Voyages en kaléidoscope/Texte entier

Éditions Georges Crès et Cie (p. 1-180).


VOYAGES EN KALÉIDOSCOPE

DU MÊME AUTEUR
Sous le pseudonyme : CLAUDE LORREY


Poésies (épuisé).
Deux Poèmes (épuisé).
Stances, Sonnets et Chansons (Grasset, éd.).
La Chasse au Bonheur, roman (Figuière, éd.).
IRÈNE HILLEL-ERLANGER

Voyages
en
Kaléidoscope
AVEC UN TITRE ET UN THERMOMÈTRE
DESSINÉS PAR
VAN DONGEN
PARIS
ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, PARIS
MCMXIX


À
LA GRANDE
ÂME
DE
L. B.
PIEUSEMENT
OFFRE CES PAGES.


                                                  I. H.-E.


FRONTISPICE
où l’auteur voudrait jeter un jour
sur ses intentions
et sur
LES IMAGES

qui vont suivre


Ceci n’est pas un roman

moins encore une étude de caractères

simplement nous avons essayé, avec ferveur, de saisir et de fixer quelques Signes.

nos Personnages :

(devraient représenter)

JOËL JOZE
Humanité supérieure (si peu) alternativement Voyante et Aveugle

Grâce (naturellement)

VÉRA
Volupté. Parfaite
Forme du Plaisir féroce

Si contrastées en apparence, Grâce et Véra — essentiellement — sont proches parentes

mieux : la même Personne sous deux Aspects

Véra dispose de la Réalité

Grâce, de la Vérité

qu’elle s’accroisse, l’une ou l’autre, c’est au détriment l’une de l’autre, et au péril du genre humain.

double émanation de l’Inconnaissable

comme :

le Temps et l’Éternité

la Nécessité divine et la Liberté humaine

Cela, sans doute, nous le comprendrons un peu mieux dans un autre Plan

quant à Gilly, il est, à notre sens,

« le sel de la Terre »

exactement : LE LOYAL SERVITEUR.


CHAPITRE I

Les Journaux du Mercredi matin 8 Mai 19** reproduisirent presque tous, avec entête gros caractère, l’article suivant :

MYSTIFICATEUR ou DÉMENT ?
Singulier incident au cours d’une
Soirée Scientifique
Disparition de l’inventeur
JOËL JOZE

Hier soir, dans son magnifique hôtel de l’avenue Montaigne, la Comtesse Véra, notre sublime Danseuse-Millionnaire, la très belle et très illustre Artiste-Mondaine que l’Europe et les deux Amériques idolâtrent ; donnait une réception dont la splendeur charmante était destinée à mettre en lumière une invention nouvelle.

Depuis quelque temps, l’attention du Public et de la Presse avait été sollicitée par M. Joël Joze, homme singulier — génial, prétendaient certains enthousiastes — inventeur très moderne d’un instrument d’optique auquel il a prêté le nom de KALÉIDOSCOPE.

Disons tout de suite que les Belles Images de M. Joze ne présentent pas d’analogie avec l’ancien kaléidoscope, qui fait, depuis plusieurs générations, la joie des enfants. Ce vénérable tube de carton verni, recèle, on s’en souvient, une minuscule rosace mobile en brins de verre multicolores.

L’invention de M. Joël Joze est fâcheusement plus compliquée.

Le créateur du nouveau Kaléidoscope ; homme d’une trentaine d’années ; noir, nerveux, busqué, rasé ; physionomie tourmentée, expressive et originale ; fut longtemps adonné à l’étude des Sciences Occultes.

Il paraissait pourtant jouir de la plénitude de ses facultés intellectuelles. Et même, depuis un an, il avait renoncé à la recherche décevante de l’Au-Delà, pour se consacrer, pratiquement, à sa mise au point kaléidoscopique.

Il s’agit, en l’espèce, d’une sorte de Cinématographe, soi-disant susceptible de restituer à chacun, par ses moyens propres, une vision neuve de l’Univers.

M. Joël Joze part de ce principe ultra-contestable et qui fera hausser nombre d’épaules pondérées, que l’Univers, tel que nos yeux croient l’apercevoir, diffère totalement de sa forme vraie. Nous ne voyons et ne pouvons voir que ce qui est en nous-mêmes.

Dès lors, il doit suffire, d’après l’ingénieux inventeur, de capter dans les prunelles de chaque être vivant, les images de toutes choses visibles, de les condenser, de les fixer, de les comprimer selon des méthodes de lui seul connues, d’en obtenir, grâce à un procédé surprenant et vertigineux, la synthèse chimique ; pour que ces images, projetées à l’écran, apparaissent aussitôt en MÉTAPHORES ANIMÉES.

M. Joël Joze appelle ses projections si particulières :

VOYAGES EN KALÉIDOSCOPE

Transformées dans l’appareil même, au moyen de très mystérieux fluides, de sels et de métaux précieux, les Visions se concentrent instantanément sous forme de pastilles platinées qui peuvent ensuite servir à un nombre illimité d’expériences.

Ainsi, chacun de nous, selon ses tendances, découvrira le SENS CACHÉ de toutes choses. Et ce sens caché, relatif, nous sera restitué dans son sens absolu, par comparaison avec une autre manière de voir.

En somme, fusion de l’individu et de la collectivité dans une sorte de physico-chimie transcendentale et humoristique :

L’HARMONIE NAISSANT D’UN
ÉCHANGE DE VUES !

Exemple : le Savant réduira ce Monde en hiéroglyphes, en équations, en figures de géométrie ; et pourra confronter son idéal à celui de l’Architecte, qui lui offrira un cosmorama de monuments divers. — Les traductions kaléidoscopées du Sculpteur, du Tailleur, du Boxeur, du Chauffeur, de l’Homme Politique, etc., etc., rappelleront les emblèmes et les préoccupations de leur état. Et, le simple Curieux trouvera partout la clef d’analogies frappantes ou piquantes.

Suivant cette donnée fantastique, il est permis de supposer qu’un jour n’est pas loin où le Spéculateur surveillera la hausse et la baisse, comme l’étiage de la Seine au Pont de la Tournelle ; tandis que le Journaliste aura la joie de voir la Terre transformée en mille-feuilles que le Public dévore.

Mais, sans plus nous attarder à ces facéties, notons pour nos lecteurs, que M. Joze, habile à faire mousser son extravagance, prétendait simplement régénérer notre Planète.

D’après lui, rien n’étant à sa vraie place ni dans sa forme réelle, chacun à l’heure qu’il est, se trompe de très bonne foi, dans tous les actes de la vie.

Désormais, munis du mirobolant Kaléidoscope, il suffira d’un prompt coup d’œil et d’une projection précipitée, pour que la Vérité fonde sur nous de toutes parts.

Et aussitôt : bons jugements ; compréhension mutuelle ; équité ; ordre social sur plan nouveau ; partant Bonheur unanime s’épanouiront comme muguet-des-bois en Mai ; parfumant de félicités ineffables les esprits trop rassis, les âmes trop renfermées que nous sommes !

Spécieuse outrecuidance, utopie subversive, d’où ne pouvait sortir que la confusion d’un illuminé, privé de sens commun.

Grâce à une réclame savamment conduite, M. Joël Joze se voyait sur le point de passer les marchés commerciaux les plus avantageux, avec les Cinq Parties du Monde ; et de signer des contrats enviables, pour une série de Conférences-Projections en Amérique, en Australie et au Japon.

Mais, sans conteste, l’atout le plus considérable de M. Joze, fut l’intérêt que ses travaux inspirèrent à notre Comtesse Véra, à l’Inégalable, comme on appelle souvent celle, qui, non satisfaite du luxe et des loisirs que lui créaient sa fortune, sa beauté, sa haute position sociale, a préféré, a su, comme Loïe Fuller, Isadora Duncan, Ida Rubinstein, rénover par son génie, le grand Art de la Danse.

La Comtesse Véra attire généreusement dans l’orbe rayonnant de sa propre gloire, les talents nouveaux, en quelque branche qu’ils se révèlent. D’un génie audacieux, vaste et varié jusqu’au miracle, elle embrasse avec ardeur les connaissances les plus diverses. Comme son esthétique, son entourage est sans banalité.

Aussi, quand cette Inspiratrice annonça qu’elle produirait chez elle, pour la première fois, le Kaléidoscope et son auteur, quel courant de curiosité sympathique circula parmi l’élite de la société.

Hier soir, dès 10 heures, une foule choisie se pressait dans les somptueux salons de l’avenue Montaigne.

On reconnaissait :

S. Exc. l’Ambassadeur de Coromandel ; Duc et Duchesse d’Aquitaine ; Prince et Princesse Trocadero ; Lady Dennant ; Vicomte de Bragelonne ; Comtesse Ravioli ; M. Mollet, de l’Institut ; M. Blanquette, de l’Institut ; Professeur et Mme Guêtre ; Baron et Baronne Suttenheimer ; Marquis et Marquise de Guttapercha ; M. et Mme Verny-Martin ; Baron Van Pyr ; Mme Grégoire Bonbeck, née Fichini ; M. et Mme Panonceau, etc., etc.

Après une rapide présentation de l’appareil, à la fois enregistreur et projecteur, qui ressemble extérieurement à une forte jumelle-marine, métallique, montée sur pied d’acier ; M. Joël Joze, sans trop d’émotion apparente, invita son brillant public à faire choix d’un expérimentateur et d’un sujet.

La Comtesse Véra, au nom de ses invités, le prie d’opérer lui-même, et de prendre pour thème l’assistance triée sur le volet des gloires et des grâces, qui s’offre à ses yeux.

Ayant, en peu de mots, exprimé sa reconnaissance et son acquiescement, M. Joël Joze braque un regard dominateur sur la société, qui suit, avec intérêt, chacun de ses mouvements.

Jusque là, rien que de normal et de parfaitement conforme au programme annoncé.

Mais voici où la séance dévia pour devenir orageuse et déconcertantes :

Ayant, quelque 5 minutes, scruté l’illustre tableau vivant, M. Joze reporta son attention vers les lentilles jumelle du Kaléidoscope, qui, prêt à fonctionner, devait inscrire la transposition visuelle obtenue sur-le-champ.

On fait l’obscurité. L’écran vide apparaît, isolé, lumineux, énigmatique. Quelques secondes d’attente. Seul résonne dans le silence, le déclic régulier de l’appareil. Plusieurs minutes. Silence prolongé. Pénible. Rien que l’épi de rayons électriques illuminant l’écran blanc serti de noir ; triste comme une taie sur un œil mort.

Soudain, une exclamation d’angoisse

— Qu’y a-t-il ?

questionne la Comtesse Véra.

Au même instant, une série de cris stridents, forcenés, partent de la place où se tient, seul, M. Joël Joze près du Kaléidoscope

Et il réclame avec terreur

— La lumière ! la lumière !

qui fut rendue aussitôt

Spectacle saisissant. On vit alors le pseudo-inventeur, blême, bégayant, tremblant ; implorant d’un regard halluciné l’assistance stupéfaite et la Comtesse Véra, qui demande aussitôt, avec une juste impatience, la cause de cet émoi excessif et le pourquoi du malencontreux raté ?

À cette interrogation, l’égarement insensé de M. Joël Joze semble atteindre son paroxysme. De blême, il devient bleuâtre. Et, tout à coup, levant les bras d’un geste quasi-épileptique, il chancelle à demi, pousse une sorte de râle horrible, et — s’enfuit furieusement.

On ne sait pas encore ce qu’il est devenu, ni ce qu’on doit penser de cette manifestation insolite.

Très maîtresse de soi, la Comtesse Véra, avec sa haute grâce, s’excusa d’un scandale qu’elle n’avait pu prévoir.

Ses amis s’empressèrent à lui prodiguer les marques d’une sympathie, fervente. Et l’éminent Professeur Guêtre, que, malgré l’heure tardive, nous avons eu la bonne chance de joindre avant de mettre sous presse, résuma d’un mot magistral et charmant son opinion autorisée

— « Nous sommes toujours heureux d’assister à la faillite des sciences inexactes. Et il faut vous féliciter, belle Comtesse, de nous en avoir, cette fois, fourni l’occasion. »

Un buffet splendidement servi ; le jazzband du Casino Cosmopolite ; quelques tours de tango ; des tables de bridge ; effacèrent au plus vite le souvenir à la fois burlesque et pénible du Kaléidoscope-chimère et de son inventeur déplorable.

Et la très éblouissante maîtresse de maison fut acclamée longuement quand elle annonça, pour la semaine suivante, la reprise tant souhaités de Théophano, cette merveilleuse Scène Byzantine, qui, naguère, consacra la gloire de la Comtesse Véra.

. . . . . . . . . . . .

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CHAPITRE II

LETTRE DE                                                                                
JOËL JOZE                         
                                             À LA COMTESSE VÉRA.
Samedi matin 11 mai 19**

Véra ! Véra ! Répondez ! Ne m’abandonnez pas ! Un mot. Un signe. Quelques secondes… Je vous en conjure… Vous si géniale, si haute. Vous qu’un Art souverain met a cent mille lieues au-dessus du vulgaire. Dupe des apparences ! Non ! Laissez-moi vous dire… Laissez-moi vous voir. Au plus vite… Ah ! Véra, votre silence. Votre absence. Mes lettres — combien de lettres et quelles ! — sans réponse depuis cet horrible soir. Votre téléphone muet pour moi. Je deviens fou… Mais quoi ? Vous me croyez peut-être en démence ? Comme les autres, vous vous croyez cela ? Ce n’est pas possible ! Il faut que je vous parle. Vous comprendrez tout de suite. Je mérite encore votre estime. Je n’accepte pas votre abandon. Véra, vous devez m’entendre ! Je l’exige. Non : je vous en supplie…

Sachez-le bien : ce qui s’est passé mardi soir est FANTASTIQUE ! Je vous l’affirme et vous le jure, Véra,

L’ÉCRAN N’ÉTAIT PAS VIDE !

