’est un symbole de l’innocence souffrante : sous ce rapport, cette représentation allégorique rappelle l’agneau des Hébreux, ou l’idée mystique d’un sacrifice expiatoire destiné à calmer la colère de la divinité. Les dénis incisives, la forme de la tête et de la queue, parois sent indiquer que le peintre a voulu représenter un animal de la famille des rongeurs : quoique les pieds à deux sabots, munis d’un ergot qui ne touche pas la terre, le rapprochent des ruminans, je doute que ce soit un cavia ou fièvre mexicain : seroit-ce quelque mammifère inconnu qui habite au nord du Rio Gila, dans l’intérieur des terres, vers la partie nord-ouest de l’Amérique ?

Ce même animal, mais avec une queue beaucoup plus longue, me paroît figurer une seconde fois dans le Codex Borgianus, à la cinquante-troisième feuille : le no ii de ma Planche xv en offre la copie. M. Fabrega prend cette figure, qui est chargée des vingt hiéroglyphes des jours, pour un cerf (mazatl) ; le père Rios affirme que c’est un jeu astrologique des médecins, une peinture qui enseigne que celui qui est né tel ou tel jour aura mal aux yeux, à l’estomac ou aux oreilles : on voit en effet que les vingt hiéroglyphes simples des jours sont distribués aux différentes parties du corps.

Le signe du jour qui commençoit la petite période de treize jours, ou la demi-lunaison, étoit regardé comme dominant pour toute cette époque ; de sorte qu’un homme, né le jour dont l’hiéroglyphe étoit un aigle, avoit tout à craindre ou tout à espérer chaque fois que l’aigle présidoit la semaine de treize jours. M. Zoega[2] paroît adopter l’explication de Rios ; il trouve un rapport frappant entre cette fiction et les idées ïatromathématiques des Égyptiens. En jetant les jeux sur nos almanachs, on voit que ces idées absurdes se sont conservées jusqu’à nos jours, parce qu’il est souvent moins profitable d’instruire le peuple que d’abuser de sa crédulité. J’ai trouvé cette même figure allégorique, qui appartient à la médecine astrologique, dans le Codex Borgianus, fol. 17 (Mss. no 66), et dans le Codex anonymus du Vatican, fol. 54.

No iii, v, vi, vii. Un enfant nouveau-né est représenté quatre fois : les cheveux qui s’élèvent comme deux cornes, au sommet de la tête, indiquent que c’est une fille. L’enfant est allaité ; on lui coupe le cordon ombilical ; on le présente à la divinité. ; on lui touche les yeux connue signe de bénédiction. Fabrega prétend que les figures assises, no v et vii, représentent deux prêtres ; il croît reconnoître, au casque de la figure no vii, le grand-prètre du dieu Tonacaleuctli.

No iv. La représentation d’un sacrifice humain : un prêtre, dont la figure est presque méconnoissable sous un travestissement monstrueux, arrache le cœur à la victime ; sa main gauche est armée d’une massue ; le corps nu de la victime est peint ; on y remarque des taches, par lesquelles on a voulu imiter celles de la robe du jaguar ou du tigre américain : à gauche se trouve un autre prêtre (topiltzin), qui verse, sur l’image du soleil placée dans la niche d’un temple, le sang du cœur arraché. Je n’aurois point fait graver cette scène hideuse, si le travestissement du sacrificateur ne présentoit, avec le Ganesa des Hindoux, certains rapports remarquables et qui ne paroissent point accidentels. Les Mexicains se servoient de casques qui imitoient la forme de la tête d’un serpent, d’un crocodile ou d’un jaguar. On croit reconnaître, dans le masque du sacrificateur, la trompe d’un éléphant ou de quelque pachyderme qui s’en rapproche par la configuration de la tête, mais dont la mâchoire supérieure est garnie de dents incisives. Le groin du tapir se prolonge sans doute un peu plus que le museau de nos cochons ; mais il y a bien loin de ce groin du tapir à la trompe figurée dans le Codex Borgianus. Les peuples d’Aztlan, originaires d’Asie, avoient-ils conservé quelques notions vagues sur les éléphans, ou, ce qui me paroît bien moins probable, leurs traditions remontoient-elles jusqu’à l’époque où l’Amérique étoit encore peuplée de ces animaux gigantesques, dont les squelettes pétrifiés se trouvent enfouis dans des terrains marneux, sur le dos même des Cordillères mexicaines ? Peut-être aussi existe-t-il, dans la partie nord-ouest du nouveau continent, dans des contrées qui n’ont été visitées ni par Hearne, ni par Mackensie, ni par Lewis, un pachyderme inconnu, qui, par la configuration de sa trompe, tient le milieu entre l’éléphant et le tapir.

