Voyages en Égypte et en Nubie/Second voyage

Traduction par G. B. Depping.
Librarie française et étrangère, 1821 (tome 1).
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(pp. 225–451)
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Nous partîmes de Boulak le 20 février 1817. M. Beechey avait fait arranger agréablement une espèce de cabinet dans le bateau, en le faisant couvrir de nattes, tapisser de toile et munir d’un rideau par lequel nous mettions l’entrée à l’abri du vent et de la poussière, tandis que la couverture de ce cabinet devait nous préserver du soleil et de la pluie, s’il en tombait. Nous avions à bord un domestique grec, un janissaire du pacha et un cuisinier. Ces gens nous furent malheureusement à charge autant qu’ils nous servirent. Étrangers à tout esprit d’économie, ils agirent à Deir en Nubie, comme au Caire ; aussi nos provisions, qui devaient nous durer six mois, commencèrent à s’épuiser dans l’espace de quelques semaines ; ce qui nous força de réduire nos dépenses, et de vivre de ce que le pays fournissait. A Thèbes, nous n’avions heureusement point de disette à craindre, car ce pays est bien approvisionné en viande de boucherie et en volailles ; après l’inondation on s’y procure aussi des légumes, tels que bamies, melokies, fèves, etc.

Le rays et l’équipage de notre bateau étaient des Barabras ; nous étions convenus qu’ils s’arrêteraient et navigueraient à notre volonté, et qu’ils se nourriraient à leurs frais ; nous avions loué leur service par mois. Quant au janissaire du pacha, voyant au bout de quelques jours qu’il n’était bon qu’à jurer contre les Chrétiens, nous le renvoyâmes.

Lors de notre départ de Boulak, nous eûmes d’abord le vent contre nous ; circonstance assez rare quand on remonte le Nil, puisque le vent du nord souffle en Égypte au moins pendant neuf mois de l’année. Nous passâmes devant l’île de Rouda, le vieux Caire et les pyramides, avec tant de lenteur qu’au bout de quatre jours nous n’atteignîmes que Tabihn, village de la rive orientale, vis-à-vis de Dajior. Nous y amarrâmes d’assez bonne heure, ne pouvant plus avancer à cause du vent. Ce village a une position si élevée que les regards y dominent sur le Caire, les pyramides de Ghizeh, Saccara et Dajior. Je crus devoir faire un croquis de cette vue étendue[1]. À la fin de la journée suivante, nous arrivâmes au voisinage de la Fakie, où nous allâmes visiter un camp de Bédouins. Comme ils avaient appris que nous n’étions que des voyageurs allant à la recherche des antiquités, ces nomades nous témoignèrent autant d’égards qu’ils peuvent en avoir pour des étrangers : c’étaient nos domestiques et l’équipage qui les avaient informés du but de notre excursion ; grâce à ces gens, le voyageur voit en un clin-d’œil ses secrets divulgués dans tout le pays. Les Bédouins nous dirent qu’à Bourumbol, qui était le village prochain, il y avait une statue enfouie à moitié dans le sable, et qu’ils avaient vue eux-mêmes. Nous arrivâmes le lendemain à ce village ; et comme nous ne pouvions avancer à cause du calme, nous débarquâmes pour aller à la recherche de la prétendue statue. A notre arrivée, on nous montra une masse de roc informe. Les fellahs nous assurèrent que c’avait été autrefois un chameau, mais que Dieu l’avait changé en pierre, et que les quartiers de roc que l’on voyait autour du rocher, avaient été des melons d’eau dont le chameau était chargé, mais qui avaient été également métamorphosés en pierres. Nous n’en demandâmes pas davantage, et nous revînmes à notre bateau.

Dans la soirée nous arrivâmes à Meimond. Ayant entendu le son du tambourin, nous entrâmes dans le village, où il y avait une fête arabe[2]. On nous assigna les premières places parmi les spectateurs. Une trentaine d’hommes rangés en file, frappaient des mains en mesure, comme pour accompagner leur chant, qui consistait en trois ou quatre mots toujours répétés ; ils remuaient en même temps les pieds, les mettant toujours l’un devant l’autre, mais sans changer de place. Devant cette rangée d’hommes, deux femmes, tenant en main des poignards, étaient également dans un mouvement continuel, courant sur les hommes, puis revenant sur leurs pas avec une agilité extraordinaire, brandissant leurs poignards, et déployant leurs vêtemens. Ces mouvemens furent continués si long-temps que je m’étonnai comment elles pouvaient résister à la fatigue. Au reste, cette danse bédouine est la plus décente de toutes celles que j’ai vues en Égypte ; mais aussi à peine fut-elle finie, que pour compenser la modestie de celle-ci, on en commença une autre, dont la lascivité ne cédait point à celle des danses habituelles du pays. Nous quittâmes ce spectacle avec plus de dégoût que de plaisir, pour retourner au bateau.

Ayant constamment à lutter contre le vent du sud, nous n’avançâmes que de quelques lieues, et le 5 mars, nous ne fûmes encore qu’à Minieh. Nous y descendîmes à terre, pour voir Hamet-Bey, qui a le commandement de tous les bateaux du fleuve. Il se donne le titre d’amiral du Nil, et se croit l’égal des amiraux de la marine anglaise. Dans une société européenne au Caire, la conversation étant tombée un jour sur le compte de sir Sidney Smith, Hamet-Bey, qui s’y trouvait, s’écria : « Oh ! pour ce sir Sidney, c’est un homme bien habile ; lui et moi, nous avons le même rang. » Nous avions à solliciter de ce commandant une protection pour notre rays, afin qu’il fût exempt des réquisitions qui pourraient être faites sur le fleuve. Nous le trouvâmes assis sur un banc de bois, et accompagné de deux ou trois de ses matelots. Il nous accorda le sujet de notre requête, et nous fit entendre qu’il serait bien aise d’avoir une bouteille de rhum ; nous lui en envoyâmes deux, qui furent un grand régal pour lui. Nous nous transportâmes chez le docteur Valsomaky, qui distille de l’eau-de-vie, et débite des médicamens en gros et en détail. Il a aussi une collection d’antiquités qu’il achète des fellahs, pour les revendre à quiconque a envie d’en faire l’acquisition. Ce fut avec le désir d’en acheter que nous allâmes chez lui. Nous y rencontrâmes deux Coptes, habillés en francs, qui avaient servi dans l’armée française, et que M. Drovetti employait pour lui chercher des antiquités le long du Nil.