Répondez enfin sans retard

à
votre esclave très misérable
JOËL JOZE.

DU MÊME À LA MÊME
Samedi soir.

Je pensais que mon pneumatique, ce matin, vous dicterait enfin une réponse urgente et nécessaire. Je ne reçois rien. J’insiste pour vous voir au plus vite. Il le faut. Songez-y, Véra, vous êtes responsable. Oui, en grande partie, responsable. — Ce qui m’affole, ce n’est pas ma défaite mais votre éloignement.

Il faut que je vous revoie. Tout de suite. C’est grave. Très, très grave. Il y va de vie. Le remords pourrait vous saisir… Rappelez-vous, naguère : l’acharné, le chercheur hanté par la prescience divine !… Vous ne doutiez point. Vous ne recherchiez pas la volupté de défigurer. L’instinct d’avilir ne vous possédait pas encore ! Non certes, vous ne riiez pas de mes Inspirations ! Plutôt, vous aimiez en moi le reflet d’une Révélation Surnaturelle. Alors, vous ne passiez pas aveugle à côté des Signes.

Vraiment, faut-il, à cette heure, que l’adoration du Monde et sa vaine gloire, vous tiennent dans une dépendance affreuse des plus vulgaires suffrages ? — Quelle pitié !

Quand vous êtes entrée dans ma vie, j’étais une espèce d’ermite ; patient ; plein de foi. D’abord j’ai cru — pauvre idiot ! — que mon Idéal vous intéressait. Comme si rien pouvait vous intéresser hors vous-même. Comme si votre génie même était pour vous autre chose qu’un moyen de tyrannie !

Insensiblement dominé, enivré ; j’ai perdu conscience. J’ai perdu confiance dans l’Au-Delà d’où vient toute ma force.

Quel sourire enchanteur et flétrissant n’aviez-vous pas, pour le désintéressement de mes travaux ?

D’abondance et de toute mon âme, je vous Parlais : ANALOGIES ; CORRESPONDANCES ; RÉVERSIBILITÉ…

Vous, presque sans paroles, répondiez, évoquiez DOMINATION ; PLAISIR…

Et, lâchement, je vous donnais raison…

Je sentais trop que, désormais, vous seule seriez le prix de mes peines. Le prix indébattable. Exigé avec une angoisse horrible. Avec ce despotisme déchirant, capable d’immoler tout à l’assouvissance de son désir.

Pour vous plaire, j’ai abdiqué la grandeur. J’ai taillé, rogné, réduit ma Pensée aux proportions mesquines d’un monde fragmentaire et déchu esclave du prestige frelaté, des viles valeurs marchandes, de toutes les compromissions.

Pour vous conquérir, Véra, je troquai la Ferveur contre le tapage. Mes longues recherches subtiles, je les aiguillai pratiquement. Au lieu des figures de l’Absolu, trop sévères et trop simples à votre gré, je captai tous les fantômes de votre fantaisie.

Et maintenant, à la suite d’un essai que vous avez voulu, que vous avez commandé : dans des conditions antipathiques pour moi ; devant une assistance frivole ; — je me vois privé de votre présence, comme si vous suiviez l’opinion d’un public imbécile qui ne saura jamais ce que j’ai vu ce soir-là !

Je le révèlerai à vous seule.

Hâtez-vous. Le temps presse. Je suis au désespoir.

J’attends dévotieusement vos ordres adorés.

J. J.


Je vous fais porter cette lettre, pour être assuré qu’elle vous parvienne sans retard.


DU MÊME À LA MÊME.
Dimanche matin 12 mai

Pas de réponse ?

Créature exécrable ! Je vous hais. Je vous abhorre. Je vous connais enfin !

Enfin, je vous vois telle que vous êtes : vile, maléfique, féroce, intraitable, insatiable ; croûtonnante d’or, purulente de pierreries ; pestilentielle !

Infâme, je me vengerai ! Prenez garde : La vengeance d’un vaincu tel que moi peut être terrible. Et si je meurs — bientôt — ce ne sera qu’après vous…
J.

DU MÊME À LA MÊME.
Dimanche midi.

Pardon. Pitié. J’étais en délire. J’embrasse humblement la poussière de vos pas. Rien n’est de votre faute. C’est le destin. Mais comprenez-moi. Vous me comprendrez je vous assure. N’est-ce pas vous m’entendrez tout de suite ? Et vous ne douterez de moi… 3 minutes seulement. 3 secondes. Je serai chez vous demain 2 h. — Ne prenez pas la peine de répondre. Vous détestez écrire. Et vous avez bien raison.

Avec respect et adoration
Votre
Joël Joze.

à M. Joël Joze

Réponse urgente à la dernière lettre qu’il vient de faire porter

Avenue Montaigne
Dimanche 12 Mai
 1 h.

Monsieur,


La Comtesse Véra, très souffrante du choc nerveux que lui a causé le scandale de Mardi dernier, ne pourra de longtemps recevoir aucune visite. Et elle compte sur votre courtoisie pour lui épargner toute fatigue inutile, la lecture, même d’une lettre, lui étant actuellement interdite par la Faculté.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

pour la Comtesse Véra
son Secrétaire
X.

Extrait des Journaux
Lundi matin 13 mai 19**

Sur son Théâtre privé, en sa magnifique demeure, l’Inégalable Comtesse Véra donnait hier soir, pour quelques intimes, une avant-première de Théophano, Monologue-mimé (Scène Byzantine), qui sera repris cette semaine, au Théâtre des Muses.

Notre géniale Artiste, plus prestigieuses que jamais, etc., etc., etc.

. . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . .


CHAPITRE III

Tout comme les globules blancs et les globules rouges circulent dans nos vaisseaux sanguins, les artères des grandes villes charrient incessamment, — et sans doute pour des fins très mystérieuses, qui ne nous seront pas révélées dans ce plan terrestre —, leurs leucocytes et leurs hématies :

Passants

grouillants ; voraces, étiques et pléthoriques ; fous ; flous ; fugaces ; pareils et particuliers. Mondes en miniature, luttant les uns contre les autres. Luttant, bataillant, contre éléments, misères, torts, tares, traverses, le trop et le pas-assez. Animalcules infinis à l’infini : Groupés. Espacés. Dispersés. Renouvelés. Et — qu’ils le veuillent ou non — agités jusqu’à la Mort.

Les Globules rouges, non sans ostentation, pullulent. Le bel écarlate ! Le bel éclat réaliste !

Tout appartient aux Rouges, — ou tout doit leur appartenir. Toute la Terre — surface et profondeur — est préparée ; pour eux.

Dans les Boutiques ; Clients, Commerçants, Commis et Ceux-de-la-Caisse, vermeils à souhait, échangent des vœux pour les prospérités d’usage. Se congratulent parce qu’ils s’estiment. Gens-comme-il-faut, qui savent sur la pointe des phalanges leur Code pratique.

(Demandez notre Catalogue. Toutes les nouveautés de la Saison. Prix marqués en chiffres connus).

Et leur Régime : racines bouillies de l’espérance ? eau filtrée des résignations ? À d’autres ! Eux, des nourritures solides ; abondantes. Et la Force, grande ; brutale ; belle ; — un peu bête ?

Plus mesurés plus calculés ; plus clandestins ; les Globules blancs

tantôt pleins de prudence, tantôt pleins de zèle

pâtissent (volontairement ou non)

réfléchissent

approfondissent.

portent secours de-ci de là. Ils opèrent tel et tel sauvetage. Très bien. Il y en a de tout Ier ordre. Il y en a aussi

qui vous étouffent sous l’ouate piquée de leurs complications floches. Qui élisent domicile dans une morgue ravalée, agrémentée d’un jour de souffrance. Qui font grincer les poulies de leurs principes. Qui vous suspendent, vaille que vaille, au palan de leur supériorité. Qui vous haranguent dans cette posture inconfortable. — Et tant de choses charmantes, par leurs soins, camouflées en chevaux de frise ! —

Quand même, les Rouges abusent. Leur égoïsme exagéré se dilate, énorme, comme l’estomac gourmand qui détraque tout un corps. — Un soir le Corps-familial, le Corps-social périclitent. Voilà tout sens dessus dessous. Des troubles l’embarras, la bile. — Récriminations. Imprécations. Détestation. On va s’entregriffer les yeux ! Résultat : de mal en pis.

— « Nous sommes perdus, quelle catastrophe ! Je l’avais prédit. »

(Pourtant tout s’arrange)

— « J’avais bien dit que tout s’arrangerait Enfin ! Il s’est donc passé quelque chose ? Hier ? C’est loin. Quelle sauvagerie dans ce temps-là… »

(et puis)

des Passants

circulent

par les rues, les avenues, les boulevards

Les belles devantures !

rien que dans cette Rue élégante

vous avez

à droite à gauche

(Poème à la Rue Suprême)
SALONS DE THÉ
les BIJOUTIERS (flaques de diamants et fils de perles. Saphirs. Platine)
   
et le BOTTIER (tous ses apprêts pour tant de pieds, pour tant de pas croyant savoir où ils nous portent. Tant tant de Formes suivent les Modes)

la PHARMACIE (anglaise soit dit en passant)
PARFUMERIES
FLEURISTES
MODISTES
et autres
ARTISTES
PURES-PARISIENNES
et d’enivrantes
MAROQUINERIES DE LUXE
ET DE VOYAGE
et TOUT

(Ah ! sur ces plaques Ah ! pourquoi donc

RUE de la PAIX
de HAUTE-LUTTE

RUE du PLAISIR
RUE du DÉSIR

en vérité)

Il faut passer

trop vite

(nous commencions à peine à voir)

Ce soir nous ne verrons pas tout

(Ces cloisons de cristal, d’une seule coulée, posent leur épais limpide émail sur cent mille Merveilles)

Électricité (à torrents)

c’est beau

et

nous passons

dans une assourdissante symphonie de Transports

(publics et privés)

sur fond bleu-noir, brumé d’argent, reglacé d’or

entre les hauts murs mats et translucides murs bien d’aplomb et bien percés

à chaque fenêtre

100 ampoules électriques chacune de

100 bougies.

Il faut passer

le froid des Rues

n’est bon que

par contraste

avec

l’ardeur intime

le froid des rues ne vous vaut rien

si vous ne pouvez pas

entrer

dans les Maisons

les Magasins

si vous ne pouvez pas

avec

l’ARGENT

(Donnez-nous ce levier nous soulèverons le monde)

avec

quelle forte pince d’argent

(sans y penser)

cueillir

ceci cela dans les vitrines

 (ainsi j’ai vu le Froid, les Rues, et les Maisons et les Passants)

. . . . . . . . . . .

Ceux qui n’ont pas de chance. Miséreux. Tous ne portent pas la livrée de haillons. Mais le cœur mort, le visage ravagé du Haut-Mal moral — viennent là ; parce qu’ils sentent, confusément, qu’il leur faut — comme aux piles polarisées — des éléments nouveaux.

Ils rôdent autour des Zônes de Lumière. — « Peut-être retrouverons-nous le fluide bénéfique ? La force heureuse ? Le filon ?…

c’est pourquoi se mêlent aux chercheurs de joies, des rescapés d’on ne sait quelles catastrophes.

Joël Joze, Inventeur ; passe de préférence dans les rues où passe la Comtesse Véra. C’est ainsi qu’il peut la voir. De loin. De loin en loin.

Elle descend de son auto. Quel juste luxe. Perfection du rythme. Élégance supérieure.

Est-ce quelque cocaïne qui lui donne cet éclat froid ? cet élancé ; ce mince ; ce désincarné implacable ? Plutôt, n’est-ce pas son impériale égolâtrie ?

Comtesse Véra, vous ne dispenserez pas une parcelle de sourire à qui vous est inutile. Vous répudiez ce qui vous gêne. Et ce qui vous augmente, vous le gardez jalousement. Jupitérienne ! Voilà votre secret superlatif. Pas un regard à la racaille. Rien à ce qui ne réussit pas. « Je ne veux pas savoir que ces gens existent ».

Chère Triomphale… Quand il a perdu de vue certaine silhouette,

ou s’il ne l’a pas vue du tout,

Joël Joze erre longuement

Il a si peur de sa solitude hermétique

Solitude chez soi Silence Souvenirs

Murs se rapprochent Plafond pèse

Quel craquement ?

Solitude Silence Souvenirs sournois.

Évitons, évitons à n’importe quel prix cette oppression morbide. Ce tourbillon lacrymogène. Ces noires colonnes de gaz asphyxiants.