Les hiéroglyphes des jours, qui entourent le groupe figuré sur la quarante-neuvième page du Recueil de Veletri, indiquent clairement que ce sacrifice se faisoit à la fin de l’année, après les nemontemi ou jours complémentaires. Le temple du soleil rappelle le culte d’un peuple doux et humain, celui des Péruviens. Ce culte, dans lequel on ne porte d’autres offrandes à la divinité que des fleurs, de l’encens et les prémices des moissons, a existé indubitablement au Mexique jusqu’au commencement du quatorzième siècle. Un savant[3], qui a fait des rapprochemens heureux entre les idées mythologiques des différens peuples, a hasardé l’hypothèse que les deux sectes de l’Inde, les adorateurs de Vichnou et ceux de Sîva, se sont répandues en Amérique, et que le culte péruvien est celui de Vichnou, lorsqu’il paroît sous la figure de Krichna ou du soleil, tandis que le culte sanguinaire des Mexicains est analogue à celui de Sîva, lorsqu’il prend le caractère de Jupiter Stygien. L’épouse de Siva, la noire déesse Câli ou Bhavâni[4], symbole de la mort et de la destruction, porte, dans les statues et les peintures indiennes, un collier de crânes d’hommes : les Vedas ordonnent qu’on lui fasse des sacrifices humains. L’ancien culte de Câli, dont l’horrible cruauté a été mitigée par la réforme de Bouddha, offre sans doute de grandes ressemblances avec le culte de Mictlancihuatl, la déesse de l’enfer, et avec celui de plusieurs autres divinités mexicaines : mais, en étudiant l’histoire des peuples d’Anahuac, on est tenté de regarder ces ressemblances comme purement accidentelles. On n’est pas en droit de supposer des communications partout où l’on trouve, chez des peuples à demi barbares, le culte du soleil, ou l’usage de sacrifier des victimes humaines ; et cet usage, loin d’avoir été apporté de l’Asie orientale, pourroit bien avoir pris naissance dans la vallée même du Mexique. L’histoire nous apprend en effet que, lorsque les Espagnols arrivèrent à Ténochtitlan, ce culte sanguinaire, qui rappelle ceux de Câli, de Moloch et de l’Esus des Gaulois, n’existoit que depuis deux cents ans.

Les nations qui, depuis le septième jusqu’au douzième siècle, ont inondé successivement le Mexique (les Toltèques, les Chichimèques, les Nahuatlaques, les Acolhues, les Tlascaltèques et les Aztèques), formoient un seul groupe, uni par l’analogie des langues et des mœurs, à peu près comme les Allemands, les Norwégiens, les Goths et les Danois, qui se confondent tous dans une seule race, celle des peuples germaniques. Il est probable, comme nous l’avons indiqué plus haut, que d’autres nations, les Otomites, les Olmèques, les Cuitlatèques, les Zacatèques et les Tarasques, aient paru avant les Toltèques dans la région équinoxiale de la Nouvelle-Espagne. Partout où les peuples se sont avancés dans une même direction, la position du site dans lequel on les trouve désigne en quelque sorte l’ordre chronologique de leurs migrations. Peut-on douter qu’en Europe les peuples les plus occidentaux, les Ibériens et les Cantabres, ne fussent arrivés avant les nations les plus rapprochées de l’Asie, avant les Thraces, les Illyriens et les Pelasges ?

