Librairie de L. Hachette et Cie, (IX. Voyages en Suisse et en Italie, p. 14-67).
Moutier1, 3 octobre 1779, samedi sotr.
Vous recevrez de Bâie un paquet qui renferme le récit de notre voyage jusqu’ici. Nous allons poursuivre tout de bon notre course à travers la Suisse. Pour nous rendre à Bienne, nous avons remonté la belle vallée de la Birse, et nous sommes enfin arrivés à l’étroit défilé qui conduit ici.
La Birse, rivière peu considérable, se fraya jadis un passage à travers une haute et large chaîne de montagnes. Ensuite l’homme, poussé par le besoin, rampa sans doute péniblement le long de ses gorges profondes ; les Romains élargirent la route, et maintenant elle est très-commodément tracée. Le chemin et la rivière, qui gronde à travers les rochers, se côtoient, et occupent le plus souvent toute la largeur du passage, fermé de part et d’autre par des rochers que l’œil mesure sans peine. Par derrière s’élèvent en pente douce des montagnes dont les sommets étaient voilés pour nous de nuages.
Ici s’élèvent sans interruption des parois verticales ; là des couches puissantes s’avancent obliquement vers la rivière et le chemin ; de larges masses sont assises les unes sur les autres, et, tout auprès, se dressent isolément des roches abruptes ; de grandes crevasses s’ouvrent du bas en haut, et de larges plateaux se sont séparés du reste de la masse ; des blocs détachés ont roulé au bas de la montagne ; d’autres sont encore suspendus, et font craindre par leur situation qu’ils ne tombent un jour également.
1. En allemand Munster, dans le Jura bernois.
Les crêtes des rochers sont tour à tour arrondies, aiguës, dégarniçs, boisées ; souvent une tête chauve, isolée, regarde encore fièrement par-dessus ; le long des pentes et dans les profondeurs, s’ouvrent des crevasses de roches délitées.
Le passage à travers ce défilé m’a fait une grande et paisible impression. Le sublime procure à l’âme un calme heureux ; elle en est parfaitement remplie ; elle se sent aussi grande qu’elle peut l’être. Qu’un sentiment si pur a de charmes, lorsqu’il s’élève jusqu’au bord, sans se répandre par-dessusI Mon œil et mon esprit pouvaient saisir les objets, et, comme j’étais pur, cette impression n’était nulle part contrariée, et les objets produisaient l’effet qu’ils devaient produire. Si l’on compare un pareil sentiment avec celui qui nous anime lorsqu’un petit objet nous occupe laborieusement, que nous mettons tout en œuvre pour lui prêter, lui ajouter tout ce que nous pouvons, et que nous préparons à notre esprit, dans sa propre création, une jouissance et un aliment, alors on peut voir combien c’est là une misérable ressource.
Un jeune homme, qui s’était joint à nous depuis Bâie, disait qu’il n’était pas à beaucoup près aussi frappé que la première fois, et il en faisait honneur à la nouveauté. Pour moi, voici ce que je dirais : Quand nous contemplons un pareil spectacle pour la première fois, à cette vue inaccoutumée, l’esprit se dilate au premier moment, et cela lui cause un douloureux plaisir, un transport qui l’ébranle, et qui nous arrache de délicieuses larmes. Ainsi l’âme s’agrandit sans le savoir, et, cette première impression, elle n’en est plus capable. L’homme croit avoir perdu, mais il a gagné. Ce qu’il perd en plaisir, il le gagne en développement intérieur. Si la destinée m’avait appelé à vivre dans une grande contrée, j’aurais voulu chaque jour me nourrir par elle de grandeur, comme je me nourris dans une gracieuse vallée de patience et de paix.
Parvenu à l’extrémité de la gorge, je mis pied à terre, et je retournai seul en arrière à quelque distance. Je démêlai encore chez inoi un sentiment profond, qui augmente considérablement le plaisir pour l’esprit attentif. On se représente confusément la naissance et la vie de ces formes étranges. De quelque manière et en quelque temps que cela soit arrivé, ces masses ont formé leurs simples et grandes combinaisons selon la pesanteur et la convenance de leurs parties. Quelques révolutions qui les aient plus tard agitées, désunies, déchirées, ce ne furent néanmoins que des ébranlements isolés, et la pensée même d’un si formidable mouvement donne un profond sentiment d’éternelle solidité. Le temps, associé aux lois éternelles, a lui-même agi sur ces masses, tantôt plus, tantôt moins.
Elles paraissent être à l’intérieur de couleur jaunâtre : mais l’action de l’air et de la température change la surface en bleu grisâtre ; c’est seulement çà et là, dans les déchirures et les crevasses récentes, que la première couleur est visible. La roche elle-même s’oblitère peu à peu et s’arrondit aux angles ; les parties les plus molles sont rongées ; ainsi se forment des grottes et des cavités évidées avec une remarquable élégance, et qui, lorsqu’elles se rencontrent avec des arêtes et des pointes aiguës, produisent un effet pittoresque. La végétation maintient ses droits ; dans chaque saillie, plateau et crevasse, pénètrent les racines des pins ; la mousse et les herbes bordent les rochers. On sent profondément qu’il n’est rien là d’arbitraire ; qu’une loi éternelle, qui imprime à tout une marche lente, y développe son action, et que la main de l’homme se montre uniquement dans la route commode par laquelle on se glisse à travers ces étranges contrées.
Genève, 27 octobre 1779.
La grande chaîne de montagnes qui, de Bâie à Genève, sépare la Suisse et la France, porte, comme vous le savez, le nom de Jura. Les cimes les plus élevées s’étendent au-dessus de Lausanne jusqu’au-dessus de Rolle, de Nyon et de ses alentours ’. Derrière cette chaîne, qui est la plus haute, la naturé, je pourrais dire les flots, ont creusé un remarquable vallon (car sur toutes ces hauteurs calcaires les effets des anciennes eaux sont visibles) : c’est la vallée de Joux, en allemand Bergthal, puisque, dans le
.1. Au-dessus de Lausanne est proprement le Jorat, bien moins élevé que le Jura. Du reste Goethe fait bien de s’exprimer d’une manière approximative, car le Crédoz et le Keculet, les points les plus élevés du Jura, sont plus à l’ouest,’ dans le Jura français, qui aboutit au fort de l’Écluse. langage du pays, joux désigne un rocher, une montagne. Avant de poursuivre la description de notre voyage, je veux présenter en peu de mots la situation de cette vallée. Elle s’étend, comme la montagne, à peu près du sud au nord1 : au sud, elle est fermée par les Septmoncels ; au nord, par la Dent de Vaulion, qui est, après la Dôle, la plus haute cime du Jura. La vallée a, diton, neuf petites lieues, qui en font six à peu près des nôtres. La montagne qui la limite, dans sa longueur, au levant, et qui se voit aussi de la plaine, s’appelle le Noirmont ; au couchant, s’étend le Risou, qui se perd insensiblement dans la FrancheComté. La France et Berne se partagent cette vallée d’une manière assez égale : la France a la partie supérieure, qui est moins fertile, et Berne possède l’autre, qui est meilleure, et qui est proprement nommée la Vallée du lac de Joux. A l’extrémité supérieure, vers le pied des Septmoncels, s’étend le lac des Rousses, qui n’a point d’origine visible particulière, et se forme des sources qui naissent au fond et de celles qui s’échappent de toutes parts. De ce lac coule l’Orbe, qui traverse toute la partie française et une grande étendue de la partie bernoise, jusqu’à ce qu’elle forme plus bas, non loin de la Dent de Vaulion, le lac de Joux,qui se verse dansun petit lac, d’où l’eause perd enfin sous la terre. La largeur de la vallée varie : dans la partie supérieure, vers le lac des Rousses, elle est d’environ une demi-lieue ; ensuite elle se rétrécit. Dans le bas, elle s’ouvre encore, et, là, sa plus grande largeur est d’une lieue et demie. Voilà qui peut suffire pour l’intelligence de la suite, mais je vous prie de jeter un coup d’œil sur la carte, quoique, pour ce qui regarde cette contrée, je les aie trouvées toutes inexactes.
Le 24 octobre, en compagnie d’un capitaine et du maître des eaux et forêts de ce bailliage, nous montâmes à cheval et nous traversâmes d’abord le petit village de Mont2 dispersé et qu’on
1. Il faudrait dire : à peu près du sud-ouest au nord-est. Au reste nous ne croyons pas devoir noter minutieusement les inexactitudes qui peuvent se rencontrer ça et là dans ces descriptions, d’ailleurs si intéressantes.
2. Goethe part de Rolle évidemment. Ce petit village de Mont se qualifie pourtant de Mont-le-Grand ; mais p.ous convenons, avec la modestie qui convient quand on parle de son berceau, qu’il est moins grand que dispersé. Il est au centre du vignoble de la Côte. Le signal de Bougy, dans le voisinage, offre une des plus belles vues du monde. pourrait dire une chaîne d’habitations champêtres et de maisons de vignerons. Le temps était fort clair. En nous retournant, nous avions la vue du lac de Genève, des montagnes de la Savoie et du Valais ; nous pouvions distinguer Lausanne et, à travers un léger brouillard, le côté de Genève. Le Mont-Blanc, qui domine toutes les Alpes du Faucigny, paraissait toujours davantage. Le soleil se coucha dans un ciel pur : c’était un si grand spectacle que l’œil de l’homme n’y suffit pas. La lune, presque en son plein, se leva et nous montions toujours. Nous gravîmes le Jura à travers des bois de sapins, et nous voyions dans la vapeur le lac, où la lune se reflétait. La clarté" augmentait toujours. Le chemin est une chaussée bien faite, établie uniquement pour amener avec plus de facilité le bois de la montagne dans la plaine. Nous avions monté environ trois heures, quand nous commençâmes à redescendre doucement de l’autre côté. Nous croyions voir sous nos pieds un grand lac, et c’était un épais brouillard, remplissant toute la vallée, sur lequel pouvait se promener notre vue. Nous en approchâmes enfin, et nous vîmes un pâle arc-en-ciel, que la lune y formait, puis nous fûmes bientôt complétement enveloppés par le brouillard. La société du capitaine nous valut d’être logés dans une maison où l’on n’héberge pas d’ordinaire les étrangers. Dans sa construction intérieure elle ne se distinguait en rien des maisons ordinaires, si ce n’est que la grande pièce du milieu est à la fois cuisine, salle de compagnie et vestibule, et que l’on passe de là dans les chambres de plain-pied et par un escalier. D’un côté, le feu était allumé par terre sur des dalles de pierre ; une vaste cheminée, solidement et proprement lambrissée de planches, recevait la fumée. Dans l’angle étaient les bouches des fours. Tout le sol était d’ailleurs planchéié, à l’exception d’un petit coin carrelé, vers la fenêtre, autour de l’évier. Au reste, dans le pourtour et jusqu’aux poutres du lambris, étaient rangés dans un bel ordre une foule de meubles et d’ustensiles, le tout assez proprement tenu.
Le 25 au matin, le temps était clair et froid, les prairies étaient blanches de frimas ; çà et là passaient de légers brouillards ; nous pouvions voir assez bien la partie inférieure de la vallée ; notre maison était auprès du Noirmont, situé à l’est. Sur les huit heures, nous partîmes à cheval, et, pour jouir d’abord du soleil, nous cheminâmes à l’ouest. La partie de la vallée vers laquelle se dirigeait notre course consiste en prairies divisées, qui, dans le voisinage du lac, deviennent un peu plus marécageuses. L’Orbe les traverse. Une partie des habitants se sont établis sur les bords, dans des maisons isolées ; les autres se sont groupés dans des villages qui portent des noms simples, tirés de leur situation. Le premier que nous traversâmes était le Sentier. Nous voyions de loin la Dent de Vaulion par-dessus un brouillard qui s’étendait sur le lac. La vallée s’élargissait ; derrière une arête rocheuse, qui nous masquait le lac, nous traversâmes un autre village, nommé le Lieu ; les brouillards montaient et descendaient tour à tour devant le soleil. Près de là est un petit lac sans affluent et sans décharge visibles. Le temps s’éclaircit tout à fait, et nous arrivâmes vers le pied de la Dent de Vaulion, où nous atteignîmes l’extrémité septentrionale du grand lac, qui,en tournant vers l’ouest, se verse, pardessous un pont, dans le petit lac’, dont il est séparé par une digue. Le village qui se trouve au delà s’appelle le Pont. La situation du petit lac, qu’on trouve à part dans une étroite vallée, est ce qu’on peut appeler jolie. A l’extrémité occidentale, est un remarquable moulin*, établi dans une crevasse de rocher, que le petit lac remplissait autrefois ; maintenant une digue le contient, et le moulin est bâti dans le fond. L’eau tombe par des écluses sur les roues, se précipite de là dans des fentes de rochers, où elle s’engloutit pour ne ressortir qu’à une lieue à Vallorbe, où elle reprend son nom. Ces décharges, appelées les entonnoirs, doivent être maintenues libres, sans cela l’eau monterait, elle remplirait la crevasse et s’élèverait au-dessus du moulin, comme cela s’est vu plus d’une fois. On était alors très-occupé soit à enlever la roche calcaire ramollie, soit à la consolider. Nous revînmes sur nos pas et, traversant le pont, nous gagnâmes le village qui en a reçu son nom : là nous prîmes un guide pour nous conduire à la Dent. En montant, nous avions derrière nous le grand lac. Au levant, le Noirmont est sa limite ; derrière lui, s’élève le chauve sommet de la Dôle ; au
1. Le lac Brenet. — 2. Le moulin de Bonport. couchant, le lac est resserré par la croupe de rochers, qui, du côté de l’eau, est tout à fait nue. Le soleil était chaud ; il était entre onze heures et midi. Peu à peu nous avons dominé toute la vallée ; nous pouvions reconnaître dans le lointain le lac des Rousses, et, de là jusqu’à nos pieds, le pays par lequel nous étions venus et le chemin qui nods restait à faire. En montant, nous parlâmes de ces vastes contrées et des États qu’on pouvait distinguer de ces hauts lieux, et, occupés de ces pensées, nous arrivâmes au sommet. Mais un autre spectacle nous était préparé. Les hautes chaînes de montagnes étaient seules visibles sous un ciel pur et serein ; toutes les contrées inférieures étaient couvertes d’une mer de vapeurs blanches, qui s’étendait depuis Genève jysqu’au nord à l’horizon et brillait au soleil. De cette mer s’élevait à l’orient, nettement dessinée, toute la chaîne des montagnes blanches et des glaciers, sans distinction du nom des peuples et des princes qui croient les posséder, sous l’empire d’un Seigneur unique et grand et sous le regard du soleil qui les colorait d’une belle teinte rose. Le Mont-Blanc, en face de nous, paraissait le plus haut ; les glaciers du Valais et de l’Oberland lui succédaient, et les basses montagnes du canton de Berne terminaient la perspective. Au couchant, il y avait un espace où la mer de vapeurs était sans limites ; à gauche, dans le dernier lointain, se montraient les montagnes de Soleure ; plus près, celles de Neuchâtel ; immédiatement devant nous, quelques cimes basses du Jura ; sous nos pieds, quelques maisons de Vaulion, village auquel appartient la montagne et qui lui a donné son nom. A l’occident, la Franche-Comté termine tout l’horizon avec ses montagnes boisées qui s’abaissent en plaines : on n’en distinguait qu’une seule dans le lointain vers le nord-ouest. Mais devant nous s’offrait un beau spectacle. Voici la pointe qui a fait nommer dent cette sommité. Elle descend à pic, et même elle surplombe un peu ; dans la profondeur, elle touche à un petit vallon planté de sapins ’, avec de belles places gazonnées ; au delà s’étend la vallée de Valorbe, où l’on voit l’Orbe sortir du rocher, et, en reportant sa vue vers le petit lac, on peut suivre par la pensée la course souterraine de la rivière.