On ne sait pas, — quand l’âme est calme, quand l’œil évasif du Bonheur qui ne regarde que lui-même, enregistre, simplement, la Forme habituelle des Choses, leur Forme convenue ; — on ne sait pas comme l’ombre familière (?) d’une chambre (ô ma chambre, quel sera votre aspect quand je réveillerai en esprit ?) peut — soudain — devenir hagarde et maligne… Les enfants — et ceux-là qu’on appelle Insensés, et qu’on enferme parce qu’ils échappent ; parce qu’ils vont un peu trop loin pour tout ce Monde — assistent, eux, à des Métamorphoses dont ils sont terrifiés. — Ils se blottissent sous leurs couvertures. Ils se cachent les yeux. Quelquefois ils ne peuvent plus retenir un cri perçant… Alors, si on les dorlote (les enfants), une grande personne au regard opaque vient près d’eux…

Vient avec ce verre d’eau sucrée. Avec cette eau de fleurs d’oranger. Avec cette main ferme, douce et sûre. Qui rassure. Qui, reborde. Se pose sur le front ardent. Aide à dormir…

Que peut voir une grande Personne au Regard opaque ? Rien. Heureusement pour elle. Qu’elle se félicite. Et ne se surestime pas.

moi Joël Joze, je sais…

… au petit matin… surpris fantôme tapis servile… Minuit ; connu esprit cruel cette serrure… Une autre fois fui… devant Rideau, — dangereux…

Ô par instants… autour de soi… si près de soi… Tout…

… Ho ! ces êtres déjetés… ratatinés et sourds-muets… repliés… atrophiés… reflétés et multipliés… dans un miroir… dans une luisante lame de parquet… un coin de vitre…

J’ai peur… Formes souffrantes, vous m’embrassez horriblement… ou bien vous retombez autour de moi… molles et gluantes…

Je ne veux pas de cette Peur… On finirait par me croire fou… les gens sont méchants… et… qu’est-ce qu’on me ferait ?… J’essaierai d’abolir les Influences néfastes… le Malheur m’a rendu, superstitieux… Superstitieux ?… je sais !… je vois !… Partout, partout ces Forces affreuses… elles m’environnent m’encerclent… m’enserrent… elles vont me saisir… Hâ !… si je ne lève pas — tout de suite — mon 4e doigt, ainsi… si je n’articule pas — à cette seconde — ce mot magique, de cette façon… Si — vite vite — je ne détourne pas, comme cela, en faisant ce signe… la pointe de cette épingle, de ce stylo…

… J’ai peur… visages allez-vous-en…

Non ?… Ma fuite sera plus sûre… Je fuirai tous ces monstres… et cette voix stridente… à mon oreille… elle crie sans cesse

— « L’écran ! L’écrrran ! pâs vide !… »

pourquoi si fort ?… taisez-vous donc… cela fait peur… je l’ai bien entendue… tout de suite… ou… est-ce… que… je… parlais… seul ?… très haut… très très haut… dans cette Peur ?…

…Je fuirai…

Il sort

D’abord l’air froid agit comme une compresse sédative. Et, vif, le mouvement secouera les scories du cerveau.

Il va

40 secondes — parfois — dans un Café — sans respirer — sans regarder — vite un breuvage — et il repart…

Quel spasme ? quel effrayant soupir ?…

— « Hé là là ! gare ! — Crétin il a failli se faire écraser ! — si pâle ce passant… et cet œil chaviré ?… quoi maintenant ?… »

(bras levés. Convulsés. Des mots d’abord balbutiés. Puis éclatant sous la poussée. De la pensée. Trop véhémente. Comme un caillot de sang craché. Ces mots criés d’une voix stridente)

« — L’écran ! L’éccrran ! pâs vide !… »

(« Tout le Boulevard Bonne-Nouvelle ameuté par un dingo !

« Vous auriez cru entendre le Clairon du Jugement dernier ! »

— dit un peu plus tard, tel témoin empressé de ce fait-divers —)

Il se passe quelque chose ?…

Joël Joze vient de s’en aviser

c’est lui qu’on regarde ?…

il se ressaisit

plein de défiance

de confusion

il disparaît

hâtif

craintif

c’est un dingo


CHAPITRE IV

Fait-divers du Bd. Bonne-Nouvelle.

Suite.

Cet après-midi près du Luxembourg,

le cri « écran pas vide » résonne atrocement.

Sans le savoir, Joël Joze vociférateur, est en train de devenir une sorte de silhouette parisienne.

Cette fois il gesticule et pleure. C’est pitié.

Attroupement.

Une femme

s’approche

Jeune. Svelte. Haute allure délibérée, harmonieuse.

Manière d’être incomparablement née.

Visage masqué, curieusement, à l’Orientale,
d’une gaze noire
laissant paraître, seuls, les yeux
— sublimes —
singulier attrait de ce voile et de ces yeux.
Elle est drapée, comme gainée, dans une cape de sobre soie, bordée, large, de fourrure à reflets argent.
Quelques passants l’ont reconnue et la saluent
MADAME GRÂCE
Ce prénom. Sans plus.
D’aucuns, entre eux, murmurent un NOM IMMÉMORIAL.
Nom de son Père
Si prodigieux — qu’à peine — on ose le prononcer.
GRÂCE
ses bienfaits sont grands
Même ceux qui la connaissent (seulement de réputation)

« Originale »

et disent « pfff ».

sont pleins d’émoi en sa présence, — s’ils viennent à la rencontrer.

Elle vit seule. Un cercle intime :

sans distinction d’âge ou de rang, gens supérieurs.

Elle le se connaît en supériorité (dit-on).

pourtant ses préférés sont simples.

En fait de choix : INTUITION

Elle le dit, comme certain Poète :

« Le Succès ne prouve rien… même contre ! »

Ainsi, Richesse : vous prendriez beaucoup de ses Millionnaires-Amis

pour Miteux.

… Et des Arbitres d’Élégance

qu’elle refuse de recevoir

« Parce qu’ils sont en guenilles pouilleuses ! » dit-elle

Et puis ses dons : faste ! fantaisie !

Bijoux sans prix. Et des babioles. Distribués dans un désordre ostensible. Qui cache une Sagesse suprême. Faveurs légères qui font des Bonheurs infinis. Lourds diamants noirs. Pesant d’abord à qui les porte. Et qui, plus tard, les comblent d’aise.

Étrange Grâce

« — Avec ses grands airs désinvoltes ; ses préférences, son primesaut ; qui sait ? Une Mystificatrice ? Il faudrait voir ?… »

— Voyez sceptiques ! —

Joël Joze revient à lui

Quelle influence heureuse, quel fluide émane de

Grâce !

Cela personne ne le conteste. Les sceptiques mêmes l’accordent avec leur sourire en biseau.

Elle rayonne. Toute-puissante sur le cœur. Ou on la fuit : alors, sans savoir pourquoi, même parmi les félicités, on est souvent neurasthénique.

Ou on la suit : et tout est joie, sécurité, sérénité, force ineffable.

― « Vous souffrez ? dit-elle. Deux pas plus loin c’est un Asile ouvert à qui le souhaite. Je vous conduis. Venez. Cette intensité de grande ville est souvent excessive. Éprouvante pour les nerfs. »

Elle l’accompagne

Il respire.

. . . . . . . . . .

Une Palmeraie !

En plein Paris…

qui s’en douterait ?

Délices !

Palmiers Citronniers Orangers

gazons velours-émeraude

allées sablées de sable d’or

brillants oiseaux-des-Îles

et, dans des bosquets noirs-cyprès,

des rossignols

avec des chants rafraîchissants parmi d’exquises brises

Java Gabès Jardin des Hespérides

n’ont rien d’aussi délicieux

Une lumière enchanteresse — pas artificielle mais surnaturelle — éclaire intensément et n’éblouit point.

Une Palmeraie ! Comme au Désert.

En plein Paris !

Et c’est le Vestibule de Grâce

Peu d’Amis visitent la Maison entière haute et vaste derrière sa façade ancienne. Il faut une permission spéciale, rarement accordée. On raconte qu’après l’Oasis où nous venons d’entrer, il y a — passé verrière cobalt après les Palmes — un escalier de pur cristal, poli, glissant. Il mène à une Rotonde très magnifique — parois et pavement de lazulite — dont la coupole est taillée dans un seul Saphir.

La 3 rideaux superposés. Hauts. Traînant sur les dalles :

Rideau de Bure

Rideau d’Argent (de toile d’argent)

Rideau d’Or-fin (longs fils d’or-fin)

et

La Salle du Trésor

― dans des buissons suaves d’immarcescibles Roses humides de Rosée

quels Diamants et quelles Perles ! —

des fervents ont gravi les degrés de cristal,

des invités de bon lignage ont soulevé le Rideau de Bure

certains, de haut parage, ont entr’ouvert Rideau d’Argent

Rideau d’Or est très secret

et, dans la Salle du Trésor, seuls ont pénétré des Simples.

À ceux-là, Grâce parle visage découvert

Devant les autres, quoi qu’ils implorent, toujours son voile mystérieux.

Pour gagner le Trésor, les Simples sont dispensés de poser leurs pieds sur les Marches :

Une Aspiration, qui les élève, les transporte soudainement dans la Salle Sublime.

Grâce leur fait, part de ses Arcanes et leur révèle le Nom de son Père.

Quand les Simples ressortent de cet Entretien miraculeux ils sont tellement resplendissants qu’on a peine à les reconnaître. Leurs plus anciennes relations en demeurent stupides. Eux, désormais Intelligents, sentent que plus rien ne leur est impossible, parce que rien plus ne leur est caché à cause de cette grande Lumière sur leurs Visages.

Voilà, entre autres choses merveilleuses, ce que les Mieux-Renseignés racontent de cette Maison de Grâce.

(et, s’il m’est permis de placer un mot, je dirai qu’à mon opinion, ces bons Imagiers-là avec leurs beaux vélins blancs bien nets. Leurs belles enluminures brillantes, tout or pur, outremer et incarnat. Leur belle calligraphie perlée. Leurs belles capitales bien ornées et fleuronnées. Sont autrement plus dignes de foi et plus sympathiques, que ces affreux nabots, mangeurs et vendeurs de noir-animal ; ces vilains-crasseux - chassieux - ramasseurs-de-mégots - éteints ; qui ricanent de leurs dents jaunes découvrant des gencives enflammées, et prétendent nier l’existence même, de Mme Grâce, sous prétexte qu’ils ne l’ont jamais aperçue, eux ! — Pardi, quand on a toujours le nez dans la crotte !)

Dans l’Oasis depuis une heure, Joël Joze se sent tout à fait bien. Tout à fait lui-même. Comme il y a 6 mois. — Comme il y a 2 ans avant d’avoir rencontré Véra. — Quoi ! Tant de soucis, tant de cauchemars, pour une personne si peu intéressante ?

Aberration.

Au centre de la Palmeraie, une Source jaillissante dans une Vasque de marbre blanc.

Intimes de toute marque puisent l’Eau, la boivent dans de belles petites coupes. Comme on fait aux Stations thermales renommées.

Grâce circule parmi eux (tunique de gaze peinte, souple et splendide. Toujours son voile).

Sur la margelle de la Vasque, on lit gravé en lettres profondes

LA SALUTAIRE

La Salutaire ? Joël Joze se souvient. Dans son enfance, il entendait parler de cette Source quasi-miraculeuse.

Elle guérissait, prétendait-on, les maux de nerfs et les maux d’yeux.

Remède trop simple. Un nom banal. La Chimie a changé cela.

Mais, à ce qu’il paraît, des gens existent, qui se soignent par le Salutaire ?

Comme sans doute se perpétuent vaguement quelques adeptes de la Méthode-Raspail qui rétablissait toutes les santés sous Louis-Philippe ?

D’ailleurs, quand tout passe et repasse, pourquoi s’étonner ? Si on prend le pli de songer au mystère des choses. Si, tant soit peu, on s’habitue à ausculter l’Occulte ; on se rend très bien compte que tout se transforme, agit, s’influence réciproquement, selon l’Ambiance, qui, elle, se modifie à chaque instant :

Autour de nous, pour le Grand-Corps dont nous devons faire partie, comme nos molécules et microbes font partie de nous-mêmes, il est un Temps Cosmique, avec ses Ans, Mois, Jours, Heures, etc. — Un jour du Corps-Géant, pour nous, infimes, fait plus d’un siècle. Une de ses heures compte 5 de nos années. Ainsi du reste. Logiquement.

Alors, autour de nous, à notre insu, selon des périodes qui échappent à nos perceptions immédiates, c’est, — dans l’Ambiance totale —, une Saison ou une autre ; un tel moment du jour, du soir.

Et comme, au cœur de l’hiver, il est mal à propos de sortir en costume de toile. Pas plus qu’on ne chausse, ordinairement, des snow-boots en plein Juillet. L’efficacité ou le discrédit, en somme, la nécessité de telle ou telle méthode humaine, tient, juste à l’heure et à l’air du temps.

Il y a, dit le Livre Unique

Un temps de naître et un temps de mourir.

Un temps de planter et un temps d’arracher

Un temps d’abattre et un temps de bâtir

Un temps de pleurer et un temps de rire

Un temps de chercher et un temps de perdre.

Un temps de garder et un temps de jeter

Un temps de déchirer et un temps de coudre.

Un temps de se taire et un temps de parler

Un temps d’aimer et un temps de haïr

Un temps de guerre et un temps de paix

. . . . . . . . . . .

Maintenant Joël Joze passe le plus, clair de son existence à la Palmeraie. Le plus clair : oui ! Ah ! quel bonheur de savoir qu’on aura (sûrement) tout à soi, ce soir, telle heure dorée. De savoir que (sûrement) on est attendu à heure fixe, là — où on se plaît le mieux. Lorsqu’on possède pareille certitude, la journée trop souvent sans fantaisie. Lourdaude qui va où on la mène. Encombrée comme le Métro. Comme lui indifférente à la couleur du ciel. — Si, — en place de cette vilaine vrille oxydée « qu’est-ce que j’inventerai ce soir pour me distraire ? », vous lui offrez ce point de repère en fin or « ce soir je serai bien, selon mon cœur » — cette journée toute fraîche et franche (nous en fûmes témoin parfois) glisse à miracle, sur rails polis, jusqu’à sa lumineuse tête-de-ligne.

― Imagination !

— Certes

La Vie, cette succession d’images et notre cœur agité.

. . . . . . . . . .

Joël Joze boit une coupe d’eau glacée.

Eau délicieuse. Vous valez bien Amontillado de la grande année ; Oyster-Cocktails ; Martini-Cocktails très secs ; qu’on sert, suivant la saison, aux 5 à 8 de la Comtesse Véra. Dans ce Bar scintillant et cubique, ordonné par son caprice. Près de sa somptueuse salle de Danse. À côté de son théâtre décoré par Van Dongen. Dans la fumée parfumée de cigarettes ambrées à bouts de rose ; quels papillotants papotages. Que de perles. Quels tissus de mille-et-une-nuits. Autour des spécialités de Haut-Luxe :

Pyramides de fruits forcés. Pâtes confites aux pointes d’épingles. Sorbets au cyanure.

Accoutumé à cette atmosphère irritante, c’est supplice de s’en passer.

Et si c’est la Palmeraie, avec sa musicale Source vive, qui invite chaque soir, — intolérable d’en être privé !