Ne voulant avoir aucune relation avec ces gens, nous partîmes aussitôt de Minieh, et le lendemain au soir nous arrivâmes à Eraramoun, auprès d’Aschmounain, l’ancienne Hermopolis, où nous fîmes une visite à M. Brine, Anglais, qui a introduit en Égypte la raffinerie de sucre. Après bien des entraves, il est parvenu à purifier, à un haut degré, le sucre égyptien. Ses principales difficultés avaient consisté à déjouer les intrigues des débitans de sucre arabe contre le succès de son entreprise, et à délivrer le jus de la canne d’Égypte du goût de terroir, qui, sans être précisément désagréable, aurait pu mettre obstacle à l’introduction de ce sucre en Europe. Nous apprîmes chez lui que les deux agens de M. Drovetti se portaient, à marches forcées, sur Thèbes. J’entrevis leur projet ; ils voulaient nous devancer, pour acheter tout ce que les Arabes avaient accumulé dans la dernière saison, en sorte que nous n’aurions plus trouvé qu’à glaner.

Cependant ceci m’inquiétait moins qu’une autre idée ; c’est que l’emplacement où j’avais déterré les sphinx et les statues, abondait tellement en antiquités, qu’il fallait craindre qu’en prenant les devants, ils n’occupassent pour leurs fouilles tout le terrain, en nousprivant de la faculté de l’exploiter à notre tour JOn avançait plus vite en voyageant par terre, avec des chevaux ou des ânes, qu’en bateau ; ensorte que nous n’avions pas d’espoir d’arriver les premiers. Dans ces conjonctures, je pris promptement mon parti, en me déterminant à choisir la route de terre, et à voyager jour et nuit. En conséquence, je louai un cheval et un âne, et laissant M. Beechey dans le bâteau pour me suivre à son aise, je me mis en route avec le domestique, quoiqu’il fût près de minuit. À force de diligence, nous atteignîmes Manfalout le lendemain au soir. Nous en repartîmes sans délai, et avant l’aube nous fûmes à Siout. Quand il fit jour, nous continuâmes notre voyage, et nous entrâmes vers la nuit à Tahta. Après nous y être reposés quatre heures dans le couvent, nous repartîmes au clair de la lune, et dans la nuit nous atteignîmes Girgeh. Nous quittâmes ce lieu à une heure du matin, et à midi nous arrivâmes à Farchiout, où nous fûmes obligés de nous arrêter quatre heures pour nous procurer des montures fraîches. Ayant repris ensuite notre route, nous entrâmes de nuit dans un village à trois lieues de Badjoura. Nous ne nous y arrêtâmes que deux heures ; et, avec un clair de lune, nous nous dirigeâmes sur Kéneh, où nous entrâmes à trois heures. Nous ne fîmes qu’y dîner ; puis nous nous remîmes sur nos montures ; à Benout, où nous entrâmes la nuit, nous restâmes une couple d’heures, et, le lendemain à midi, nous atteignîmes Louxor.

Tout ce voyage ne m’avait pris que cinq jours et.demi. Dans cet intervalle de temps je n’avais dormi que onze heures : pendant tout le reste, j’avais été sur la route avec des chameaux, des chevaux ou des ânes, comme il s’en présentait. Les principales places que nous traversâmes furent Manfalout, Siout, Aboutij, Tahta, Menchieh, Girgeh, Farchiont, Badjoura, Kéneh, Copt et Quous. Quiconque connaît bien l’Égypte, peut se faire une idée des fatigues d’un voyage de courrier par ce pays. Les Pères des couvens de la Propagande à Tahta, Girgeh et Farchiout, me fournirent sur cette route de grands secours. Ils me procurèrent des montures et des vivres aussitôt que j’arrivais, ce dont je leur fus très-reconnaissant. Les Arabes accueillent bien tout voyageur qui arrive au moment de leurs repas ; mais, dans mon voyage, j’aurais perdu trop de temps à attendre ces momens. Quand je ne trouvais pas de couvens, j’allais chez le cheik-el-bellad, chez lequel des voyageurs de toute espèce hébergent la nuit. Ma fatigue était telle que tout lieu m’était bon pour me reposer ; la terre me servait ordinairement de lit ; une natte était une rareté. Une nuit je me reposai assez fraîchement sur des cannes à sucre qui avaient récemment passé par le pressoir. On me servait aussi de la canne à sucre après un repas de pain et d’ognons. Le goût de cette canne est agréable d’abord ; mais, quand on la presse un peu fort pour en exprimer le jus, on obtient un acide qui flatte peu le palais, et on finit par trouver le jus insipide. Cependant les gens de la campagne en mangent continuellement, et aiment beaucoup cette nourriture végétale. On la vend au marché, en guise de fruit dans la saison convenable.

