Voyageurs modernes – Mme Ida Pfeiffer en Malaisie

VOYAGEURS MODERNES

Mme IDA PFEIFFER EN MALAISIE.

I. Voyage d’une Femme autour du Monde. — II. Mon Second Voyage autour du monde, par Mme Ida Pfeiffer, traduction de M. W. de Suckau.



La race des voyageurs présente d’infinies variétés. Depuis le simple touriste qui parcourt commodément, dans le wagon bien rembourré d’un chemin de fer, les diverses régions de la vieille Europe, et qui, tout fier de son addition de kilomètres, réclame une mention honorable dans l’histoire des voyages, jusqu’à l’explorateur hardi qui plonge dans l’intérieur des continens ou cherche vers les pôles le spectacle des horizons inconnus, on pourrait compter des milliers d’espèces, ayant leur caractère propre, leurs habitudes, leurs manies, et formant autant de types qui fourniraient à l’observateur l’élément de curieuses études. Comment tenter le dénombrement des originaux qui défileraient devant nous, si nous passions la revue des voyageurs ? Quelle armée, ou plutôt quelle mêlée d’hommes sans discipline, sans mot d’ordre, vagabonds de toutes langues et de tous pays, enfans de la bohème errante, toujours en quête de sentimens nouveaux et de sensations nouvelles ! La maladie ou la santé, la curiosité vaine ou l’ardente passion de la science, le désœuvrement ou l’attrait sincère des choses ignorées, tous les ressorts, bons ou mauvais, se tendent à un moment donné pour pousser au loin ces nomades que la fée des voyages a touchés de son aile. Autant de voyageurs, autant de types qui se rapprochent parfois sans se confondre, qui se croisent sur toutes les routes, et qui promènent à tous les hasards de l’aventure leurs fantaisies infatigables. Cent voyageurs visitent les mêmes lieux, ils ne les voient pas de même; ils sont témoins du même fait, et ils le raconteront différemment : leurs sensations matérielles, leurs impressions varient et se contredisent. Où est la vérité? Auquel croire? Fâcheuse incertitude qui plane et planera éternellement sur les récits des touristes. Rien de plus naturel cependant que cette contradiction. Tandis que l’un, selon la pente de son esprit et de ses habitudes, envisage tout avec l’enthousiasme de l’imagination, et crée en quelque sorte ce qu’il croit voir, l’autre se possède mieux, il sait demeurer froid et impassible. L’un et l’autre peuvent être sincères, en établissant leur point de mire au-delà ou en-deçà du juste et du vrai. C’est pourquoi, lorsqu’on prend un livre de voyages, on doit, avant de se laisser entraîner au courant du récit, remonter vers la source et rechercher l’origine, l’état civil, le signalement moral du compagnon de route dont on va suivre les pérégrinations. Cette étude préalable est nécessaire, et souvent même le voyageur ne paraîtra pas moins intéressant que le voyage. C’est ce qui arrive pour Mme Ida Pfeiffer.

En 1842, lors de son premier voyage. Mme Pfeiffer avait quarante-sept ans. Elle se rendit en Palestine; elle parcourut ensuite les pays du nord de l’Europe. Après ces premiers essais, elle s’embarqua en 184i6 pour un tour du monde. Revenue en 1848, elle repartit en 1851, à cinquante-six ans, fit de nouveau le tour du monde, et ne revit l’Allemagne qu’en 1854. Dès 1856, elle est encore en route; elle prend les fièvres à Madagascar, et, ramenée en Europe, elle meurt à Vienne en 1858. Tel est, en quelques lignes, le bilan de ses voyages. Je laisse aux statisticiens le soin de calculer le nombre de milles ou de kilomètres qu’elle a parcourus. Deux voyages autour du monde! Quel intérêt, quel génie, ou plutôt quel démon entraînait ainsi cette femme loin de son foyer? On ne s’avise pas à quarante-sept ans de courir les aventures, et d’ailleurs la vie de Mme Pfeiffer protesterait contre une telle supposition. Peut-être quelque chagrin violent, l’une de ces crises de l’âme qui poussent aux résolutions extrêmes et désespérées? Il n’en est rien. Mme Pfeiffer était heureuse : elle avait goûté les joies de la famille; elle vivait au milieu des siens, se consacrant à l’éducation de ses enfans. Une imagination romanesque, surexcitée par des circonstances extérieures qui pouvaient inspirer la passion des voyages? Si Mme Pfeiffer avait habité l’un de ces grands ports où l’on a sous les yeux à toute heure le spectacle des navires, le mouvement des matelots et l’attrait de la mer, où l’on vit pour ainsi dire dans la familiarité du lointain, il serait possible d’expliquer jusqu’à un certain point qu’elle eût subi l’influence d’une sorte de contagion vagabonde; mais elle habitait Vienne, et ce n’est certainement pas au Danube ni aux pyroscaphes du Lloyd qu’il conviendrait d’attribuer une si forte puissance de séduction sur l’esprit d’une femme que tant de liens rattachaient au logis. Enfin est-ce l’ambition de la renommée, l’espérance de recueillir les hommages des académies et de figurer parmi les membres honoraires de quelques sociétés savantes qui s’est emparé de Mme Pfeiffer tout d’un coup, au déclin de l’âge, quand le temps des fatigues et des périls est passé, quand d’ordinaire on se félicite d’avoir pu traverser la période aventureuse, les phases critiques de la vie? Dans ce cas, elle aurait pleinement réussi, car elle a, même parmi les sauvages, acquis une célébrité incontestable; elle a été honorée et fêtée par les savans les plus illustres; les sociétés de géographie, de zoologie, de géologie, etc., se sont parées de son nom. Cependant il suffisait de la voir et de l’entendre lorsqu’elle vivait, il suffit de lire ses relations, aujourd’hui qu’elle n’est plus, pour être convaincu qu’elle ne se laissait point enlever par un sentiment de vanité, qu’elle était simple, modeste, curieuse sans doute, mais d’une curiosité respectable et de bon aloi, enfin que les lauriers du capitaine Cook ne troublaient point les approches de sa vieillesse. D’où lui venait donc ce perpétuel besoin de locomotion? Vainement nous cherchons les motifs particuliers de ses voyages. Nous avons beau interroger sa vie pour découvrir l’influence secrète qui l’a lancée sur les grandes routes, nous ne trouvons rien. Voyager était chez elle un désir inné, une passion naturelle, un instinct, une vocation. Elle a voulu s’instruire elle-même en explorant des pays peu connus, sans avoir d’autre idée que la satisfaction d’un goût personnel dont elle semble ne pas se rendre bien compte, qu’elle n’analyse pas, qu’elle ne songe ni à expliquer ni à excuser, mais qui est invincible : vocation d’autant plus ardente, qu’elle avait été plus longtemps contenue! Restée veuve avec deux enfans, Mme Pfeiffer accomplit jusqu’au bout ses devoirs de mère; elle ne se jugea libre qu’après avoir élevé et établi sa jeune famille. Alors seulement elle prit ses vacances et lâcha la bride à ses rêves. Elle avait mis plus de quarante ans à se préparer pour le voyage, à faire ses malles et à attendre l’heure tant souhaitée du départ. Avec un tel élan, elle devait aller loin !

Elle alla en effet, et par deux fois, aux extrémités du monde. Il serait plus facile d’indiquer les régions où elle n’a point posé le pied que d’énumérer les contrées qu’elle a visitées. Le récit de ses voyages est à lui seul un cours presque complet de géographie: il ajoute même à cette science quelques chapitres nouveaux, car Mme Pfeiffer a décrit des pays où personne avant elle ne s’était aventuré; elle a pénétré au milieu de peuplades inconnues, en recueillant dans son passage rapide bon nombre d’observations sérieuses ou piquantes. Ce n’est pas qu’elle doive être classée parmi les savans de profession; on ne la voit point consulter à chaque pas un baromètre lorsqu’elle escalade les montagnes, ni prendre des hauteurs pour mesurer la longitude, ni mutiler les rochers avec un marteau de géologue. Il ne paraît pas davantage qu’elle ait tenu à baptiser de son nom quelque plante nouvelle. Il ne restera d’elle que des impressions de voyages exemptes de science et de pédanterie. Ce qu’elle a surtout vu et décrit, sinon profondément étudié, c’est ce panorama si mobile que présentent les races humaines; ce sont les mœurs, les coutumes et même les costumes, détail que les femmes excellent à saisir d’un coup d’œil et à peindre exactement; c’est le ton et la couleur du tableau dont son avide curiosité voulait sans cesse élargir le cadre. Elle possédait à un tel degré cette faculté de prompte observation, que son premier voyage est aussi complet, aussi net dans le récit que le second. Il semble qu’elle n’ait pas eu besoin d’acquérir l’expérience : elle était née avec le sens des voyages. Le contentement que lui causait la vie nomade et la satisfaction qu’elle éprouvait à courir le monde la trouvaient et la laissaient dans l’état naturel de son esprit, sans lui inspirer au début de puérils enthousiasmes, sans fausser son jugement. Elle se sentait partout à l’aise et ne s’étonnait de rien. Elle appartient donc, parmi les voyageurs, à l’espèce la plus rare, non pas seulement en sa qualité de femme, ce qui suffirait à la mettre tout à fait hors classe, mais encore parce qu’elle a su voir beaucoup sans être savante, bien raconter sans prétendre au titre d’écrivain, enfin dire la vérité sans être ennuyeuse. De là son succès, attesté par la circulation considérable de ses récits, qui sont déjà traduits dans presque toutes les langues. Mme Pfeiffer est réellement, dans la bonne acception du mot, une femme célèbre.