Habitude. Faculté d’adhérence. Arrachements. Recommencements.

Joël Joze disait à Grâce

« — … Mon ancienne frénésie pour la Comtesse Véra… Vous savez ?… Vous savez tout, — d’intuition. Dès lors, jugez si cette funeste emprise est loin de moi. Vous m’avez sauvé. Non par le calme — heureusement !… Grâce adorable, si différente de ceux — œil terne, toucher trivial — qui créent un simulacre d’univers, tout grisailles et gravats. Votre seule présence galvanise l’ensemble des choses ; et chaque détail. De vous, un regard est la baguette enchantée ; qui transmue le plus vil métal en monnaie d’or : Nobles à la Rose frappés à l’effigie royale de votre âme. Quel agrément de vivre auprès de Grâce !… Ah ! mériter pour toujours ce bonheur insigne. Redevenir ce que je fus. Recommencer pour vous mes Voyages en kaléidoscope ! Vous n’avez pas assisté… »

« — Si, dit-elle. À vos projections premières. Dans l’ombre… J’étais près de vous… Cette petite salle… Vous produisiez votre découverte devant un Public plein de foi. Mes amis. Vos amis vrais… »

Rétrospective.

Joël Joze revoit son passé volcanique. Coulée de feu. Lave refroidie. — Adolescence hypnotisée sur les Sciences positives. Physique. Chimie. Recherches photogéniques surtout. — Une sorte de génie précoce ; fumeux ; révolté. Douloureuses courbatures morales contractées aux barres fixes de l’enseignement officiel. Décourageantes coupes sombres. — Déjà, cependant, quelques trouvailles surprenantes ; portées aux nues par l’avant-garde ; décriées par de plaintifs conservateurs. Puis, un jour, pour soi, en soi, quel afflux de lumière, quel tourbillon, quelle Colonne de Feu : Les Maîtres de l’Occulte. La Cabbale. La Bible.

…Ils (les adeptes) doivent dresser d’abord l’échelle analogique des Correspondances…

…Le Génie, force naturelle d’attraction, établit par moments avec l’Unité une corrélation plus ou moins éphémère…

…La lumière astrale ne parle qu’en offrant à la sagacité de l’esprit une série d’imagés que celui-ci doit traduire ensuit comme des hiéroglyphes de l’Invisible…

…Le Monde concret et emblématique est donc le seul dont la Vérité puisse faire usage pour s’exprimer par l’intermédiaire de l’Astral…[1]

Telles furent ses bases.

Bientôt il se rendit maître des Forces fluidiques qui règnent sur le Monde. Et dont le secret n’est pas entièrement enseveli depuis la Très-Sublime-Antiquité. Dociles à ses commandements, ces Forces fusionnèrent avec leurs frères captifs : Rayons. Corps-Radiants. Effluves. Électricités. Dont nous ne savons rien. Et qui nous servent. Grands Princes-Prisonniers, sous leurs armilles métalliques et leurs masques de verre.

— Puisque tout est Similitude et Signe, dit Joze, j’enregistrerai l’Écriture de Dieu Et chacun restituera selon sa substance

ainsi qu’il est écrit[2].

Le Kaléidoscope est construit.

Déjà, une Jeunesse fanatisée reçoit de Joël Joze son mot d’ordre.

Demain, ce Grand-Patron possédera toute la gloire.

La Gloire ?

Il y a d’abord le Destin

Comtesse Véra, vous êtes venue avec vos Danses. Avec vos Parfums — tous les Parfums de l’Arabie-Lascive. — Nonchalante et violente, vous êtes venue, Victorieuse.

— « Tibi or not to be ! »

s’écrie le téméraire dans un transport.

Elle sourit

« — Soyez vainqueur, mon Illuminé. Soyez auguste. Et la Comtesse Véra deviendra votre Imperatrix. Elle partagera votre triomphe ! »

L’Inégalable-Pernicieuse le tient asservi

Il languit ; loin d’elle il est sans force.

Ses compagnons d’hier lui semblent tristes.

Il en rougit. On se sépare.

Alors, sans répit, vertige du Monde. Adaptations précipitées. Et la Pensée se fait complaisante aux préjugés des Puissants-de-la-Terre ; à leur paresse pusillanime.

Après : — déroute

. . . . . . . . . .

— Pourtant, l’écran n’était pas vide. Je sais ce que dis. Ce soir-là, comme aujourd’hui, j’étais dans mon bon sens. Ils auraient eu des raisons de me siffler. Certes. Et j’ai perdu la tête. Mais cette persistance à parler d’un raté ? C’est à n’y rien comprendre.

— Je sais, dit Grâce. Un jour, les autres sauront aussi. Vous verrez clair. Soyez tranquille. Mais, mon cher Joze, vous, êtes un peu distant. Un peu abstrait. Un peu orgueilleusement algébrique. Il faut vous simplifier. Alors vos Visions, plus intenses, toucheront les cœurs. Pourquoi n’essayeriez-vous pas de confier votre Kaléidoscope à un enfant ? Son œil net et sensible mettrait toutes choses au point.

— J’y penserai, comme à tout ce que vous dites, Ô Grâce.

Peu de temps après, Joël Joze rencontra Gilly.


CHAPITRE V

CARNET DE GILLY
(à 13 ans 1/2)


Le Patron, M. Joël Joze est très content

C’est lui qui me l’a dit ce matin.

Et encore il m’a dit deux autres choses

d’abord : il me nomme Œil-Droit, — un grade comme vous diriez Sergent ou Maréchal.

(chic Patron ! des fois il n’y a pas plus gai et puis des fois il n’y a pas plus triste)

« Toi mon Gilly, qu’il me dit ce matin, je te nomme Œil-Droit parce que tu vois plus droit que tous les autres. Et c’est précieux au Kaleido. »

Dame ! Patron, c’est vrai. Pas moyen de loucher dans ce sacré appareil !

La deuxième chose est moins gaie. « Gilly, dit M. Joze, puisque notre Guignol-Kaleido, depuis 18 mois (l’ouverture) a un succès tellement monstre que nous refusons des centaines de spectateurs à chaque séance ; si bien que je suis en train d’abandonner le vieux bâtiment pour cette salle neuve qu’on m’installe Bd de la Madeleine. Puisque c’est ainsi et qu’on est parti, moi, toi et le Kaleido, en 4e vitesse pour la fortune. Mon Gilly, tu vas me faire le plaisir de prendre un joli carnet à 25 sous chez le papetier du coin. Tu vas prendre le stylo que je t’ai donné pour ta fête. Et tu vas gentiment, comme on cause, écrire nos projections et tes boniments. Avec ça nous aurons de quoi imprimer un Programme-Journal que je ferai distribuer à ceux qui piétinent devant le guichet, pour qu’ils attendent leur tour avec patience et encore plus d’impatience de voir tout ce qu’ils auront lu. — Voyons Gilly pas de grimaces ! Ça te connaît les journaux ? »

Ça alors c’est vrai ! Quand j’ai rencontré mon Patron, ça fait une pièce de deux ans, j’étais journaliste, crieur de journaux quoi.

Ce soir-là, je me rappelle, c’était Décembre.

De la brouillasse en l’air. Et tout ce que vous voudrez par terre comme glace et sorbet.

Avec mes feuilles, j’entre sur les 8 h. à l’Espérance, la grande Brasserie de la Porte-Maillot.

« — Voyez l’Intran, la Presse… la Liberté sa dernière heure

— Où allons-nous ?

fait un client

et c’était mon Patron. Mais on se connaissait pas encore.

Il me donne 10 sous tout neuf. Sans reprendre la monnaie. Bon, je fais le tour de l’Établissement. Comme chaque soir. Je sers mes abonnés. C’est beau là-dedans l’Espérance. Vous connaissez ? — Du monde et du monde et du monde. Et les serveurs. Et les sommeliers. Et les plongeurs. Et les caissières. Dames et Messieurs ça n’en finit plus. Et l’électricité tellement, que toute la soirée c’est plein jour.

Les murs en grandes belles glaces jusqu’au plafond. Les banquettes bien belles où vous êtes calé dans le cuir marron avec un grand E doré, la marque de la maison, au milieu du dos. Les verres, les assiettes, les tasses, vring-vring-vring tout le temps. Et troc-tric-trac-troc les caisses enregistreuses. Et frrrr les pieds sur le linoléum. Et la musique. Et des plantes vertes. Un Établissement sérieux.

Vous voyez les petites tables par douzaines. Et du monde qui briffent et qui boivent. Du monde chic. Ça dépense facilement des 10 francs par tête par soir. Sans se gêner. Ils se trouvent bien avec toutes les bonnes choses et la bonne chaleur. Ça fait drôle sur le moment qu’on entre.

Tout de suite après la terrasse, vous avez le Café. Et puis Restaurant. Bar. Orchestre. En bas vous avez les Billards. Vestiaires. Jeux de quilles américains. Un monde fou. Et tout au fond au fond de la grande salle, c’est le Cinéma.

Le Ciné de l’Espérance, exclusif pour la clientèle, vu qu’on se paie une consommation après dîner afin de zyeuter le spectacle de la semaine. Tous les vendredis changement de programme. Vous avez comme ça votre café, votre cerise à l’eau-de-vie, là devant vous, sur une petite tablette. Alors vous sirotez et vous fumez en admirant le Cinéma dans la musique et les calorifères.

Faut être rupin.

Moi dans ce temps-là naturellement j’étais pas au Kaleido. Alors je tâche moyen en passant de couler un œil au Ciné. Parce que nous autres les journaux on n’entre pas vu qu’il fait noir et que personne demande son journal là-dedans.

Quand même j’attrape une miette de Charlot et son Chien. Alors je ris tellement c’est cocasse. Du coup voilà Gérant qui me pige. Et « veux-tu filer ! » Une fois qu’il a le dos tourné et que je suis pour sortir là-bas vers la porte-tourniquet

« Suffi ! vieux singe. Au revoir ! » que je lui fais.

— Psst

Quien ! encore une fois le client aux 10 sous.

Qu’est-ce qu’il me veut ce particulier ? Sa monnaie maintenant ? Pas du tout. Figurez-vous quoi ? Il m’invite à dîner ! Comme j’ai l’honneur de vous dire. Ça vous épate ? Moi de même sur le moment. Je ne connaissais pas encore ce Patron. Bête que je suis je me dis il est louf bien sûr on n’a pas idée. Dès lors qu’il me voit comme 2 ronds de berlingots

— « Tu n’aimes pas mieux dîner ici que d’avaler en ville un bol d’air glacé et une tranche de brouillard ? »

Je rigole. Puisque c’est sérieux qu’est-ce que je risque ? Pourvu que ces messieurs les garçons soyent pas fâchés ? Non. Allons-y. Bouillon bouillant au vermicelle. Gigot en-veux-tu-en-voilà. Pommes sautées. Salade aux œufs durs. Fromage. Confitures. Eau rougie.

Entre les bouchées on se cause.

Ce monsieur me dit qu’il a cru remarquer que je suis amateur de cinéma ?

— Pour sûr !

— Alors ça se trouve bien. J’ai une espèce de Ciné. Juste, je cherche un apprenti.

Il me donne son nom et adresse. Et moi de même.

Bon. lendemain après-midi 2 h. comme convenu, je m’amène rue Bélidor. Une petite rue au bout des Ternes. Je trouve une petite maison vers les fortifs. Et mon Patron sur sa porte.

— Inutile d’entrer. Il faut d’abord nous promener une 1/2 heure. Après, je t’expliquerai. Regarde bien. C’est l’important.

Nous voilà partis.

D’abord je ne sais pas quoi regarder ? Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, une supposition ? Tout est bien ordinaire comme tous les jours. Des passants comme vous n’arrêtez pas d’en voir toute l’année.

Encore si c’était Mardi gras ?

mais le Patron dit

— Ça va

Alors moi je me mets à ouvrir mes calots, à tellement reluquer tout ce qui défile que je me fais ramasser des cinq six fois. Parce qu’il y en a qui me prennent pour un bête et qui me l’envoient pas dire. Alors je leur tire la langue. Et il y en a des tas d’autres qui courent au grand galop pour se regarder dans des glaces parce que de la manière que je les vise ils croyent bien sûr que c’est quelque chose de traviole dans leurs pelures !

Voilà qu’on rentre rue Bélidor.

Je vois le Labo avec l’écran et le Kaleido. D’abord le Kaleido ça me fait l’effet d’un appareil de photo nouveau genre.

— Regarde là-dedans

Crac ! Ça alors c’est épatant !

Tout de suite tous mes bonshommes bonnes femmes de tout à l’heure ! Leurs bobines leurs dégaînes. Et puis je ne peux pas dire comment ça change et c’est pareil mais autrement ! Tenez ! Cette petite dame blonde avec son air sucré ? C’est une guêpe dans un pot de miel ! Ce gros père là, maintenant ? un scorpion dans un polochon !

Tout partout je vois des types qui sont toute espèce de choses à crever de rire

brouettes, girouettes, rasoirs, bassinoires, toupies, râteaux, marteaux, soliveaux, couteaux, tourtes, poires, petits pains, cornemuses, cruchons, tire-bouchons, bidons, bêches, bobèches, des outres, des poutres, des pailles, des vieilles ferrailles, perles, pilons, paquets, baquets, des volants et des raquettes, des flûtes et des tambours, casseroles, bateaux, truelles, ombrelles, ficelles ! Tout ce que vous voudrez !

Je me croyais au Bazar des 4 Saisons les fois que tante Félicie elle m’envoie chercher des 3 sous de ci ou de ça qui lui font défaut dans notre ménage. On a bien ri nous deux Patron. Des fois on en cause encore. Après les grandes séances où des 100 et des 1 000 Publics applaudissent tellement notre Kaleido que vous diriez un orage de grêle sur tous les toits de Paris. Patron était tellement content qu’il m’embrasse et qu’il me donne 20 francs pas moins ! et des croquettes de chocolat et des sucres d’orge plein mes poches ! — Il me dit qu’il faut que je reste avec lui tout de bon pour faire marcher le Kaleido.