Or, quelle que soit l’ancienneté relative des différentes races d’hommes fixés dans les montagnes du Mexique, qui sont le Caucase américain, il paroît certain qu’aucun de ces peuples, depuis les Olmèques jusqu’aux Aztèques, ne connoissoit depuis long-temps l’usage barbare de sacrifier des victimes humaines. La divinité principale des Tollèques s’appeloit Tlaloctcuctli : c’étoit à la fois le dieu de l’eau, des montagnes et des orages. Aux jeux de ce peuple montagnard, c’est sur les hautes cimes, toujours enveloppées de nuages, que se prépare mystérieusement le tonnerre : c’est là qu’il place le séjour du Grand Esprit Téotl, de cet être invisible appelé Ipalnemoani et Tloque-Nahuaque, parce qu’il n’existe que par lui-même, et parce qu’il renferme tout en lui : c’est de cette région presque inaccessible que vient la tempête qui détruit les cabanes, et la pluie bienfaisante qui vivifie les champs. Les Toltèques avoient érigé, sur la cime d’une haute montagne, l’image de Tlalocteuctli : cette image, grossièrement sculptée, etoit faite avec une pierre blanche, regardée comme pierre divine (teoteti) ; car ce peuple, semblable aux Orientaux[5], attachoit des idées superstitieuses à la couleur de certaines pierres. Tlalocteuctli étoit représenté la foudre en main, assis sur une pierre en forme de cube, ayant devant lui un vase dans lequel on lui offroit du caoutchouc et des semailles. Les Aztèques suivirent ce même culte jusqu’à l’année 1317, où la guerre avec les habitans de la ville Xochimilco leur fournit la première idée d’un sacrifice humain. Les historiens mexicains qui, immédiatement après la prise de Ténochtitlan, ont écrit dans leur propre langue, mais en se servant de l’alphabet espagnol, nous ont transmis les détails de cet événement affreux.

Depuis le commencement du quatorzième siècle, les Aztèques vivoient sous la domination du roi de Colliuacan : c’étoient eux qui avoient contribué le plus à la victoire que ce roi avoit remportée sur les Xochimilques. La guerre finie, ils voulurent offrir un sacrifice à leur dieu principal, Huitzilopochlli ou Mexitli, dont l’image en bois, placée dans une chaise de roseaux appelée siège de Dieu, Teoicpalli, et portée sur les épaules de quatre prêtres, les avoit précédés dans leur migration. Ils demandèrent à leur maître, le roi de Colhuacan, de leur donner quelques objets de prix pour rendre ce sacrifice plus solennel : le roi, si l’on ose nommer ainsi le chef d’une horde peu nombreuse, leur envoya un oiseau mort, enveloppé dans une toile d’un tissu grossier ; pour ajouter la dérision à l’insulte, il leur proposa d’assister lui-même à la fête : les Aztèques feignirent d’être contens de cette offre ; mais ils résolurent en même temps de faire un sacrifice qui inspirât de la terreur à leurs maîtres. Après une longue danse autour de l’idole, ils amenèrent quatre prisonniers xochimilques, qu’ils avoient tenus cachés depuis long-temps : ces malheureux furent immolés, avec les cérémonies observées encore lors de la conquête des Espagnols, sur la plate-forme de la grande pyramide de Ténochtitlan, qui étoit dédiée à ce même dieu de la guerre, Huitzilopochtli. Les Colhues marquèrent une juste horreur pour ce sacrifice humain, le premier qui eût été fait dans leur pays : craignant la férocité de leurs esclaves, les voyant enorgueillis du succès obtenu dans la guerre contre les Xochimilques, ils rendirent la liberté aux Aztèques, en leur enjoignant de quitter le territoire de Colhuacan.

Le premier sacrifice avoit eu des suites heureuses pour le peuple opprimé ; bientôt la vengeance donna lieu au second. Après la fondation de Ténochtitlan, un Aztèque parcourt le rivage du lac, pour tuer quelque animal qu’il puisse offrir au dieu Mexitli ; il rencontre un habitant de Colhuacan, appelé Xomimitl. Irrité contre ses anciens maîtres, l’Aztèque attaque le Colhuc corps à corps : Xomimitl, vaincu, est conduit à la nouvelle ville ; il expire sur la pierre fatale placée au pied de l’idole.