1. Nous avons rendu plus d’une fois, dans ces lettres, Fichte par Sapin, parce que c’est l’espèce qui domine dans toutes ces montagnes. La petite ville de Valorbe se trouve aussi dans ce vallon. Nous partîmes à regret. Quelques heures d’attente (le nuage se dissipant d’habitude vers ce temps-là) nous auraient permis de découvrir le bas pays et le lac1. Mais, pour que la jouissance fût parfaite, il nous fallut avoir encore quelque chose à désirer. A la descente, nous voyions devant nous, parfaitement éclairée, notre vallée1 tout entière ; nous reprimes nos chevaux au Pont ; nous remontâmes le lac par la rive orientale ; nous traversâmes l’abbaye de Joux, qui est maintenant un village, mais qui était jadis un couvent de religieux, auxquels toute la vallée appartenait. Vers quatre heures nous arrivâmes à notre auberge, et nous trouvâmes un dîner qui avait été bon à midi, nous assura l’hôtesse, mais que nous trouvâmes encore excellent.
J’ajouterai quelques détails, comme on me les a rapportés. Ainsi que je viens de le dire, la Vallée doit avoir appartenu autrefois à des moines, qui la revendirent ensuite en détail, et qui, au temps de la réformation, furent .chassés avec les autres. Aujourd’hui elle appartient au canton de Berne, et les montagnes d’alentour sont les bûchers du pays de Vaud. La plupart des forêts sont des propriétés particulières ; elles sont exploitées sous surveillance, et les bois transportés dans le pays. C’est encore ici que sont fabriqués les tonneaux de sapin, lesseilles’, les brentes* et toute sorte de vaisseaux de bois. Les gens sont instruits et de bonnes mœurs. Ils font le commerce du bois, et ils élèvent du bétail. Ce bétail est petit Ils font de bons fromages. Ils sont laborieux ; une motte de terre est pour eux d’un grand prix. Nous trouvâmes un homme occupé à transporter, avec chevaux et charrette, dans certains enfoncements de la prairie quelques glèbes extraites d’un petit fossé. Ils enlèvent soigneusement les pierres et les rassemblent en petits monceaux. 11 se trouve ici beaucoup de lapidaires, qui travaillent pour les marchands de Genève et d’autres lieux. Cette industrie occupe aussi les femmes et les
1. Le Léman. — 2. Celle du lac de Joux.
3. Ce vieux mot est celui par lequel on désigne dans le pays le vaisseau dont il est ici question.
4. Autre ustensile du pays, qui est surtout à l’usage des tonneliers et des. vignerons. Il se porte sur le dos comme une hotte, et sert de mesure de capacité pour les liquides. enfants. Les maisons sont solidement et proprement bâties ; la forme et l’arrangement sont appropriés aux besoins du pays et des habitants. Devant chaque maison coule une fontaine. On’ voit partout régner le travail, l’activité et l’aisance. Mais il faut louer surtout les belles routes, dont l’État de Berne prend soin, dans ces lieux écartés, comme dans tout le reste du canton. Une chaussée fait le tour de toute la vallée. Elle n’est pas d’une largeur démesurée, mais elle est bien entretenue, en sorte que . les habitants exercent leur industrie avec la plus grande facilité, et peuvent cheminer avec de petits chevaux et de légères voitures. L’air est très-pur et très-sain.
Le 26, on délibéra en déjeunant sur le chemin par lequel on devait se retirer. Ayant appris que la Dole, la plus haute cime du Jura ’, confinait à l’extrémité supérieure de la vallée, comme le temps prenait la plus belle apparence, et que nous pouvions espérer de la bonne fortune l’avantage qui nous-avait manqué la veille, nous résolûmes de nous y rendre. Nous chargeâmes un messager de nous porter du fromage, du beurre, du pain et du vin, et nous montâmes à cheval vers les huit heures. .Nous longeâmes la partie supérieure de la vallée à l’ombre du Noirmont. Il faisait très-froid ; le pays était couvert de frimas et de glace. Nous avions à cheminer encore une lieue dans le canton de Berne, où s’arrêtera la chaussée, qu’on est justement occupé à terminer. Après avoir traversé un petit bois de sapins, nous entrâmes dans le territoire français. Là le spectacle change beaucoup. Ce qui fixa d’abord notre attention, ce furent les mauvais chemins. Le terrain est fort pierreux ; partout s’élèvent de grands monceaux de cailloux ; du reste, une partie du sol est aussi très-marécageuse et abonde en sources ; les forêts d’alentour sont très-ruinées ; les maisons et les habitants annoncent, je ne dirai pas l’indigence, mais une étroite pauvreté. Ils appartiennent, à peu près comme serfs, aux chanoines de Saint-Claude ; ils sont attachés à la glèbe, et
1. Elle est assurément la plus remarquable par sa belle croupe arrondie, qui se détache avec majesté du reste de la chaîne ; elle justifie le proverbe du pays, où l’on dit, en parlant de toute chose ambitieuse à laquelle on veut opposer l’idée de la véritable grandeur : « Ce n’est pas la Dole. » Cependant elle n’a que 1681 mitres de hauteur, tandis qua le Reculet en a 1720 et le Crédoz 1789. chargés d’impôts (sujets à la mainmorte et au droit de suite1). Je vous en dirai davantage de bouche, tout comme de l’édit par lequel le roi vient d’abolir le droit de suite, et invite les possesseurs et propriétaires à renoncer au droit de mainmorte contre une certaine somme d’argent. Cependant cette partie de la vallée est aussi très-bien cultivée. Les habitants se procurent péniblement le nécessaire, et néanmoins ils aiment beaucoup leur patrie ; ils volent dans l’occasion du bois aux Bernois, et viennent le vendre dans le pays. Le premier district est le Bois d’Amont, par lequel nous arrivâmes dans la paroisse des Rousses, où nous vîmes le petit lac de ce nom et les Septmoncels, savoir sept petites collines enchaînées et de forme diverse, limite méridionale de la vallée. Nous joignîmes bientôt la nouvelle route qui mène du pays de Vaud à Paris ; nous la descendîmes quelque temps, et nous prîmes congé de notre vallée. Le chauve sommet de la Dôle s’élevait devant nous. Nous quittâmes nos chevaux, qui allèrent par la grand’route nous attendre à Saint-Cergue, et nous gravîmes la Dole. Il était près de midi ; le soleil paraissait chaud, mais il soufflait par intervalles un vent frais du sud. Lorsque, pour nous reposer, nous tournions la tête, nous avions derrière nous les Septmoncels ; nous voyions encore une partie du lac des Rousses, .et, alentour, les maisons éparpillées de la paroisse ; le Noirmont nous cachait tout le reste de la vallée ; plus haut, nous eûmes à peu près la même vue que la veille sur la Franche-Comté, et, plus près de nous, vers le sud, les dernières montagnes et vallées du Jura. Nous évitions avec soin d’observer par un pli des collines la contrée qui était proprement l’objet de notre ascension. Le brouillard me donnait un peu d’inquiétude : cependant l’apparence du ciel sur nos têtes me fît concevoir quelques bons présages. Nous atteignîmes enfin le sommet, et nous goûtâmes avec le plus grand plaisir la jouissance qui nous avait été refusée la veille. Tout le pays de Vaud et celui de Gex s’étalaient sous nos pieds comme une carte ; toutes les propriétés, coupées de haies vertes, comme les planches d’un parterre. Nous
1. Droit en vertu duquel le seigneur pouvait réclamer partout son vassal. Cette parenthèse est en français dans l’original, oïl l’on a imprimé mal £ propos tirait de la tuitt pour droit de suite. étions si haut que les collines et les vallons du premier plan ne paraissaient point, Les villages, les petites villes, les maisons de campagne, les vignobles, et, plus haut,à la naissance des bois et des Alpes, les chalets, la plupart blancs et clairs, reluisaient au soleil. Le brouillard avait déjà laissé à découvert le Léman ; nous voyions parfaitement la partie la plus proche de la rive citérieure ; nous embrassions tout l’ensemble de ce qu’on appelle le Petit-Lac, depuis l’endroit où le grand se resserre jusqu’à Genève, qui était devant nous, et, vis-à-vis, s’éclairait le pays qui l’environne. Mais la vue des glaciers et des montagnes blanches appelait toujours l’attention avant tout le reste. Nous cherchâmes derrière des rochers un abri contre la fraîcheur de l’air ; nous nous exposâmes aux rayons du soleil, tout . en mangeant et en buvant avec délices. Nous observions le brouillard, qui se dissipait insensiblement ; chacun découvrait ou croyait découvrir quelque chose. Peu à peu nous vîmes trèsdistinctement Lausanne, avec toutes les maisons de plaisance qui l’environnent ’, Vevey et le château de Chilien, les montagnes qui nous cachaient, jusqu’au lac, l’entrée du Valais ; de là, sur la côte de Savoie, Evian, Ripaille, Thonon, de petits villages et de petites maisons dans les intervalles ; à droite, Genève sortit enfln du brouillard, mais, plus loin au sud, vers le Crédoz et le Vouache1, entre lesquels se trouve le fort de l’Écluse, le brouillard ne se leva point. Nous regardâmes de nouveau vers la gauche, et nous vîmes tout le pays, de Lausanne à Soleure, dans une légère vapeur ; les montagnes et les hauteurs plus voisines et les lieux où se trouvaient des maisons blanches, nous pouvions tout distinguer. On nous montra la masse brillante du château de Champvent, situé sur la rive
1. Qui vous aurait dit alors, illustre Goethe, que, quatre-vingts ans plus tarJ, dans une de ces maisons champêtres, un habitant du pays traduirait vos immortels ouvrages et passerait avec vous plusieurs années de vie studieuse et solitaire ! Et lui-même ne s’attendait pas à remplir un jour ce ministère dans la république des lettres, lorsqu’à l’âge de dix-neuf ans, quarante ans après vous, et quarante ans avant le moment où il écrit ces lignes, il contemplait sur la Dole le même spectacle avec le même enchantement.
Florency, 20 juin 1859.
2. Le Crédoz, une des dernières et des plus hautes sommités du Jura. Le Vouache, qui commence la chaîne des Alpes, touche à la rive gauche du Rhône, en face du fort de l’Écluse. gauche du lac de Neuchâtel, et qui nous permit de deviner la position du lac, dont une vapeur bleuâtre nous dérobait la vue ! Il n’y a point de termes pour exprimer la grandeur et la beauté de ce spectacle ; c’est à peine si l’on a d’abord le sentiment de ce qu’on voit : seulement on se rappelle avec plaisir les noms et les formes des villes et des villages, et l’on s’émerveille de reconnaître que ce sont les mêmes points blancs qu’on a devant soi.
Cependant la chaîne des glaciers étincelants rappelait toujours les yeux et l’âme. Le soleil déclinait toujours plus vers l’occident, et faisait reluire leurs plus grands plateaux. Du sein des neiges, que de rochers noirs, de dents, de tours et de murailles s’élèvent devant eux, diversement rangés, et forment de sauvages, énormes, impénétrables portiques ! Lorsque ensuite, avec leur diversité, ils se montrent nettement et purement dans l’espace, on abandonne aisément toute prétention à l’infini, puisque le fini lui-même est suffisant pour lasser la vue et la pensée.
Nous voyions devant nous une terre habitée et fertile ; le sol que nos pieds foulaient, haute montagne pelée, porte encore du gazon, nourriture du bétail, dont l’homme fait son profit. Voilà ce que peut encore s’approprier le présomptueux roi de la terre ; mais ces hautes Alpes sont comme une sainte armée de vierges, que, sous nos yeux, en des régions inaccessibles, l’Esprit du ciel se réserve pour lui seul dans une éternelle pureté. Nous passâmes encore quelque temps à nous provoquer l’un l’autre, pour découvrir, tantôt à l’œil nu, tantôt avec le télescope, les villes, les montagnes et les pays, et nous ne descendîmes pas avant que le soleil, à son déclin, laissât la brume répandre sur le lac son voile crépusculaire.
Nous atteignîmes au coucher du soleil les ruines du fort de Saint-Cergue. Plus près de la vallée, nos yeux ne cessaient pas encore de se diriger vers les glaciers. Les derniers à gauche, ceux de l’Oberland, semblaient s’évanouir dans une légère vapeur de flamme ; les plus proches se présentaient encore à nous vivement colorés en quelques parties ; peu à peu ils devinrent blancs, verts, grisâtres : objet presque funèbre. Comme, dans un corps robuste, la mort s’avance des extrémités vers le cœur, toutes les cimes pâlirent par degrés plus près du Mont-Blanc, dont le vaste sein, vermeil encore, brillait sur leurs têtes, et il nous parut même conserver à la fin une teinte rosée, comme on se refuse à reconnaître d’abord la mort de la personne aimée, et à marquer l’instant où le pouls cesse de battre1. Et même alors nous partîmes à regret. Nous trouvâmes nos chevaux à SaintCergue, et, pour que notre plaisir fût complet, la lune se leva et nous éclaira jusqu’à Nyon, tandis que, sur la route, nos esprits, exaltés, recommencèrent à se déployer agréablement, à se récréer, pour être en état de contempler avec un plaisir nouveau, des fenêtres de l’hôtel, le large sillon de lumière flottante que la lune traçait sur le lac tranquille.
Çà et là, dans tout le cours du voyage, on avait beaucoup célébré les merveilles des glaciers de Savoie, et, quand nous arrivâmes à Genève, nous apprîmes que c’était de plus en plus la mode de les visiter ; en sorte que le comte1 fut pris d’une singulière envie de diriger notre voyage de ce côté, d’aller de Genève, par Cluse et Sallenche, à Chamounf, d’en admirer les merveilles, puis de prendre par Valorsine et Trient, pour tomber à Martigny en Valais. Cette route, que suivent la plupart des voyageurs, semblait un peu dangereuse à cause de la saison. Nous allâmes voir à ce sujet M. de Saussure à sa maison de campagne, et nous lui demandâmes conseil. Il assura qu’on pouvait faire le voyage sans difficulté. Il n’y avait point de neige encore sur les montagnes de hauteur moyenne, et, si nous voulions ensuite avoir égard à la température et aux bons avis des gens du pays, qui ne sont jamais en défaut, nous pouvions entreprendre ce voyage en toute sûreté.
Voici la copie d’un journal écrit à la précipitée.
Cluse en Savoie, le 3 novembre 1779.
Aujourd’hui, au sortir de Genève, la société s’est partagée : le comte et moi, accompagnés d’un chasseur, nous sommes partis
1. Il est certain qu’après avoir perdu l’éclat que lui donnent les derniers rayons du soleil, le Mont-Blanc présente, quelques moments plus tard, une légère teinte rosée. Les savants expliquent ce phénomène par la réfraction de la lumière que reflètent les couches supérieures de l’atmosphère. L’observation de Goethe est donc aussi exacte qu’elle est poétiquement exprimée.