Comme on est orphelin et que tante Félicie tient pas plus que ça à me garder vu qu’elle a aussi Totor et Poulot et que M. Joze lui donne un fafiot, ça colle. Moi je suis déjà comme un enragé sur ce Kaleido !

Paraît que mon Patron faisait des séances avant moi. Mais c’était tout noir et triste. Alors ça rebutait, les gens ne venaient pas bien sûr s’ils ne voyaient rien. Avec moi sitôt que je mets les mirettes dans les verres, voilà sur l’écran que c’est farce pour jusque demain midi !

— Patron si on avait comme un Guignol avec ce Kaleido là, sûr qu’il faudrait tout de suite du service d’ordre spécial rapport à la circulation devant l’Établissement !

C’est drôle, voilà ce que j’ai dit puisque c’est vrai et ç’a donné au Patron idée de nous installer avec le Kaleido dans ce petit garage à louer Place Pereire.

Maintenant on se met dans nos meubles, plein centre !

Notre Kaleido est lancé. Et comment !

Bon moi qui remplis presque mon carnet neuf avec toutes mes blagues au lieu de vous écrire le Programme-Journal !

Et la lettre du Patron que je dois porter avant 4 h. à Madame Grâce ! Faut me dépêcher. C’est ma Marraine. Elle m’a adopté filleul depuis qu’on se connaît. C’est elle paraît qui a dit à mon Patron de me chercher, qu’il avait, besoin d’un apprenti. Bonne idée


CHAPITRE VI

FRAGMENTS DE LA LETTRE                                                  
                              DE JOËL JOZE À GRÂCE
                                   (portée par Gilly)

. . . . . . . . . . . .

…enfin je vous adjure de me répondre selon l’ardent désir de mon âme....

. . . . . . . . . . . .

tous les instants que je suis contraint de passer hors de votre chère présence, sont pour moi l’Éternité d’Angoisse et de Désolation..........

… Ne dites pas comme avant-hier, par badinage, que vous retrouvez là mon caractère affectif, passionné. — Vous prétendez que je ne saurais vivre longtemps sans catastrophe amoureuse, parce que ma nature même me précipite de délire en dépression ?

En cela vous vous trompez.

Quand — c’est si loin ! — j’ai cru perdre la raison pour quelqu’une dont je ne veux plus même savoir le nom, je souffrais surtout, sans m’en rendre compte, dans mon orgueil écartelé.

Je n’ai jamais aimé que vous.

Vous seule êtes digne d’adoration...

Et si vous accordez enfin de me confier pour toujours le soin de votre bonheur.

Grâce, je tiendrai de vous la toute-parfaite félicité...........

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

RÉPONSE DE GRÂCE                              
                          À JOËL JOZE
(fragments)

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

certes je suis émue de votre attachement ; Ami, et moi aussi, pour vous, quelle profonde tendresse ........... mais tous ces souvenirs ......... il faut savoir .... vous comprendrez .......

. . . . . . . . . . . .

mon Père créa cette Salutaire dont je m’enorgueillis pour l’abondance de ses bienfaits et de ses guérisons .......... d’autres Sources de par le Monde... oui... vous savez...........

. . . . . . . . . . . .

Mon Père, las de son œuvre immense, nous quitta, ma sœur et moi...

Il se retira dans son Palais du.... me laissa le soin de la Salutaire. Aussi un Unique Diamant. Vous le verrez un jour, peut-être........

. . . . . . . . . . . .

Ma sœur si belle ; ardente ; enivrée de vivre...........

Notre Père eut raison de lui remettre en partage ses Joyaux, — moins le Diamant qu’elle m’envia hélas. ... elle reçut pourtant toutes les terres. Et les navires de plaisance. Et les laboratoires de senteurs. Et tout ce qui brille, charme, enchante...........

Irrésistible ; fascinante ; cette sœur chérie que je pleure. — Elle se mit à me haïr. Elle voulut me déposséder, Le Seul-Diamant. L’Eau-Salutaire. Procès. Intrigues. Contrefaçons. Que ne fit-elle ?… je ne veux pas me rappeler.............. et j’ai perdu aussi mon Bien-Aimé.... le meilleur Disciple de mon Père .........

Quelle union fut la nôtre... Les machinations de celle qui fut ma sœur, l’ont tué...........

Tel est mon Deuil

Voilà pourquoi je reste voilée.

. . . . . . . . . . . .

J’ai réagi. Je sais la gaîté nécessaire.

Mais dans mon cœur, profondément, je suis douloureuse et jalouse..... ....exclusive...... ......UN AN, Ami ! ...un an pour éprouver votre fidélité absolue.

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .


CHAPITRE VII

Un an

Passé ?

Déjà !

Comme le temps file !

Jadis c’était bien autre chose :

Les Mois, les Ans avaient des lieues de long Très peu de large. Ce temps allait à pied. Paisible. Il faisait sa petite promenade quotidienne. Flânotant. Devisant par grandes périodes. Souvent on marquait le pas. On manquait d’air, un peu, entre des bêtes de bâtisses banales (démolies !)

Nous avons connu les voitures à chevaux (pas possible !) Et le ciel vierge (quel archaïsme !). — Nos petits-neveux riront de bon cœur en apprenant notre pauvre Histoire asthmatique.

— Tant pis ! — Nous aussi, vers 14 ans, nous avons ri des Revenants-Illustres, invités par nos Professeurs à donner — via notre intelligence avertie, brillante ; leur opinion (stupéfaite) sur le Progrès qu’ils n’ont pas connu, eux, — Pythagore, Platon, Shakespeare, — entre autres.

Mais notre Temps :

Un beau midi il se réveille

tout fatigué de sa torpeur

il fait appeler un taxi

le prend

y prend goût

s’en dégoûte (je comprends)

et il lui faut vite !

ses 2040100 H. P.

ensuite : il boucle la boucle de l’année par avion ; disparaît en dirigeable.

Et, très bientôt, on peut le croire, grâce au Progrès — il sera, la même seconde, partout à la fois…

Puis : Il débordera l’Espace. Qui télescopera l’Infini. Et tous les deux, avec nous, s’embobineront en Éternité.

— Après ?

— Frein-air-comprimé, peut-être

Tout : bloqué

et nous qui croyions régenter Horizon, Oxygène ; on reprendra — naturellement — le petit trantran sans trépidations de nos trisaïeux.

Il faudra réinventer la brouette !

Qui sait ?

Pour le présent, Kaleido, Gilly, Joël Joze font florès.

Alterné avec l’Alhambra (rue de Malte, Alhambra ! Alhambra ! palais que des génies — acrobates, équilibristes, jongleurs, excentrics, illusionnistes ; chants, danses, orchestre, projecteurs — ont doré comme un rêve et rempli d’harmonies…) c’est au Kaleido que je passe mes soirs. Et je vous plains si vous n’en faites pas autant. Qu’est-ce que vous pouvez bien inventer d’insipide au coin de votre radiateur. Lecture ? Conversation ? Somnolence Bridge ? — Vous allez dans le Monde ? aux Générales ? à l’Opéra ? aux Tangos ? à votre dîner de famille ? — Déliquescences !

— LE KALÉIDOSCOPE ! — (location par téléphone)

Tenez, voici 4 ou 5 extraits du Programme-Journal.

J’en collectionne les numéros pour les relire un après-dîner, si quelque chipie de grippe me tient à la gorge et à la maison. Assurance contre Incidents dépressifs : Guignol-Kaleido. Et un petit gobelet Gruau-Laroze, très chaud, très sucré, aux clous-de-girofle.

Entre les deux, j’aurai ma tourelle blindée !


PROGRAMME — JOURNAL
DES
GRANDS VOYAGES en KALÉIDOSCOPE
ÉTABLISSEMENTS JOËL JOZE

Sté anonyme au Capital de 800 millions

Siège social — Paris — 20, rue Bélidor

2 000 
Salles de Projections en France et dans toute l’Europe.
 
120 Salles dans Paris
3 000 
 places dans chaque Salle
 
Succursales à New-York — San-Francisco — Baltimore — Tokio — Pékin — Melbourne — Le Caire — Le Cap, etc.
 
Inventeur-Directeur : M. Joël Joze.
 
1er Opérateur Œil-Droit : M. Gilly.

Séances ininterrompues de 11 h. du matin

 
à minuit 59.
 
Places de 1 à 100 francs.

Le Public est informé.

1) Qu’il voit parfaitement de toutes les places.

2) Que le Personnel, intéressé à l’Exploitation, décline tout pourboire.

3) Dans les salles de Kaleido tous rafraîchissements, cigarettes, etc… peuvent être obtenus instantanément, automatiquement par S. S. F. (signal sans fil breveté) reliant chaque fauteuil au Service de Plaisance.

EXTRAITS
                                    DE QUELQUES
VOYAGES POUR LA SEMAINE DE
PÂQUES
— Saison 19** —

1er VOYAGE

Mesdames, Messieurs,            
à cette séance            
                        nous vous présenterons

THERMOMÈTRES HUMAINS
excursion humoristique
enregistrée par M. Gilly.

Dans les Rues ces Personnes échangent des saluts en passant.

Notons que les Saluts, comme les Personnes ne se ressemblent pas :

Saluts de 20 espèces. Et davantage.

Nous retiendrons seulement, pour rester dans les limites de notre séance

Salut glacial

Salut froid-sec

Salut douteux

Salut obséquieux

Salut protecteur

Salut cavalier

Salut beau-sec

Salut amical

Salut cordial

Salut délirant

Si habitués au spectacle des Choses Quotidiennes que nous y prenons à peine garde. Ou bien, que nous sommes occupés exclusivement (et c’est dommage) à tirer de ce spectacle gratuit des conclusions d’intérêt privé — sans doute passionnantes — mais chétives en portée psychique : il nous faut le secours stimulant et l’optique vivace de notre moderne Kaleido, pour obtenir du Salut, comme de tout Signe habituel, un rendement maximum, riche de sens absolu.

Veuille considérer, Public,

qu’il y a

1o) un niveau moyen de Salut

Sans moyenne nul point de repère. Partant ni Hauts ni Bas.

2o) un niveau individuel

lequel, — désigné sous le vocable anglo-saxon « STANDING », — peut varier à chaque instant.

Pourquoi ?

Point d’interrogation (et de méditation) éminemment tirebouchonesque, livre passage à une découverte sur les moyens de locomotion, (nouveau bienfait du Kaleido : nous constatons de visu que rien isolé dans l’Univers)

REMARQUONS :

ce ressac incessant. Grande marée humaine dans une métropole :
VAGUE PIÉTON : 
Salut glacial, protecteur ou cavalier ; — à lui adresse comme de juste. Personnellement il peut user du salut obséquieux ou de tout autre. Comme on amorce une canne à pêche.
ÉCUME : 
(amateurs de tramways et autobus ; métromanes : etc.) : Saluts se rapprochant sensiblement du genre piéton.
FLOT LIMONEUX : 
(affréteurs de taxis et autre fretin à prétentions pratiques, sans, éclat) : Salut cavalier, salut beau-sec ; voire, salut amical
GRANDES CRÊTES, LAMES DE « FONDS », HOULE DU LARGE : 
(propriétaires de dirigeables, avions grand luxe, autos dernier cri) : Saluts délirants, etc., etc.

(Note de la Direction : L’espace limité dont nous disposons dans ce programme nous oblige à ne donner qu’un raccourci de nos Visions, un comprimé de Voyages. Le reste à l’Écran. Pour tous renseignements ou réclamations s’adresser salle principale 88 Bd de la Madeleine Paris — qui tient à la disposition des amateurs, la collection complète de ces Voyages depuis la Création.)

Nos Abonnés ayant vu défiler ce spectacle d’actualité savent que, selon l’usage du Kaleido, une transformation s’opère :
Maintenant, notre armée du Salut prend aspect neuf :
Sur chaque Individu nous observons un insigne. Détail d’habillement qui sert, sans supplément d’enquête, à établir le Droit-Social-aux-Révérences.
Cet insigne nécessaire n’est autre qu’un THERMOMÈTRE
Voyez : nous portons chacun le nôtre !… Et tout comme, dans Paris, les Horloges pneumatiques suivent docilement l’Heure de l’Observatoire, nos Thermomètres spéciaux se règlent sur l’étiage mondial ― nous voulons dire mondain.

Un Thermomètre-Standard préside à nos destinées saluantes

(Ciel où serions-nous sans lui ? Privés de Boussole et de Pôle ? Livrés sur l’Océan du Monde à tous les Écueils d’un Accueil inconsidéré ? Jetés sur tous les Récifs des Égards, des Regards intempestifs ou escamotés ?)

LE THERMO-MAÎTRE nous sauve de nous-mêmes : Révélateur idéal. Centre de Gravité. Incomparable instrument de Précision et de Décision. Son Niveau-Moyen : ce-qui-convient. Ce-qui-rassure. Ce-qui-ne-choque-pas.

Standing régulateur. Base de ravitaillement : ZÉRO (consulter le graphique, ci-contre)

Chacun, sur thermomètre breveté, marque sa température sociale. Et cherche par rayonnement à faire ascensionner sa cote atmosphérique, laquelle — dûment remontée — ouvre, à l’infini, des perspectives salutaires.

Que si notre Public s’imagine que la cote « Vers à Soie » par exemple, correspond à une étude poussée de ces larves élégantes ; nous serons dans l’obligation de renvoyer telle fournée de spectateurs candides à l’examen microscopique des exigences de notre Boule terrestre : Il ne s’agit pas ici d’approfondir. Mais de grimper. Et, système des compensations, loi de physique fort analogue à celle des vases communicants, ce qui voisine avec Zéro-Indicateur est proche des plus riantes Régions thermométriques, des plus fertiles Zônes.