Il ne saurait évidemment entrer dans notre pensée de la suivre pas à pas dans ses pérégrinations continuelles, ni de raconter successivement les divers incidens de la route. Aussi bien, dans beaucoup de pays où elle ne fait que passer, et qu’elle entrevoit seulement dans l’intervalle d’une relâche, elle n’observe rien que nous ne connaissions déjà par les relations plus détaillées d’autres voyageurs. Il vaut mieux nous arrêter avec elle dans les régions où elle a dû, par un séjour plus prolongé, recueillir des impressions plus sûres et plus profondes. Voici par exemple les îles de la Sonde et les archipels de la Malaisie. C’est là que Mme Pfeiffer a accompli la partie la plus intéressante de ses voyages. Nous la verrons dans le plein déploiement de ses facultés et de son génie de voyageuse, aux prises avec des difficultés presque insurmontables, en face de périls qui avant elle avaient rebuté les plus intrépides. Les pages qu’elle consacre à ces contrées de l’Asie sont à la fois dramatiques et instructives ; elles gardent dans leur originale simplicité l’empreinte des émotions que procure l’inconnu, et elles font merveilleusement comprendre l’entrain de cette insatiable curiosité qui soutenait Mme Pfeiffer dans une exploration téméraire souvent jusqu’à la folie. Nulle part ailleurs on ne trouverait d’informations plus complètes sur les peuplades de Bornéo et de Sumatra.

Ce fut par Sarawak que Mme Pfeiffer attaqua Bornéo. Sarawak est la capitale d’une petite principauté qui a été fondée en 1841 par un citoyen anglais, M. James Brooke, devenu baronet par la faveur de la reine Victoria et rajah par l’investiture d’un sultan indigène. Aujourd’hui sir James Brooke désire abdiquer, et il propose au gouvernement anglais de lui céder sa couronne, sa capitale et ses sujets, moyennant le simple remboursement des frais de l’entreprise. Les négocians de Liverpool appuient très chaudement cette offre, que le gouvernement ne paraît point disposé à accepter, et l’on ne sait encore comment s’opérera la liquidation de Sarawak. En 1851, lorsque Mme Pfeiffer abordait à Bornéo, la fortune du rajah était à son apogée. Une capitale de dix mille âmes, une banlieue étendue peuplée de Malais, de Dayaks et de Chinois, un commerce important avec Singapore, tout cela était l’œuvre de sir James Brooke. Mme Pfeiffer, désireuse de pénétrer dans l’intérieur de l’île, ne considérait Sarawak que comme un gîte d’étape. Quand elle eut visité quelques cases malaises, où vivaient honnêtement, sous la loi d’un souverain britannique, d’anciens chefs de pirates convertis en colons et en bourgeois, quand elle eut fait une excursion dans les montagnes où les Dayaks établissent leurs cabanes sur des pics presque inaccessibles, elle songea à chercher plus avant les émotions et les fatigues que lui promettait amplement ce premier coup d’œil. Son plan consistait à traverser Bornéo dans sa largeur après un détour sur Pontianak, possession hollandaise située sur la côte nord-ouest. Aucune route frayée, des montagnes, des forêts, des tribus sauvages, toutes les difficultés se dressaient devant elle et l’attiraient vers une expédition que ses amis de Sarawak s’épuisèrent vainement à lui représenter comme impraticable. Forcée par le mauvais temps de rentrer au port, elle ne se découragea point ; elle prit un autre navire, s’embarqua sur un prow malais, et n’arriva qu’avec beaucoup de peine à l’embouchure du fleuve Sacarran, qu’elle devait remonter pour s’introduire au centre de l’île. Le rajah Brooke avait établi sur le fleuve, à quelque distance de la mer, un petit fort destiné à surveiller les pirates. Mme Pfeiffer y reçut pendant quelques jours l’hospitalité du commandant, M. Lee, qui la fit assister à plusieurs fêtes et cérémonies indigènes, notamment à la danse des glaives, la plus belle danse, assure-t-elle, qu’elle ait jamais vu exécuter par des sauvages. De son côté, elle offrait aux Malais et aux Dayaks un spectacle dont ceux-ci ne se lassaient pas : toutes les tribus voisines vinrent contempler la voyageuse, car elle était la première femme blanche qui eût osé jusqu’alors se présenter dans le pays. Les visiteurs lui tendaient la main, s’accroupissaient autour d’elle et la regardaient silencieusement la bouche béante. Mme Pfeiffer devait être depuis longtemps habituée à ces admirations tantôt bruyantes, tantôt muettes, que son apparition excitait parmi les sauvages, et elle avait acquis la patience nécessaire pour supporter de bonne grâce l’inquisition naïve de ses hôtes. Les Dayaks n’avaient point d’ailleurs de secrets pour elle ; ils lui ouvraient avec empressement le seuil de leurs cabanes, lui permettaient d’examiner tous les détails d’intérieur et ne s’indignaient pas de la voir exprimer son peu de goût pour les crânes humains qui se balançaient aux plafonds en guise de trophées et d’ornemens. M. Brooke a essayé de détruire dans l’étendue de sa principauté la barbare coutume qui a fait donner aux Dayaks le surnom de « chasseurs de têtes; » mais il ne faut pas aller bien loin de Sarawak pour trouver des têtes fraîchement coupées, et Mme Pfeiffer eut plus d’une fois à subir cet horrible spectacle.

Le sacrifice d’une tête est l’accompagnement obligé, la consécration des principaux actes qui s’accomplissent dans la vie d’une tribu. Si un rajah est malade, s’il s’absente pour un voyage, une tête est promise à l’heure de la guérison ou à celle du retour. Si le rajah meurt, il est d’usage d’honorer ses funérailles par le sacrifice de plusieurs victimes. Deux tribus viennent-elles à conclure un traité de paix, chacune d’elles fournit un homme qui sera décapité. Quelquefois cependant ce sont des porcs au lieu d’hommes qui cimentent de leur sang la bonne harmonie. Le vœu d’une tête est sacré. Quand on s’est engagé à livrer une tête, il faut qu’on se la procure à tout prix, dût-on immoler un ami ou un parent. L’honneur dayak est inflexible sur ce point. On se met en embuscade dans les hautes herbes, on attend des heures, des journées entières, et le premier être humain, homme, femme ou enfant, qui passe à portée tombe impitoyablement sous le coup d’un trait empoisonné. « La tête est décollée avec soin et mise dans un petit panier qui est particulièrement destiné à cet usage et orné de cheveux d’homme. » Ces aveugles massacres amènent des représailles, de longues guerres entre les tribus, d’implacables vendette entre les familles. De tous côtés les têtes roulent, les cabanes se remplissent de glorieux trophées, et les vainqueurs rapportent à leurs fiancées l’horrible prix de leur adresse ou de leur bravoure. En racontant ces détails, Mme Pfeiffer estime que le système de la décapitation pratiqué chez les Dayaks est inspiré plutôt par la superstition que par la cruauté. L’idée de vol est complètement étrangère à ces assassinats. Quand les Dayaks entreprennent une expédition de concert avec des Malais, ils dédaignent le butin qu’ils laissent à leurs cupides alliés et ne se réservent que les têtes. On serait donc tenté d’invoquer pour eux cette circonstance atténuante, qu’ils ne tuent pas pour piller et qu’ils cherchent surtout dans le sang versé la satisfaction d’un misérable point d’honneur. Qu’est-ce que la vie aux yeux de ces sauvages? Ils ne la comptent pour quelque chose qu’au moment de la récolte du riz; alors il s’établit entre les tribus une sorte de trêve, les expéditions sont ordinairement ajournées après la moisson, le cri d’amok est suspendu, et tous les bras sont occupés à ramasser à la hâte les produits de la terre : singulière intermittence qui n’a été d’abord observée que comme un trait curieux de la vie des Dayaks, mais qui indique en même temps la solution du problème que la civilisation doit résoudre tôt ou tard dans ces contrées. Le succès est certain là où la notion du travail, si faible qu’elle soit, peut cependant dominer les mauvais instincts de la superstition. Lorsque par le contact avec les étrangers les tribus de Bornéo auront vu s’accroître leurs besoins, trop aisément satisfaits aujourd’hui par quelques gerbes de riz, lorsqu’elles commenceront à apprécier les rudimens du bien-être et à rechercher les profits du commerce, leurs récoltes deviendront plus abondantes, la durée des moissons sera plus longue, et peu à peu se multiplieront les périodes de trêve. L’expérience tentée par sir James Brooke remonte à une date encore trop récente pour avoir produit de sérieux résultats; cependant la physionomie morale de la petite principauté de Sarawak est déjà bien différente de celle que présentent les tribus indépendantes de Bornéo.