2. C’est-à-dire le duc Charle»-Auguste, qui voyageait sous un nom supposé. pour la Savoie ; notre vieil ami W.1 a pris, avec nos montures, la route du pays de Vaud pour se rendre dans le Valais ; et nous, montés dans un cabriolet à quatre, roues, nous sommes allés d’abord visiter dans sa maison de campagne Huber*, cet homme à qui l’esprit, l’imagination, la passion d’imiter, sortent par tous les pores, et qui est du petit nombre des hommes complets que nous ayons .rencontrés. Il nous mit sur la route et nous poursuivîmes notre chemin, ayant devant les yeux les hautes montagnes blanches auxquelles nous voulions courir. Du lac de Genève, les premières chaînes de montagnes courent l’une à l’autre, jusqu’à l’endroit où Bonneville est située, entre le Môle, montagne remarquable, et la rivière de l’Arve. C’est là que nous dînâmes. Derrière la ville commence la vallée, mais assez large encore. L’Arve la parcourt doucement. Le’côté du midi est fort bien cultivé, et le sol parfaitement utilisé. Dès le matin, nous avions craint un peu de pluie, du moins pour la nuit ; mais les nuages se détachèrent peu à peu des montagnes et se pommelèrent, ce qui déjà souvent nous avait paru un bon signe. L’air était aussi chaud qu’au commencement de septembre, et la contrée fort belle ; beaucoup d’arbres étaient encore verts, la plupart jaune brun, bien peu lout à fait dépouillés, les blés d’un beau vert ;les montagnes, dans le pourpre du soir, étaient d’un rose violacé, et ces couleurs se jouaient sur les grandes lignes d’un paysage gracieux et beau. Nous avons dit en jasant beaucoup de bonnes choses. Vers cinq heures nous arrivâmes à Cluse, où la vallée se ferme et ne laisse qu’une seule issue, par où l’Arve arrive des Alpes et par où nous entrâmes le lendemain. Nous gravîmes une haute montagne et nous vîmes à nos pieds la ville, en partie appuyée contre un rocher qui nous faisait face, en partie construite dans la plaine du vallon que nos regards se plaisaient à parcourir. Assis sur des blocs de granit écroulés, nous attendîmes l’arrivée de la nuit, dans une conversation variée et tranquille. Vers sept heures, nous descendîmes ; il ne faisait pas encore plus frais qu’en été à neuf
1. De Wedel.
2. Jean Huber, né à Genève en 1724, mort en 1790. Peintre et naturaliste. Il apprit à peindre sans maître. Il étudia le vol des oiseaux, et s’occupa de la maniera de diriger le» ballons. heures dans les années ordinaires. Nous logeons dans une mauvaise auberge, chez de joyeuses et bonnes gens, dont le patois nous amuse, et demain, avant le point du jour, nous porterons plus loin notre bâton de voyageur.
(Dix heures du soir.)
Salenche, 4 novembre 1179, midi..
En attendant qu’un mauvais dîner nous soit préparé par des mains très-officieuses, j’essayerai de noter ce que nous avons vu de plus remarquable dès ce matin. Au point du jour nous sommes partis à pied de Cluse et nous avons pris le chemin de Balme. La vallée était d’une agréable fraîcheur ; la lune, à son dernier quartier, brillait en avance du soleil, et nous charmait, parce qu’on est peu accoutumé à la voir dans cette phase. Des vapeurs légères, détachées, s’élevaient des fentes de rochers, comme si la brise matinale éveillait de jeunes esprits, qui sentiraient le désir de présenter leur sein au devant du soleil et de le dorer à ses regards. Le haut du ciel était parfaitement pur. Quelques traînées de nuages diaphanes le traversaient. Balme est un misérable village, non loin de la route, au détour d’un ravin. Nous demandâmes aux gens de nous conduire à la grotte qui fait la renommée de ce lieu. Ils se regardèrent les uns les autres et se dirent : « Prends l’échelle, je prendrai la corde : venez, Messieurs. » Cette singulière invitation ne nous détourna pas de les suivre. Le sentier montait d’abord à travers des quartiers de roches calcaires écroulés, que le temps a façonnés en marches d’escalier devant la paroi verticale du rocher, et que revêtent des touffes de hêtres et de noisetiers. On arrive enfin à la plateforme du rocher, où il faut grimper avec peine et fatigue par l’échelle et les saillies du roc, avec le secours des branches d’un noyer qui surplombent et des cordes qu’on y attache. Alors on se trouve réellement sous un portail, que le temps a creusé dans le rocher ; on voit la vallée et le village à ses pieds. Nous nous disposâmes à pénétrer dans la grotte. On alluma des lumières et nous chargeâmes un pistolet, dont nous voulions entendre la détonation. La grotte est une longue galerie dont le sol est le plus souvent uni, sur une même couche, large, ici pour une seule personne, là pour deux, plus haute quelquefois que la stature humaine, puis obligeant ensuite à se baisser et même à ramper, Vers le milieu, la cavité s’agrandit par en haut et forme un dôme élancé. Dans un coin, une crevasse s’ouvre par en bas, et nous avons toujours compté lentement jusqu’à dix sept ou dix-neuf, avant qu’une pierre, qui tombait et bondissait avec des retentissements divers, fût enOn parvenue jusqu’au fond. Aux parois pendent des stalactites, mais la grotte n’est humide qu’en trèspeu d’endroits, et il ne s’y forme pas à beaucoup près d’aussi riches et merveilleuses figures que dans la grotte de Baumann1. Nous pénétrâmes aussi loin que les eaux nous le permirent. En revenant, nous déchargeâmes le pistolet : la grotte en fui ébranlée avec un sourd et profond retentissement, et nous entendîmes autour de nous comme le bourdonnement d’une cloche. Nous fûmes un grand quart d’heure à revenir ; nous redescendîmes les rochers, et, après avoir rejoint la voiture nous poursuivîmes notre voyage. Nous avons vu une jolie cascade1, dans le genre du Staubbach. Elle ne nous a paru ni très-haute, ni trèsriche, maiselle est très-intéressante, en ce que les rochers forment autour d’elle comme une niche circulaire où elle se précipite, et que les masses calcaires qui l’environnent, s’incrustant ellesmêmes, prennent des formes nouvelles et singulières. Nous sommes arrivés ici vers le milieu du jour, sans avoir assez faim pour trouver bon le dîner, qui se compose d’un poisson réchauffé, d’un morceau de vache et de pain dur. De Salenche, il n’y a plus, en avançant dans la montagne, de route carrossable pour une voiture de voyage aussi imposante que la nôtre ; elle retourne à Genève, et je prends congé de vous pour continuer notre course. Un mulet nous suivra, chargé de notre bagage.
Chamouni, 4 novembre 1779, à œuf heures du soir.
Si je prends la plume, c’est uniquement pour que cette feuille me rapproche de vous : autrement je ferais mieux de laisser reposer mes esprits. Nous avons laissé Salenche derrière nous dans une belle vallée ouverte. Pendant notre repos de midi, le ciel s’était couvert de petits moutons blancs, sur lesquels je dois
1. Dans le Harz, non loin d’Ëlbingerode. — 2. Le nant (cascade) d’Arpenas. faire ici une observation particulière. Par un jour serein, nous les avons vus monter aussi beaux et plus beaux encore des glaciers bernois : ici nous avons observé la même chose, comme si le soleil attirait à lui les plus légères vapeurs des plus hauts glaciers, et que ces exhalaisons éthérées fussent cardées dans l’atmosphère par un vent léger, comme une laine écumeuse. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu chez nous, dans les plus longs jours d’été, où l’on observe aussi de pareils phénomènes, quelque chose d’aussi transparent, d’aussi pénétré de lumière. Nous voyions déjà devant nous les montagnes neigeuses d’où s’élevaient ces nuages ; la vallée commençait à se fermer ; l’Arve s’élançait d’une crevasse de rocher ; nous avions à escalader une hauteur et nous grimpâmes : les glaciers étaient devant nous à droite et toujours plus élevés. Diverses montagnes, d’antiques forêts de sapins, se montraient à droite, les unes dans la profondeur, les autres aussi élevées que nous. A gauche, sur nos têtes, les cimes étaient chauves et dentelées. Nous sentions que ’nous approchions toujours davantage d’un massif de montagnes plus fort et plus puissant. Nous franchîmes à sec un large lit de graviers et de cailloux, que les torrents creusent sur K pente de la montagne et qu’ensuite ils remplissent ; de là on arrive dans une vallée très-agréable, tout unie et fermée en rond, où se trouve le petit village de Servez. De là le chemin contourne des rochers de forme très-variée, puis se rapproche de l’Arve. Au delà, on gravit une côte ; les masses deviennent toujours plus grandes ; d’une main discrète, la nature a commencé à préparer ici le gigantesque. Le jour baissait, nous approchions de la vallée de Chamouni, et enfin nous y entrâmes. Les grandes masses nous étaient seules visibles. Les étoiles se montraient l’une après l’autre, et nous remarquâmes au-dessus du sommet des montagnes, à droite devant nous, une lumière que nous ne pouvions nous expliquer. Claire, sans rayonnement, comme la voie lactée, mais plus dense, à peu près comme les pléiades, seulement plus étendue ; elle occupa longtemps notre attention, jusqu’à ce qu’enfin, quand nous eûmes changé de point de vue, comme une pyramide pénétrée d’une mystérieuse lumière intérieure, qui ne saurait être mieux comparée qu’à la phosphorescence d’un ver luisant, elle parut dominer les cimes de toutes les montagnes, et nous rendit certains que c’était le sommet du Mont-Blanc. La beauté de ce spectacle était tout à fait extraordinaire ; en effet, comme la montagne brillait avec les étoiles, qui l’entouraient, non pas, il est vrai, d’une lumière aussi vive, mais dans une masse plus vaste et plus cohérente, elle semblait, à l’œil, faire partie d’une plus haute sphère, et l’on avait de la peine à rattacher par la pensée ses racines à la terre. Devant elle nous voyions une suite de cimes blanches luire sur les croupes de noires montagnes revêtues de sapins, et d’énormes glaciers descendre dans la vallée entre les bois sombres.
Ma description commence à devenir extraordinaire et tourmentée : aussi faudrait-il proprement toujours deux hommes, l’un pour voir, l’autre pour décrire.
Nous sommes ici dans le village central de la vallée, nommé le Prieuré, dans une maison qu’une veuve fit bâtir, il y a quelques années, en l’honneur des nombreux étrangers. Nous sommes assis au coin du feu, et nous nous régalons du vin muscat de la vallée d’Aoste mieux que des mets de carême qui nous sont servis.
5 noveoibre 1779, au soir.
Il me faut toujours faire un effort, comme pour me jeter dans l’eau froide, avant que je parvienne à prendre la plume. J’aurais vraiment envie aujourd’hui de vous renvoyer à la description que Bourrit, ce grimpeur passionné, a faite des glaciers de Savoie.
Restauré par quelques verres de bon vin et par la pensée que ces feuilles vous parviendront avant les voyageurs et le livre de Bourrit, je veux faire tout mon possible. La vallée de Chamouni, où nous sommes, est très-élevée dans les montagnes ; elle a six ou sept lieues de longueur et se dirige à peu près du sud au nord. Le caractère qui me paraît la distinguer des autres, c’est que le milieu est presque sans plaine, et que des bords de l’Arve le sol s’élève immédiatement, comme une huche, contre les plus hautes montagnes. Le Mont-Blanc et les croupes qui en descendent, les amas de glaces qui remplissent ces énormes ravins, forment le versant oriental, duquel, dans toute la longueur de la vallée, descendent sept glaciers de diverse grandeur. Les guides que nous avions arrêtés pour visiter la Mer de glace sont arrivés à point : l’un est un gaillard jeune et robuste, l’autre un homme déjà mûr et qui fait le capable, qui s’est trouvé en contact avec tous les savants étrangers, qui connaît fort bien la structure des glaciers, enfin un très-habile homme. Selon sa déclaration, depuis vingt-huit ans qu’il conduit les étrangers sur les montagnes, c’est la première fois qu’il y mène quelqu’un à une époque si tardive, après la Toussaint. Et cependant nous devons tout voir, aussi bien qu’au mois d’août. Munis de vivres et de vin, nous avons gravi le Montanvert, où devait nous surprendre le spectacle de la Mer de glace. Pour m’exprimer sans emphase, je la nommerais proprement la vallée ou le fleuve de glace. En effet les masses énormes de glaces s’avancent d’une vallée profonde, à la voir d’en haut, dans une assez grande plaine. Dans le fond se termine en pointe une montagne, des deux côtés de laquelle les flots de glace réunissent dans le courant principal leurs masses enchaînées. Pas un flocon de neige ne couvrait encore la surface anguleuse, et les crevasses bleues jetaient le plus bel éclat. Peu à peu le temps se couvrit ; je voyais flotter des nuages gris, qui semblaient annoncer la neige, et comme je n’en avais jamais vu. A la place où nous étions se trouve la petite hutte en pierres construite pour le besoin des voyageurs, et qu’on appelle, par plaisanterie, le château du Montanvert. M. Blaire, Anglais, qui demeure à Genève, en a fait bâtir, un peu au-dessus, une plus spacieuse, dans un endroit plus commode. Assis au coin du feu, on peut, de la fenêtre, contempler toute la vallée de glace. Les cimes des rochers, vis-à-vis et, plus bas aussi, vers le fond de la vallée, sont dentelées en pointes très-aiguës : c’est qu’elles sont formées d’une sorte de pierres dont les couches descendent presque verticalement vers le centre de la terre. Si quelqu’une vient à se décomposer, la suivante reste debout dans l’air. Ces pointes sont nommées aiguilles, et l’aiguille de Dru, une de ces hautes et remarquables cimes, est vis-à-vis du Montanvert. Nous voulûmes aussi marcher sur la Mer de glace, et observer ces masses énormes en les foulant sous nos pieds. Nous descendîmes la montagne, et nous fîmes quelques centaines de pas sur ces flots de crislal. Le coup d’œil est admirable, lorsque, debout sur la glace même, on regarde les masses qui se pressent d’en haut, séparées par d’étonnantes crevasses. Mais nous ne jugeâmes pas à propos de rester davantage sur ce sol glissant : nous n’étions pourvus ni de crampons ni de souliers ferrés ; la longue marche avait même poli et arrondi les talons de nos chaussures. Nous remontâmes donc aux cabanes, et, après quelque repos, nous nous disposâmes au départ. Ayant descendu la montagne, nous arrivâmes à l’endroit où le fleuve de glace pénètre par degrés au bas de la vallée, et nous entrâmes dans la grotte où il répand ses eaux. Elle est large, profonde, du plus bel azur, et l’on est plus en sûreté dans le fond qu’à l’ouverture, où de grands blocs de glace se détachent sans cesse parla fusion. Nous primes le chemin de noire auberge, en passant devant la demeure de deux blondins, enfants de douze à quatorze ans, qui ont la peau très-blanche, les cheveux blancs, mais roides, les yeux roses et mobiles, comme les lapins. La profonde nuit qui règne dans la vallée m’invite de bonne heure au sommeil, et j’ai à peine assez d’entrain pour vous dire que nous avons vu un jeune chamois apprivoisé, qui se comporte parmi les chèvres comme le fils naturel d’un grand seigneur, dont l’éducation se fait dans le paisible intérieur d’une famille bourgeoise. Il n’est pas à propes que je vous fasse part de nos entretiens : les granits, les gneiss, les mélèzes et les pins ne vous intéressent guère : cependant il faudra que vous voyiez prochainement des fruits remarquables de nos herborisations.. Il me semble que je suis accablé de sommeil, et je ne puis écrire une ligne de plus.
Chamouni, 6 novembre 1779, le matin.