Sur la route entre Siout et Tahta, je rencontrai un corps de cavalerie bédouine. Je n’ai jamais eu occasion de voir ces cavaliers du désert sous un aspect plus favorable, et jamais je n’ai trouvé une race d’hommes plus belle. Leurs chevaux sont très-forts, quoique peu charnus. Les cavaliers n’ont pour tout vêtement qu’une espèce de manteau, fait de laine blanche, de leur propre fabrique, dont ils s’enveloppent la tête, et une partie du corps : les Bédouins que je vis, n’avaient que de très-petites selles, contre l’usage de cette nation ; ils étaient armés de fusils, de sabres et de pistolets. Ils se rendaient au Caire, pour se mettre au service du pacha, qui n’a trouvé d’autre moyen de se débarrasser de ces pillards, qu’en les engageant par une haute paye, et par le don de chevaux et d’armes, à combattre pour lui à la Mecque. Cet expédient lui a réussi ; tous les jeunes bédouins se sont enrôlés à son service, en ne laissant dans le désert que les vieillards et les femmes. Aussi le pacha espère n’avoir plus à craindre que ces nomades fassent des incursions, et profitent des insurrections, pour piller le pays. Je traversai leur camp au moment où ils faisaient leur convention avec le vice-roi ; à la faveur de cette circonstance, je passai sans être molesté, et peut-être même sans être remarqué ; car j’étais affublé d’une grande étoffe à leur mode, et ma longue barbe valait bien la leur. Ils dressent leurs tentes en jetant un schall de laine par-dessus quatre pieux fichés en terre t et hauts de trois pieds, tandis qu’ils attachent un autre morceau de la même étoffe par derrière, en sorte qu’ils sont au moins garantis du soleil, du vent et de la rosée. Ils établissent généralement leur camp auprès d’un terrain fertile, mais toujours à l’entrée du désert, afin de pouvoir se retirer sur leur sol natal, en cas d’attaque, comme le crocodile de l’Égypte plonge dans le fleuve dès que sa sûreté est menacée sur la plage. Les femmes sont à peine vêtues, et les enfans sont entièrement nus. Ces nomades mènent une vie très-frugale, et ne boivent jamais de liqueurs fortes. Au reste la même distance qui sépare l’homme libre de l’esclave, existe entre ces Arabes errans, et les Arabes établis en Égypte. Ceux-ci se sont habitués à l’obéissance, quoiqu’il faille les forcer pour obtenir quelque chose d’eux. Ils sont à la fois souples et indolens, par ce que, courbés sous le joug, ils n’attachent de l’intérêt à rien. Les Arabes nomades, au contraire, sont toujours en mouvement ; le besoin les force de se procurer, par le travail, de la subsistance pour eux-mêmes, et pour leurs animaux ; et étant toujours en guerre les uns contre les autres, leurs pensées se dirigent naturellement sur les moyens d’attaque et de défense.

En arrivant au ternie de mon voyage, je perdis le fruit de ma hâte, par une circonstance très-fâcheuse, occasionée par la négligence de l’interprète. On se souviendra qu’en revenant de Thèbes au Caire, je m’étais arrêté à Siout, et que le defterdar de cette place m’avait donné une lettre pour le consul d’Angleterre. Au moment de faire un nouveau voyage en Haute Égypte, je fis sentir au consul la nécessité d’envoyer quelques présens au bey, et de faire réponse à sa lettre. M. Salt en chargea l’interprète comme étant mieux au fait que lui de la langue, et de l’étiquette du pays ; et cet homme, trop paresseux pour écrire quelques lignes, dit que cela n’était point nécessaire. Cette négligence me priva doue d’une recommandation auprès du bey. Celui-ci fut outré de ne recevoir en retour de sa lettre ni présent ni réponse ; nos adversaires profitèrent de ses dispositions, et les tournèrent à leur avantage, par des envois continuels de petits présens ; aussi épousa-t-il ouvertement leurs intérêts. Quand j’arrivai à Louxor, le defterdar-bey venait d’y passer ; après s’être informé du lieu où j’avais trouvé les sphinx, il ordonna d’y faire des fouilles ; et obligé de retourner à Siout, il chargea son médecin, le docteur Moroki, piémontais d’origine, et compatriote de M. Drovetti, de diriger les travaux. Ainsi quand j’arrivai sur les lieux, je me trouvai déjà prévenu par ceux que je voulais devancer. À la vérité, le docteur un peu honteux, à ce que je m’imagine, du rôle qu’il jouait, prétendit que le résultat des fouilles serait pour le bey qui s’était mis dans la tête de devenir antiquaire.

Déjà quelques sphinx avaient été mis à découvert, et d’autres allaient être tirés de la terre, pendant que moi, qui avais le premier fouillé ce terrain, j’étais réduit à être simple spectateur de cette moisson. Il est vrai que seulement quatre des sphinx trouvés par le docteur valaient la peine d’être emportés. Après ces travaux il mit ses trouvailles sous la surveillance d’un garde, et alla rejoindre son maître auprès de Siout. Mais, chemin faisant, il passa au côté occidental de Thèbes pour défendre aux fellahs, sous peine de la colère du bey, de rien vendre aux Anglais. En apprenant que j’avais déjà acheté quelques antiquités depuis mon arrivée, il ne put cacher le dépit qu’il en ressentit, et qu’il a conservé jusqu’à ce jour. On verra bientôt que, loin de recueillir pour le cabinet du bey, le docteur travaillait réellement pour M. Drovetti dont les agens vinrent quelque temps après enlever ce qu’il avait déterré. Pour me tromper plus long-temps, il m’écrivit néanmoins, après l’enlèvement de ces objets, qu’il était bien surpris que les agens de M. Drovetti s’en fussent emparés à son insu ; cependant lui-même, ainsi que M. Drovetti, étaient venus tranquillement à Louxor pour prendre des mesures relatives au transport des antiquités. Ces contre-temps ne furent pourtant pas capables d’abattre mon courage. Je fis travailler quelques ouvriers sur les deux côtés de l’ancienne Thèbes, et je me rendis à Erment pour présenter au cacheff une lettre du pacha, dont je m’étais muni au Caire. Il me reçut avec politesse, et me fit de nouvelles protestations d’amitié ; en apprenant que j’étais porteur d’une lettre de son maître, il conçut des craintes, et fut très empressé d’en connaître le contenu ; il ne se rassura qu’après avoir appris que je n’avais pas porté de plaintes contre lui, et que ses dernières démarches en ma faveur avaient effacé dans mon esprit le souvenir de sa conduite antérieure. Je lui reparlai ensuite des mauvaises intentions du caimakan de Gournah. Aussitôt il me promit de le punir, et même de le chasser de sa place, si je voulais. Je lui répondis que je ne désirais ni l’un ni l’autre, et que tout ce que je voulais, c’était de n’être plus entravé désormais par cet homme. Nous convînmes de nous trouver ensemble le lendemain à Gournah, afin d’y faire les dispositions nécessaires