On comprend que le commandant du fort de Sacarran ne fût pas trop rassuré en voyant Mme Pfeiffer décidée à visiter ces tribus, sur lesquelles il n’exerçait aucune autorité, et qui pouvaient être tentées de se procurer fort aisément, pour l’ornement de leurs cabanes, la tête d’une femme européenne. La voyageuse fut cependant assez bien accueillie au premier village : elle distribua des poignées de main aux Dayaks, caressa les enfans, fit à propos quelques présens, se concilia les bonnes grâces de la tribu, qui l’hébergea de son mieux, et lui fournit pour la nuit ses plus belles nattes après un repas de riz et de kari assaisonné avec de l’huile de coco rance. Au second village, même réception. La tribu revenait du combat et rapportait une tête d’homme, qui fut immédiatement suspendue au plafond dans la demeure du chef, et sous laquelle on prépara le lit de Mme Pfeiffer; c’était, à ce qu’il paraît, la place d’honneur. Plus d’une fois la petite caravane rencontra des tribus allant en guerre, et quand on lit le récit de Mme Pfeiffer, récit très sincère, où elle ne dissimule ni ses émotions ni ses frayeurs, on se demande comment elle parvint à franchir sans encombre, tantôt en canot, tantôt à pied, la distance de Sacarran à Sintang..Ce village, peuplé de quinze cents habitans, est gouverné par un sultan que ses rapports fréquens avec les Hollandais de Pontianak rendent plus facilement accessible pour les Européens, et la voyageuse devait y faire en toute sécurité une courte halte. La vue du pays traversé avait d’ailleurs compensé tant de périls. Cette partie de Bornéo est couverte de belles forêts, coupée de nombreux cours d’eau, fertile dans les plaines, pittoresque dans tous ses aspects. Malheureusement ces dons de la nature demeurent stériles entre les mains d’une population qui est très clair-semée, et qui travaille à peine. Mme Pfeiffer se montre pourtant bienveillante pour les Dayaks. Sauf le détail des têtes coupées, elle n’hésite pas à vanter leur douceur, leur moralité, leurs bons sentimens de famille, l’amour qu’ils portent à leurs enfans, le respect que les enfans témoignent à leurs parens, en un mot leurs mœurs vraiment patriarcales : ils pourraient épouser plusieurs femmes, et ordinairement ils n’en prennent qu’une, et la traitent bien; ils usent rarement du divorce, etc. Je cite presque textuellement le certificat que leur délivre Mme Pfeiffer. N’y aurait-il pas là un peu d’exagération? Peut-être la voyageuse est-elle à la fois si étonnée et si ravie de se sentir encore la tête sur les épaules après cette visite aux Dayaks, qu’elle ne leur ménage pas les complimens, et se montre disposée à leur passer bien des choses. La joie d’en avoir été quitte pour la peur la rend d’autant plus indulgente que la peur, nullement dissimulée, a été plus vive. Sans doute aussi elle se laisse aller à ce sentiment de bienveillance qui respire dans tous ses récits et qui en fait le charme. Pardonnons-lui de n’être point complètement exacte dans son appréciation, puisque c’est aux dépens de la médisance. On voit assez de ces voyageurs chagrins et frondeurs qui ne sont jamais contens de rien, et qui, du haut de leur supériorité européenne, ne cherchent et ne trouvent parmi les peuplades primitives que des objets de blâme et de mépris. Il vaut mieux assurément faire campagne avec un touriste d’humeur facile, qui sait s’accommoder de ce qu’il rencontre, ne se plaint pas trop des épreuves infligées à son estomac, supporte gaiement les dangers et les ennuis de la route, et colore d’une teinte rose les pays qu’il a visités. A cet égard, Mme Pfeiffer ne laisse rien à désirer; elle est généralement optimiste, même en matière de Dayaks, et sa première pensée en arrivant à Sintang est de trouver trop court le temps qu’elle a mis à traverser le territoire de ces coupeurs de têtes; elle se désole presque de rentrer dans une région plus calme. Sintang est une capitale, il y a un sultan malais, une réception nous attend à la cour, et nous voici condamnés au protocole d’une cérémonie officielle, assez curieuse du reste pour être racontée.

Mme Pfeiffer n’avait eu garde de se présenter sur le territoire de Sintang sans être munie d’une lettre d’introduction : elle avait dans son modeste bagage une missive que le rajah de Beng-Kallang-Boenot lui avait remise pour le sultan, et qui, dans la circonstance, était beaucoup plus utile sans doute que le certificat dont le vénérable M. de Humboldt l’avait honorée avant son départ pour la recommander aux amis de la science dans les deux mondes. A peine donc le canot dans lequel elle avait accompli les dernières étapes était-il amarré en vue de la capitale, qu’elle envoya son domestique avec la lettre à la cabane du sultan. Peu de temps après, son messager revint accompagné de l’un des ministres, qui déclara que le sultan était absent, et que la réception était remise au lendemain matin. Le lendemain en effet, une belle barque, armée de vingt rameurs, déposa Mme Pfeiffer et son domestique sur le sol de Sintang. La musique malaise joua l’air national, le canon retentit, et l’Européenne fut conduite solennellement, sur un plancher de nattes, à la demeure royale, peu distante du rivage. Le sultan, averti, daigna accourir à la rencontre de la visiteuse. « On voyait, dit Mme Pfeiffer, l’embarras de l’excellent homme, qui ne savait comment se conduire vis-à-vis d’une Européenne. Avec une grâce vraiment comique, il me tendit le bout des doigts, ce qui ne laissait pas d’être une grande hardiesse suivant les idées mahométanes. Je posai le bout de mes doigts sur les siens, et en nous balançant, presque en dansant, nous nous rendîmes au divan, séparé du vestibule par une balustrade en bois haute de deux pieds. » Le sultan et Mme Pfeiffer s’assirent l’un sur une chaise, l’autre sur une caisse renversée en guise de siège; les ministres et la cour se rangèrent par terre le long des murs; la foule se pressait au dehors. L’audience fut ouverte par la lecture solennelle de la lettre d’introduction; le premier ministre, un savant, se chargea de ce soin; puis vinrent les rafraîchissemens, du thé sans sucre, des friandises et des fruits. Le dialogue ne devait être ni vif ni animé, les deux principaux personnages ne pouvant s’entendre que par le langage des signes. Après le repas, le sultan conduisit Mme Pfeiffer dans la chambre des femmes, et lui présenta la sultane et ses filles, « de vilaines créatures du vrai type malais. Quoiqu’il y eût là beaucoup d’hommes et de jeunes gens, elles ne portaient que de simples sarongs, montant jusqu’à la moitié de la poitrine. » Ainsi se termina l’audience, dont le cérémonial avait été réglé d’après les indications officieuses du domestique de Mme Pfeiffer. L’absence du sultan, annoncée la veille, avait été imaginée pour laisser aux ministres le temps de prendre des renseignemens et de tenir conseil sur les formalités à observer à l’égard de la voyageuse européenne, et à défaut de précédens on avait fait appel à l’expérience du domestique malais, qui pouvait dire comment sir James Brooke était dans ses tournées reçu par les princes indigènes. Comme on ne possédait point à Sintang de vaisselle convenable pour la collation, on avait secrètement emprunté celle de Mme Pfeiffer, qui reconnut ses couverts et ses plats, prêtés à son insu par son Malais. — Le principal but de Mme Pfeiffer était d’obtenir les moyens de se rendre à Pontianak. Le sultan s’engagea à mettre à sa disposition pour le lendemain un bateau convenable pour cette traversée, et, avant son départ, il alla lui rendre sa visite dans la cabane où elle s’était établie. Son père et plusieurs parens l’accompagnaient ; quant aux femmes, l’étiquette leur interdisait une pareille démarche. Mme Pfeiffer put remarquer dans cette occasion à quel point les Malais de Bornéo sont ignorans des usages européens. Tout son bagage fut examiné avec une curiosité presque enfantine, et chaque objet provoquait des questions sans nombre, qui se terminaient toujours par des expressions de convoitise attestant une grande indiscrétion ou une extrême naïveté. Les Dayaks s’étaient montrés beaucoup plus réservés, plus convenables et plus intelligens. L’Europe n’était cependant pas bien éloignée : en moins de quatre jours, Mme Pfeiffer débarquait à Pontianak, où flotte le pavillon hollandais.