Admirez ces « Orangers », ces « Myrtes ». Plongez-vous avec ravissement dans ces « Bains chauds ». Visitez le « 

Sénégal ». En évitant, si vous pouvez, la

« Chambre de Malades » terme souvent fatal d’une exquise délectation :

Croyez-en Kaleido, votre très fidèle oculiste, ces « Malades » dans cette « Chambre » sont des diabétiques, gorgés du sucre de la flatterie que leur fournissent en abondance malsaine les Betteravières-Réunies de la Prospérité.

Que notre attention maintenant se reporte sur les Transis dont les thermomètres jalonnent les degrés arctiques.

Nous constaterons — avec chagrin sans doute — que ces piteux ankylosés, victimes de leur épiderme irritable et de leur défaut d’adaptation, ne sont pas tous le Néant que d’abord nous avions supputé. Vous rencontrez, en nombre, parmi ces granités à face humaine, des êtres bien pourvus de valeur transcendante

Alors ? d’où leur exil dans les icebergs ? de ce qu’ils n’ont pas su — les fols — régler leurs thermomètres sur le niveau infaillible. Zéro. C’est tout. Telle est la clef plate et perfectionnée d’un tel rébus.

Et voilà pourquoi vous découvrez au froid fond d’une Alaska morale, des Prospecteurs d’or vierge. Chargés de pépites. Riches à milliards ? Non pas ! — Incapables de se réconforter d’un quelconque rosbif. Parce qu’ils ne possèdent que leur fruste trésor inconnu ou suspect.

Alors bien obligés, bientôt contraints d’échanger le Métal-Natif contre des Gins corrodants. Au sous-sol d’on ne sait quel « Saloon » hanté des filles et des ruffians de la Prairie.

Promptement délestés de leur trouvaille, de cet Or qu’ils ont extrait au péril de l’existence, en râclant la neige de leurs doigts gourds ; ils s’en vont mourir dans des coins, seuls, abrutis, désespérés. Tandis que Naufrageurs et Pimprenelles font ripaille. Et, avec l’or subtilisé (converti en coupures commodes) achètent des thermomètres battant neuf, qui marquent bien.

Est-il besoin de souligner pour notre intelligente Clientèle, que nous avons ici l’Image des Précurseurs persécutés ?

 
 
 
(Pas d’entr’acte)
(les Spectateurs n’ayant pas assisté au début de la Séance sont invités à rester)

2e VOYAGE

GOBEURS D’HUÎTRES,
AMATEURS D’ESCARGOTS,
MANGEURS DE TOILES D’ARAIGNÉES


Public
aujourd’hui
Kaléïdo te fait voir

Des Dîneurs attablés dans une
« Renommée d’Huîtres »

Convives souriants gobent par douzaines les froids mollusques mollement empressés à leur plaire.
De ci, de là, levant leur verre de Vouvray,

ils vrillent du regard les amateurs d’escargots qui vident — indifférents aux relents alliacés — plat sur plat de coquilles kaki, savoureuses.

Kaleido enregistre avec plaisir la forme sympathique des escargotières. Et celle, non moins invitante, des petites fourches à dégustation.

Près des gobeurs d’huîtres, nous avons filmé rapidement le bel or des citrons cireux. Et quelques malicieuses saucières vinaigre à l’échalote plein de charme. Joignons à ce spectacle de haut-goût, les bouteilles que voilà ; sorties de côtes bourguignonnes et des plus fins flancs tourangeaux.

Ainsi soit-il souvent ordonné pour notre satisfaction grandissime et pour les meilleurs souvenirs de ce stage subsolaire.

Gobeurs d’huîtres ; amateurs d’escargots ; s’ils ne fusionnent pas toujours, savent du moins se rendre justice. On est entre ' gourmands. Bravo ! (flûte pour gourmets gourmés qui chipotent trois petits pois nouveaux dans une assiette ancienne !)

— Huîtres ou escargots ? — Kaleido n’a pas à se prononcer : la plus imperceptible pointe d’ail ne demeure hors ligne qu’en évitant les confidences.

Mais voici que l’œil magistral de notre Appareil-Ami vient saisir sur le vif un autre spectacle gastronomique. Plutôt sur le mort-vif ! Quels pauvres hères attablés devant une pitance de famine ? Quels Chevaliers de Sombre-Accueil ? Qu’est-ce qu’ils avalent ? Pas possible ? Des Toiles d’Araignées !

. . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . .

(La Direction rappelle qu’un luxe de détails suggestifs est amplement fourni à l’écran. Séance ininterrompue jour et soir.)

. . . . . . . . . . . . .

Alors, Public, tu croyais que les tristes dévorateurs de pièges-à-mouches étaient gueux-comme-rats-de-cave ? Et tu prétendais reconnaître dans les deux autres classes dégustantes, quelques milliardaires anciens ou récents ?

Public-débonnaire-sans-diagnostic, tu nous désoles.

Sache voir à travers Kaleido :

Gobeurs d’Huîtres :

Connaisseurs-ès-gentillesses. Un peu balourds. Un peu enfoncés dans les routines plaisantes. Sédentaires de joie. Sans excès d’initiative, ils réchauffent — métaphoriquement — leur vieille-fine selon les règles ancestrales. Gens estimables puisqu’ils savent vivre

Mais

Amateurs d’escargots, convenablement mis au point, te livrent forme bien mieux aimée :

Chers FANTAISISTES

Gloire à vous !

Quant aux dyspeptiques aragnophages, tu perçois enfin leur figure kaleidoscopée

BILLIONNAIRES !

que Manque-de-Goût

rend tristement captifs de Nourritures-nauséabondes.

À leurs Mercenaires bien stylés

le suc et la saveur des choses.

Pour eux : la peau !

Tandis que des Mains très véloces vident ses poches sous prétexte de les nettoyer — MIDAS

— esclave de ses esclaves et serf du Seigneur Quenpenseton —

(sans même oser faire la grimace) avale (affreux !)

Mauvaise Humeur avec Poussière

coagulées !

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

3e VOYAGE

ALPHABET

Public

tu aperçois ici

l’Imprimerie nationale (ou une autre)

Ces boîtes sans apparence dénommées Casses recèlent à millions d’exemplaires toutes les

Lettres de l’Alphabet

tous les Corps

tous les Caractères

Y fourchus ; Z zigzagants ; Œ frères siamois ; sortent moins souvent qu’A.E.I.O et que les biensonnantes consonnes

Entre ces caractères

certains, par leurs formes, séduisent

autres déplaisent ; les mal fondus.

et puis : leurs places. Le mot qu’ils servent à composer.

Ces caractères fins ou baveux

en un clin d’œil

Kaleido leur prête

corps humains

et nous voyons

— tout sautillants —

Hommes — Femmes — Enfants

sortir et rentrer dans leurs cases

— ou s’y rouiller.

(Caractères courants. Majuscules. Minuscules. Italiques. Lettres gothiques. Bâtardes. Rondes. — Les mots qu’ils forment sont autant de Noms de Familles : — cet A figure en « Habileté ». Ces autres en « Haine » et « Harmonie »)

Public

lorsque tu parcourras telle plaquette

seras-tu vexé ? transporté ?

Par Caractères mauvais ou bons ?

Non

discerne (que)

Caractères sont bons par chance

mauvais par manque

c’est dire misère

Misère ?

pas toujours Manque de Monnaie comme insinue cette moderne-myopie-morale, laquelle — gourde ! — veut prendre « Richesse » pour « Seul-Bien »

Misère peut être manque de :

Santé

Gaîté

Sécurité

Beauté

Manque de Prestige

Manque de Ressort

Manque d’Air et d’Âme

Manque d’Amour

même, manque de Manque (grande misère)

ainsi Public, quand, ce Z-là « bizarre » te semblera plus-difficile à vivre que tel O, — amène, rond, plein de grâce dans son cercle égoïste, — (assis au beau milieu de « Joie ») — pense, peut-être à Kaleido : Nos Caractères (dit-il) sont notre même Structure et la Substance de notre état.

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

(7 fois par semaine changement de programme)

4e VOYAGE

PIEUVRE

Public

entrons au Crédit International

reconnais

ce vaste Hall

ces escaliers-spirales

ces comptoirs sectionnés, grillagés, guichetés

Caisses

Chèques

Comptes-courants

Comptes-spéciaux

Virements

Change

etc.

chacun porte sa plaque (indicatrice) de cuivre clair bien astiqué (Inscriptions noires)

dans les sous-sols

Coffres-forts

bondés, gorgés

de Millions

papiers — pièces d’or — pierreries —

Rançons. Otages, qui luisent ou bien qui disent :

Tant.

dans les étages

surchauffés

devant leurs bureaux-cylindres (importés d’Amérique)

d’importants Messieurs

soucieux

enchâssés dans ces forts fauteuils

tournants articulés (bois et cuir) grands Feudataires et Mandataires de S. M. L’ARGENT

(Ô Titres. Ô Lettres de Créance et de Crédit)

Argent ?

Prête-nom à effet !

ici Argent n’est rien

s’il n’est OR

OR n’est rien

s’il n’est

FORCE

(Matérielle)

FORCE-Matérielle ! (Haro ? Hourrah ?)

nous dira pourquoi

nous sommes TOUS asservis sur terre

à Elle

la Pieuvre-Impératrice ?

(Un jour — prochain — Argent prendra un autre nom. Oui. Kaleido voit très distinctement ces Grands-Vassaux-de-la-Matière, réduits à changer de Pavillon (' couvrant leur marchandise). Ou même : bannis, pulvérisés

Mais Pieuvre est toujours pareille. Satrape-Capital cède le pas : C’est un autre tyran, qui passe. Et voilà tout.)

Aujourd’hui ce n’est pas la question

Kaleido vous invite seulement à parcourir ces Corridors

qui sont autant de Tentacules

dont la Pieuvre se sert pour — nous ses Tributaires — nous serrer, enserrer, dans les mille liens de nos besoins matériels :

(Voici : — Nourriture — Boisson — Vêtement — Chaleur — Lumière — etc.)

on est captif

on se rachète. On se libère (autant qu’on peut)

on sort des corridors tentaculaires

en jetant des palets dans le palais glouton de la Pieuvre. — Argent cossu, agile, est fait pour être dévoré. (Là où Argent repaît, c’est le meilleur quartier de cette Mandarine terrestre.)

aussi voyez ceux-ci :

« roublards »

autres : placés, pesés sur bascules d’or

et « Pounds » fixent leur poids

autres : très lourdement marquent leur valeur, par colonnes serrées, symétriques ; ciment armé ; fermés ;

« marquent »…

autres : trafiquent artistement sur « lyre »

Chaque être est franc, soit affranchi pour le nombre de

« francs »

qu’il possède

celui-ci — 1 seul franc (si dur à conquérir) —

ne libère que son estomac. Et encore ? Viandes ?

trop chères ! Alors ce Trompe-la-Faim, ce Trompe-l’Âme

Alcool

suffira-t-il ?

Ceux-là ont libéré

leurs bras, leurs jambes

et leur esprit

pour tant et tant et tant de francs

incalculables !

(souples, larges affluents du grand fleuve Fortune.)

laquais et limousines

répondent d’eux

et leurs mains blanches

libres

soignées patriciennes

et tant de feux follets et feux de joie

feux d’artifice

— si chers — tout autour d’eux !

(Ainsi Corps Cœur Esprit sont tirés de captivité. Mais qui — suffisamment — acquitte Conscience — par grandes Aumônes ?

. . . . . . . . . .

la Pieuvre

cependant digère dort dévore

sur son

Tas

Kaleido a découvert une époque

(lointaine)

Talent

unité monétaire

mais

Génie

(à ce qu’il prétend)

mémoire marchande

n’a rien valu

tant qu’il vécut.

Jamais Chef n’a rien acheté, n’a rien payé de sa Personne entière offerte sur le marché

Il faut d’abord

le décapiter

et le frapper (en effigie)

dans des disques

d’un métal mélangé :

Alliage

Effigie

Voilà ce que réclame (à grands cris)

pour Modèle et Monnaie

cette hybride rognure du

TOUT :

le monde

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

5e VOYAGE

ALIBI


Un téléphone

s’est détraqué (cela se voit)

au Kaleido (où chaque détail — d’installation — prend forme humaine)

maintes plaintes (de l’Abonné)

et des recherches

(interminables)

une Administration clairaudiante (et claudicante)

déclare (enfin)

que cette pile est en défaut

On la remplacera ?

prenez patience

(et soignez bien vos cordes vocales dans l’intervalle de deux appels espacés — par force majeure)

en attendant

Pile

sera jugée selon son démérite et les rigueurs des

Lois de l’Acoustique.

(Voici :) Fils. Pôles. Sonnerie. Microphone. et autres. Témoins à charge.

Abonné : partie civile

et les brillants Membres du Bureau

(téléphonique)

Après prouesses oratoires (dans ce Milieu éminemment sensible au charme de la Parole)

Pile

condamnée. Au rebut ! Sera pilée !

(ça lui est égal en somme : c’était fatal. et elle : usée)

Sortant des Assisses, Kaleido songe que

peut-être

Pile

subissait les variations de l’Air ? et suivait, tant bien que mal, Mouvements d’ensemble

Alors ? Dans l’installation (téléphonique) qui — absolument — prouvera son alibi ?… qui.   .   . que.   .   . quand une faute.   .   .    .   .   .    parmi nous.   .   . se commet.   .   

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

(5 minutes d’interruption : manque de courant)




CHAPITRE VIII

LETTRE                         
À M. JOËL JOZE
INVENTEUR-DIRECTEUR DES GRANDS          
                                 VOYAGES EN KALÉIDOSCOPE
                                                                 — PARIS —
Mercredi 17 mars

Je vous félicite, mon cher Ami, quel succès ! Bravo ! — Comme moi, vous volez de victoire en victoire. Cela me plaît. « Pour le triomphe » C’est ma devise — Vous le savez

Et vous ? Que devenez-vous ? Fortune et Kaléidoscope mis à part ?