Pour me divertir, le cacheff fit entrer, après notre entretien, un de ces jongleurs égyptiens qui, parmi d’autres miracles, commandent aux serpens et aux scorpions. Cet homme avait un serpent sans dents, qu’il mettait dans son sein, à la grande frayeur du cacheff. Je pris le reptile dans mes mains, et lui ouvris la bouche, sans rien dire ; le jongleur vit que je connaissais son secret. Nous entrâmes ensuite dans une chambre obscure pour le voir opérer un miracle. Après avoir récité une prière qui dura quelques minutes, le magicien étendit la main vers un coin de la chambre, et aussitôt on y vit paraître un scorpion. Tous les assistans furent émerveillés. Quant à moi, ayant observé avec beaucoup d’attention tous ses mouvemens, j’avais épié le tour qu’il jouait ; il avait le scorpion dans la grande manche de son vêtement, et tout son art se réduisait à l’en faire sortir sans que personne s’en aperçût. Il nous laissa visiter toutes les chambres du voisinage pour nous faire voir qu’il n’y avait pas de compère, et y renouvela son tour. Le fils de ce santon se mêlait aussi de miracles, mais il n’avait pas encore acquis l’adresse de son père. Le cacheff avait une foi robuste dans le pouvoir surnaturel de ces jongleurs. Il me raconta avec l’air d’une persuasion intime, que les gens de cette caste, soumis au roi des montagnes de Cassara, avaient la faculté d’apaiser, en une minute, une tempête sur mer ; qu’un santon faisait disparaître en un instant une brèche faite par un boulet de canon dans un vaisseau ; que leur magie créait des sequins de Venise, et qu’un santon se trouvant un jour chez le sultan de Constantinople au moment où l’ambassadeur persan allait déclarer la guerre au nom de son maître, promit de soumettre à lui seul tous les Persans, et d’aveugler leur roi par un signe de sa main.

D’Erment je retournai à Louxor, et le lendemain je me trouvai à Gournah au rendez-vous que le cacheff m’avait assigné la veille. Il donna au caimakan de ce lieu des ordres pour seconder mes opérations, pour ne point empêcher les fellahs de me vendre des papyrus ou d’autres antiquités, et pour me fournir les ouvriers dans les fouilles que je voudrais entreprendre, n’importe où.

Pendant ce temps, les travaux que j’avais fait commencer à Carnak faisaient des progrès. Une des figures colossales assises devant les secondes propylées, au-delà de l’avenue des sphinx qui conduit au grand temple, était déjà en partie déblayée et mise à découvert. Elle est d’une pierre calcaire très-dure ; je mesurai vingt-neuf pieds depuis la tête jusqu’au bas du siége, au pied duquel je trouvai une figure de femme assise, haute de sept pieds, et représentant peut-être Isis. La coiffure de cette statue différait par son volume prodigieux, de celle qu’on remarque aux autres statues d’Égypte, et le style de la sculpture indiquait une époque très-reculée. Comme le buste ne tenait point au tronc et au siége, je le fis ôter, en attendant que l’arrivée de mon bateau avec les cordes et les leviers me mît à même d’enlever aussi le reste de la statue. Ayant ensuite mis des ouvriers à l’ouvrage dans un autre endroit, où j’espérais faire aussi une récolte d’antiques, je profitai de l’occasion pour examiner à loisir les magnifiques ruines du temple de Carnak. Vues de loin, elles ne présentent aux regards qu’un vaste assemblage de propylées, de péristyles et d’obélisques qui élèvent leurs sommets au-dessus des bouquets de palmiers. L’avenue des sphinx prépare le voyageur à l’aspect imposant du temple où elle conduit. Ces figures représentent des lions à têtes de belier, symboles de la force et de l’innocence, du pouvoir et de la pureté des divinités auxquelles cet édifice gigantesque était dédié. Au bout de l’avenue se déploient de grandes propylées qui conduisent à des cours intérieures, où des colosses énormes sont assis des deux côtés de la porte, comme des géans à qui la garde de ce sol sacré a été confiée. On arrive enfin au véritable temple, consacré à l’Être tout-puissant de la création. J’y entrai pour la première fois seul, et sans être troublé par ces Arabes importuns qui suivent les voyageurs partout. Le soleil levant jetait ses premiers rayons à travers les colonnades dont les ombres allongées et projetées sur les ruines formaient un contraste remarquable avec les masses éclairées [3]. Ce nouveau jour semblait rajeunir ces restes vénérables de la haute antiquité ; je m’y enfonçai avec une douce émotion qui me jeta dans une profonde rêverie.