Les circonstances du troisième sacrifice sont plus tragiques encore. La paix s’est rétablie en apparence entre les Aztèques et les habitans de Colhuacan ; cependant les prêtres de Mexitli ne peuvent contenir leur haine contre un peuple voisin, qui les a fait gémir dans l’esclavage : ils méditent une vengeance atroce ; ils engagent le roi de Colhuacan à leur confier sa fille unique pour être élevée dans le temple de Mexitli, et pour y être, après sa mort, adorée comme la mère de ce dieu protecteur des Aztèques ; ils ajoutent que c’est l’idole même qui déclare sa volonté par leur bouche. Le roi crédule accompagne sa fille ; il l’introduit dans l’enceinte ténébreuse du temple : là, les prêtres séparent la fille et le père ; un tumulte se fait entendre dans le sanctuaire ; le malheureux roi ne distingue pas les gémissemens de sa fille expirante ; on met un encensoir dans sa main ; et, quelques momens après, on lui ordonne d’allumer le copal. À la pâle lueur de la flamme qui s’élève, il reconnaît son enfant attaché à un poteau, la poitrine ensanglantée, sans mouvement et sans vie : le désespoir le prive de l’usage de ses sens pour le reste de ses jours ; il ne peut se venger, et le Colhues n’osent pas se mesurer avec un peuple qui se fait craindre par de tels excès de barbarie. La fille immolée est placée parmi les divinités aztèques, sous le nom de Teteionan[6], mère des dieux, ou Tocitzin, notre grand’mère, déesse qu’il ne faut pas confondre ave Ève, ou la femme au serpent y appelée Tonantzin.

Dans l’ancien continent, partout où nous trouvons les traces de sacrifices humains, leur origine se perd dans la nuit des temps. L’histoire des Mexicains, au contraire, nous a conservé le récit des événemens qui ont donné un caractère féroce et sanguinaire au culte d’un peuple chez lequel on n’offroit primitivement à la divinité que des animaux ou les prémices des fruits. J’ai cru devoir rapporter ces traditions, qui ont sans doute un fond de vérité historique : liées intimement à l’étude des mœurs et du développement moral de notre espèce, elles me paroissent plus intéressantes que les contes puérils des Hindoux sur les nombreuses incarnations de leurs divinités. Je ne déciderai cependant pas la question de savoir si le sacrifice des quatre Xochimilques a été effectivement le premier qu’on ait offert au dieu Mexitli, ou si les Aztèques n’avoient pas conservé quelque ancienne tradition, d’après laquelle ils imaginoient que le dieu de la guerre se plaisoit au sang des victimes humaines. Mexitli étoit venu au monde un dard dans la main droite, un bouclier dans la main gauche, et la tête couverte d’un casque orné de plumes vertes : en naissant, sa première action avoit été de tuer ses sœurs et ses frères. Peut-être sous d’autres climats avoit-on déjà rendu un culte sanguinaire à ce dieu terrible, appelé aussi Tetzahuitl, ou l’épouvante ; peut-être ce culte n’avoit-il été interrompu que parce que l’on manquoit de prisonniers, et par conséquent de victimes, pendant que la nation, marchant sous les auspices de Mexitli, avancoit paisiblement des montagnes de la Tarahumara au plateau central du Mexique.