Pontianak est situé à vingt milles de la mer, dans une plaine très boisée, arrosée par plusieurs cours d’eau, qui favorisent la culture du riz. Les environs de la ville ne sont que marécages. Un gouverneur hollandais, quelques employés, les officiers d’une garnison de cent trente hommes installés dans un fortin, un chirurgien, fonctionnaire très utile et très occupé dans un pareil pays, voilà l’effectif de la population européenne. Quel exil pour les malheureux que les hasards de la carrière coloniale confinent dans une telle résidence, en compagnie des fièvres et de peuplades à peu près sauvages ! De jeunes officiers habitués au comfort et aux délicatesses de la vie civilisée passent là ce que l’on est convenu d’appeler les plus belles années de leur vie. S’ils avaient du moins l’honneur de la conquête et les émotions du combat ! Mais non, la Hollande se borne à maintenir son drapeau sur quelques points de la côte, et elle semble n’avoir d’autre but que de faire acte de présence sur le sol de Bornéo, en ajournant à une époque indéterminée l’œuvre de la colonisation. Les princes malais qui résident aux alentours de Pontianak reconnaissent volontiers la suzeraineté du gouverneur de Java moyennant une pension de quelques milliers de florins, qui leur est régulièrement payée avec le produit des impôts levés sur leurs tribus. Le séjour de Mme Pfeiffer dans l’établissement hollandais fut donc de courte durée, et il mériterait à peine d’être signalé, s’il n’avait fourni l’occasion d’une visite aux mines de diamans de Landak. Ce sont, d’après ce que l’on assure, les mines les plus riches de Bornéo. Mme Pfeiffer s’y rendit par la route de terre, et ne recula pas devant les nouveaux périls d’une excursion qui la replaçait pendant plusieurs jours au milieu des Dayaks indépendans, des Malais, et des campongs ou villages chinois. Elle savait que les indigènes, ne s’expliquant guère cette obstination d’une femme déjà vieille à battre le pays en tous sens, la prenaient pour une personne sacrée, peut-être bien pour une pauvre folle : on disait aussi qu’elle était à la recherche de l’esprit d’un de ses parens, recherche pieuse que la superstition des plus déterminés coupeurs de têtes devait nécessairement respecter. En définitive, Mme Pfeiffer arriva à Landak, et elle obtint du rajah la permission, rarement accordée, de visiter l’une des mines en exploitation. La cour de Landak lui parut un peu moins primitive que celle de Sintang. Il y avait à la réception un nombre suffisant de chaises; le repas fut complètement servi à l’européenne; les ministres portaient des vêtemens assez convenables. Les richesses du rajah et des principaux chefs consistent en diamans; on affirme même que le rajah possède le plus gros diamant que l’on ait trouvé jusqu’à ce jour, une pierre qui surpasserait de beaucoup en volume et en beauté le fameux kohinor; mais ces merveilles sont soigneusement cachées : aucun Européen ne les a vues, et les indigènes les plus opulens ne se parent presque jamais de leurs diamans. Quant aux mines, elles sont exploitées par des ouvriers chinois et à l’aide des procédés les plus simples. Elles donneront sans doute lieu à un trafic considérable, lorsque les ressources de Bornéo seront mieux connues.

Il n’est probablement pas réservé à notre siècle, si ardent et si prompt qu’il soit à de telles entreprises, de coloniser Bornéo ni de porter au fond de cette grande île les lumières de la civilisation. L’œuvre a été tentée, mais seulement par efforts isolés et impuissans. Si la Hollande occupe quelques points, il ne s’agit pour elle que d’empêcher la prescription des droits que les traités lui confèrent et l’établissement de rivaux qui prendraient sa place. Quant à la petite principauté de Sarawak, elle n’est là que comme une légère excroissance de civilisation relative sur une masse de barbarie, comme une oasis perdue au milieu d’un désert. C’est une œuvre merveilleuse d’énergie individuelle, qui perpétuera le nom du rajah Brooke; mais celui-ci n’aura point d’héritiers ni de successeurs, et il ne trouve aujourd’hui personne, pas même un ministre anglais, qui se soucie de prendre la suite de sa spéculation excentrique. La rapide promenade de Mme Pfeiffer à travers les montagnes, les fourrés et les tribus de Bornéo est suffisante pour indiquer les difficultés immenses qui forment à ce pays une sorte de cuirasse impénétrable contre toute entreprise européenne. Quelques missionnaires protestans ont cherché à distribuer leurs Bibles dans les environs de Pontianak; une fois leur première cargaison épuisée, ils sont partis et ne reviennent pas. A quoi bon jeter au vent d’inutiles semences? La population, dont les géographes et les voyageurs n’ont pu encore déterminer exactement le chiffre, est en majorité une population de sauvages. Les Malais sont maîtres de la majeure partie du pays, et les Malais de Bornéo ont la plus détestable réputation. Pirates sur les côtes et ne vivant que de butin, ils sont à l’intérieur paresseux, misérables, étrangers à tout sentiment de famille, et ils font durement peser leur joug sur les Dayaks. Ceux-ci, qui représentent la race indigène, sont de mœurs plus douces et plus estimables; s’ils ont la manie de couper des têtes, ils sont au demeurant, selon le témoignage de Mme Pfeiffer, bienveillans, hospitaliers, sympathiques; mais c’est un peuple abâtardi, destiné peut-être à partager le sort de tant de races primitives, c’est-à-dire à disparaître.

Il existe à Bornéo un troisième élément de population, qui sans bruit, sans éclat, insensiblement, par l’irrésistible supériorité de l’intelligence unie à une grande énergie de travail, s’étend sur le sol, borde les côtes et filtre jusque dans les régions les plus reculées de l’intérieur : c’est l’immigration chinoise. Les Chinois se sont emparés de toutes les branches de commerce, ils exercent tous les métiers, ils cultivent la terre, exploitent les mines, et concentrent dans leurs mains le mouvement des capitaux qui circulent dans l’île. On pourrait, dit Mme Pfeiffer, considérer le Chinois comme le maître et le bourgeois, le Malais comme le paysan, et le Dayak, placé sous la dépendance du Malais, comme l’esclave. Dans chaque village, le campong ou quartier chinois se distingue du quartier malais et dayak par son apparence de propreté et de comfortable, par l’activité laborieuse qui y règne. Il ne faut pas perdre de vue que cette invasion des habitans du Céleste-Empire à Bornéo, comme dans les autres îles de l’archipel malais, s’est effectuée en détail homme par homme pour ainsi dire et mystérieusement. Les Chinois ont dû esquiver les lois pour sortir de leur pays, et, loin d’être accueillis avec empressement dans les contrées où ils cherchent à s’établir, ils ont à vaincre la répulsion instinctive que leur venue inspire aux indigènes, assurés de trouver en eux des concurrens plus habiles et bientôt des maîtres; mais aujourd’hui que, suivant l’expression consacrée, la Chine est ouverte, le flot d’émigration, si longtemps contenu par les barrières légales, va se répandre librement dans les archipels asiatiques, et il est permis de prédire qu’avant la fin du siècle la population chinoise dominera à Bornéo. Dans ce travail de peuplement et de colonisation, la race européenne ne saurait lutter avec la race jaune. La première sera toujours repoussée par le climat. Et cependant, pour être juste, on doit reconnaître dès à présent que l’honneur de cette future conquête revient au génie européen, qui, en forçant les portes du Céleste-Empire et en ouvrant une issue à la population exubérante de l’extrême Asie, aura détourné ce trop-plein vers les régions demeurées jusqu’ici désertes ou mal explorées, et rétabli dans cette partie du monde le juste niveau. A l’époque où Mme Pfeiffer voyageait à Bornéo, elle ne pouvait encore apercevoir cette solution, bien que gon esprit observateur l’eût vaguement pressentie; la dernière guerre de Chine et les traités récemment conclus ont tout à fait déchiré le voile et éclairé l’avenir de la Malaisie, où la race chinoise est appelée à jouer le rôle civilisateur que la Providence a réservé, dans la direction de l’ouest, à la race européenne.