J’avais vu le temple de Tentyra, et j’avoue qu’aucun autre édifice ne saurait surpasser celuici sous le rapport de la belle conservation, et du fini de l’architecture et de la sculpture ; à Carnak ce sont d’immenses colosses qui s’emparent de l’imagination du voyageur, et le forcent d’admirer le peuple qui a su élever des monumens de ce genre. Comment décrire les sensations que j’éprouvai à la vue de cette forêt de colonnes ornées de figures et d’autres embellissemens depuis le sommet jusqu’à la base, et dont les chapiteaux, malgré leur grandeur gigantesque, plaisent par leur forme gracieuse, qui est celle du lotus ; et à l’aspect de ces portes, de ces murs, de ces pié destaux, de ces architraves, de toutes les parties enfin de l’édifice recouvertes de figures symboliques entaillées, ou sculptées en bas-relief, représentant des combats, processions, triomphes, fêtes, offrandes et sacrifices, et toutes relatives, sans doute, aux mœurs et usages, et à l’histoire de l’antique Égypte ? Ce sanctuaire, construit en entier de beau granit rouge, dont les obélisques semblent dire au voyageur : Voici l’entrée du saint des saints ! ces hauts portails dont l’œil est frappé dès que l’on approche d’un labyrinthe d’architecture semblable ; ces groupes de ruines qui ont appartenu à d’autres temples, et qu’on voit dans le lointain ; tous ces objets extraordinaires ensemble transportent l’imagination du voyageur dans les âges où l’encens fumait encore sur les autels, où la piété des peuples remplissait encore ces nefs, ces portiques, ces avenues ; il oublie le siècle dans lequel il vit, le pays où il a pris naissance, pour ne s’occuper que de la nation qui a couvert cet espace immense des prodiges de son art, et des expressions solennelles de ses croyances religieuses. Plongé dans de profondes rêveries, je n’avais pas pris garde à la course rapide de l’astre que j’avais vu se lever ; déjà ces masses de ruines ne s’éclairaient plus que de ses derniers rayons, quand, revenant à moi même, je vis qu’il était temps de sortir de cette ville sacrée tombée en ruines. À mon retour à Louxor, il faisait déjà nuit ; j’entrai dans la cabane d’un Arabe ; il me céda une partie de sa chambre, et me donna une natte pour mon coucher. Quel contraste entre cette pauvre hutte de l’habitant moderne de l’Égypte, et les palais immenses de l’ancien Égyptien !

Pendant ce temps les deux agens de M. Drovetti arrivèrent. Ils mirent aussitôt la main à l’œuvre pour retirer les petits sphinx que le docteur avait découverts, et commencèrent leurs travaux sur un plan fort étendu. Le bey ayant laissé ses ordres au caimakan et aux cheiks, tous les fellahs furent à leur disposition, et je ne pus plus en avoir. J’eus dès lors toutes les contrariétés possibles dans nos opérations. Le bey, qui commandait sur tout le pays, semblait s’être fait un point d’honneur d’arrêter nos entreprises. Les cacheffs et caimakans se gardaient bien de lui désobéir, et tandis qu’ils accordaient tout aux agens qui venaient d’arriver à Thèbes, ils trouvaient des obstacles à tout ce que nous leur demandions. Ne pouvant avoir que peu d’ouvriers pour fouiller la rive orientale du Nil, je me déterminai à faire des essais sur la rive occidentale, puisque de ce côté les cacheffs étaient encore bien disposés pour moi. Malheureusement le bateau qui devait me suivre avec M. Beechey n’était pas encore arrivé, et je n’avais apporté avec moi, par prudence, que peu d’argent. Je laissai, en conséquence, des instructions à mon interprète pour diriger le peu d’ouvriers que j’avais loués, et j’allai avec un petit bateau au-devant du mien. Grâce à un vent favorable, j’arrivai en vingt-quatre heures à Kéneh, où je trouvai M. Beechey et le bateau. Il nous fallut trois jours pour atteindre Thèbes ; notre bateau fut amarré à Louxor, et je recommençai mes opérations avec les fellahs que je pouvais engager. Je fis continuer aussi les travaux à Gournah, et ceux-ci m’occupèrent, j’en conviens, plus que les travaux de Carnak.

Si l’on savait bien en Europe avec quelle race d’hommes misérables les voyageurs qui vont à la recherche des antiquités ont à faire dans ce village ; combien ils ont à lutter contre la rapacité de ces demi-sauvages, avant d’obtenir quelques objets antiques et de poursuivre leurs recherches, on estimerait sûrement davantage ce qui vient de cette contrée. Les habitans de Gournah, bien plus rusés et fourbes que ceux des autres villages, sont les hommes les plus indépendans de l’Égypte. Ils se vantent de ne s’être soumis que les derniers aux Français, et d’avoir, même après leur soumission, forcé ceux-ci à payer comptant tous les hommes mis en réquisition : fait dont le baron Denon convient, au reste, lui-même. Ils n’ont jamais reconnu le joug de personne, ni des mamelouks, ni du pacha, quoiqu’on les ait persécutés de la manière la plus cruelle, en leur faisant la chasse comme aux bêtes fauves. Il est vrai que leurs demeures, ou plutôt leurs repaires, étaient des asiles presque inaccessibles. Le district de Gournah se compose d’une chaîne de rochers d’environ deux milles de long, au pied des montagnes de la Lybie, et à l’ouest de la ville aux cent portes, qui avait ses catacombes dans ces rochers mêmes. Toutes les parties en ont été creusées par l’art, en forme de salles plus ou moins grandes, dont chacune a une entrée particulière ; et, quoique contiguës les unes aux autres, il existe rarement des communications entre elles. Ces tombes singulières n’ont pas de pareilles dans le monde ; ce ne sont ni des carrières, ni des mines, et la difficulté d’y pénétrer fait que l’on ne connaît que très-imparfaitement ces souterrains où dorment d’un sommeil éternel les générations qui se sont succédées dans la grande Thèbes.