Satisfaits de ce que la saison nous a permis de voir, nous sommes prêts à partir pour pasifr aujourd’hui même dans le Valais. Toute la vallée est couverte de brouillards jusqu’à la moitié de la hauteur, et nous devons attendre ce que le soleil et le vent voudront faire en notre faveur. Notre guide nous propose de passer le col de Balme, haute montagne, au nord de la vallée, du côté du Valais. De ce point élevé nous pouvons encore, si nous sommes heureux, contempler d’un coup d’œil la vallée de Chamouni avec la plupart de ses merveilles. Tandis que j’écris ces lignes, il se passe dans le ciel un magnifique phénomène : les brouillards, qui cheminent et qui se déchirent çà et là, laissent voir, comme par des soupiraux, le ciel bleu et en même temps les sommets des montagnes, qui,là-haut, par-dessus notre voile de vapeurs, sont éclairées par le soleil matinal" Sans parler de l’espérance d’une belle journée, un tel spectacle est pour les yeux une véritable fête. Nous avons enfin quelque terme de comparaison pour juger de la hauteur des montagnes. D’abord, du fond de la vallée, les brouillards s’élèvent assez haut sur les pentes ; de là, des nuages supérieurs montent encore, et l’on voit, par-dessus, reluire dans le ciel radieux les sommets des montagnes. Voici le moment ! Je prends congé à la fois de cette chère vallée et de vous.
Martigny en Valais, 6 novembre 1779, au soir.
Nous sommes arrivés ici heureusement. Encore une aventure menée à bonne fin. La joie de notre bon succès tiendra ma plume éveillée encore une demi-heure.
Après avoir chargé un mulet de notre bagage, nous sommes partis ce matin, vers neuf heures, du Prieuré. Les nuages, en mouvement, tantôt laissaient paraître et tantôt cachaient les crêtes des montagnes ; parfois le soleil pouvait pénétrer obliquement dans- la vallée, parfois la contrée était replengée dans l’ombre. Nous montâmes en côtoyant l’écoulement de la Vallée de glace et, plus loin, le glacier d’Argentière, le plus élevé de tous, mais dont le plus haut sommet nous était caché par les nuages. Nous tînmes conseil sur les lieux, pour savoir si nous prendrions par le col de Balme et si nous laisserions le chemin de Valorsine. L’apparence n’était pas très-favorable : mais, comme nous n’avions rien à perdre et que nous avions beaucoup à gagner, nous prîmes hardinrtint notre chemin vers la sombre région des brouillards et des nuages. Quand nous arrivâmes vers le glacier du Tour, les nuages se déchirèrent, et nous vîmes encore ce beau glacier en pleine lumière. Nous fîmes une halte ; nous bûmes une bouteille de vin, et nous prîmes quelque nourriture. Nous poursuivîmes ensuite notre marche vers les sources de l’Arve, sur de sauvages pelouses et’ de misérables gazons, et nous approchâmes toujours plus de la zone des nuages, qui finit par nous envelopper tout à fait. Nous montâmes quelque temps avec patience, et tout à coup, dans notre marche ascendante, le ciel commença à s’éclaircir sur nos têtes. Peu de temps après, nous sortîmes des nuages, nous les vîmes à nos pieds peser de tout leur poids sur la vallée, et nous pûmes voir, signaler et nommer par leurs noms les montagnes qui la ferment à droite et à gauche, à l’exception de la cime du Mont-Blanc qui était couverte de nuages. Nous voyions quelques glaciers descendre de leurs sommets jusque dans les masses de nuages ; des autres, nous ne voyions que l’emplacement, parce que les masses glacées étaient masquées par les arêtes des montagnes. Par-dessus toute la plaine de nuages, nous découvrions, par delà l’extrémité méridionale de la vallée, des cimes lointaines éclairées par le soleil. Que sert-il de vous énumérer les noms des sommets, des crêtes, des aiguilles, des masses de neige et de glace, qui n’offriraient à votre esprit aucune image ni de l’ensemble ni des détails ? Il est plus intéressant de vous dire comme les esprits de l’air semblaient se faire la guerre sous nos pieds. A peine étions-nous arrêtés depuis quelques moments, pour jouir de ce grand spectacle, qu’une fermentation ennemie parut se développer dans le brouillard, qui tout à coup se traîna vers les hauteurs et menaça de nous envelopper encore. Nous hâtâmes le pas, pour lui échapper de nouveau, mais il nous devança et nous couvrit. Nous montâmes toujours avec plus d’ardeur, et bientôt un vent contraire vint de la montagne même à notre secours : il soufflait par le col entre deux sommets, et repoussa le brouillard dans la vallée. Ce merveilleux combat se renouvela souvent. Nous parvînmes enfin heureusement au col de Balme. L’aspect avait un caractère étrange. Le haut du ciel, par-dessus les crêles des montagnes, était nuageux ; à nos pieds, nous voyions, à travers le brouillard, qui se déchirait quelquefois, la vallée entière de Chamouni, et, entre ces deux couches de nuages, les sommets des montagnes étaient tous visibles. A l’orient, nous étions enfermés par des monts escarpés ; au couchant, notre vue plongeait dans de sauvages vallées, où se montraient pourtant dans quelques pâturages des habitations humaines. Devant nous s’étendait le Valais, où l’on pouvait voir d’un coup d’œil, jusqu’à Mariigny et plus loin encore, un labyrinthe de montagnes qui s’élevaient les unes au-dessus des autres. Entourés de toutes parts de sommités qui semblaient se multiplier et s’élever toujours davantage à l’horizon, nous étions aux limites de la Savoie et du Valais. Quelques contrebandiers gravissaient le passage avec leurs mulets, et ils eurent peur de nous, car ils ne s’attendaient pas à trouver alors du monde en ce lieu. Ils tirèrent un coup de fusil, comme pour nous dire : « Vous voyez qu’ils sont chargés, » et l’un d’entre eux s’avança à la découverte. Lorsqu’il eut reconnu notre guide et observé nos innocentes figures, les autres s’avancèrent à leur tour, et nous passâmes de part et d’autre’, en nous souhaitant un bon voyage. Le vent était fort, et il commençait à tomber un peu de neige. Nous descendîmes par un très-sauvage et très-rude sentier, à travers une antique forêt de sapins, qui avait pris racine dans un plateau de gneiss. Renversées par le vent les unes sur les autres, les tiges pourrissaient sur place avec leurs racines, et les roches, rompues en même temps, gisaient pêle-mêle en blocs sauvages.’Nous parvînmes enfin dans la vallée où le Trient s’élance d’un glacier ; nous laissâmes, tout près de nous, le petit village de Trient à notre droite1, et nous longeâmes la vallée par un chemin assez incommode : enfin, vers six heures, nous sommes arrivés dans la plaine du Valais, à Martigny, où nous voulons prendre du repos pour de nouvelles entreprises.
Martigny, 6 novembre 1779, au soir.
Comme notre voyage se continue sans interruption, .les feuilles de ma correspondance avec vous se succèdent sans intervalle ; à peine ai-je pliént mis à part la fin de notre tournée en Savoie, que je prends une autre feuille pour vous faire part de nos nouveaux projets.
Nous sommes arrivés de nuit dans un pays qui depuis longtemps excite notre curiosité. Nous n’avons encore vu, à la lueur du crépuscule, que les sommets des montagnes qui ferment la vallée des deux côtés. Blottis dans notre auberge, nous regardons par la fenêtre passer les nuages, et nous éprouvons autant de joie et de bien-être à nous sentir sous un toit que des enfants
1 Il est probable qu’on doit lire « à notre gauche. » qui se bâtissent auprès d’un poêle une cabane avec des chaises, des tables et des tapis, et, sous cet abri, se persuadent qu’il pleut et qu’il neige dehors, pour exciter par ces imaginations dans leurs petites âmes un délicieux frissonnement. Telles sont nos dispositions durant cette nuit d’automne, dans un pays étranger, inconnu. Nous savons par la carte que nous nous trouvons au sommet d’un angle, d’où la plus petite partie du Valais s’avance à peu près du sud au nord, en suivant le cours du Rhône, jusqu’au lac de Genève, tandis que l’autre partie, la plus longue, s’étend de l’ouest à l’est, en remontant le Rhône jusqu’à son origine dans la montagne de la Furca. Parcourir le Valais nous offre une agréable perspective ; la question de savoir comment nous en sortirons par le haut nous cause seule quelque souci. D’abord il est résolu que nous irons demain, pour voir le Bas-Valais, jusqu’à Saint-Maurice, où nous trouverons notre ami, qui est arrivé par le pays de Vaud avec nos montures. Nous pensons être de retour ici demain soir, et après-demain nous remonterons la vallée. Si nous pouvons suivre les avis de M. de Saussure, nous ferons à pied le chemin jusqu’à la Furca ; ensuite nous reviendrons à Brieg, et nous franchirons le Simplon, où se trouve en toute saison un bon passage pour se rendre à Domo d’Ossola, au lac Majeur, puis à Beliinzone, et de là monter le Saint-Gothard. Le chemin doit être bon et parfaitement praticable pour les chevaux. Ce qui nous plairait le mieux serait de gagner, le Saint-Gothard par la Furca, afin d’abréger, et parce que ce détour par les provinces italiennes n’était pas d’abord dans notre plan ; mais que faire de nos chevaux, qui ne peuvent gravir la Furca, où le chemin est peut-être déjà fermé par les neiges aux piétons euxmêmes ? Là-dessus nous sommes parfaitement tranquilles, et, comme jusqu’ici, nous espérons prendre de moments en moments conseil des circonstances. Nous remarquons dans cette auberge une servante, qui, avec une grande stupidité, a toutes les manières d’une sentimentale demoiselle allemande ? Ce furent de gros rires lorsqu’elle nous vit, sur le conseil de notre guide, baigner dans du vin rouge mêlé de son nos pieds fatigués, et que nous les fîmes essuyer par cette agréable personne.
Au sortir de table.
Le souper ne nous a pas fort bien restaurés et nous espérons nous régaler mieux de sommeil.
Saint-Maurice, 7 novembre 1779, vers midi.
En voyage, ma manière de jouir des beaux paysages est d’évoquer tour à tour mes amis absents, et de m’entretenir avec eux de ces magnifiques objets. Si j’arrive dans une auberge, me reposer, me ressouvenir et vous écrire sont une seule et même chose, bien que parfois mon âme, trop exaltée, aimât mieux se recueillir en elle-même et se récréer dans un demi-sommeil.
Nous sommes partis ce matin de Martigny à l’aube naissante, un vent frais du nord s’est levé avec le jour ; nous avons passé devant un vieux château ’, qui s’élève au point où les deux bras du Valais forment un Y. La vallée est étroite et fermée de part et d’autre par des montagnes de formes variées, qui sont, dans l’ensemble, d’un caractère particulier, à la fois gracieux et sublime. Nous arrivâmes à l’endroit où le Trient pénètre dans la vallée, en tournant une gorge étroite de roches verticales, au point que l’on doute s’il ne sort pas de dessous la montagne. Tout auprès, se trouve l’ancien pont, rompu l’an passé par la rivière ; non loin de là, des roches énormes, tombées récemment de la montagne, ont obstrué la route. Ce groupe, dans son ensemble, ferait un admirable tableau. Non loin de là on vient de construire un pont de bois, et l’on a tracé un nouveau rayon de route. Nous savions que nous allions voir la célèbre cascade de Pissevache ; nous désirions un rayon de soleil, et le mouvement des nuages nous permettait de l’espérer. Le long du chemin, nous observâmes en grand nombre des fragments de granit et de gneiss, qui, malgré leur diversité, semblaient être d’une même origine. Enfin nous arrivâmes devant la cascade", qui mérite plus que beaucoup d’autres sa renommée. Assez élevée, elle lance d’une crevasse de rocher une masse d’eau fumante dans un bassin, où elle se brise et se disperse
1. Le château de la Batliie, construit vers 1260 par Pierre de Savoie. En ruine. au vent en écume et en poussière. Le soleil parut et rendit le spectacle doublement animé. En bas, dans la poussière humide, on observe çà et là un arc-en-ciel, à mesure qu’on marche, tout près devant soi. Si l’on s’élève davantage, on jouit encore d’un plus beau phénomène : quand les flots rapides, écumants, du jet supérieur, touchent, dans leur passage tumultueux, les lignes où l’arc-en-ciel se forme pour notre œil, ils s’embrasent et se colorent, sans que l’on voie paraître la figure continue d’un arc, et, à cette place, brille une flamme changeante, qui passe et revient sans cesse. Nous grimpâmes tout auprès, nous nous assîmes à côté, et nous désirâmes de pouvoir passer à cette place des heures et des jours. Cette fois encore, comme bien souvent dans ce voyage, nous comprîmes qu’on ne peut sentir et goûter les grandes choses en passant. Nous gagnAmes un village où se trouvaient de joyeux soldats, et nous y bûmes du vin nouveau, comme on nous en avait déjà servi la veille. On dirait, à le voir, de l’eau de savon, mais je le bois plus volontiers que leur vin acide d’un an et de deux ans. Quand on a soif, on se trouve bien de tout. Nous vîmes de loin Saint-Maurice, occupant juste la place où la vallée se resserre en un défilé. A gauche, au-dessus de la ville, nous avons aperçu, adossée à une paroi de rochers, une petite’ église avec un ermitage, où nous avons le projet de monter. Nous avons trouvé ici à l’auberge un billet de notre ami, qui est resté à Bex, à trois quarts de lieue de Saint-Maurice. Nous lui avons expédié un messager. Le comte est allé se promener, pour voir le pays plus avant. Je vais manger un morceau, et j’irai voir le pont et le passage renommés.
A une heure passée.
Je suis revenu de la bourgade, où l’on pourrait rester assis des jours entiers, dessiner, se promener, et, sans en être las, s’entretenir avec soi-même. Si j’avais à conseiller quelqu’un sur la manière de se rendre en Valais, je lui dirais de prendre par le lac de Genève en remontant le Rhône. Je me suis avancé sur la route de Bex, en traversant le grand pont, après lequel on entre d’abord dans le territoire de Berne. Le Rhône coule là-bas, et, du côté du lac, la vallée s’élargit sensiblement. En me retournant, j’ai vu les rochers se resserrer à Saint-Maurice, et, sur le Rhône, qui passe dessous en mugissant, un pont étroit, léger, d’une seule arche, jeté hardiment ; à l’autre bout, s’élèvent, joignant le pont, les murailles et les tours pittoresques d’un château fort, et une seule porte ferme l’entrée du Valais. Je suis revenu par le pont à Saint-Maurice, après avoir cherché un point de vue, dont j’avafs remarqué le dessin chez Huber, et que j’ai à peu près retrouvé.
Le comte est revenu. Il était allé à la rencontre des chevaux, et il a pris les devants sur son cheval brun. Le pont est si beau, dit-il, et d’une construction si légère, qu’il donne l’idée d’un cheval franchissant un fossé. Notre ami arrive à son tour, content de son voyage. Il a parcouru en peu de jours le chemin qui longe le lac de Genève, et s’est avancé jusqu’à Bex. Tout le monde est charmé de se revoir.
Martigny, sur les neuf heures.
Nous sommes revenus de nuit à cheval, et le chemin nous a paru plus long au retour qu’à la venue, où nous étions attirés d’un objet à l’autre. Et puis je me sens tout àllait rassasié pour aujourd’hui de réflexions et de descriptions : cependant en voici deux belles, que je veux encore fixer bien vite dans le souvenir. Nous avons repassé devant Pissevache, le crépuscule étant déjà très-avancé. Les montagnes, la vallée et même- le ciel étaient obscurs et sombres. La cascade grisâtre, tombant avec un sourd murmure, se distinguait de tous les autres objets ; on n’apercevait presque aucun mouvement. L’obscurité était devenue toujours plus grande ; tout à coup nous vîmes la crête d’une très-haute montagne embrasée comme le bconze fondu dans le fourneau, et une rouge vapeur qui s’en exhalait. Ce phénomène étrange était produit par le soleil du soir éclairant la neige et le brouillard qui s’élevait de sa surface.