Si la Hollande n’a fait jusqu’ici que poser le pied à Bornéo, elle s’est occupée plus sérieusement de Sumatra. Cette dernière île touche presque à Java, qui est le point central de ses possessions dans l’Inde; elle est très fertile, elle produit en abondance du café, du poivre, du camphre, et le climat, dans certaines régions, peut convenir aux colons européens. Ceux-ci pourtant sont encore très peu nombreux, et la population blanche ne se compose guère que d’officiers et de fonctionnaires. La domination hollandaise est solidement établie sur une grande étendue de l’île; les Malais, après s’être bien défendus et fréquemment révoltés, semblent avoir renoncé depuis plusieurs années à une lutte inégale. Toutefois il reste encore à l’intérieur plusieurs tribus qui vivent dans la plus complète indépendance et conservent le type de la sauvagerie primitive. Une excursion parmi ces tribus devait tenter l’esprit aventureux de Mme Pfeiffer, qui, après sa visite à Bornéo, était venue se reposer quelque temps à Batavia. Une grave difficulté pouvait seule compromettre son plan de campagne, c’était la question d’argent. Mme Pfeiffer n’avait emporté d’Autriche qu’un mince bagage et une bourse très légère, et pour arriver si loin, il lui avait fallu accomplir des prodiges d’économie. Une fois sur le terrain de ses explorations, elle était à peu près à l’aise, car elle vivait à la façon des sauvages, allait à pied, se nourrissait de riz et dormait dans les cases indigènes, où elle recevait une hospitalité à peu près gratuite; mais pour se rendre d’un pays à l’autre, les frais de passage sont considérables, et si l’on songe qu’il ne s’agit de rien moins que d’un tour du monde, on voit que ce chapitre de dépense eût été bien lourd pour un budget aussi modique. Heureusement Mme Pfeiffer s’était créé partout, dans le cours de son premier voyage, des sympathies si vives, sa hardiesse de touriste excitait tant d’intérêt que chacun s’empressait à lui rendre service. Les fonctionnaires et les négocians, les Allemands, ses compatriotes, qui étaient fiers d’elle, les Hollandais, les Anglais, tout le monde enfin s’ingéniait pour faciliter ses excursions, non-seulement en lui faisant accueil et en la recommandant de proche en proche, mais encore en lui épargnant les frais de route sous une forme qui ne pouvait blesser sa délicatesse. Ainsi le plus souvent on lui accordait le passage sur les navires qui devaient la transporter; les compagnies de bateaux à vapeur s’honoraient de patronner cette voyageuse exceptionnelle, et les capitaines étaient heureux de la posséder à leur bord. Pour aller de Java à Sumatra, Mme Pfeiffer s’embarqua sur le vapeur Macassar avec une carte de circulation, aller et retour, qui lui fut très gracieusement accordée. Cette attention ne valait pas moins de 500 roupies, prix ordinaire du double passage, et nous devons, nous aussi, en être reconnaissans, car elle a permis à Mme Pfeiffer de visiter une région tout à fait inconnue et d’étudier les mœurs des peuplades de Sumatra, en particulier des Battaks anthropophages. Cette singulière femme se sentait toujours entraînée par son instinct au plus épais de la sauvagerie !

Après une traversée de cinq jours, pendant lesquels on perdit à peine la terre de vue, le Macassar mouilla devant Padang, chef-lieu des possessions hollandaises à Sumatra. Padang est une ville de vingt-sept mille âmes, qui, sans être jolie, se trouve dans un site pittoresque entre la mer et un lointain rideau de montagnes. Il s’y fait un commerce considérable de riz et de café, et les résidens européens sont assez nombreux; mais bien que Mme Pfeiffer, contrairement à ses habitudes, se croie obligée de reproduire le chiffre des exportations de Sumatra et de sacrifier une page à la statistique, ce n’était point une mission commerciale qu’elle s’était infligée : elle ne se souciait pas davantage des plaisirs européens qu’on lui préparait. Elle avait hâte de se dérober aux politesses de ses hôtes, de fuir les délices de Padang et de pousser droit aux Battaks. Deux missionnaires avaient été, peu d’années auparavant, tués et mangés par ces cannibales. Comment hésiter? Mme Pfeiffer comptait que la faiblesse de son sexe lui servirait de sauvegarde, et elle partit à cheval, sous les tristes auspices d’un ciel nuageux qui dès les premiers pas lui barra la route par des torrens de pluie. Obligée de rentrer à Padang, elle repartit le lendemain, en dépit des objections bienveillantes et multipliées que provoquait son téméraire projet.

On voyage à Sumatra par étapes ou stations militaires. A chaque station, on peut passer la nuit dans un fort ou dans une maison du gouvernement. Cette facilité n’existe, bien entendu, que sur la portion de territoire entièrement soumise à la domination hollandaise. On la retrouve dans l’Inde anglaise, où des bungalows sont établis sur toutes les grandes routes à l’instar des caravansérails de l’Orient. De Padang au pays des Battaks, on compte environ dix stations ou dix journées de route à cheval. Mme Pfeiffer traversa de nombreux villages et remarqua que la population paraissait plus dense qu’à Bornéo. Le type malais s’y rencontre dans toute sa pureté, c’est-à-dire dans toute sa laideur : visage large, nez écrasé, mâchoires saillantes, dents limées et teintes en noir. Les riches se font confectionner de belles dents en or, qu’ils ne mettent que dans les grandes occasions. Quant aux femmes, leur coquetterie consiste dans l’ouverture qu’elles se pratiquent à la partie inférieure des oreilles : elles y suspendent des boucles, des plaques de métal, des rondelles de bois. Plus l’ouverture est large (et elle atteint parfois un pouce de diamètre), plus une Malaise se croit belle et se voit courtisée. — Aux environs de Padang et des principaux villages, les chemins étaient encombrés de bandes de coolies ou de convois de chevaux et de buffles, employés au transport des produits. Le sol paraissait bien cultivé; l’aspect du pays annonçait, dans quelques districts, une certaine aisance, et témoignait en faveur de l’administration hollandaise. Celle-ci a d’ailleurs respecté les mœurs indigènes. Les villages malais sont gouvernés par des rajahs qui reçoivent du gouvernement hollandais un traitement modique. Les fonctionnaires européens n’ont à exercer, au point de vue politique, qu’un rôle de haute surveillance; ils s’occupent plus activement de l’exploitation des cultures et de l’entretien des routes. Ces travaux s’exécutent, comme à Java, d’après le système des corvées; mais comment établir des routes sur un sol toujours inégal, raviné, inondé périodiquement par des pluies torrentielles? Mme Pfeiffer eut beaucoup de peine à se tirer de plus d’un mauvais pas, et elle paya par de rudes fatigues la petite satisfaction de franchir l’équateur à cheval. Il faut aussi accorder une mention aux éléphans et aux tigres qui abondent dans les régions boisées, au point que les messagers du gouvernement n’oseraient s’y aventurer sans se munir de tisons enflammés pour éloigner les bêtes féroces. Le gouvernement n’alloue qu’une prime de 10 roupies (25 fr.) par tigre tué : ce n’est pas cher pour un pareil gibier. — Voilà, en raccourci, les incidens et les rencontres que réserve aux touristes une excursion à Sumatra.

Nous arrivons enfin avec Mme Pfeiffer sur les frontières des Battaks. De même que les Dayaks de Bornéo, les Battaks de Sumatra se divisent en deux grandes fractions ou tribus, dont l’une conserve encore son indépendance, et dont l’autre reconnaît depuis quelques années la domination des Hollandais. Tant qu’elle voyagea sur le territoire de la tribu soumise. Mme Pfeiffer fut tout à fait en sûreté; mais par les récits des rajahs et du peuple elle put juger des périls qui l’attendaient, si elle persistait à aller plus loin. « Ma résolution, dit-elle, était fermement prise; je demandai seulement s’il était vrai, comme le rapportaient plusieurs relations de voyageurs, que les Battaks ne vous tuaient pas tout de suite, mais vous attachaient vivans à des poteaux, vous coupaient de petits morceaux de chair et les mangeaient avec du tabac et du sel. Cette lente agonie m’aurait un peu effrayée. On m’assura unanimement que les Battaks n’infligeaient ce supplice qu’aux grands criminels. Les prisonniers de guerre sont attachés à un arbre et décapités; on recueille leur sang, et on le boit pendant qu’il est encore chaud, ou on le mange avec du riz cuit. Ensuite on procède au partage. Les oreilles, le nez, le foie et la plante des pieds appartiennent exclusivement au rajah, qui reçoit en outre sa part du corps. On rôtit ordinairement la chair et on la mange avec du sel. Il n’est pas permis aux femmes de prendre part à ce festin. Les rajahs m’assurèrent avec un air de grande conviction que la chair humaine avait bon goût et qu’ils voudraient bien en manger. » Après avoir obtenu de la bouche des Battaks civilisés, comme on les appelle assez généreusement pour les distinguer des Battaks indépendans, ces précieuses informations, Mme Pfeiffer se fit donner des guides, mit ses papiers en ordre, les confia aux soins du fonctionnaire hollandais de la station-frontière et s’enfonça résolument dans le pays des cannibales.