Les guerres continuelles des Aztèques, depuis qu’ils s’étoient fixés sur les îlots du lac salé de Tezcuco, leur fournis soient un si grand nombre de victimes, que des sacrifices humains furent offerts sans exception à toutes leurs divinités, même à Quetzalcoalt[7], qui, comme le Bouddha des Hindoux, avoit prêché contre cette exécrable coutume, et à la déesse des moissons, la Cérès mexicaine, appelée Centeotl ou Tonacajohua, celle qui nourrit les hommes. Les Totonaques, qui avoient adopté toute la mythologie toltèque et aztèque, distinguoient, comme de race différente, les divinités qui exigent un culte sanguinaire, et la déesse des champs, qui ne demande que des offrandes de fleurs et de fruits, des gerbes de maïs ou des oiseaux qui se nourrissent des grains de cette plante utile aux hommes. Une prophétie ancienne faisoit espérer à ce peuple une réforme bienfaisante dans les cérémonies religieuses : cette prophétie portoit que Centeotl, qui est identique avec la belle Chri ou Lakchmi des Hindoux, et que les Aztèques, de même que les Arcadiens, désignoient sous le nom de la Grande Déesse, ou Déesse primitive (Tzinteotl), triompheront à la fin de la férocité des autres dieux, et que les sacrifices humains feroient place aux offrandes innocentes des prémices des moissons. On croit reconnoître, dans cette tradition des Totonaques, une lutte entre deux religions, un conflit entre l’ancienne divinité toltèque, douce et humaine comme le peuple qui en avoit introduit le culte, et les dieux féroces de cette horde guerrière, les Aztèques, qui ensanglantèrent les champs, les temples et les autels.

En lisant les lettres de Cortez à l’empereur Charles-Quint, les mémoires de Bernal Diaz, de Motolinia et d’autres auteurs espagnols qui ont observé les Mexicains avant les changemens qu’ils ont éprouvés par leurs communications avec l’Europe, on est étonné qu’une férocité extrême dans les cérémonies religieuses puisse se trouver chez un peuple dont l’état social et politique rappelle, sous d’autres rapports, la civilisation des Chinois et des Japonois. Les Aztèques ne se contentoient pas de teindre de sang leurs idoles, comme font encore les Chamans tartares, qui cependant ne sacrifient aux Nogats que des bœufs et des moutons ; ils dévoroient même une partie du cadavre que les prêtres jetoient au bas de l’escalier du téocalli après en avoir arraché le cœur. On ne peut s’occuper de ces objets sans se demander si ces coutumes barbares, que l’on retrouve aussi dans les îles de la mer du Sud, chez des peuples dont la douceur des mœurs nous a été trop vantée, auroient cessé d’elles-mêmes ; si les Mexicains[8], sans avoir aucune communication avec les Espagnols, avoient continué à faire des progrès vers la civilisation. Il est probable que cette réforme bienfaisance dans leur culte, ce triomphe de la déesse des moissons sur les dieux du carnage, n’auroit eu lieu que très-tard.

Dans l’Amérique méridionale, le peuple le plus puissant, les Péruviens, suivoit le culte du soleil. Les guerres les plus cruelles furent entreprises par les Incas pour introduire une religion douce et paisible ; les sacrifices humains cessèrent partout où les descendans de Manco-Capac apportèrent leurs lois, leurs divisions en castes, leurs langues et leur despotisme monastique. Dans le pays d’Anahuac, le culte sanguinaire d’Huitzilopochtli devint dominant à mesure que l’empire mexicain engloutis soit tous les états voisins. La grandeur de cet empire étoit fondée sur une coalition intime de la classe des prêtres avec la noblesse destinée au métier des armes. Le grand-prêtre Teoteuctli (Seigneur divin) étoit généralement un prince du sang royal ; aucune guerre ne pouvoit être entreprise sans son aveu. Les prêtres même alloient au combat[9], et étoient élevés aux premières dignités dans l’armée : leur influence devint par là aussi puissante que celle des patriciens romains, qui avoient le droit exclusif des augures, et dans lesquels un auteur célèbre[10] a cru reconnaître les traces d’une institution politique des Hindoux.