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Sion, 8 novembre 1779, après trois heures.
Nous avons fait ce matin un faux pas, et nous nous sommes attardés au moins de trois heures. Nous sommes partis à cheval de Martigny avant le jour, pour arriver de bonne heure à Sion. Le temps était d’une beauté extraordinaire, seulement, le soleil passant trop bas, les montagnes l’empêchaient d’éclairer notre chemin. L’aspect de cette vallée merveilleusement belle éveillait de bonnes et joyeuses pensées. Nous avions déjà fait trois lieues, ayant le Rhône à main gauche ; nous voyions Sion devant nous, songeant avec plaisir au dîner, que nous allions bientôt commander, quand nous trouvâmes rompu le pont que nous avions" à passer. Au dire des gens qui travaillaient à le réparer, il ne nous restait qu’à prendre un petit sentier qui passait le long des rochers, ou à rebrousser d’une lieue et à passer le Rhône par quelques autres ponts. Nous choisîmes le dernier parti, et ne nous laissâmes point aller à la mauvaise humeur : au contraire, nous fîmes honneur de l’accident au bon génie qui voulait nous promener, parle plus beau jour, dans une contrée si intéressante. Le Rhône fait de fâcheux dégàls dans ee pays étroit. Pour arriver aux autres ponts, nous dûmes chevaucher plus d’une lieue et demie à travers des. grèves sablonneuses que le fleuve déplace très-souvent par les inondations, et qui ne sont bonnes qu’à produire des aunes et des saules. Enfin nous atteignîmes les ponts, qui sont très-mauvais, longs, brantants, et composés de rondins mal assurés. Nous dûmes y faire passer un par un nos chevaux, non sans inquiétude. Ensuite nous continuâmes notre marche sur Sion par le côté gauche de la vallée. Le chemin était le plus souvent mauvais et pierreux, mais chaque pas nous offrait un paysage digne du pinceau. 11 nous conduisit entre autres à un château élevé, d’où l’on avait sous les yeux une des plus belles vues que j’aie rencontrées dans tout mon voyage. Les montagnes les plus proches s’enfonçaient des deux parts dans la terre avec leurs assises, et, par leurs formes, réduisaient en quelque sorte la perspective du paysage. La largeur entière du Valais, de montagne à montagne, s’étalait sous nos yeux, elle regard l’embrassait commodément ; le Rhône, avec ses courbures diverses et ses buissons, passait devant les villages, les prairies et les collines cultivées ; on voyait dans l’éloignement le chiUeau de Sion et les diverses collines qui commençaient à s’élever derrière ; le dernier plan était fermé, comme un amphithéâtre, par une chaîne de montagnes blanches, illuminées, comme tout le reste du tableau, par le soleil de midi. Autant la route que nous devions suivre était pierreuse et désagréable, autant nous trouvions charmantes les treilles, encore»assez vertes, qui la couvraient. Les habitants, pour qui chaque petit coin de terre est précieux, plantent leurs ceps tout contre les murs qui séparent du chemin leurs propriétés ; les ceps parviennent à une grosseur extraordinaire, et sont amenés au-dessus du chemin au moyen de pieux et de lattes, en sorte qu’ils présentent l’apparence d’une treille continue. Le bas de la vallée consistait principalement en herbages ; mais, en avançant versSion, nous trouvâmes aussi quelque agriculture. Aux approches de cette ville, une suite de collines donne au paysage une variété extraordinaire, et l’on souhaite de pouvoir s’arrêter pour en jouir plus longtemps. Mais la laideur des villes et de la population trouble extrêmement les impressions agréables que le paysage éveille. Les horribles goitres m’ont choqué au dernier point. Nous ne pouvons plus rien demander à nos chevaux aujourd’hui, et notre projet est de nous rendre à pied à Sierre. A Sion, l’auberge est détestable, et la ville est laide et noire.
Sierre, 8 novembre 1779, de nuit.
Nous ne sommes partis de Sion qu’à l’approche du soir et nous sommes arrivés ici de nuit par un beau ciel étoilé. Nous avons perdu, j’en suis sûr, quelques beaux points de vue. Nous avions surtout désiré de monter au château de Tourbillon, qui touche à la ville, et d’où la vue doit être extraordinairement belle. Un guide, que nous avons pris, nous a conduits heureusement à travers quelques mauvaises places, où l’eau avait débordé. Nous avons atteint promptement la hauteur, ayant toujours le Rhône à droite au-dessous de nous. Nous avons abrégé le chemin en parlant astronomie, et nous sommes descendus chez de bonnes gens, qui feront de leur mieux pour nous héberger. Quand on revient sur ce qui s’est passé, une journée comme celle-là semble, par la variété des objets, comme une semaine entière. Je commence à être vivement peiné de n’avoir ni le temps ni le talent nécessaires pour esquisser, même par un simple trait, les sites les plus remarquables : cela vaut toujours mieux pour les absents que toutes les descriptions.
Sierre, 9 novembre 1779.
Je puis encore >ous souhaiter le bonjour avant notre départ. Le comte et moi, nous allons prendre à gauche dans la montagne et monter aux bains de Louëche ; notre ami attendra ici les chevaux et nous rejoindra demain.
Bains de Louëche, 9 novembre 1779, au pied de la Gemmi.
Dans une petite maison de planches, où nous avons été reçus de la manière la plus amicale par de très-braves gens, nous occupons une chambre étroite et basse, et je veux voir ce qu’il rne sera possible de vous dire de la course très-intéressante que nous avons faite aujourd’hui. De Sierre nous avons gravi pendant trois heures une montagne, après avoir observé en chemin les grands ravages des eaux. Un torrent pareil, formé subitement, entraîne tout sur un espace de plusieurs lieues, couvre de pierres et de gravier les champs, les prés et les jardins, que les gens rétablissent ensuite peu à peu, à force de peine, si toutefois la chose est possible, et qui peut-être, après une ou deux générations, sont de nouveau ensevelis. Le temps était gris, avec des intervalles de soleil. On ne saurait décrire l’aspect varié que présente encore ici le Valais. A chaque instant, le paysage se replie et change. Tout paraît très-rassemblé et trèsproche, et l’on est pourtant séparé par des ravins et des montagnes considérables. Jusqu’alors nous avions eu presque toujours à notre droite la vallée ouverte, quand une belle perspective sur les montagnes s’offrit tout à coup à nos yeux.
Pour rendre plus clair ce que j’ai à décrire, il me faut donner quelques explications sur la situation géographique de la contrée où nous sommes. Nous avions déjà gravi pendant trois heures les énormes montagnes qui séparent le Valais du canton de Berne. C’est la même chaîne qui s’étend du lac de Genève jusqu’au Saint-Gothard et dans laquelle se sont établis, sur le territoire bernois, les immenses glaciers. Ici le haut et le bas sont des termes relatifs. Je dis : « Là-bas dans une plaine est un village, » et cette plaine est peut-être au bord d’un abîme, beaucoup plus profond que la différence des hauteurs où nous sommes elle et moi.
Arrivés à un coude et nous reposant auprès d’une croix, nous vîmes sous nos pieds, au bout d’un vert et beau pâturage, qui s’avançait vers une gorge immense de rochers,le village d’Inden, avec une église blanche, adossée au rocher au milieu du paysage. Au-dessus de la gorge, s’élevaient encore des pâturages et des bois de sapins ; derrière le village, se dressait une grande paroi de granit ; à gauche, les montagnes descendaient jusqu’à, nous ; celles du côté droit prolongeaient aussi leurs arêtes au loin, en sorte que le petit village, avec son église blanche, était là comme le foyer de toutes ces masses et ces ravins convergents. Le chemin qui mèneàlnden est taillé dans la paroi de rochers qui ferme cet amphithéâtre à gauche en arrivant. Ce chemin n’est point dangereux, mais il est d’un aspect effrayant. Il descend sur les asisses d’une roche ardue, séparée, à droite, de l’abîme par une mauvaise planche. Un homme qui descendait en même temps que»nous avec un mulet, prenait, lorsqu il arrivait aux endroits dangereux, sa bête par la queue, pour lui prêter secours, quand elle trouvait devant elle la descente trop roide dans les rochers. Enfin nous arrivâmes à Inden, et, comme notre guide était bien connu, nous obtînmes aisément d’une femme obligeante un bon verre de vin rouge et du pain, car, dans ce pays, ils n’ont proprement point d’auberges. Ensuite nous gravîmes, derrière Inden, le haut ravin, où nous voyions devant nous cette Gemmi, dont on fait des descriptions si terribles, et, l ses pieds, les bains de Louèche, placés, comme dans le creux de la main, au milieu d’autres montagnes, hautes, inaccessibles et couvertes de neige. Il était environ trois heures quand nous arrivâmes. Notre guide nous eut bientôt procuré un logement. Il n’y a point d’auberge, mais toutes les maisons sont assez bien pourvues, à cause des nombreux baigneurs qui fréquentent ce lieu. Notre hôtesse est accouchée d’hier, et son mari, avec le secours d’une vieille mère et de la servante, fait très-bien les honneurs de la maison. Nous demandâmes qu’on nous préparât quelque nourriture, et nous allâmes voir les sources thermales, qui sortent de terre avec abondance en divers endroits, et sont proprement recueillies dans des bassins. Hors du village, du côté de la montagne, il doit se trouver encore quelques sources plus fortes. Cette eau n’a pas la moindre odeur sulfureuse. Aux lieux où elle jaillit, où elle passe, elle ne dépose pas la moindre parcelle d’ocre, aucun métal, aucune terre ; comme une eau pure ordinaire, elle ne laisse derrière elle aucune trace. En sortant de terre, elle est très-chaude ; elle est renommée pour ses vertus. IS7ous avons eu le temps de faire encore une promenade vers le pied de la Gemmi, qui nous semblait tout près. Je dois répéter ici l’observation qu’on a faite si souvent, que, si l’on est environné de montagnes, tous les objets paraissent extraordinairement rapprochés. Nous avions à monter une forte lieue, à travers des roches écroulées et le gravier répandu dans les intervalles, avant de nous trouver au pied de l’immense Gemmi, où le chemin continue le long de parois escarpées. C’est là le passage qui mène dans le territoire de Berne, et par lequel tous les malades doivent se faire descendre en litière. Si la saison ne nous pressait pas tant, nous ferions probablement demain la tentative de gravir cette remarquable montagne : pour cette fois, il faut nous contenter de la vue. Comme nous revenions, nous avons observé les habitudes des nuages, qui, en cette saison, sont extrêmement intéressantes dans cette contrée. Jusqu’à présent le beau temps nous a fait complétement oublier que nous sommes au mois de novembre. Au reste, comme on nous l’avait annoncé dans le canton de Berne, l’automne est ici fort agréable. Cependant les soirées hâtives et les nuages qui annoncent la neige nous rappellent quelquefois que la saison est avancée. Ce soir les merveilleux mouvements qu’ils se donnaient étaient d’une beauté extraordinaire. Comme nous revenions du pied de la Gemini, nous avons vu de légers brouillards s’élever, avec une grande rapidité, de la gorge d’Inden. Ils reculaient, ils avançaient tour à tour, et, en montant, ils parvinrent enfin si près de Louëche, que nous vîmes bien la nécessité où nous étions de doubler le pas, pour éviter de nous voir, à la nuit tombante, enveloppés dans les nuages. Enfin nous sommes arrivés heureusement à la maison, et, tandis que j’écris ces lignes, les nuages se résolvent effectivement en neige fine et jolie. C’est la première que nous voyons tomber, et, quand nous pensons à notre chaud voyage d’hier, de Martigny à Sion, aux treilles encore assez bien feuillées, nous trouvons le changement fort soudain. Je suis allé à la porte de la maison ; j’ai observé quelque temps le manége des nuages, qui est d’une beauté indescriptible. A proprement parler, il ne fait pas encore nuit, mais ils couvrent le ciel par intervalles, et produisent l’obscurité. Ils montent des abîmes jusqu’aux plus hautes crêtes des monts ; attirés par elles, ils semblent s’épaissir, et, condensés par le froid, tomber sous forme de neige. On éprouve dans ces hauts lieux une solitude inexprimable, de se trouver encore, à une telle élévation, comme dans un puits, où l’on ne soupçonne de sortie que par un sentier devant soi, à travers les abîmes. Les nuages, qui s’entassent dans ce sac, et tantôt couvrent les énormes rochers et les enveloppent d’une silencieuse et impénétrable obscurité, tantôt en laissent voir quelques parties, comme des fantômes, donnent à ces lieux une vie triste. On est saisi de pressentiments devant ces opérations de la nature. Les nuages, phénomènes atmosphériques si remarquables pour l’homme dès son enfance, nous sommes accoutumés, dans la plaine, à les considérer comme une chose purement étrangère et céleste ; on les regarde seulement comme des voyageurs, des oiseaux de passage, qui, nés sous un autre ciel, venus de telle ou telle contrée, ne font chez nous qu’une apparition momentanée ; ce sont des tapis magnifiques, avec lesquels les dieux cachent leur gloire à notre vue. Mais ici on s’en trouve enveloppé à l’instant qu’ils se forment, et nous sentons la force secrète, éternelle, de la nature courir mystérieusement dans toutes nos fibres. Les brouillards, qui produisent dans la plaine les mêmes effets, on y fait peu d’attention ; d’ailleurs, comme ils sont moins condensés devant nos yeux, leurs allures sont j.lus difficiles à observer. Mais, en présence de tous ces objets, on désire pouvoir s’arrêter plu longtemps et passer plusieurs jours dans ces lieux. Même, si l’on se plaît à faire des observations de ce genre, le désir devient toujours plus vif, à la pensée que chaque saison de l’année, chaque heure du jour, chaque état de l’atmosphère, doit produire de nouveaux phénomènes, tout à fait inaltendus. Et comme il reste à tous les hommes, même aux hommes vulgaires, des souvenirs marquants, s’ils ont assisté une fois peut-être à de grands événements, à des scènes extraordinaires ; comme, par ce seul endroit, ils se sentent en quelque soi te plus grands, en le racontant encore et encore, sans se lasser jamais, et comme ils ont ainsi gagné un trésor pour toute leur vie : il en est de même de l’homme qui a vu ces grands objets de la nature, et qui s’est familiarisé avec eux. Lorsqu’il sait conserver ces impressions, les associer avec d’autres sensations et d’autres pensées qui lui viennent, il possède une provision d’assaisonnements, dont il peut relever la partie insipide de la vie, et donner à toute la durée de son existence une agréable saveur.
J’observe que, dans mes lettres, je dis peu de chose des hommes : c’est qu’au milieu de ces grandes scènes de la nature, ils sont moins remarquables, surtout pour un passant. Mais, je n’en doute point, si je faisais dans le pays un plus long séjour, je trouverais des gens très-intéressants et trèsbons. J’ai fait une seule observation, et je la crois générale : à mesure qu’on s’éloigne de la grand’route et des centres de mouvement ; que les hommes sont plus renfermés, isolés dans les montagnes, ét réduits plus étroitement aux premiers besoins de la vie ; qu’ils pourvoient à leur entretien par une industrie simple, lente, invariable, je les ai trouvés meilleurs, plus obligeants, plus affectueux, plus désintéressés, plus hospitaliers dans leur indigence.
Bains de Louëche, 10 novembre 1179.