Il ne fallait plus songer à voyager à cheval. Pas de sentiers tracés: des ravins boueux des montagnes escarpées, d’épaisses forêts; tous les jours de fortes ondées, impuissantes à rafraîchir la température, qui s’élevait souvent à plus de 40 degrés. Il y avait là de quoi dompter la plus robuste constitution. Les Battaks peuvent reposer tranquilles à l’abri de ces barrières naturelles, qui les défendent contre l’invasion et la conquête. Cependant, lorsque après deux ou trois journées de marche et d’ascensions très pénibles on a franchi les premiers obstacles, on arrive à la région des vallées, dans un pays couvert de villages ou uttas, assez peuplé, bien cultivé. Ce n’est plus alors la nature qui oppose au voyageur des obstacles presque insurmontables; d’autres dangers, et plus sérieux, se présentent : c’est toute une population défiante, hostile, sauvage qu’il faut traverser. Mme Pfeiffer avait réussi à désarmer les Dayaks de Bornéo. Elle triompha également des Battaks, mais au prix de quelles angoisses! Elle vécut vingt jours au milieu de ces tribus, chaque jour menacée, chaque jour obligée de parlementer pour avancer d’un village à l’autre, conquérant le terrain pied à pied, tantôt protégée par un rajah, tantôt livrée à la merci de la multitude. Plus d’une fois elle put se croire à sa dernière heure. Voici une page détachée de son récit. La scène se passe à un endroit appelé Silindong, où Mme Pfeiffer se vit arrêtée avec sa petite escorte et malgré la protection d’un excellent rajah, Hali-Bonar, qui avait voulu l’accompagner. « Plus de quatre-vingts hommes armés se tenaient sur la route et nous attendaient. Lorsque nous fûmes arrivés à eux, ils nous barrèrent le chemin et ils eurent en un instant formé un cercle autour de nous. Ces sauvages avaient l’air barbare et farouche au-delà de toute expression. Ils étaient grands et forts; beaucoup avaient une taille de six pieds. Leur physionomie était très animée. Ils criaient après moi d’une façon si assourdissante que si je n’avais pas déjà été habituée à de pareils incidens, j’aurais été extrêmement effrayée. J’avais peur toutefois, la scène était trop émouvante; mais je ne perdis pas ma présence d’esprit, et je m’assis, calme et sans crainte apparente, sur une pierre du chemin. Plusieurs rajahs s’avancèrent vers moi en me menaçant par paroles et par gestes de me tuer et de me manger, si je ne m’en retournais pas. Je ne comprenais point leurs paroles, mais leurs signes ne me laissaient aucun doute, car ils désignaient ma gorge avec leurs couteaux, mes bras avec leurs dents, et ils faisaient manœuvrer trop éloquemment leurs mâchoires. Je m’étais préparée depuis mon entrée dans le pays à de pareilles scènes, et j’avais appris à cet effet quelques petites phrases dans leur langue. Je pensais que si je parvenais à les égayer, je dominerais la situation, car les sauvages sont comme les enfans : la moindre chose suffit souvent pour les gagner. Je me levai donc et je frappai amicalement sur l’épaule du rajah qui s’était le plus approché de moi, en lui disant d’un air dégagé et souriant, moitié en malais, moitié en battak : — Allons donc! vous n’allez pas tuer et manger une femme, une vieille femme comme moi, dont la chair serait bien dure et bien coriace! — Puis je leur fis comprendre que je n’avais pas du tout peur d’eux, et que j’étais prête à renvoyer mes guides et à continuer seule ma route. Par bonheur ils trouvèrent mon jargon et ma pantomime risibles. J’avais réussi. Les rangs s’ouvrirent, et je passai... » Il peut se faire qu’en lisant ces curieux épisodes, on éprouve involontairement certain doute. Tout cela est-il bien vrai? Où sont les témoins? Nous n’avons pour garantie qu’une relation individuelle, et c’est l’auteur qui est en scène. Mme Pfeiffer ne serait-elle pas coupable d’un excès d’imagination ou tout au moins d’une habileté extrême dans l’art de grouper ses personnages? Elle a tant voyagé! D’ailleurs l’exagération des périls que l’on a courus est presque naturelle. Combien de gens aiment à se figurer et surtout à raconter, à propos de l’incident le plus vulgaire, qu’ils ont échappé à mille morts ! La question, si elle était posée, se résoudrait en faveur de Mme Pfeiffer. Il est constant que plusieurs Européens entrés avant elle dans le pays des Battaks ont été tués et mangés, que le voyage entrepris par elle était considéré par tous les Hollandais comme un acte plus que téméraire, que les rajahs des Battaks soumis voulurent eux-mêmes l’en détourner. Il n’y a donc pas à douter de la réalité du danger. Quant aux détails de l’excursion, le récit de Mme Pfeiffer présente, même dans les incidens les plus extraordinaires, un caractère de vraisemblance qui ne saurait être contesté. Notre voyageuse ne se donne point pour une héroïne; souvent elle a eu peur, et elle le dit. Il y a en elle un mélange d’audace et de frayeur, et comme une sorte d’intrépidité craintive dont l’expression se retrouve avec une fidélité scrupuleuse dans les pages émouvantes de son récit. Elle est femme, et loin d’affecter les sentimens virils et les mâles vertus en se posant comme supérieure aux délicatesses et à la faiblesse de son sexe, elle reste toujours femme. La malpropreté des Dayaks et des Battaks, la vermine qui peuple leurs cases, les petites misères de la vie matérielle l’occupent et l’importunent même au milieu des dangers les plus sérieux. Elle supporte tout de bonne humeur et avec gaieté, parce qu’elle a pris fermement à l’avance la résolution de tout subir; mais ses idées, ses instincts de femme bien née ne l’abandonnent jamais. Il n’y a dans son récit ni prétention ni forfanterie; elle mérite pleine confiance, et l’on peut dire au reste que jusqu’ici aucune voix de critique incrédule ne s’est élevée contre sa véracité.

La scène de Silindong indiquait assez que l’on ne pouvait aller plus loin; la tolérance et l’hospitalité des Battaks étaient à bout. Mme Pfeiffer dut, à son grand regret et avec la conscience de s’être aventurée jusqu’aux extrêmes limites de la hardiesse, retourner sur ses pas et prendre la direction de Padang. Quand elle arriva dans la capitale hollandaise, elle était accablée de fatigue et minée par les fièvres. Son voyage à l’intérieur de Sumatra avait duré près de trois mois. Sans doute il lui eût été difficile, dans un espace de temps aussi court, d’acquérir une connaissance approfondie des mœurs et des habitudes du pays; le peu qu’elle apprit, elle le vit en passant, par occasion, par détails, ou elle le recueillit dans ses conversations avec quelques chefs indigènes. Les Battaks sont bien décidément des sauvages, quoique, selon la définition de Mme Pfeiffer, la forme de leur gouvernement soit celle d’une monarchie constitutionnelle. « Le rajah est le chef; mais chacun, même l’esclave, agit avec lui comme avec un égal. Si l’on n’obéit pas toujours à ses ordres, sa personne est fort respectée. Dans les affaires importantes, plusieurs rajahs se rassemblent pour tenir conseil. Le fils aîné est le principal héritier; il hérite notamment de toutes les femmes de son père.» Tel est en quelques lignes le régime politique que Mme Pfeiffer a cru devoir qualifier de monarchie constitutionnelle. L’assimilation est un peu forcée; ce qu’il convient cependant de remarquer, c’est que, chez ces peuples, où toutes choses sembleraient devoir se gouverner par les voies violentes, la discussion existe : les sultans malais, et probablement aussi les princes battaks, réunissent dans les circonstances graves le conseil des rajahs, qui forme une sorte de sénat dont les délibérations ne sont pas assurément toujours calmes, et il est assez singulier de retrouver chez ces peuplades le principe d’autorité reposant sur le droit héréditaire et tempéré en même temps par les conseils d’une assemblée. Souvent même il arrive que les pouvoirs se déplacent et que l’assemblée est seule maîtresse, ne laissant au sultan que les vaines apparences de la dignité souveraine; alors le sultan règne et ne gouverne pas. Il y a ainsi entre le gouvernement des tribus sauvages et celui des nations policées une similitude qui au premier abord paraît étrange, mais qui n’est cependant que très naturelle, car ici et là ce sont toujours les mêmes passions qui s’agitent, les mêmes ambitions qui luttent, les mêmes questions à débattre et à résoudre; c’est toujours l’homme qui est en scène, et la politique la plus raffinée ne s’écarte pas autant qu’elle voudrait le prétendre de la politique élémentaire qui s’applique à une fédération de tribus. Les voyageurs qui ont visité les Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord ont observé au sein de ces peuplades les assemblées, les délibérations qui gouvernent de temps immémorial les tribus de la Malaisie.