Conservez-vous l’emblème que je vous ai donné au début de notre amitié ?

Un poing fermé tenant la foudre. Devise : J’ose !

Vous me compreniez dans ce temps-là !

Vous ne faisiez rien sans mes conseils.

Pourquoi faut-il que votre caractère extravagant, vos violences de langage, vos injustices, aient, un moment tout gâté entre nous ? N’en parlons plus. Je hais la mesquinerie. Sans phrases, je vous dis venez ! Venez, mon cher ami, vous trouverez chez moi un accueil digne de votre valeur.

J’ajoute une aile à mon Théâtre. Je veux ma salle de Kaleido. Je compte sur vous pour me l’installer. Avec les derniers perfectionnements.

Samedi soir je danse le Délire.

Vous m’avez vue dans Héracléa ? Et mon costume ? Composé par moi. Une splendeur ! Bakst, Barbier, n’ont jamais fait aussi bien.

Je suis fière de mon génie. Je le dis sans vanité.

Vous aussi, mon chez Joze, vous avez un immense talent. — Sous tous les rapports, le Kaléidoscope est inestimable. Vos actionnaires dans le ravissement. Encore bravo !

Alors Samedi, Héracléa. Avant la représentation je me repose. Je ne recevrai personne. Que vous. Venez à 3 h. Nous avons des choses à nous dire. — J’espère et je pense que, depuis la fortune heureuse, vous ne vous accrochez plus, vous ne vous écorchez plus à vos propres aspérités ? Vous étiez si compliqué, naguère ! Sympathique, je l’ai toujours dit. Mais quelle fâcheuse tendance à dramatiser ! Il ne faut pas.

Samedi 3 h.

Ah ! n’oubliez pas : vous me devez une explication au sujet de cet absurde écran vide ; il y a 3 ans.

Vous disiez qu’il contenait quelque chose ?

Quoi donc ?

Mes mains
Ctesse V.

LETTRE DE JOËL JOZE
À GRÂCE
Vendredi matin 19 mars
Mon Amie Unique,

Je vous jure que, pas un instant, je n’ai songé à vous faire mystère de cette lettre !

Votre prescience inouïe m’a devancé. Voilà tout.

Qu’y puis-je ? Soyez juste ! Et, je vous en supplie, ne vous montez pas l’imagination à propos d’une missive absurde ; à peine parcourue ; aussitôt oubliée.

Il va de soi que je ne répondrai pas !

Pourquoi prendre la peine de m’envoyer ce conseil ? Je vous demande affectueusement si, à votre avis, je suis tout à fait incapable de me diriger ?

Ce caprice impudent mérite strictement le silence. C’est clair.

à ce soir
de toute mon âme
J. J.

LETTRE DE                              
JOËL JOZE
À
LA Ctesse VÉRA.
Vendredi midi
19 mars
Madame,

Je me trouve infiniment honoré de votre attention. Mais la vie retirée que je mène et mes travaux kaléidoscopiques, ne me permettront pas d’aller vous présenter mes hommages.

Je n’en demeure pas moins votre serviteur et admirateur, et, à ce double titre, je m’empresse de répondre à la question que vous voulez bien m’adresser au sujet d’un écran qui a fait ridiculement du bruit, voici 3 ans.

Combien vous avez raison, Madame : il ne faut pas dramatiser. L’incident sans portée, auquel vous accordez une pensée ultime, sera pour toujours oublié, lorsque vous aurez pris la peine de me lire.

Ce soir-là — qui est si loin de nous — j’étais fort ému de faire ma première expérience décisive pour vous, Madame : à mes yeux, vos invités n’étaient que vos comparses.

Individuellement ces invités pouvaient être, la plupart, gens estimables, aimables, éminents ou décoratifs — ce qui a bien son prix. — Ils tiennent sans doute leur rang avec distinction. Quelques-uns avec charme. J’en connais même de généreux, au sens exact du mot : bien né (comme vous savez) : — J’en veux, pour preuve les encouragements pleins de tact que ceux-là m’ont donnés au cours de mes travaux et de mes tribulations.

Mais, chose curieuse et que vous n’ignorez pas, Madame, alors que les réflexes d’une foule bigarrée seront presque toujours hors de pair, — une société choisie, polie, passée au crible ; ne donnera fluidiquement — c’est un fait — qu’un agglomération fade et flasque ; atone et de parti-pris.

Si je ne craignais pas de glisser gauchement dans les complications contre lesquelles vous me mettez en garde, avec tant d’esprit ; je pourrais rapprocher ce phénomène de celui qui nous rend inaptes à assimiler certaines nourritures stérilisées. Tandis que des germes impurs (au rebours l’opinion courante) travaillent souvent à notre force.

Excusez, s’il vous plaît, cette parenthèse pédantesque.

Et, un moment, Madame, tâchez de vous imaginer, l’émotion excessive que je ressentais, ce soir-là, à cause de vous.

Lorsque, les uns et les autres, vous ne discernâtes rien, j’eus devant les yeux un épais grouillement de formes hétéroclites — larves, chenilles, ténébrions — dans un caveau anguleux, et sans air, dont les piliers-mirlitons portaient à une basse voûte vétuste des inscriptions, irrévérencieuses :

Pourquoi donner des besicles
Aux aveugles et aux bigles ?

C’est un bien bel ornement
Pour un pou, qu’un diamant !

(Ces échantillons peuvent suffire)

Les larves, coiffées de chapeaux-chinois diamantés ; fronts cerclés d’énormes binocles ; heurtaient obstinément, de la tête, à une cloison en celluloïd, derrière laquelle, — venant d’une altitude — se déversait à flots une immense clarté, invisible à leurs yeux éteints.

Jugez, Madame, quels furent à cet instant mon horreur et mon désespoir :

Je vous perdais !

J’en eus un transport cérébral.

J’étais fort loin de me douter que, seul, je suivais ce cauchemar.

Pourquoi seul ?

Longtemps, sans réponse plausible, cette question s’est posée pour moi.

Une Amie très admirable, dont les lumières en toutes choses, me guident, a bien voulu m’instruire, récemment :

Tandis qu’un œil d’enfant a suffi pour m’assurer de ma découverte ; il ne pouvait me venir, à travers les reflets de l’expérience lassée, que doute et que déboires. Des yeux affaiblis par le scepticisme ; usés dans les veilles profanes ; obscurcis par l’éclat des lumières artificielles. Des rétines blasées, réfractaires aux rayons purs ; ne sauraient plus être impressionnés par l’image de leur propre forme occulte :

Force nous est de nier ce que nous sommes incapables de voir.

Parce que le Néant ne peut contempler que le Vide.

Daignez, Madame, trouver ici l’hommage de mon profonds respect

Joël Joze

LETTRE DE          
GRÂCE
À JOËL JOZE
Dimanche 21 mars

J’ai refusé de vous voir dans le premier moment de ma colère. Je ne suis pas encore calmée. Comment ! Vous m’affirmez que vous ne répondrez pas à cette femme ? et puis — parce que je l’ai deviné ! — vous prétendez avoir répondu pour prouver votre détachement ?…

Que m’importe le ton de votre lettre ! Votre duplicité en est-elle moindre ? — Et l’on connaît votre adversaire : vous jouez un jeu dangereux.

Ma peine est infinie.

Depuis quelque temps — il faut enfin vous le dire — d’autres choses me déplaisent et m’inquiètent :

L’extension commerciale du Kaléidoscope vous préoccupe trop. Vous semblez oublier que vous avez découvert — grâce à l’Inspiration divine — un Miroir de Vérité.

Vous êtes en train d’en faire un instrument de vanité.

Prenez garde.

Revenez à vos Paraboles. La lumière en 1er plan ; non le lucre. Sans quoi vos visions vont s’obscurcir sans recours.

Ami, je ne veux pas vous perdre.

Redevenez vous-même. Ou je serai forcée de m’éloigner.

Évitons les paroles pénibles, qui fermentent dans l’âme ; lèvent insidieusement ; se propagent ; corrompent ; décomposent.

Je ne vous verrai pas de quelques jours.

Téléphonez quand nous serons d’accord, absolument.

GRÂCE.

CHAPITRE IX

AU TÉLÉPHONE                    
(Lundi matin                    
22 mars
)


(Une voix :)

— Allô allô… M. Joël Joze ?… Lui-même ?… ne quittez pas on vous cause.....

. . . . . . . . . . . .

Allô allô… ne coupez pas mademoiselle

. . . . . . . . . . . .

(autre :)

Allô ! C’est vous Joël ? Vous me reconnaissez ?… Moi ! Oui. Moi-même !… Charmante votre lettre, mon cher ! Je vous retrouve !… Mais vous savez, les petitesses me laissent froide ! Temps perdu ! Nous valons trop tous les deux… Oui !… J’ai besoin de vous. Tout de suite… Ma salle de Kaleido… flatté j’espère ?… mon architecte n’en sort pas… allô ! Vous m’entendez Joël ?… Si vous ne répondez pas je ne peux pas savoir si vous êtes au bout du fil ? C’est insensé !…

……Bien… je vous attends ce soir…

… je vous dis ce soir… seuls… Pour causer......

…Toujours votre charme rêche ! Exquis !… Moi j’aime l’originalité. Toujours. Du polissoir par là-dessus. Et vous redeviendrez sortable !… Je vous assure !… Bravo pour votre dernière projection stéréoscope. Tout le monde en parle. Splendide !.... … Ah ! on prétend que vous passez vos soirs chez une espèce de toquée qui reçoit je ne sais qui dans un jardin d’hiver ?… … Si !… Je vous l’affirme !… Je sais. Je vous raconterai… Vous vous encroûterez là-dedans !… Alors ce soir. Mon auto devant votre porte. Pour vous chercher. 8 h… J’y tiens… Non, c’est plus sûr… JE VEUX !… Allô Joël, on vous apprécie !… apportez donc votre Kaleido pour voir si mon écran est à l’échelle… Il ne quitte jamais votre Laboratoire ?… Pour moi… Une fois ?… Allons… Gentil… C’est dit…

Good-bye !… 8 h…

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .


CE SOIR-LÀ

UNE FEUILLE DU CARNET DE GILLY          
(à 16 ans)


Trouble et tristesse à la maison.

Patron si changé.

Lui et Mme Grâce ne se voient plus.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Et cet après-midi, sans faire exprès, surpris des bribes de conversation : M. Joze au téléphone, tout bouleversé.

J’entrais dans le Labo. Patron me fait signe que je ne range pas les nouvelles pastilles à projection.

De m’en aller ; vite

Pourquoi ?

Vers 8 h. on sonne à la porte

Une auto stationne. Très belle Rolls-Royce

Chauffeur insiste pour parler lui-même

Patron

qui fait « Hâ » et devient pâle

— Un instant dit-il

et il passe vivement dans le Labo

5 minutes après il revient. Prêt à sortir

— Couche-toi de bonne heure Gilly. Pas de travail ce soir.

Et c’est tout. Pas même bonsoir

Suivi M. Joze comme pour lui ouvrir la porte. En réalité, fâché qu’il s’en aille.

Comme de l’envie. De quoi ?

Devant la porte cette Rolls-Royce

Intérieur éclairé. Brusquement éteint.

Aperçu, dans un éclair, une dame très belle

Elle dit en éclatant de rire

— C’est moi ! Je me défiais de vos lubies !

— Véra ?…

— Viens !


auto démarre très vite.


CHAPITRE X

CARNET DE GILLY
(à 18 ans)


Ayant décidé d’écrire la Biographie de mon maître, M. Joël Joze, il faut que je me rappelle chaque détail et cette suite foudroyante d’événements inouïs qui vinrent fondre sur nous, voici 2 ans.

C’est comme une douleur physique de remuer ce passé-mort.

Mais je le dois.

La Vie d’un Homme aussi étonnant que mon Maître ne peut pas rester inconnue. Et moi seul, son élève, je fus témoin constant de ses travaux, de ses tourments.

Pour parler de M. Joël Joze, je voudrais trouver des mots particuliers : pleins de ferveur ; pleins de respect ; pleins d’émotion reconnaissante. Des mots tout neufs. Très grands. Très simples. Dignes de lui. Pareils à lui.

Je lui dois tout.

Il m’a vraiment ouvert les yeux, ce grand « Oculiste de l’Occulte » comme il se nommait lui-même par plaisanterie. Il y a longtemps. Aux beaux jours du Kaléidoscope… Heureux temps ! Mais alors, enfant, j’aimais M. Joze. Je ne le connaissais pas. Je l’appelais, je l’appellerai toujours Patron. Parce que c’est son goût. Mais dans mon cœur (maintenant), dans mon esprit, je sais la valeur du mot, MAÎTRE.

Sans autres réflexions personnelles, je veux noter ici la suite inflexible de nos malheurs.

Je ne cherche pas à comprendre.

Comment comprendrais-je ? Comment, de mon petit entresol intellectuel, puis-je saisir, moi, l’angle altier d’un Joël Joze, natif des cimes ?

Comment même apercevrais-je dans leur ensemble, les traits excessifs, grandioses, d’une Mme Grâce, d’une Comtesse Véra ?

Chacun restituera selon sa substance

et

Tout est nécessaire

Tels sont les axiomes transcendants que mon Maître m’enseigna dès l’enfance.

Je tâcherai de comprendre cela. Uniquement.

Quant au Kaléidoscope, en fin de compte il nous a coûté tant de maux, que j’arrive presque à ne plus le regretter. Il est vrai que j’ai passé des mois entiers, des nuits à pleurer cette merveille. Irremplaçable ! Mais c’était dans les débuts. Tout de suite après la catastrophe. Depuis j’ai réfléchi. J’ai fini par penser que la destruction du Kaleido était nécessaire. Comme toutes choses.

Il faut que je remonte, dans mes souvenirs à ce soir-là il y a 2 ans — quand M. Joze me quitta brusquement pour suivre une dame qui l’attendait dans son auto, devant chez nous.

Nous demeurions toujours rue Bélidor.