Nous nous levons à la lumière, pour redescendre au point du jour. J’ai passé une nuit assez agitée. A peine étais-je couché, qu’il m’a semblé que j’étais pris par tout le corps de la fièvre urticaire, mais j’ai bientôt reconnu que c’était une grande armée d’insectes sauteurs, qui, altérés de sang, se jetaient sur le nouveau venu. Cette vermine se multiplie énormément dans les maisons de bois. J’ai trouvé la nuit fort longue, et j’ai été charmé ce matin quand on nous a apporté la lumière.
Louëche, vers dix heures.
Nous n’avons pas beaucoup de temps ; mais, avant de partir, je veux vous mander la remarquable séparation de notre société qui vient de s’effectuer ici, et ce qui l’a occasionnée. Au point du jour, nous sommes descendus des bains de Louëche ; nous avions à faire sur la neige nouvelle une marche glissante à travers les pâturages. Bientôt nous arrivâmes à Inden où nous laissâmes à droite sur nos têtes le chemin escarpé par lequel nous étions descendus la veille, et nous gagnâmes par le pâturage le ravin, qui se trouvait maintenant à notre gauche. Il est sauvage et boisé, mais on le descend par un chemin tout à fait passable. C’est par cette crevasse que l’eau qui vient des bains de Louëche s’écoule dans la vallée. Nous vîmes sur la hauteur, à côté du rocher par lequel nous étions descendus la veille, un aqueduc artistement taillé, qui amène une source, d’abord en ce lieu, puis, par une grotte de la montagne, au. prochain village. Alors nous dûmes remonter une colline, et nous vîmes bientôt le Valais à découvert et la laide ville de Louëche sous nos pieds. Ces petites villes sont le plus souvent appliquées contre la montagne ; les toits sont négligemment couverts de bardeaux grossiers, déchirés, que les saisons noircissent, pourrissent et couvrent de mousse. Dès l’entrée on est saisi dé dégoût, car tout est malpropre ; l’indigence et les chétives ressources de ces hommes libres et privilégiés sont partout manifestes. Nous trouvâmes notre ami, qui nous apportait la fâcheuse nouvelle qu’il commençait à devenir très-difficile d’aller plus loin avec les chevaux. Les écuries sont plus petites et plus étroites, parce qu’elles ne sont construites que pour les mulets et les bêtes de somme ; l’avoine commence à devenir aussi très-rare : on dit même que, plus avant dans les montagnes, on n’en trouve plus du tout. Notre résolution fut bientôt prise : notre ami redescendrait le Valais avec les chevaux, et, prenant par Bex, Vevey, Lausanne, Fribourg et Berne, il se rendrait à Lucerne ; le comte et moi, nous voulûmes poursuivre notre voyage et remonter le Valais, pour essayer d’atteindre le Saint-Gothard : puis, traversant le canton d’Ouriet le lac des Quatre-Cantons, nous arriverions aussi à Lucerne. On trouve partout dans ces contrées des mulets, qui, pour ces routes, valent mieux que les chevaux, et enfin aller à pied est toujours le plus agréable. Nous avons séparé nos effets ; notre ami est parti ; notre portemanteau est chargé sur un mulet que nous avons loué : c’est dans cet équipage que nous voulons nous mettre en route et gagner à pied la ville de Brieg. Le ciel se brouille un peu, mais la bonne fortune, qui nous a suivis jusqu’à présent et entraînés si loin, ne nous abandonnera pas au moment où elle nous est le plus nécessaire.
Brieg, 10 novembre 1779, au soir.
Jai peu de chose à vous conter sur notre course d’aujourd’hui, à moins que vous ne consentiez à vous amuser d’une longue histoire de pluie et de beau temps. Nous sommes partis vers .onze heures de Louëche en compagnie d’un garçon boucher souabe, qui, s’étant égaré dans ce pays, avait trouvé de l’occupation à Louëche et y faisait un peu le paillasse ; notre bagage était sur un mulet, que son maître poussait devant lui. Derrière nous, aussi loin que notre vue pouvait s’étendre dans la vallée du Rhône, le ciel était couvert d’épais nuages de neige, qui venaient à nous en remontant le pays. C’était vraiment un coup d’œil sombre, et, quoique le soleil fût aussi clair devant nous que dans le pays de Gosen, j’avais une crainte secrète de voir les nuages nous atteindre bientôt, et nous peut-être, dans le fond du Valais, enfermés entre deux chaînes de montagnes, couverts de nuages et, en une seule nuit, ensevelis dans les neiges. Ainsi murmurait le souci, qui le plus souvent s’empare d’une oreille. D’un autre côté, le bon courage parlait d’une voix beaucoup plus rassurante ; il me reprochait mon incrédulité, me représentait le passé, et fixait aussi mon attention sur l’état présent de l’atmosphère. Nous ne cessions de marcher à la rencontre du beau temps ; dans le cours supérieur du fleuve, on voyait tout le ciel serein, et le vent d’ouest avait beau pousser derrière nous les nuages, ils ne pouvaient nous atteindre. En voici la raison : à la vallée du Rhône aboutissent, comme je l’ai déjà dit souvent, de nombreuses gorges des chaînes voisines ; elles y débouchent, comme des ruisseaux se versent dans le courant principal, et en effet toutes leurs eaux se jettent dans le Rhône. De chaque gorge descend un courant d’air, qui prend naissance dans les vallées et les sinuosités intérieures : lors donc que la masse principale des nuages, remontant la vallée, arrive à une de ces gorges, le courant d’air ne laisse point passer les nues, mais il lutte contre elles et contre le vent qui les porte ; il les arrête, et leur dispute souvent Te passage durant des heures. Nous avons été plusieurs fois témoins de ce combat ; et, quand nous pensions nous voir couverts par les nuages, nous trouvions de nouveau un obstacle de ce genre, et nous avions fait une lieue de chemin, que les nuages avaient à peine encore quitté la place. Vers le couchant1, le ciel était d’une beauté extraordinaire. Comme nous approchions de Brieg, les nuages arrivèrent presque en même temps que nous, mais, quand le soleil fut couché, un fort vent d’est étant venu à leur rencontre, ils s’arrêtèrent, et formèrent, d’une montagne à l’autre, une grande demi-lune sur la vallée. L’air froid les avait condensés, et, dans les places où leur bord se dessinait surje ciel bleu, ils avaient des formes gracieuses, légères et belles. On voyait qu’ils renfermaient de la neige, mais la fraîcheur de l’air semble nous promettre qu’il n’en tombera pas beaucoup cette nuit. Nous sommes logés dans une auberge ’fort jolie, et, ce qui nous fait grand plaisir, nous avons trouvé dans une chambre spacieuse une cheminée. Assis au coin du feu, nous délibérons sur la suite de notre voyage. C’est de Brieg que l’on passe d’ordinaire en Italie par le Simplon : si donc nous voulions renoncer à notre idée de gagner le Saint-Gothard en franchissant la Furca, nous irions, avec des chevaux et des mulets de louage, à Domo-d’Ossola, Margozzo, nous remonterions le lac Majeur, de là à Bellinzone, pour gagner le Saint-Gothard par Airolo et l’hospice des Capucins. Ce chemin est pratiqué tout l’hiver et se fait commodément àchevai ; mais il ne nous sourit pas, parce qu’il n’était pas dans notre plan et qu’il nous rendrait à Lucerne cinq jours plus tard que notre ami. Notre désir est de voir plutôt le Valais jusqu’à son extrémité supérieure ; nous y arriverons demain soir, et, si la fortune nous favorise, après-demain, à l’heure où j’écris, nous serons à Réalp dans la vallée d’Ursern, située sur le Gothard, non loin de son plus haut sommet. Si nous ne pouvons franchir la Furca, le chemin nous est toujours ouvert de ce côté, et nous le prendrons alors par nécessité, ce qu’il ne nous plaît pas de faire par choix. Vous pensez bien que j’ai de nouveau consulté les gens, pour savoir s’ils croient que le passage de la Furca soit ouvert, car c’est la pensée avec laquelle je me lève et me couche et dont je suis occupé tout le jour. Notre
1. Ne faut-il pas lire le levant ? voyage a pu se comparer jusqu’ici à une marche contre l’ennemi, et voici, pour ainsi dire, le moment où nous approchons de la place dans laquelle il s’est retranché et où nous devons en venir aux mains avec lui. Outre notre mulet, nous avons commandé deux chevaux pour demain matin.
Munster, 11 novembre 1779, six heures du soir.
Encore une agréable et belle journée ! Ce matin, comme nous partions de Brieg à cheval, par un beau temps, l’hôte nous a dit au dernier moment, que, si la montagne (c’est ainsi que ces gens appellent la Furca) était trop méchante, nous pourrions toujours revenir sur nos pas et chercher un autre chemin. Avec nos deux chevaux et un mulet, nous traversâmes bientôt d’agréables prairies, où la vallée est si étroite, qu’il y a d’un côté à l’autre à peine quelques portées de fusil. On y trouve un beau pâturage, où s’élèvent de grands arbres et des roches éparses, qui se sont détachées des hauteurs voisines. La vallée devient toujours plus étroite ; on est forcé de s’élever sur le flanc des montagnes, et désormais on a toujours le Rhône sous les pieds, à main droite, dans une gorge escarpée. Mais, dans les hauteurs, la vallée redevient plus large et très-belle ; sur des collines aux courbures diverses se déploient de gras pâturages, s’élèvent de jolis villages, qui, avec leurs brunes maisons de bois, ressortent singulièrement parmi la neige. Nous sommes allés beaucoup ;’i pied, et nous l’avons fait tous deux pour nous complaire l’un à l’autre : en effet, bien que l’on soit en sûreté à cheval, nous croyons toujours en danger la personne que nous voyons chevaucher devant nous dans un sentier si étroit, portée par une si faible monture, au bord d’un abîme escarpé. Comme il ne peut se trouver maintenant aucun bétail au pâturage, toute la population étant retirée dans les maisons, la contrée a un aspect solitaire, et la pensée qu’on est enfermé toujours plus étroitement, entre d’énormes montagnes, éveille dans l’esprit d’importunes et tristes images, qui pourraient aisément jeter à bas le voyageur, s’il n’était pas ferme en selle. L’homme n’est jamais entièrement maître de lui. Comme il ne sait pas l’avenir, que même le moment le plus proche lui est caché, souvent, lorsqu’il en reprend quelque chose d’extraordinaire, il doit lutter avec des impressions, des pressentiments involontaires, des rêveries, dont on peut bien rire plus tard, mais qui, au moment critique, sont extrêmement pénibles. A notre halte de midi, il nous est arrivé quelque chose d’agréable. Nous sommes entrés chez une femme dont la maison avait trèsbonne apparence. La chambre était lambrissée à la manière du pays, les lits, ornés de sculptures ; les armoires, les tables et tout ce qu’il y avait de petites tablettes assujetties contre les cloisons et dans les angles était enrichi de jolies moulures et ciselures. Aux portraits qui figuraient dans la chambre, on pouvait bientôt reconnaître que plusieurs membres de cette famille s’étaient voués à l’Église. Nous avons aussi remarqué, au-’dfssus de la porte, une collection de livres bien reliés, que nous avons supposée une fondation de quelqu’un de ces messieurs. Nous avons pris les légendes des saints, et nous en avons lu quelques endroits tandis qu’on apprêtait notre dfner. L’hôtesse nous demanda une fois, comme elle entrait dans la chambre, si nous avions lu Y Histoire de saint Alexis. Nous répondîmes que non, et, sans nous en occuper davantage, nous continuâmes à lire chacun notre chapitre. Quand nous fûmes à table, elle se plaça près de nous, et nous parla sur nouveaux frais de saint Alexis. Nous lui demandâmes si c’était son patron ou celui de sa maison peut-être ; elle dit que non, mais elle assura que ce saint homme avait tant souffert par amour pour Dieu, que son histoire lui semblait plus pitoyable que beaucoup d’autres. Voyant que noua ne la connaissions pas du tout, elle se mit à nous la conter :
« Saint Alexis était de Rome ; il était fils de parents nobles, riches et pieux, qui faisaient beaucoup, beaucoup de bien aux pauvres, et il les imitait avec joie dans la pratique des bonnes œuvres ; mais cela ne lui avait point suffi, et, en secret, il s’était consacré entièrement à Dieu ; il avait fait à Jésus le vœu d’une éternelle chasteté. Dans la suite, ses parents ayant voulu le marier avec une excellente et belle jeune fille, il n’avait pas résisté à leur volonté, et le mariage avait été célébré. Mais.au lieu de se rendre dans la chambre de son épouse, il s’était embarqué sur un navire qu’il avait trouvé prêt et il avait passé en Asie. Là il s’était habillé en misérable mendiant, et il en était devenu tellementméconnaissable, que les serviteursdeson père, envoyés à sa recherche, ne l’avaient pas reconnu. Il se tenait d’ordinaire à la porte de la cathédrale, assistait au service divin, et se nourrissait des chétives aumônes des fidèles. Trois ou quatre ans après, divers miracles s’étaient accomplis, qui annonçaient une faveur particulière de la Divinité. L’évêque avait entendu dans l’église une voix qui lui disait d’appeler dans le temple l’homme le plus pieux, dont la prière était la plus agréable au Seigneur, pour célébrer le service à ses côtés. Comme l’évêque ne savait pas quel homme était désigné, la voix lui avait indiqué le mendiant, qu’il avait fait appeler, à la grande surprise du peuple. Saint-Alexis, consterné de voir que l’attention/se fût portée sur lui, s’était esquivé sans bruit et s’était embarqué, avec l’intention de passer plus loin dans les pays étrangers. Mais une tempête et d’autres circonstances l’avaient fojrcé d’aborder en Italie. Le saint homme avait vu dans cet événement le doigt de Dieu, et s’était applaudi de trouver une occasion qui lui permettrait de montrer, au plus haut degré, le renoncement à lui-même. Il s’était donc acheminé droit à sa ville natale ; il s’était présenté comme un pauvre mendiant à la porte de la maison paternelle ; ses parents, le tenant pour tel, l’avaient bien reçu, selon leur pieuse bienfaisance, et avaient chargé un serviteur de lui fournir dans le château un logement et la nourriture nécessaire. Le serviteur, ennuyé de cette corvée et blâmant la bienfaisance de ses maîtres, avait logé le prétendu mendiant dans un mauvais trou sous l’escalier, et lui avait jeté, comme à un chien, une chétive et maigre nourriture. Le saint homme, au lieu d’en être déconcerté, en avait loué Dieu dans son cœur, et non-seulement il avait souffert, d’un esprit tranquille, cet accueil, qu’il auraitpu aisément changer, mais il avait supporté avec une fermeté incroyable et surhumaine la tristesse que ses parents et sa femme ne cessaient pas de ressentir pour leur cher Alexis. Car il entendait cent fois le jour ses parents bien-aimés et sa belle épouse l’appeler par son nom, soupirer après lui, et se consumer de chagrin à cause de son absence.» Ici l’hôtesse ne put retenir ses larmes plus longtemps, et ses deux filles qui, pendant son récit, s’étaient pendues à sa robe, regardaient fixement leur mère. « Je ne puis, disait-elle, me figurer une situation plus pitoyable et aucun martyre plus grand que celui que ce saint homme endura chez les siens et par sa libre volonté. Mais Dieu l’a récompensé pour sa constance de la manière la plus magnifique, et lui a donné, dans sa mort, les plus grands signes de faveur aux yeux des fidèles. En effet, ce saint homme, après avoir vécu dans cet état quelques années, ayant assisté journellement, avec la plus grande ferveur, au. service divin, finit par tomber malade, sans que personne fit beaucoup d’attention à lui. Et un jour que le pape, en présence de l’empereur et de toute la noblesse, célébrait la grand’messe luimême, toutes les cloches de la ville de Rome se mirent à sonner soudain un glas funèbre solennel. Comme chacun s’en étonnait, le pape fut averti par une révélation que ce miracle annonçait la mort du plus saint homme de la ville entière, qui venait d’expirer dans la maison du patricien***. Le père d’Alexis devina par les questions qu’il fit que c’était le mendiant. Il se rendit chez lui, et le trouva effectivement mort sous l’escalier. Le saint tenait dans ses mains jointes un papier, que le vieillard essaya, mais en vain, de lui reprendre. Il revint à l’église porter cette nouvelle à l’empereur et au pape, qui se mirent en chemin avec la cour et le clergé, pour visiter eux-mêmes le corps du saint. Quand ils furent arrivés, le pape tira sans difficulté le papier des mains du défunt, le présenta à l’empereur, qui chargea aussitôt son chancelier d’en donner lecture. Ce papier renfermait l’histoire du saint. Alors il aurait fallu voir l’extrême douleur des parents et de la femme, qui avaient eu si près d’eux leur cher fils et mari et n’avaient pu lui faire aucun bien, et qui n’apprenaient qu’alors comme on l’avait maltraité. Ils se jetèrent sur le corps et firent des plaintes si douloureuses que pas un seul des assistants ne put retenir ses larmes. Il se trouva aussi dans la foule du peuple, amassée peu à peu, beaucoup de malades que l’on amena vers le corps du saint et que l’attouchement guérit. » L’historienne assura de nouveau, en s’essuyant les yeux, qu’elle n’avait jamais oui d’histoire plus pitoyable, et il me prit à moi-même une si grande envie de pleurer, que j’eus beaucoup de peine à la dissimuler et à la réprimer. Aprèsdîner, je cherchai la légende dans le P. Cochem, et je trouvai que la bonne femme avait conservé toute la suite purement humaine de l’histoire et oublié parfaitement toutes les insipides applications de cet écrivain.