Ordinairement le voyageur se contente d’y admirer l’entrée, la galerie, l’escalier, toutes les parties enfin où il peut pénétrer sans beaucoup de peine. Les objets étranges qu’il voit sculptés en divers endroits, ou peints sur les deux parois, occupent assez son attention ; et quand il est arrivé à des passages étroits et impraticables, conduisant à des puits ou à des cavernes plus profondes, il ne s’imagine pas que ces abîmes affreux offrent assez de choses curieuses pour valoir la peine d’y pénétrer ; il recule et revient sur ses pas dans la persuasion d’avoir vu ce que ces catacombes offrent de plus remarquable. Il est vrai qu’un grand obstacle arrête d’ailleurs la curiosité du voyageur intrépide. Il règne dans ces sépulcres antiques un air suffoquant qui le fait souvent tomber en défaillance. Infectée des exhalaisons de milliers de cadavres, une poussière fine s’élève sous les pas du voyageur, pénètre dans les organes de la respiration et irrite ses poumons. Et quant aux passages taillés dans le roc, où sont déposées les momies, ils sont comblés en partie par le sable tombé du haut de la voûte. En quelques endroits il n’y a qu’une ouverture étroite, par laquelle on est obligé de ramper en passant à plat ventre sur des pierres aiguës qui coupent comme le verre. Après avoir passé par les corridors, dont quelques uns ont cent à cent cinquante toises de long, on arrive à des caveaux un peu plus spacieux : c’est là que les momies sont entassées de tous les côtés par centaines et par milliers. Ces derniers réduits sont repoussans par l’horreur qu’ils inspirent. Les monceaux de cadavres dont on est entouré, la noirceur des parois et de la voûte, la faible lumière que jettent, au milieu d’un air épais, les torches des Arabes qui servent de guide dans ces sépulcres, et qui, décharnés, nus et couverts de poussière, ressemblent aux momies qu’ils font voir au voyageur, l’éloignement où l’on se trouve du monde habité, tout contribue à effrayer l’âme de l’Européen dans ces excursions souterraines. J’en ai fait plusieurs ; j’en suis revenu souvent tout épuisé de fatigue et près de me trouver mal ; cependant l’habitude m’a aguerri contre l’horreur de ce spectacle, quoique la poussière des momies ait toujours affecté très-désagréablement tous mes sens ; celui de l’odorat est chez moi très-émoussé : je n’en étais pas moins sensible à l’effet suffocant de cette poudre presque imperceptible qui provient de la décomposition des cadavres embaumés, et qu’un léger mouvement, au milieu de ces amas de corps, fait lever en nuages épais. Une fois, ayant passé par un corridor long et étroit, j’arrivai dans un caveau, et, pour m’y reposer des fatigues de la route, je m’assis sur une de ces masses, mais elle s’enfonça sous le poids de mon corps ; les momies d’alentour auxquelles je voulais me retenir s’anéantissaient également, et je fus enveloppé, dans ma chute, d’un tourbillon de poudre qui me força de rester immobile pendant un quart d’heure pour attendre qu’il fût dissipé. Cependant tel était le nombre des corps dans ces sépulcres, qu’il était souvent impossible d’avancer d’un pas sans faire tomber une momie en poussière. Une autre fois, ayant à passer d’un caveau à un autre, je traversai un passage de vingt pieds de long, mais où les momies étaient entassées au point qu’il ne restait que la largeur du corps, et qu’à tout moment mon visage se trouvait en contact avec celui d’un ancien Égyptien. Comme le sol allait en pente, mon propre poids m’aidait à avancer ; mais ce ne fut qu’en faisant rouler avec moi des têtes, des bras et des jambes, que j’arrivai au bas du passage. Tous les caveaux que je trouvais étaient pleins de cadavres, couchés, empilés, debout ou dressés, même de manière à avoir la tête en bas. Mon principal but, en visitant ces charniers, était de chercher des rouleaux de papyrus ; j’en ai trouvé plusieurs cachés dans le sein des momies, sous leurs bras, ou enveloppant les cuisses et les jambes, et étant enveloppés à leur tour de longues bandes de toiles.

Le peuple de Gournah, qui s’est arrogé le monopole des antiquités, est très-jaloux quand les étrangers font des recherches pour leur propre compte. Ils se gardent bien de leur montrer les lieux où l’on est sûr de trouver des antiquités remarquables, et soutiennent à ceux qu’ils guident, qu’ils sont arrivés au bout des souterrains, lorsque souvent ils ne sont encore qu’à l’entrée. Ce ne fut qu’à ce second voyage que je pus obtenir d’eux d’être conduit dans les véritables sépulcres. Aussi ce ne fut qu’alors que je parvins à voir tous les dépôts de momies qui se trouvent dans ces rochers.