Les Battaks n’ont point de rites religieux; la prière leur est inconnue; ils n’ont ni prêtres ni temples. Ils ne croient qu’aux génies, et l’influence de ces génies, bons ou mauvais, joue un grand rôle dans leur existence. Heureux pourtant celui qui, soit par maladie, soit autrement, est visité par le mauvais génie! Il est entouré d’égards et de respects, comme un être qu’une disgrâce fatale de la destinée désigne et recommande à la commisération publique. Peut-être aussi craindrait-on, en l’offensant, d’attirer sur soi la vengeance du mauvais génie. Ses désirs sont sacrés, ses paroles deviennent des oracles. De cette superstition résulte un excellent moyen de gouvernement. Le rajah n’a qu’à se dénoncer comme étant possédé du démon; il se livre à mille contorsions, simule la folie, danse en furieux, et quand ses crédules sujets sont bien convaincus de la présence du génie, il commande; la foule obéit, et le tour est fait.

Les principaux actes de la vie, les mariages et les enterremens, ne sont entourés d’aucune cérémonie. Les hommes achètent leurs femmes; quelquefois ils les achètent toutes jeunes, les prennent chez eux, les élèvent comme leurs enfans, et les épousent quand le temps est venu. Le Battak trop pauvre pour payer la femme qu’il désire peut s’offrir à travailler comme esclave dans la famille de sa fiancée, et il acquitte ainsi sa dette. Ce trait de mœurs n’est pas nouveau; il remonte aux patriarches, et semble emprunté à la Bible. Du reste, l’obligation de payer les femmes est un frein contre la polygamie : il n’y a guère que les rajahs qui soient assez riches pour contracter plusieurs mariages. Les femmes mènent chez les Battaks une vie très active, ce sont elles qui font la grosse besogne et travaillent aux champs des hommes se contentent de bâtir les maisons et de planter le riz, puis ils se reposent en fumant le tabac ou en mâchant le bétel. L’usage du tabac et du bétel est général parmi les femmes comme parmi les hommes; les enfans fument dès l’âge de cinq ans, et il ne paraît pas que cette habitude, au sujet de laquelle nos médecins d’Europe sont si peu d’accord comme sur tout le reste, soit préjudiciable à leur santé. Les Battaks sont grands, robustes, très agiles, et ils vivent longtemps; les femmes sont plus fortes et plus grosses que dans les autres régions de la Malaisie. A toute occasion, on célèbre dans les uttas ou villages des sacrifices ornés de danses. Le plus souvent c’est un jeune buffle qui est immolé. Quand le rajah de Danau résolut d’accompagner Mme Pfeiffer dans sa périlleuse entreprise, il fit sacrifier un bulletin en l’honneur de l’Européenne, « afin d’invoquer les mauvais génies. » La danse fut exécutée par son fils, qui se trouvait à ce moment visité par le démon, et qui dansa en effet comme un possédé, jusqu’à ce qu’il tombât, épuisé, dans les bras de ses futurs sujets. On tua alors le buffle, on le coupa en petits morceaux, et on en distribua la plus grande partie au peuple. Le foie fut réservé pour Mme Pfeiffer comme le morceau le plus délicat. Dans une autre circonstance, le rajah donna une représentation plus complète. La musique se composait d’un tambour, d’un gong, d’une sorte de cornemuse et de longs chalumeaux. La première danse, pendant laquelle fut immolé le buffle, avait un caractère solennel; le rajah lui-même y prit part en se livrant à une grave pantomime, les mains et les yeux respectueusement levés au ciel. Les peuples sauvages ont le sentiment et les poses de la dignité. Mme Pfeiffer croyait assister plutôt à une cérémonie religieuse du caractère le plus imposant qu’à un épisode de fête païenne. A la suite de cette danse, consacrée à l’invocation du mauvais génie, on servit le repas; on avait fait cuire de la farine de riz dans le sang du buffle et mis à la broche la viande et les entrailles, y compris le foie, dont Mme Pfeiffer dut avoir l’air de se régaler. Les danses reprirent après le banquet : danse des glaives, absolument semblable à celle des Dayaks, danse des couteaux, danse du pugilat, danse du diable, enfin danse du supplice. Le rajah se fit beaucoup prier pour cette dernière figure, qui ne s’exécute qu’à l’occasion des sacrifices humains. Un gros morceau de bois, surmonté d’un chapeau de paille, représentait la victime. Les Battaks sautèrent et se démenèrent pendant quelque temps, leurs couteaux à la main. L’un d’eux porta le premier coup; tous l’imitèrent avec furie. Le chapeau de paille, c’est-à-dire la tête, fut séparé du tronc, placé soigneusement sur une natte, et bientôt entouré des danseurs, qui poussaient d’horribles cris. Le simulacre du festin compléta cette affreuse scène, et la curiosité de Mme Pfeiffer se trouva plus que satisfaite. La voyageuse passa une bien mauvaise nuit, et elle eut d’épouvantables rêves dans la hutte qui lui fut assignée. Le lendemain elle se remettait en route.

Les maisons des Battaks sont construites, comme celles des Malais, sur pilotis, mais elles sont plus grandes et plus solides. L’intérieur se compose d’une seule pièce, dans laquelle logent trois ou quatre familles. Au-dessous est la basse-cour, où sont entassés pêle-mêle volaille, porcs, vaches, buffles, etc. Devant chaque maison s’élève une petite hutte qui est couverte d’un double toit, et dans laquelle on conserve soigneusement les provisions de riz. Le bétail et le riz sont très abondans; la masse de la population vit dans l’aisance. Malheureusement tout est malpropre et repoussant de saleté; Mme Pfeiffer donne à cet égard des détails qu’il faut renoncer à reproduire. Elle est pourtant bien indulgente. « Les Battaks, dit-elle, sont supérieurs sur beaucoup de points aux autres peuples sauvages. Ils savent lire et écrire, et leurs lois passent pour être en général très bonnes et très justes... Malgré cela, ils sont anthropophages. » Ce dernier trait gâte tout. Les Hollandais sont parvenus à supprimer chez les Battaks soumis à leur domination les sacrifices humains. Leur honneur, comme leur intérêt, est engagé à poursuivre dans l’intérieur de Sumatra l’œuvre de civilisation et de conquête qu’ils ont entreprise. La nature du terrain, l’extrême difficulté des communications, la défiance instinctive et fort légitime des tribus indépendantes, la faiblesse des moyens dont la Hollande peut disposer, tout en un mot fait craindre que le progrès ne soit très lent, La colonisation chinoise n’est point là, comme à Bornéo, pour seconder ou plutôt pour devancer l’action européenne, en donnant l’exemple du travail, et en ouvrant les voies à l’industrie et au commerce : il n’y a d’immigrans du Céleste-Empire que dans les ports, et ils sont peu nombreux. Les touristes qui s’aventureront sur les traces de Mme Pfeiffer sont donc assurés de trouver longtemps encore à Sumatra la sauvagerie primitive, les mœurs de cannibales que la célèbre voyageuse nous a décrites.

Après s’être reposée quelque temps à parcourir, sous la protection des fonctionnaires hollandais, les régions les plus curieuses de Java, et notamment les principautés de Djokokarta et de Surakarta, voyage facile, par de bonnes routes, et dans un pays où l’Européen peut circuler sans danger, Mme Pfeiffer reprit ses pérégrinations à travers l’archipel malais. Elle visita successivement Banda, patrie du muscadier; Amboine, d’où nous vient le girofle; l’île Céram, Ternate, et enfin Célèbes. A Céram, elle vécut quelque temps au milieu des Alfores, qui présentent de grandes analogies avec les Dayaks. L’exploration de Célèbes fut plus complète. Dans cette grande île, dont la superficie est presque égale à celle de Java, et qui compte une population de deux millions d’âmes, Mme Pfeiffer put observer sous un aspect nouveau les races malaises. Il existe à Célèbes plusieurs empires indigènes, se partageant en principautés, avec une organisation à peu près régulière, une hiérarchie sociale, des rois, et surtout des reines. Il paraît même que les tribus préfèrent être gouvernées par des reines, « parce que celles-ci ont moins le goût de la guerre, et sont plus calmes et plus paisibles que les hommes. » Les femmes jouissent d’ailleurs à Célèbes de droits et de prérogatives qui leur sont généralement refusées chez la plupart des peuplades de l’archipel. Aussi Mme Pfeiffer trouva-t-elle dans les palais des souverains indigènes, pauvres palais, encombrés de princes et de princesses en guenilles, la plus honorable réception, et elle put même, avec le noble sentiment des égards dus à son sexe, remettre à sa place un certain roi de Paré-Paré, qui voulait lui faire raccommoder ses habits. Tous ces souverains vivent en bons termes avec les Hollandais, à l’exception de l’empereur de Bonny, qui prétend demeurer indépendant, et qui entretient une nombreuse armée. Ce sera sans doute vers ce point que la Hollande dirigera ses premières expéditions militaires.