Au Mexique, où le nombre et le pouvoir des prêtres (teopixquis) et des moines (tlamacazques) étoit presque aussi grand qu’il l’est aujourd’hui au Tibet et au Japon, tout ce qui étoit l’effet du fanatisme religieux ne pouvoit éprouver que des changemens infiniment lents. L’histoire nous prouve que l’usage barbare des sacrifices humains s’est même conservé long-temps parmi les peuples les plus avancés en civilisation. Les peintures trouvées dans les tombeaux des rois à Thèbes, ne laissent aucun doute que ces sacrifices ne fussent en usage parmi les Égyptiens[11]. Nous avons déjà observé plus haut, qu’anciennement dans l’Inde, la déesse Câli demandait des victimes humaines, comme Saturne en exigeoit à Carthage. À Rome, après la bataille de Cannes, un Gaulois et, une Gauloise Furent enterrés vivans, et l’empereur Claude se vit obligé de défendre, par une loi expresse, de sacrifier des hommes dans l’empire romain[12]. Mais il y a plus encore : ne voyons-nous pas, dans les temps moins reculés, les effets barbares de l’intolérance religieuse, au milieu d’une grande civilisation de l’espèce humaine, à l’époque d’un adoucissement général de caractère et de mœurs ? Quelle que soit la différence que présentent les peuples dans les progrès de leur culture, le fanatisme et l’intérêt conservent leur pouvoir funeste. La postérité aura de la peine à concevoir que, dans l’Europe policée, sous l’influence d’une religion qui, par la nature de ses principes, favorise la liberté et proclame les droits sacrés de l’humanité, il existe des lois qui sanctionnent l’esclavage des noirs, qui permettent au colon d’arracher l’enfant des bras de sa mère pour le vendre dans une terre lointaine. Ces considérations nous prouvent, et ce résultat n’est pas consolant, que des nations entières peuvent avancer rapidement vers la civilisation, sans que les institutions politiques et les formes de leur culte perdent entièrement leur ancienne barbarie.

Le no viii indique la cérémonie d’allumer le nouveau feu, lors de la procession qui se faisoit tous les cinquante-deux ans au sommet d’une montagne, près Iztapalapan.

C’est à la fin de chaque cycle que se faisoit l’intercalation, tantôt de douze, tantôt de treize jours. Le peuple s’attendant en même temps à la quatrième destruction du soleil et de la terre, éteignoit tous les feux, jusqu’à ce qu’au commencement du nouveau cycle, les prêtres en allumassent de nouveaux. La peinture indique une victime étendue sur la pierre de sacrifice, ayant un disque de bois sur la poitrine, que le teopixqui enflamme par frottement. L’hiéroglyphe du ciel étoile, que l’on distingue sur la page précédente du recueil borgien, paroît faire allusion à la culmination des pléiades. Nous reviendrons plus bas, en donnant l’explication de la vingt-troisième Planche, sur le rapport que l’on assure avoir existé entre cette culmination et le commencement du cycle.

L’art de faire du feu, en frottant deux espèces de bois d’une dureté différente, est d’une haute antiquité. On le trouve chez les peuples des deux continens : dans les temps homériques, selon M. Visconti, on en attribua l’invention à Mercure[13]. Le disque qui repose sur le corps de la victime, et dans lequel le prêtre tourne le bois cylindrique, est le ςορεὺς des Grec[14]. Pline affirme que, de toutes les substances ligneuses, le lierre est celle qui s’enflamme le mieux lorsqu’on la frotte avec le bois de laurier[15]. Nous avons trouvé ῶυρεία chez les Indiens de l’Orénoque. Il faut une grande rapidité de mouvement pour élever la température jusqu’au degré de l’incandescence.

No ix. Figure d’un roi mort, entouré de quatre drapeaux, l’œil fermé, pas de mains, les pieds enveloppés. La chaise est le siège royal, appelé tlatocaicpalli, sur lequel on représente, dans le Codex Borgianus (fol. 9), Adam ou Tonacateuctli, le Seigneur de notre chair, et Ève ou Tonacacihua. Ce caractère hiéroglyphique se trouve figuré dans l’almanach rituel, à la page qui indique le cycle de treize jours, pendant lequel le soleil passe au zénith de Mexico.