Nous allons souvent à la fenêtre et nous observons le temps qu’il fait, car nous sommes à présent fort disposés à invoquer les vents et les nuages. Les premières heures de la nuit et le silence universel sont les éléments dans lesquels l’œuvre de l’écrivain réussit le mieux, et je suis persuadé que, si je pouvais et devais séjourner quelques mois seulement dans un lieu tel que celui-ci, tous mes drames commencés seraient forcément achevés l’un après l’autre. Nous avons déjà consulté plusieurs de ces gens, et nous les avons questionnés sur le passage de la Furca, mais ici même nous ne pouvons rien savoir de positif, bien que la montagne ne soit qu’à deux lieues. Il faut donc nous tranquilliser, et demain, au point du jour, faire nous-mêmes une reconnaissance, pour voir comment notre sort se décidera. Si calme que je sois d’ailleurs, ce serait, je l’avoue, un extrême chagrin pour moi, si nous étions repoussés. Si nous sommes heureux, nous serons demain soir à Réalp sur le Gothard, et après-demain, à midi, au sommet de la montagne, chez les capucins ; si nous échouons, nous n’avons pour la retraite que deux chemins ouverts, dont l’un ne vaut guère mieux que l’autre : redescendre tout le Valais et prendre par Berne la route connue, pour aller à Lucerne, ou bien retourner à Brieg et ne revenir au Gothard que par un grand détour. Je crois vous avoir dit dans ce peu de pages déjà trois fois la chose. Il est vrai qu’elle est pour nous de la plus grande importance. L’événement décidera qui avait raison, ou notre courage et notre confiance dans le succès, ou la prudence de quelques personnes, qui veulent fortement nous déconseiller ce chemin. Une chose certaine, c’est que la prudence et le courage doivent l’un et l’autre reconnaître que la fortune les domine. Après avoir examiné le temps encore une. fois, observé que l’air est froid, le ciel, serein et sans disposition à la neige, nous allons nous coucher tranquillement.
Munster, 12 novembre 1779, six heures du matin.
Nous sommes déjà prêts, et nous avons plié bagage pour nous mettre en chemin au point du jour. Nous avons deux lieues de marche jusqu’à Oberwald, et, de là, on compte six lieues jusqu’à Réalp. Notre mule nous suivra avec les effets aussi loin que nous pourrons la mener.
Réalp, 12 novembre 1779, le soir.
Nous sommes arrivés ici à la nuit tombante. L’obstacle est surmonté, et nous avons tranché le nœud qui embarrassait notre voyage. Avant que je vous dise où nous sommes gîtés, avant que je vous fasse connaître le caractère de nos hôtes, laissezmoi le plaisirde refaire par la pensée le chemin que nous voyions avec souci s’étendre devant nous, et que nous avons parcouru heureusement, mais non sans fatigue. Nous sommes partis de Munster vers les sept heures. Nous voyions devant nous, comme une barrière, l’amphithéâtre neigeux des hautes montagnes, et nous prenions pour la Furca celle qui s’élève en travers par derrière : mais c’était une erreur, comme nous l’avons appris plus tard. La Furca était cachée par des montagnes à notre gauche et par des nuages élevés. Le vent d’est soufflait avec force et luttait avec quelques nuages de neige ; il en chassait par intervalles de légers flocons sur la pente des monts et dans la vallée. Les tourbillons se démenaient sur le sol avec violence et nous faisaien quelquefois manquer la route : cependant nous étions enfermés de part et d’autre par les montagnes et nous devions trouver Oberwald au terme du chemin. Nous arrivâmes après neuf heures, et nous entrâmes dans une auberge, où les gens furent bien surpris de voir paraître de tels hôtes en cette saison. Nous demandâmes si le passage de la Furca était encore praticable. Ils répondirent que leurs gens le fréquentaient la plus grande partie de l’hiver, mais qu’ils ne savaient pas si nous pourrions ie franchir. Nous fîmes aussitôt appeler de ces guides. Nous vîmes paraître un homme de taille ramassée, robuste, dont la stature inspirait la confiance, et nous lui fîmes notre proposition. S’il jugeait le chemin praticable pour nous, il devait nous le dire, prendre encore un ou plusieurs camarades et venir avec nous. Après quelque réflexion, il consentit, et se retira pour se préparer et amener un second. En attendant, nous payâmes notre muletier, ne pouvant l’employer plus loin avec sa bête ; nous mangeâmes un morceau de pain et de fromage ; nous bûmes un verre de vin rouge, et nous étions très-joyeux et bien disposés, quand notre guide revint, amenant sur ses pas un homme plus grand et plus robuste encore, qui semblait avoir la force et le courage d’un cheval. L’un d’eux chargea le portemanteau sur ses épaules, et, au nombre de cinq, nous sortîmes du village. En peu de temps nous atteignîmes le pied de la montagne qui était à notre gauche, et peu à peu nous commençâmes à monter. Nous avions encore un sentier frayé, qui descendait d’une Alpe voisine, mais il se perdit bientôt, et nous dûmes gravir la montagne dans la neige. Nos guides tournaient habilement à travers les rochers, autour desquels serpente le sentier connu, et cependant la neige couvrait tout uniformément. Nous passâmes encore à travers un bois de pins ; nous avions le Rhône à nos pieds dans une étroite et stérile vallée. Bientôt nous dûmes y descendre nous-mêmes ; nous franchîmes une petite passerelle, et nous vîmes alors devant nous le glacier du Rhône. C’est le plus vaste que nous ayons embrassé tout entier d’un coup d’œil. Il occupe, sur une trèsgrande largeur, la croupe d’une montagne, et s’abaisse sans interruption jusqu’au fond de la vallée, où le Rhône sort de ses glaces. A la place où elles s’écoulent, les gens du pays assurent qu’elles ont diminué depuis quelques années, mais, auprès de la masse énorme qui subsiste, l’a chose est insignifiante. Quoique tout fût couvert de neige, les parois de glace, où le vent ne permet pas si aisément à la neige de se fixer, étaient visibles a.vec leurs crevasses d’un bleu de vitriol ; et l’on pouvait voir distinctement où le glacier finit, où commence le rocher couvert de neige. Nous côtoyâmes le glacier, qui s’étendaità main gauche. Bientôt nous trouvâmes encore une légère passerelle sur un petit torrent de montagne, qui descendait au Rhône par un vallon creux et stérile. Mais, du glacier, àdroite, à gauche et en avant, on ne voit plus aucun arbre ; tout est désert et sauvage. Point de rochers abrupts et qui surplombent, mais de longues vallées, des montagnes aux pentes douces, qui nous présentaient, sous un tapis de neige où tout s’égalise, des plaines uniformes et continues. Alors nous montâmes à gauche, et nous nous enfonçâmes dans la neige profonde. Un de nos guides dut marcher devant nous, et nous frayer d’un pas intrépide le chemin où nous le suivions. Il y avait de quoi s’étonner, lorsqu’on reportait un moment son attention de la route sur soi-même et sur la troupe. Dans la contrée la plus solitaire du globe, dans un immense désert de montagnes, couvert d’une neige uniforme, où l’on ne connaît, en avant et en arrière, à trois lieues de distance, aucune âme yivante ; où l’on a de part et d’autre les vastes abîmes de montagnes entrelacées, voir des hommes à la file, l’un posant le pied dans les vestiges de l’autre ; et rien qui frappe les yeux dans cette vaste plaine à surface polie, excepté le sillon qu’on a tracé. Les profondeurs d’où l’on arrive s’étendent à perte de vue dans la brume grisâtre. Les nuages passent par intervalles sur le soleil pâle ; la neige tombe à larges flocons dans la profondeur, et répand sur l’ensemble un crêpe incessamment mobile. Je suis persuadé qu’un homme qui, dans ce trajet, laisserait son imagination prendre sur lui quelque empire, devrait, sans danger apparent, mourir d’angoisse et de peur. A proprement parler, on ne court ici aucun risque de chute ; les avalanches, lorsque la neige estplus épaisse que maintenant, et qu’elle commence à rouler par son poids, sont seules dangereuses. Cependantnos guides nous disaient qu’ils font ce trajet tout l’hiver, pour porter du Valais au Saint-Gothard des peaux de chèvres, dont il se fait un grand commerce. Alors, pour éviter les avalanches, ils ne suivent pas le même chemin que nous avons pris et ne gravissent pas insensiblement la montagne ; ils suivent quelque temps en bas la vallée ouverte, puis ils escaladent directement la montagne escarpée. Cette route est plus sûre, mais beaucoup plus incommode. Après trois heures et demie de marche, nous atteignîmes la croupe de la Furca, auprès de la croix où se trouve la limite d’Ouri et du Valais. A cette place encore, le double sommet qui a fait donner à la montagne son nom fut invisible pour nous. Nous espérions trouver une descente plus commode, mais nos guides nous annoncèrent une neige plus profonde encore, et, en effet, nous la trouvâmes bientôt. Nous allions toujours à la file : celui qui marchait le premier et qui ouvrait la voie, enfonçait souvent jusqu’au-dessus de la ceinture. L’adresse de ces hommes et l’insouciance avec laquelle ils traitaient la chose soutenaient notre courage, et, je dois le dire, pour ce qui me regarde, j’ai eu le bonheur de soutenir cette marche sans grande fatigue. Je ne voudrais pas dire cependant que ce fût une promenade. Le chasseur Hermann assurait qu’il avait eu dans la forêt de Thuringe des neiges aussi, profondes, mais il ne put s’empêcher à la fin, de qualifier la Furca en termes énergiques. Un lammergeier1 passa sur nos têtes avec une incroyable vitesse : c’est le seul être vivant que nous ayons rencontré dans ces solitudes. Nous vîmes briller au soleil, dans le lointain, les montagnes de la vallée d’Urseren. Nos guides Voulaient entrer dans un chalet de pierre abandonné, rempli de neige, et prendre quelque nourriture ; mais nous les entraînâmes, afin de ne pas nous arrêter dans l’air froid. Ici serpentent de nouveau d’autres vallées, et nous vîmes bientôt à découvert celle d’Urseren. Nous pressâmes le pas et, après avoir marché trois heures et demie depuis la croix, nous vîmes les toits épars de Réalp. Nous avions questionné plusieurs fois nos guides sur l’auberge, et particulièrement sur le vin que nous pouvions trouver à Réalp. L’espérance qu’ils nous donnaient n’était pas fort brillante, cependant ils nous assurèrent que les capucins du lieu, sans tenir un hospice comme ceux du SaintGolhard, avaient coutume d’héberger quelquefois les voyageurs : nous trouverions chez eux de bon vin rouge et une meilleure table qu’à l’auberge ; Nous envoyâmes en avant un de nos guides, afin de disposer les pères en notre faveur et de nous assurer un gîte. Nous ne tardâmes pas" à le suivre et nous arrivâmes bientôt après lui. Un père de haute taille et d’un extérieur remarquable nous reçut à la porte. 11 nous fit entrer avec une grande civilité, et, sur le seuil même, il nous pria de vouloir bien les excuser, attendu qu’ils n’étaient pas arrangés, et surtout dans cette saison, pour héberger des hôtes tels que nous. Il nous mena aussitôt dans une chambre chauffée, et s’empressa de nous servir pendant que nous ôtions nos bottes et que nous changions de linge. Il nous pria à diverses reprises de faire absolument comme si nous étions chez nous. Pour la cuisine, disait-il, il faudrait nous résigner, attendu qu’ils étaient au milieu de leur long jeûne, qui dure jusqu’à Noël. Nous lui assurâmes que, dans notre situation, une chambre chaude, un morceau de pain
1. Vautour des agneaux, gypaëte. et un verre de vin combleraient nos désirs. Il nous donna ce que nous demandions, et nous fûmes à peine un peu reposés, qu’il se mit à nous exposer leur situation et leur vie dans ce lieu solitaire. « Nous n’avons pas, disait-il, un hospice comme les pères du Saint-Gothard ; nous sommes les pasteurs du lieu et nous sommes trois. Je suis chargé de la prédication, le deuxième père tient l’école, et le frère gouverne le ménage. » 11 poursuivit et nous conta combien c’était une tâche pénible de résider à l’extrémité d’une vallée solitaire, séparée du monde entier, et de faire beaucoup d’ouvrage pour de très-chétifs revenus. Autrefois ce poste, comme les autres du même genre, avait été desservi parun prêtre séculier, mais, un jour, qu’une avalanche ensevelit une partie du village, il s’était enfui avec le saint sacrement. On l’avait déposé et, comme on leur croyait plus de résignation, on les avait mis à sa place. Pour écrire ces détails, je suis monté dans une chambre au-dessus, qui se chauffe d’en bas par un trou. On m’apporte la nouvelle que le repas est servi, et, quoique nous ayons déjà pris quelque avance, il est le très-bienvenu.
Après neuf heures.