Le système de colonisation appliqué par le gouvernement hollandais dans ses vastes possessions des îles de la Sonde a été fréquemment critiqué. Il n’est pas sans intérêt de voir comment il est apprécié, quant à ses effets pratiques, par une femme qui ne se targue pas de profondes connaissances en économie politique, qui confesse même son heureuse incompétence, mais qui a observé de près, et mieux que ne l’ont fait les voyageurs les plus officiels, la condition matérielle et morale des tribus soumises à ce système. En principe, la colonisation hollandaise repose sur le monopole et sur le travail forcé : les indigènes sont tenus de cultiver pour le gouvernement un produit déterminé, ici la muscade, là le girofle, ailleurs le café, ou bien ils doivent aux propriétaires auxquels sont concédées les plantations un certain nombre de jours de travail. Ce régime comporte néanmoins des exceptions commandées par la nature du sol, par les mœurs des habitans, par les ménagemens qu’inspire l’intérêt politique. Ainsi dans l’île de Célèbes l’indigène n’est assujetti qu’à l’obligation de payer en argent un impôt représentant le dixième de la récolte ; il demeure libre de planter le café, le sucre, les épices. Qu’arrive-t-il? C’est que l’habitant de Célèbes travaille le moins possible; il cultive juste la quantité de riz qui est nécessaire à son alimentation, et le reste du temps il se croise les bras. A Java et dans les îles où le régime des cultures forcées est en vigueur, la production s’accroît chaque année; l’indigène est plus riche, le commerce plus actif et le progrès plus rapide : d’où il résulte, suivant la logique de Mme Pfeiffer, que « si le gouvernement renonçait à son système de monopole et n’imposait pas le travail aux habitans, ceux-ci ne planteraient pas davantage, comme le prétendent quelques personnes, et ne produiraient pas à des prix moins élevés, mais que bien au contraire toutes les plantations, sans excepter celles de Java, finiraient par périr. » Au surplus, Mme Pfeiffer n’hésite pas à déclarer qu’après avoir vu dans ses voyages la plupart des contrées du globe et parcouru les différentes colonies, elle considère comme étant les plus heureux les peuples qui ne sont pas tombés sous la domination de la race blanche.

Doit-on admettre sans réserve une semblable conclusion? Faut-il croire qu’une si grande portion du genre humain soit affranchie de la loi du travail et vouée à l’éternelle paresse? Est-il vrai que la domination européenne n’entraîne à sa suite que tyrannie et misère? En d’autres termes, ces contrées si fertiles seraient-elles destinées à rester en friche, et la race blanche fait-elle réellement violence à la nature, alors qu’elle féconde des semences de son génie la région des tropiques et enseigne le travail à de sauvages tribus? Non assurément. La liberté comme l’entendent et la pratiquent les sauvages, la liberté qui consiste à couper des têtes à la façon des Dayaks, à manger la chair humaine, puis à s’allonger au soleil sur une terre généreuse qui réclame vainement un sillon, cette liberté n’est point tellement sacrée que l’on ne puisse sans crime y porter atteinte. Il est permis de dire que les systèmes de colonisation, trop souvent viciés par les passions cupides, ont été dans l’origine durs et oppressifs; mais c’est aller trop loin que d’affirmer en termes absolus et de poser en axiome que les peuplades les plus heureuses sont celles que la domination européenne n’a pas encore eu le temps de conquérir. Le Dayak indépendant n’est pas plus heureux que le Dayak soumis à la loi hollandaise. Quelle existence, au témoignage même de Mme Pfeiffer, que la vie brute et misérable du Battak libre! C’est le devoir de la race blanche, c’est sa destinée d’introduire parmi ces tribus, au besoin par la force, la notion du travail, qui doit adoucir peu à peu les mœurs et créer progressivement le bien-être, la richesse, la liberté. Ce qui justifie la conquête, c’est précisément le contraste que révèlent aux yeux du voyageur les cultures de Java et les forêts vierges de Célèbes : ici le désert et la misère, là une population toujours croissante, laborieuse, intelligente, bien supérieure aux autres peuplades de la Malaisie et amenée malgré elle presque au seuil de la civilisation. Les Hollandais, comme les Anglais, ont abusé de la force pour plier au travail leurs sujets de l’Inde et pour grossir les revenus de leurs possessions : ils ont mérité un blâme sévère et se sont attiré les embarras de violentes révoltes; mais ils n’en ont pas moins commencé l’œuvre à laquelle la race européenne est destinée partout où la Providence lui permet de s’établir, et nous sommes à l’époque où, sous l’influence d’idées plus humaines et à la fois plus justes, les procédés de colonisation doivent nécessairement perdre de leur première rigueur. L’insurrection qui a récemment éclaté dans l’Inde anglaise est un enseignement qui tournera au profit des races conquises. Désormais on saura qu’il ne convient plus d’exploiter une colonie comme une ferme en ne se préoccupant que du rendement, on s’inquiétera davantage de donner satisfaction aux idées de justice, aux sentimens de bienveillance qui auraient dû toujours inspirer le plus fort à l’égard du plus faible et légitimer la conquête. La Hollande paraît avoir, dans ces dernières années, compris ce devoir. Sa politique coloniale, dans ses rapports avec les populations indigènes, s’est améliorée. De louables efforts sont tentés pour détruire les coutumes sauvages de la Malaisie; les impôts sont moins lourds à mesure que la richesse naturelle du sol s’accroît par le travail. L’appréciation de Mme Pfeiffer, quant à l’état de félicité relative des tribus libres et des tribus vivant sous la domination de la race blanche, ne saurait donc plus être considérée comme exacte. Il faut la prendre plutôt pour une impression de voyage que pour un jugement définitif et raisonné. N’oublions pas d’ailleurs que c’est une femme qui parle, et ne soyons pas surpris de la voir plaider, trop vivement peut-être, la cause de ces tribus, avec lesquelles elle a passé la période la plus intéressante de ses voyages, et qui lui ont été hospitalières.

Nous pourrions, si nous n’avions déjà fait une si longue route, accompagner encore Mme Pfeiffer dans son retour en Europe, soit en passant par la Chine et par l’Amérique du Sud, soit en traversant l’Inde anglaise, la Perse, la Russie, car, on le sait, elle s’est montrée partout, et elle a voulu tout voir; mais nous l’abandonnons au milieu de ses Malais. Elle est bien là, dans le cadre qui lui convient. Cette femme, élevée dans une capitale d’Europe, habituée aux délicatesses de notre civilisation, se plaisait particulièrement au spectacle de la nature vierge et à la familiarité des sauvages. Là seulement elle trouvait la réalisation de ses rêves de jeunesse, elle était heureuse, elle se sentait vivre. Que l’on compare dans ses relations de voyage les souvenirs que lui laissent les pays civilisés avec les impressions qu’elle recueille à travers les tribus dont la conquête européenne n’a point encore altéré le caractère, et l’on reconnaîtra sans peine de quel côté l’entraînent instinctivement ses goûts et ses préférences. Elle s’égare au plus profond des forêts, elle gravit les hautes montagnes, elle soutient contre les difficultés de la nature une perpétuelle gageure; elle brave et désarme les coupeurs de têtes et les cannibales. D’un tempérament infatigable, d’une intrépidité sans égale, d’une gaieté qui ne se dément jamais, elle s’embarque, le pied leste et la jupe serrée, dans les expéditions les plus périlleuses et les moins utiles. Il y a en elle du zouave et de l’artiste. C’est ainsi que partout elle a marqué sa trace. On se souvient d’elle dans les salons de Batavia comme dans les huttes des sauvages de Bornéo. Les Battaks s’entretiendront longtemps de la vieille femme blanche, qui leur est apparue un jour à la recherche d’une âme perdue et sous la conduite d’un bon génie. Parmi les sauvages, Mme Pfeiffer est déjà passée à l’état de légende. Pour nous, elle se détache, sur un plan qui n’appartient qu’à elle, de la foule des voyageurs; elle a créé un type, un type unique; elle restera populaire, et ses récits, simples, naturels, pleins d’originalité et de vie, charmeront encore la génération qui viendra après nous.


C. LAVOLLEE.