No x. Une allégorie qui rappelle les purifications de l’Inde. Une divinité, dont l’énorme nez est orné de la figure de la couleuvre à deux têtes ou de l’amphisbène mystérieux, porte en sa main un xiquipilli ou une bourse d’encens ; on voit sur son dos un vase cassé, d’où sort un serpent : un autre serpent, saignant et mis en pièces, se trouve devant lui ; un troisième serpent, également coupé en morceaux, est renfermé dans une caisse remplie d’eau, de laquelle s’élève une plante. On découvre, à droite, un homme placé dans un pot ; à gauche, une femme ornée de fleurs, vraisemblablement la voluptueuse Tlamezquimilli, que l’on représente aussi les yeux bandés. Sur la même page on trouve des agaves qui rendent du sang lorsqu’on les coupe. Celle allégorie fait-elle allusion au serpent qui empoisonne l’eau, la source de toute vie organique[16], à la victoire de Krichna sur le dragon Kaliya, à la séduction et à la purification par le feu ? Il est évident que la figure du serpent, dans les peintures mexicaines, indique deux idées très-différentes. Dans les reliefs qui indiquent la division de l’année et des cycles, cette figure n’exprime que le temps, œvum. Le serpent, représenté en rapport avec la mère des hommes (Cihuacohuatl), ou terrassé par le Grand Esprit Teotl, lorsqu’il prend la forme d’une des divinités subalternes, est le génie du mal, un véritable κακοδαίμων. Chez les Égyptiens, ce n’étoit pas l’hiéroglyphe du serpent[17], mais celui de l’hippopotame qui exprimoit cette dernière idée.

Les figures sans vêtemens, comme celle du groupe no x, et la déesse de la volupté, appelée Ixcuina ou Tlazolteucihua[18], sont extrêmement rares dans les peintures mexicaines. En général, les peuples barbares donnent des vétemens à leurs statues : c’est un raffinement de l’art, de présenter le corps nu dans la beauté naturelle de ses formes. Il est très-remarquable aussi que parmi les hiéroglyphes mexicains on ne découvre absolument rien qui annonce le symbole de la force génératrice, ou le culte du lingam, qui est répandu dans l’Inde et parmi toutes les nations qui ont eu des rapports avec les Hindoux. M. Zoega a observé que l’emblème du phallus ne se trouve pas non plus dans les ouvrages égyptiens d’une haute antiquité ; il a cru pouvoir en conclure que ce culte est moins ancien qu’on ne le suppose. Cette assertion est cependant contraire aux notions que Hamilton, sir William Jones, et M. Schlegel, ont puisées dans le Sîva Pourấna[19], dans le Kâsi Khanda, et dans plusieurs autres ouvrages écrits en langue sanskrit. On ne sauroit douter que

  1. Voyages de Pallas (traduction de Paris), Tom. IV, p. 282.
  2. Zoega, p. 523 et 531.
  3. Frédéric Léopold Comte de Stolberg, Geschichte der Religion Jesu Christi, B. I, p. 426.
  4. Recherches asiatiques, Tom. I, p. 203 et 293.
  5. Millii Dissertationes selectae, p. 309.
  6. Clavigiro, Tom. I, p. 166, 168, 172 ; Tom. II, p. 22.
  7. Gomara, Chronica gêneral de las Indias (édition de 1553), Tom. II, fol. 134.
  8. Langlès, Rituel des Tatars-Mantchoux, p. 18.
  9. Peintures hiéroglyphiques du recueil de Mendoza. Thevenot, Tom. IV, fol. 57.
  10. Schlegel, Weisheit der Indier, s. 190.
  11. Voyage de Denon, p. 298, Pl. cxxiv, no 2. Décade Égyptienne, Tom. III, p. 110.
  12. Sueton. C. xxv (ed Wolf., Vol. I, p. 48). Plin. Hist. Nat., Lib. XXXI, C. i ; Lib. VIII, C. xxii. Tertullan. Apologet. adversus gentes, C. ix (ed. Palmer, 1684, p. 41). Lactant. Div. Instit., Lib. I, C. xxi.
  13. Homer. Hymn. in Mereur., v. 110.
  14. Apollon. Rhod. Argouaut., Lib. I, v. i 184, et Schol. ad eum.
  15. Plin. Hist. natur., xvi, 77. Seneca Nat., Quæst. II, 22. Theophr., v. 10.
  16. Paullinus de S. Bartholomæo, Codices Avenses, p. 235.
  17. Zoega, p. 445, n. 35.
  18. Codex Borg., Mss. fol. 73.
  19. Catalogue des manuscrits sanskrits de la Bibliothéque impériale, p. 36 et 50.