Les pères, les messieurs, les serviteurs et les guides ont pris place tous ensemble à une même table ; mais le frère, qui gouvernait la cuisine, ne s’est montré qu’à la fin du repas. Il avait apprêté, avec des œufs, du lait et de la farine, des mets très-variés, qui, les uns après les autres, ont été fort bien accueillis. Les guides, qui avaient un grand plaisir à parler de notre expédition heureusement terminée, nous célébraient comme des marcheurs d’une force peu commune, et ils assuraient qu’ils ne voudraient pas entreprendre cette course avec tout le monde. Ils nous avouèrent que, ce matin, quand on les avait appelés, l’un d’eux était venu d’abord nous reconnaître, pour voir si nous avions la mine de pouvoir les suivre. Ils se gardaient bien d’accompagner dans cette saison des gens faibles ou vieux, car, lorsqu’ils avaient promis à quelque personne de lui faire franchir le passage, c’était leur devoir, si elle se trouvait fatiguée ou malade, de la porter et même, si elle mourait, de ne pas l’abandonner, à moins qu’ils ne fussent eux-mêmes en danger manifeste de perdre la vie. Cette confidence leva les écluses aux narrations, et ils se mirent à conter l’un après l’autre des histoires de courses pénibles ou malheureuses dans les montagnes : en quoi ces gens se trouvent comme dans leur élément, de sorte qu’ils racontent avec la plus grande tranquillité des catastrophes auxquelles ils sont exposés eux-mêmes tous les jours. L’un d’eux nous rapporta comme quoi, se trouvant sur le Kandersteg, pour passer la Gemmi avec un camarade (que l’on désigne toujours par le prénom et le surnom), ils avaient trouvé dans la neige profonde une pauvre famille, la mère mourante, l’enfant demi-mort et le père dans un état d’indifférence qui ressemblait à la folie. Il avait pris la femme sur ses épaules, son camarade, le petit garçon, et ils avaient poussé devant eux le père, qui ne voulait pas bouger de la place. A la descente de la Gemmi, la femme lui était morte sur le dos, et il l’avait néanmoins portée jusqu’aux bains de Louëche. Comme nous demandâmes quelles gens c’étaient, et comment ils avaient pu se trouver dans cette saison sur les montagnes, le guide répondit que c’étaient de pauvres gens du canton de Berne, qui, poussés par l’indigence, s’étaient mis en chemin dans cette mauvaise saison pour joindre des parents dans le Valais ou les provinces italiennes, et que l’orage avait surpris. Les guides contèrent ensuite des aventures qui leur étaient arrivées en traversant la Furca pendant l’hiver, avec leurs peaux de chèvres, expéditions qu’ils faisaient d’ailleurs toujours en troupe. Cependant le père nous faisait beaucoup d’excuses sur le souper qu’il nous offrait : nous lui assurâmes de nouveau que nous n’en souhaitions pas davantage, et, comme il dirigea la conversation sur lui-même et sur sa position, nous apprîmes qu’il ne desservait pas ce poste depuis longtemps. Il se mit à parler de la prédication et du talent que devait posséder un prédicateur. Il le comparait à un marchand qui doit prôner sa marchandise et la rendre agréable aux gens par des paroles engageantes. Il poursuivit l’entretien après souper, et, lorsque, s’étant levé, la main gauche appuyée sur la table, accompagnant de la droite ses paroles, il parla lui-même éloquemment de l’éloquence, il nous parut dans ce moment vouloir nous persuader qu’il était lui-même ce marchand bien avisé. Nous l’applaudîmes et il passa de l’exposition à la chose même. Il fit l’éloge de la religion catholique. « Il faut à l’homme une règle de croyance, disait-il, et qu’elle soit aussi ferme et invariable que possible : c’est son plus grand avantage. Nous avons pour fondement de notre foi l’Écriture, mais elle n’est pas suffisante. Nous ne croyons pas devoir la mettre dans les mains du commun peuple : car, si elle est sainte et porte sur toutes ses pages l’empreinte de l’esprit divin, l’homme qui a des inclinations terrestres ne peut le comprendre ; au contraire, il rencontre partout des sujets de trouble et de scandale. Quel fruit un laïque peut-il retirer des histoires obscènes qui s’y rencontrent, et que le Saint-Esprit a cependant tracées pour fortifier la foi des enfants de Dieu éprouvés et instruits ? De quel avantage sont-elles pour l’homme du commun, qui ne considère pas les choses dans leur ensemble ? Comment se démélera-t-il dans les contradictions apparentes qui se trouvent çîi et là, dans le désordre des livres, les divers styles, puisque la chose est si difficile pour les savants eux-mêmes, et que, sur tant de points, les fidèles doivent tenir leur raison captive ? Que nous faut-il donc enseigner ? Une règle fondée sur l’Écriture, démontrée par la meilleure interprétation de l’Écriture. Et qui doit l’interpréter ? Qui doit fixer cette règle ? Moi peut-être ou tel autre individu ? Nullement. Chacun se compose un système différent, se fait de la chose une idée particulière : de là, autant de personnes, autant on verrait de doctrines, et il en résulterait une indicible confusion, comme cela s’est déjà vu. Non, il n’appartient qu’à la très-sainte Église d’interpréter l’Écriture et de fixer la règle à laquelle nous devons accommoder la conduite de notre âme. Et qui forme cette Église ? Ce n’est point tel ou tel chef, tel ou tel membre : non, ce sont les hommes les plus saints, les plus savants, les plus sages de tous les temps, qui se sont réunis pour construire peu à peu, avec l’aide du Saint-Esprit, ce vaste édifice, harmonieux et universel ; qui, dans les grandes assemblées, se sont communiqué leurs pensées, se sont édifiés mutuellement, ont banni les erreurs et ont donné à notre trèssainte religion une sûreté, une certitude, dont aucune autre ne peut se glorifier ; lui ont creusé un fondement, lui ont élevé un rempart que l’enfer lui-même ne peut détruire. Il en est de même pour le texte des Saintes Écritures. Nous avons la Vulgate, nous avons une traduction approuvée de la Vulgate, et, pour chaque maxime, une interprétation approuvée par l’Église. De là cette concordance, qui doit faire l’étonnement de chacun. Que vous m’entendiez parler ici, dans ce coin reculé du monde, ou dans la plus grande capitale" du pays le plus éloigné ; que vous entendiez le plus inhabile ou le plus savant : lous parleront un seul et même langage ; un catholique romain entendra toujours la même chose ; partout il sera instruit, édifié de la même façon ; et c’est ce qui fait la certitude de notre foi ; ce qui nous donne le doux contentement, la douce assurance dans laquelle nous vivons, fermement unis l’un avec l’autre, et nous pouvons nous séparer les uns des autres avec l’assurance de nous retrouver plus heureux. » Il avait débité successivement toutes ces réflexions comme dans un discours, plutôt avec le sentiment agréable de se montrer à nous par un côté avantageux, qu’avec le ton d’un catéchiste bigot. Ses mains changeaient tour à tour de position ; il les cachait quelquefois ensemble dans les manches de son froc ; et les laissait reposer sur son ventre ; parfois il tirait décemment sa tabatière de son capuchon, et l’y rejetait suivant l’usage. Nous l’écoutions attentivement, et il paraissait fort satisfait de notre manière d’accueillir sa doctrine. Quel n’eût pas été sonétonnement, si un esprit lui avait révélé soudain qu’il adressait sa harangue à un descendant de Frédéric le Sage !
Le 13 novembre 1779, au sommet du Saint-Gothard, chez les Capucins. Dix heures du matin.
Nous sommes enfin heureusement parvenus au point culminant de notre voyage. Nous voulons, c’est résolu, nous arrêter ici, et tourner nos pas vers la patrie. J’éprouve de singulières impressions dans ces hauts lieux, où je passai quelques jours, il y a quatre ans, dans une autre saison, avec des préoccupations, des sentiments, des espérances et des projets tout différents, lorsque, sans prévoir le sort qui m’attendait, poussé par je ne sais quel mobile, je tournai le dos à l’Italie, et marchai, sans le savoir, au-devant de ma destinée actuelle. Je ne reconnus pas la maison. Quelque temps auparavant, une avalanche l’avait fort endommagée : les pères ont saisi cette occasion et fait une collecte dans le pays, pour agrandir leur habitation et la rendre plus commode. Les deux pères qui demeurent ici se trouvent absents, mais, à ce que j’apprends, ce sont toujours les mêmes que j’y trouvai il y a quatre ans. Le P. Séraphin, qui occupe ce poste depuis treize années, se trouve à Milan ; l’autre doit revenir d’Airolo aujourd’hui même. Le temps est serein et le froid très-rigoureux. Aussitôt que nous aurons diné, je continuerai ma lettre, car je vois bien que nous ne mettrons guère les pieds dehors.
Après dîner.
Il fait toujours plus froid ; on ne peut s’éloigner du poêle ; la plus grande jouissance est même de s’asseoir dessus, ce qui est très-faisable dans ces contrées, où les poêles sont construits de pierres plates. Disons d’abord comment nous sommes partis de Réalp et venus jusqu’ici.
Hier au soir, avant de nous mettre au lit, nous suivîmes le père dans sa chambre à coucher, où tout se trouvait rassemblé., dans un très-petit espace. Son lit, qui se composait d’un sac de paille et d’une couverture de laine, ne nous sembla pas avoir rien de méritoire, accoutumés comme nous l’étions àune couche toute pareille. 11 nous montrait tout avec un grand plaisir et une satisfaction secrète, son armoire à livres et d’autres choses encore. Nous fîmes l’éloge de tout, et nous nous séparâmes fort contents les uns des autres, pour aller dormir. Dans l’arrangement de la chambre, pour dresser deux lits contre une paroi, on les avait faits tous deux plus courts que de raison. Cette incommodité m’empêcha de dormir, jusqu’à ce que j’eusse porté remède à la chose en rapprochant des chaises. Ce matin, quand nous nous sommes réveillés, il était déjà grand jour. Nous sommes descendus, et nous avons trouvé des visages tout à fait gracieux et contents. Nos guides, sur le point de refaire l’agréable chemin de la veille, semblaient juger notre course mémorable ; c’était une histoire dont ils se-feraient honneur dans la suite auprès d’autres étrangers ; et, comme ils furent bien payés, la chose leur parut prendre toutes les proportions d’une aventure. Nous fîmes un bon déjeuner et nous partîmes. Notre cliemin longeait la vallée d’Urseren, qui est remarquable en ce que, à une si grande élévation, elle a de beaux pâturages et de beau bétail. On fait ici des fromages que je trouve d’une qualité supérieure. La vallée ne produit pas d’arbres ; seulement des bouquets de saule encadrent la rivière et, sur les pentes des montagnes, s’entrelacent des buissons. C’est, de toutes les contrées que je connais, celle que je trouve la plus aimable et la plus intéressante, soit que d’anciens souvenirs me la rendent chère, soit que tant de merveilles de la nature, enchaînées ensemble, éveillent chez moi un secret et incfl’able sentiment de plaisir. Je fais d’abord observer que toute la contrée où je vous promène est couverte deneige ; rochers et prairies sont tout blancs. Pas un nuage au ciel, dont l’azur est beaucoup plus sombre qu’on ne le voit d’ordinaire dans le plat pays. Les croupes des montagnes blanches qui s’en detachent sont, les unes étincelantes aux rayons du soleil, les autres bleuâtres dans l’ombre. Après une heure et demie de marche, nous arrivâmes à l’Hôpital, petit village, encore situé dans la vallée d’Urseren, sur le chemin du Saint-Gothard. C’est là que j’ai foulé pour la première fois la trace de mon précédent voyage. Nous entrâmes, et, après avoir commandé notre dîner pour le lendemain, nous gravîmes la montagne. Une longue file de mulets animait de ses clochettes toute la contrée. C’est un bruit qui éveille tous les souvenirs de montagnes. La plus grande partie nous avaient devancés et avaient passablement rompu la route glissante avec leurs fers tranchants. Nous trouvâmes aussi plusieurs cantonniers, chargés de couvrir de terre le verglas, afin de maintenir la route praticable. Le vœu que j’avais fait autrefois de voir un jour cette contrée dans la neige est désormais accompli. La route côtoie la Rcuss, qui se précipite de rochers en rochers, et les cascades présentent les plus belles formes. Nous fûmes longtemps captivés par la beauté de l’une d’elles, qui, dans une assez grande largeur, tombait par-dessus des rochers noirs. Çà et là, dans les crevasses et sur les plates-formes, s’étaient fixés des blocs de glace, et l’eau semblait courir sur du marbre moucheté de noir et de blanc. La glace brillait au soleil comme des veines de cristal et des traits de flamme, et l’eau courait et tombait au travers, vive et limpide. Dans les montagnes, il n’est point de compagnons de voyage plus fatigants que les mulets. Leur marche est inégale : en effet, par un singulier instinct, au bas d’un endroit rapide, ils commencent par s’arrêter, puis ils le franchissent rapidement, et se reposent encore au-dessus. Ils s’arrêtent quelquefois aussi dans les places unies, que l’on rencontre çà et là, jusqu’à ce qu’ils soient poussés en avant par le muletier ou par les mulets qui suivent. De là il arrive qu’en cheminant d’un pas égal, on passe avec peine à côté d’eux sur l’étroit chemin et l’on gagne les devants sur des files entières. Si l’on s’arrête pour observer quelque chose, ils dépassent à leur tour le voyageur, et l’on est importuné par le tintement assourdissant de leurs clochettes et par le fardeau étalé sur leurs flancs. C’est ainsi que nous atteignîmes enfin le sommet de la montagne, qu’il faut vous représenter comme une tête chauve, ceinte d’une couronne. On se trouve dans une plaine que des sommets environnent encore ; auprès et au loin, la vue est bornée par des rochers nus et par d’autres rochers, en plus grand ’nombre, couverts de neige.
On a beaucoup de peine à se chauffer, d’autant plus qu’on ne brûle que des branchages ; encore doit-on les ménager, parce qu’il faut les monter péniblement de trois lieues à peu près et qu’au-dessus, comme nous l’avons dit, il ae croît presque point de bois. Le père est remonté d’Airolo, tellement saisi par le froid, qu’en arrivant il ne pouvait articuler une parole. Bien qu’ils aient ici la permission de se traiter plus commodément que les autres membres de l’ordre, néanmoins leur vêtement n’est pas fait pour ce climat. Il était monté d’Airolo par une route très-glissante, ayant le vent contraire. Sa barbe était gelée, et il se passa du temps avant qu’il pût se remettre. La conversation roula sur l’incommodité de ce séjour. Le père nous conta comment ils passaient l’année ; il nous dit leurs fatigues et leur ménage. Il ne parlait que l’italien, et nous trouvâmes l’occasion de mettre en pratique ce que nos exercices nous en avaient appris au printemps. Vers le soir, nous sortîmes un moment devant la porte, afin de nous faire montrer par le père le sommet qui passe pour le plus élevé du Saint-Gothard ; mais à peine nous fut-il possible d’y tenir quelques minutes, tant le froid saisit et pénètre. Aussi, pour cette fois, restons-nous enfermés dans la maison, d’où nous partirons demain, et nous avons du temps en suffisance pour promener nos pensées sur les merveilles du pays.
Une petite description géographique vous fera voir combien est remarquable le point où nous sommes maintenant. A la vérité, le Gothard n’est pas la plus haute montagne de la Suisse, et, en Savoie, le Mont-Blanc est de beaucoup plus élevé : cependant le Gothard n’en est pas moins le roi des montagnes, parce que les plus grandes chaînes y viennent se grouper et s’appuyer. Même, si je ne me trompe, M. Wyttenbach de Berne, qui a vu, du plus haut sommet, les pointes des autres montagnes, m’a conté qu’elles semblent toutes s’incliner vers le Gothard. Les montagnes de Schwitz et d’Ounierwald, enchaînées à celles d’Ouri, s’avancent du nord ; de l’est, les montagnes des Grisons ; du sud, celles des bailliages italiens, et, de l’ouest, se presse contre ce massif, par la Furca, la double chaîne qui enferme le Valais. Non loin de la maison, se trouvent ici deux petits lacs, dont l’un verse, à travers les ravins et les vallons, le Tessin en Italie, et l’autre, pareillement, la Reuss dans le lac des QuatreCantons. A peu de distance, le Rhin prend sa source, et court à l’orient ; et, si l’on ajoute le Rhône, qui jaillit au pied de la Furca et court à l’occident le long du Valais, on se trouve ici dans un lieu central d’où les montagnes et les fleuves courent aux quatre points cardinaux.
FIN DES VOYAGES EN SUISSE.