C’est à force d’instances que j’obtins ces facilités, pendant mon séjour à Thèbes. Comme je m’appliquais particulièrement à connaître l’entrée des tombes, les Arabes ne pouvaient pas toujours me dérober la vue de leurs fouilles, quelque soin qu’ils mettent habituellement à en faire un secret aux étrangers. Leur précaution à cet égard va si loin, que lorsqu’ils voient un étranger s’établir parmi eux pour quelques jours, ils aiment mieux suspendre leurs fouilles, que de lui faire connaître l’emplacement des antiquités Si le voyageur témoigne la curiosité de pénétrer dans l’intérieur d’une tombe, ils se montrent prêts à satisfaire son empressement ; mais ils ont la malice de le conduire à un caveau ouvert, où il y avait des momies autrefois et où il y en reste peut-être encore quelques unes qu’ils ont dépouillées depuis long temps de ce qu’elles avaient de curieux ; en sorte que l’étranger, trompé par ces fourbes, n’emporte qu’une bien faible idée de ces grandes catacombes de la ville de Thèbes.

Les Arabes de Gournah vivent à l’entrée même des caveaux qu’ils ont ouverts ; en élevant des murs de cloison en terre, ils y ont pratiqué des habitations pour eux, et des étables ou écuries pour leurs chameaux, buffles, brebis, chèvres et chiens. J’ignore si c’est à cause de leur petit nombre, que le gouvernement fait si peu attention à ce qu’ils font ; mais il est certain que Gournah est le village le plus indiscipliné de l’Égypte. De trois mille habitans qu’il comptait autrefois, il est réduit à trois cents par les destructions successives qu’il a subies. Cette peuplade n’a guère de religion et ne possède point de mosquée ; et quoiqu’elle ait à sa disposition toute sorte de briques, qui abondent dans les tombeaux des environs, néanmoins ces Arabes n’ont jamais bâti une seule maison. Le besoin les avait forcés de cultiver le peu de terrain qui s’étend depuis les rochers de Gournah jusqu’au fleuve, et qui a deux milles et demi de long, sur un mille de large ; mais cette faible agriculture même est abandonnée en partie, depuis qu’ils trouvent plus profitable de se livrer au trafic des antiquités, et ils ne manient presque plus là bêche que pour faire des fouilles. C’est la faute des voyageurs qui les ont gâtés, en leur payant leurs antiquités beaucoup plus qu’ils n’attendaient ; ce qui rend ces gens de plus en plus exigeans et avides. Ils demandent maintenant des sommes exorbitantes pour leurs antiques, surtout pour les rouleaux de papyrus. Quelques uns de ces paysans ont amassé une somme d’argent considérable, et peuvent attendre à leur aise, pour débiter leurs antiquités, que quelque étranger vienne leur payer ce qu’ils exigent. Ils sont persuadés d’ailleurs que si les francs attachent du prix aux antiquités, c’est que ces objets valent réellement dix fois plus que ce qu’ils offrent de payer.

Les fellahs de Gournah qui font des fouilles, forment quelquefois des associations sous la direction de chefs. Tout ce que les associés trouvent, se vend au profit de la compagnie entière. Ils paraissent mettre de la bonne foi dans leurs relations réciproques, surtout quand il s’agit d’attraper un voyageur. Quelquefois pourtant les associés se trompent aussi mutuellement. Un jour, pendant que je me rendais à la caverne d’une de ces compagnies qui voulait me vendre des antiquités, le paysan qui m’y conduisait, me dit, chemin faisant, qu’il avait à sa disposition quelques objets antiques, qu’il avait trouvés, à ce qu’il prétendait, avant d’entrer en association avec d’autres. En conséquence il fut convenu entre nous que je me rendrais seul chez lui pour les voir.

Cependant j’emmenai M. Beechey : nous eûmes bien de la peine à empêcher les paysans qui nous suivaient, d’entrer avec nous ; car, d’après l’usage général de ces gens, ils entrent les uns dans les demeures des autres, pour voir et entendre ce qui s’y passe. Malgré les précautions prises par le vieux paysan, pour détourner leur attention, ils soupçonnaient qu’il possédait une grande quantité de papyrus, et qu’il ne voulait pas faire connaître la grosse somme qu’il allait recevoir pour ce trésor. Ils ne manquèrent donc pas à nous guetter à notre sortie ; quand ils virent que nous avions les mains vides, ils furent bien surpris. Un des chefs qui s’était familiarisé avec les Anglais accosta l’interprète pour savoir ce qui s’était passé ; et quand il apprit que tout s’était borné à un entretien, il dit que le paysan n’oserait vendre aucun papyrus sans le consentement de ses associés, et que tout ce qu’eux et lui avaient à vendre devait nous être offert en commun. Trouvant rarement d’autres objets importans que le papyrus, ils feignaient de ne pas soupçonner que le paysan pût avoir autre chose à nous offrir. Le vieux luron était encore plus fourbe qu’eux. Quand M. Beechey, l’interprète et moi nous entrâmes chez lui, sa femme se mit en sentinelle, pour empêcher que personne n’approchât. Ceux qui nous avaient suivis, furent obligés de se tenir à quelque distance, sans pouvoir apprendre ce qui se passait entre nous. Le paysan habitait une caverne taillée, comme les autres, dans le roc, et noire comme une cheminée. Il nous fit asseoir sur une natte de paille, qui est un objet de luxe chez ces paysans ; après un court entretien, il nous présenta un vase de bronze, couvert d’hiéroglyphes très-bien gravés, haut d’environ dix-huit pouces sur dix de diamètre, et muni d’une anse semblable à celle de nos paniers communs. Ce vase égyptien, un des plus beaux morceaux que l’on ait trouvés dans ce pays, était d’une composition qui résonnait comme le bronze de Corinthe ; il avait apparemment servi au culte. Enchanté de tenir entre les mains un objet aussi précieux, je fus bien plus surpris encore quand le même Arabe tira d’un coin un autre vase, absolument semblable au premier. L’occasion d’acquérir deux antiques de ce genre était trop précieuse pour la laisser échapper, et nous étions trop empressés de les avoir, pour ne pas conclure sur-le-champ notre marché ; mais il y eut un obstacle à lever ; ce fut celui de transporter les deux vases à notre bateau sans que les autres paysans les vissent. Le vieux arabe promit de nous les apporter la nuit pendant que tout le monde serait endormi. Nous retournâmes à Louxor, ravis d’avoir pu acquérir les deux plus beaux modèles de compositions métalliques que l’antique Égypte nous ait laissés.