Malgré l’immense succès des « Voyages » et les revenus incalculables dont M. Joze disposait à ce moment-là, il n’avait pas voulu quitter la-vieille maison et le labo où il avait fait sa découverte. Il s’était contenté d’agrandir et de moderniser. Et il avait placé l’entrée principale Bd Gouvion St-Cyr (la maison étant d’angle). C’est là que cette dame attendait dans sa Rolls-Royce.

Eux disparus, je me sens au désespoir ! C’est stupide. Invraisemblable. Impossible à m’expliquer.

Naturellement je n’étais pas accoutumé à passer tout mon temps avec M. Joze. Il m’indiquait mon travail, et, le soir, il allait voir Mme Grâce.

Mais ce soir-là. En s’en allant. Comme ça. Pressé. Sans bonsoir ! Lui si cordial. Si soigneux du contentement des autres !

Toujours il causait avec moi, au moins 20 minutes. Me donnait un livre. M’en parlait. Et à propos de tout une idée qui changeait les idées. Vous aérait ! Comme d’ouvrir une fenêtre. — Étonnant !

— Les riens, disait mon Maître, sont la matière de tout. — Et l’attraction proportionnelle :

Un rocher, je ne l’absorberai pas pour me soutenir ! Et il y a beaucoup de chances pour qu’il ne roule jamais sur moi et m’écrase. Ainsi, je côtoierai tel événement gigantesque, sans qu’il influence ma nature. Cet événement dépasse trop la taille humaine. — Mais une miette de cannelle ? Une goutte d’ambre ?… Et ceux qui ont souffert de crises hépathiques nous diront ce que peut faire un minuscule gravier dans le canal cholédoque. — Tout de même, des riens causent les heurts ou l’heur, de cette vie.

Excellant à toutes choses, mon Maître, mieux que personne, savait ordonner les détails quotidiens, de façon plaisante ; facile ; imprévue !

Depuis un peu de temps, je craignais qu’il fût malade. Il avait beaucoup changé. Il était nerveux. Très. — Il ne voyait plus Mme Grâce. Cela me faisait de la peine. Mais je n’aurais pas osé lui en parler. J’allais, comme toujours, 2 fois par semaine, rendre visite à ma marraine. Elle ne prononçait plus le nom de M. Joël Joze. J’avais cru remarquer un certain fléchissement dans nos projections. Une moins bonne lumière depuis l’éloignement de Mme Grâce. Simple coïncidence peut-être ?

N’ayant rien à faire et me sentant triste à mourir, — bien contre mon ordinaire : cafard et moi n’ont jamais été copains ! — je monte dans ma chambre. Et je me jette sur mon lit. Là, c’est trop bête, je me mets à pleurer ! — Plus bête que tout : le « Viens ! », que cette dame a dit à mon Patron, me résonne dans les oreilles. Et dans le cœur. À me faire mal. J’y pense. Tout le temps. Comme on appuie, — exprès — sur un point de côté. Pour le sentir. Plus lancinant encore… Quelle impression ?… Je pleure et sanglote… Tout seul.

Un temps. Et puis

téléphone sonne

— « Allô ! Établissements Joël Joze ?…

« Ah ! c’est vous Gilly ? C’est moi Martel. Nous sommes en panne ! Qu’est-ce qui se passe donc chez vous, au Kaleido ? »

Il faut dire que, ce qui fut le Kaléidoscope, était construit par M. Joze sur un principe essentiel : Au début de ses expériences, mon Maître avait capté certains fluides qui réglaient sa mise au point. Ondes magnétiques, retenues savamment dans le Kaléidoscope-propulseur. Lequel ne quittait pas notre Laboratoire. Son impulsion unique gouvernait, sans fil, tous nos appareils, dans tous nos établissements du monde entier. — Sans Kaleido rue Bélidor, nulle représentation. Nulle part.

ma chambre au premier.

Labo en bas.

Dans le Labo — au milieu — une cabine de verre dépoli. Où, seuls pénètrent le Patron — et moi.

Cabine du Kaléidoscope.

Tout autour du Labo, le long des parois nettes et blanches, milliers de tubes en cristal. Contenant nos pastilles à projections. Collection complète depuis mes débuts d’Œil-Droit. Numérotée. Cataloguée. Par séries. En lignes.

« — Un instant Martel. Allô ; M. Joze est absent. Je passe dans la cabine. Attendez ! »

. . . . . . . . . . . . .

CABINE DU KALEIDO — VIDE !

. . . . . . . . . . . . .

et… oui… parmi les tubes à projections… mon œil s’arrête. Un intervalle L’ARGENT.

— projection 1re ligne —

MANQUE !

. . . . . . . . . . . . .

— « Allô Martel. Impossible vous expliquer par fil… Remboursez… Demain le Patron… »

. . . . . . . . . . . . .

Que faire ?

Un soir, notre Public fidèle ne manifestera que son désappointement. Mais demain ?

Et que va dire M. Joze ?

Qui a volé l’Appareil ? l’Argent ?

QUI ?

Éclair

à me renverser !

Je me rappelle

tout à l’heure, en passant, Patron contrarié — visiblement — de me trouver, sur son chemin — et — quelque chose — volumineux — qu’il serrait — sous son paletot —

Kaleido

Argent

Lui !…

pourquoi ?

pour qui ?

pour cette dame ?…

Prévenir Mme Grâce

à l’instant

Téléphoner

Non  Elle a deviné  Déjà  La voici  Dans sa torpedo

— Gilly ! Vite !

En torpedo

elle mène

— trombe —

avenue de la Grande Armée  Étoile Champs-Élysées  Rond-Point  Avenue Montaigne

Stop

Un grand bâtiment magnifique. Moitié théâtre. Moitié habitation privée

Demeure de l’illustre Comtesse Véra. Dont tout le monde parle. (Souvent j’aurais voulu prendre une place. La voir danser. Je ne sais pas pourquoi, je sens que ça déplairait. À Mme Grâce. Au Patron peut-être ?)

Nous entrons

Domestiques arrogants ; bas de soie ; d’abord veulent s’opposer…

Un signe

de Mme Grâce

Pourquoi aussitôt rangés ?

respectueux ?

Vestibule

Grand escalier

Galerie dallée

plusieurs Salles

petit escalier

antichambre

corridor sourd de tapis persans

appartements

entrerons-nous ?

en enfilade 3 pièces petites

précieuses

comme coffrets

1ère pièce — brûle-parfums — tant de parfums ! —

à donner d’abord le vertige.

2ème pièce — fourrures — coussins —

mon Maître

Comtesse Véra

3ème pièce — noire —

au fond : écran

projection

(Kaleido ici ! dans la 2ème pièce.

Représentation pour Comtesse Véra — elle seule.)

et

L’ARGENT

passe !

… Si je le reconnais ! je l’ai enregistré de mes yeux !…

mais…

Nom de… !… ça tourne à l’envers !

Il faut qu’on ait donné l’impulsion à gauche et non à droite comme c’est la règle !

SENS CONTRARIÉ

tenez !… 182e image, vient de passer comme dans une glace déformante…

Patron disait toujours : « Revanche des Sans-Monnaie pleins de mérite ! »

Eh bien : La Pieuvre ? Non !

une Pivoine

énorme

plus belle, plus fraîche

à s’engraisser

de toi — fumier humain !

horrible séance à l’envers…

— tout ça si vite ! un vrai cyclone —

Comtesse Véra s’écrie

— « Ah ! une scène ! de jalousie !… qui a laissé… ? Folle ! vous veniez chercher votre amant ? vous ne verrez que mon esclave ! »

Elle rit

Ce rire…

Et puis ce mot

« AMANT »

(Pourquoi des choses. Font-elles si mal ? Quand on n’y a jamais pensé ? Pour des êtres qu’on aime ? Ces choses. Si drôles. Pour d’autres ?)

Patron ?

méconnaissable

blanc tremblant

Colère de la Comtesse

Colère de Mme Grâce

Ah ! que faire, moi ? Que faire ?

Ces cris. Rage. Horrible.

Comment les empêcher ?

d’une voix étranglée de sanglots… je les supplie… tour à tour…

Ils ne m’entendront pas…

Ah ! ces grands cris

ces grands éclats…

Un orage maintenant

— au-dessus de la maison —

gronde

très près de nous

Arrêtez ! arrêtez ! pitié !…

fracas

éclairs

éblouissement

ces cris toujours

(Comtesse Véra plus belle encore que je ne croyais. Comme on pense à des choses dans un instant pareil !… des Illustrés… l’autre semaine… son portrait… ce corps… ce visage… — Visage de Mme Grâce ? pourquoi jamais vu ? pourquoi ce voile ? déplaisant à la fin ! Je me surprends — avec horreur — à penser ça — moi — à cet instant)

Violente Comtesse !

si belle

si si si belle…

et ces parfums…

malgré l’angoisse…

à en mourir…

qu’est-ce que j’ai ?

Cris plus horribles. Orage. Plus fort. Plus près encore

quoi ?

Mme Grâce

lève son voile…

… de profil

ce

Diamant

sur son front

Diamant fulgurant

trop fort

beaucoup trop fort

pour nos yeux…

Comtesse Véra toute révulsée

comme convulsée

elle crie

— « Ma sœur ! »

— « Oui moi Véra ! moi l’Invisible —

jadis vous le disiez par jeu — mais vous ne rirez plus de ma longue patience ! »

Éclair Conflagration Détonation Millions de bombes Milliards de grenades incendiaires Dans l’éruption et l’explosion de quel Volcan ?

Mme Grâce a saisi le Kaléidoscope

Elle le précipite

à terre

Fluides magnétiques mêlés à des courants à des torrents d’électricité

craquement catastrophal

Nuit

cent mille vitres en éclats

maisons s’écroulent

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

Cette grande catastrophe

ce n’est pas loin

on se rappelle

4 heures le quartier flambe. Jusqu’à la Concorde

impossible de maîtriser ce

Feu

qui gagne et gagne…

. . . . . . . . . . . .

il parut enfin s’abolir lui-même

se volatiliser

(on incrimina le marchand de couleurs. qui trafiquait d’explosifs — illicitement — mort sous les décombres.)

… Victimes

milliers de milles

carbonisées

asphyxiées

déchiquetées

— enfants — femmes — hommes —

Héros

— si jeunes —

qui donnèrent leur Vie pour les autres

… et ces ruines …

Ho !

Mme Grâce

Vous ?

Pourquoi cela ?

Le fallait-il ?

« Tout est nécessaire » dites-vous aussi !

Sans doute ?

Je ne peux pas comprendre

alors je vois comme je peux

C’est tout. C’est peu.

Je ne jugerai point.

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

Miraculeusement — nous 4 — tirés des ruines

Mme Grâce — indemne — disparut

Comtesse Véra aussi

(Je fus bien étonné — plus tard — d’apprendre par de vieux journaux qui me tombèrent sous les yeux — qu’elle avait dansé à Monte-Carlo — 8 jours après la Catastrophe — un grand ballet Impéria — au profit des sinistrés — Jamais elle ne parut plus belle — disent les journaux)

Moi ; seulement le bras gauche cassé. Et cette brûlure à la tempe dont je conserve la cicatrice. Guéri en 6 semaines.

Pauvre Patron. Dans quel état

Demi-paralysé. Incapable de lever les paupières La vue revient seulement depuis un mois. Et l’usage des jambes.

Je l’ai soigné. Aidé de loin par Mme Grâce.

Pour nous faire vivre, repris mon premier métier : les journaux.

Le Kaleido : détruit à tout jamais.

Fluides ne se laisseront pas capter une deuxième fois. Surtout dans l’état où est mon Maître.

Tous nos établissements ont périclité.

(avec Kaleido-propulseur.)

Capitaux : se sont retirés

nous : redevenus d’obscures gens.

Alors j’ai repris les journaux

Rédacteur-Photographe

je réussis

maintenant, avec des amis, je pense à fonder une feuille

programme :

Des Informations non des Appréciations

Des Faits et non des Phrases

… Pauvre Patron. Lui. Le Dominateur.

Ainsi…

Pour le distraire, ce matin, le trouvant mieux ; je lui parle de mes projets.

Il les approuve. S’y intéresse.

— Nous ferons encore des grandes choses, Gilly. J’ai des idées…

… La fatigue. Tout de suite.

Mais il dit encore

— Nous ferons de grandes choses — pourvu que la Comtesse Véra ne s’en mêle pas…

Si habitué, depuis toujours, à ce que mon Maître lise en moi, cette fois, je rougis : Voilà ce que je me disais. À cette seconde. Et c’est un sujet que j’évite (— je n’ai pas à savoir — je ne veux pas savoir — si oui ou non — mon Maître — pense —)

Pourtant il me vient une honte comme de lui faire des cachotteries

— Patron ce matin, une lettre de Mme Grâce

— Ah !… viendra-t-elle ?

— Si vous le désirez

— Voulez-vous que nous allions faire un tour ? premier jour de Printemps après ces froids interminables. L’air bleu vous fera du bien, Patron ?

Il prend mon bras

je suis fier qu’un homme comme mon Maître veuille bien s’appuyer sur moi.

— Tu es un chic garçon, Gilly…

sa voix tremble. Alors mon gosier se contracte. Et pour éviter un attendrissement énervé, je me mets à lui raconter des blagues, comme autrefois.

Il sourit enfin. Un peu.

Nous sommes à l’Étoile

si belles

sous l’œil magnétique du Soleil

les choses de chaque jour

que mon Maître m’a appris à voir passent…

bien encastrés dans le pavé de bois des rails

tracent

leurs droites et leurs courbes

brillantes

qui par places forment

à leurs points d’intersection

des arcs géométriques

purs et splendides

— Quel beau paysage cérébral, dit mon Maître. Viens Gilly, rentrons. Je voudrais travailler.

alors il a repris mon bras

et nous sommes revenus

ensemble.



  1. Stanislas de Guaita.
  2. au Livre de Job.