Mais la nuit se passa sans que notre paysan parût ; nous en fûmes inquiets. Il vint le lendemain matin, pour nous dire qu’il ne pouvait encore apporter les vases, parce qu’il était observé par ses compagnons, mais qu’il les apporterait la nuit suivante : il ajouta qu’en attendant il serait bien aise de recevoir l’argent, et le présent que nous lui avions promis. Nous lui remîmes l’un et l’autre, de peur qu’il ne se rétractât. La nuit suivante il ne parut pas davantage, ni même le lendemain. Je crus donc devoir me rendre chez lui. Il était dans sa caverne ; n’ayant pu venir encore, il me promit de venir certainement la nuit prochaine. Il ne tint pas encore sa parole ; mais le lendemain matin de bonne heure il apporta dans notre bateau les deux vases. Quelque temps après un de ses compagnons vint me demander combien j’avais payé au vieux paysan pour les deux antiques qu’il m’avait vendus. Etonné de ce que cet homme connaissait notre acquisition, je lui demandai d’où il tenait ces détails. Il m’apprit alors que ces deux vases qui m’avaient été vendus d’une manière si secrète appartenaient à toute la compagnie, et que le paysan n’avait fait le mystérieux vis-à-vis de nous, que pour obtenir un présent qui consistait en un tarbouche ou bonnet façon de Tunis.

Après avoir parlé des sépulcres, des momies et des fripons vivans de Gournah, il est temps de passer le Nil, pour revenir aux ruines de Carnak. J’ai dit qu’ayant été prévenu par le defterdar-bey, sur le terrain que j’avais commencé de fouiller l’année précédente, j’avais été obligé de porter mes recherches sur un autre point de ces ruines. Tandis que le grand nombre d’ouvriers employés aux fouilles du defterdar-bey ne tirèrent au jour que les quatre sphinx dont j’ai parlé, je fus assez heureux pour découvrir une autre rangée de statues semblables. A en juger par les fragmens, il y en avait eu une vingtaine ; mais je n’en trouvai que cinq assez bien conservées ; dans ce nombre il y eut une statue de granit gris, représentant un jeune homme assis, à peu près de grandeur naturelle. Le buste était séparé du tronc qui, au reste, était très-dégradé. Au même endroit je déterrai deux petites figures assises, de granit rouge, et d’environ deux pieds de haut, ainsi qu’une pierre taillée irrégulièrement, mais lisse sur toute la surface qui était divisée par des lignes en petits carrés d’un demi-pouce ; chacun de ces carrés renfermait des hiéroglyphes, différens les uns des autres. Ces inscriptions pourraient, à ce que je pense, servir à M. Young, dans ses recherches, pour trouver la clef de l’écriture égyptienne, surtout dans l’état avancé où il a porté cette étude.

Deux autres objets que me procurèrent mes fouilles, savoir une pierre sépulcrale, et une

faucille en fer, me paraissent encore mériter l’attention des antiquaires. Il est certain que les sépultures des Égyptiens. étaient sur le bord occidental du Nil, puisqu’on n’en trouve aucune trace sur la rive orientale ; cependant la pierre sépulcrale que je trouvai parmi les sphynx à l’est du Nil, était parfaitement semblable à celles qu’on voit dans les nombreuses tombes de l’autre rive. Il est donc probable qu’elle n’a pas servi là où je l’ai trouvée, mais qu’elle était destinée à couvrir le tombeau de quelque famille à l’ouest du Nil.

Quant à la faucille de fer, elle fut trouvée au pied d’un des sphynx au moment où on le retirait de la terre, par un des ouvriers qui me la remit. Elle s’était cassée en trois morceaux, et avait été rongée par la rouille de part en part. Plus épaisse que les faucilles de nos jours, elle en avait pourtant la forme et la grandeur : elle se trouve maintenant dans le cabinet de M. Salt. Pour juger de l’âge de cette faucille, il faudrait savoir d’abord à quelle époque les statues au-dessous desquelles elle fut trouvée, ont été enfouies dans ce lieu. Elles n’ont pu être ensevelies postérieurement au règne des Ptolémées ; car il paraît que depuis le temps de Cambyse qui détruisit le culte d’Égypte, ce pays n’a jamais été envahi de manière à être obligé de cacher ses idoles : or la position irrégulière et confuse dans laquelle on trouva ces statues, prouve bien qu’elles avaient été enfouies avec précipitation ; et puisque la faucille fut déterrée, comme je viens de le dire, sous une de ces statues, c’est, ce me semble, une preuve suffisante qu’il y avait du fer en Égypte avant l’invasion des Perses, et qu’il en existait assez, pour que les Égyptiens pussent en faire des intrumens d’agriculture. On avait déjà remarqué des faucilles dans les représentations de travaux agricoles qu’on trouve parmi les anciennes sculptures égyptiennes ; mais faute de preuves on n’avait pu en conclure que ces faucilles représentaient des outils en fer. Je ne prétends pas non plus tirer cette conclusion, je me borne à exposer le fait ; une réflexion viendrait d’ailleurs contrarier l’assertion que les anciens Égyptiens se sont servis d’instrumens aratoires en fer. Si en effet ils avaient assez de ce métal pour l’employer aux outils de labourage, comment se fait-il qu’ils n’en aient pas fait des armes, et des objets d’un usage général ? Ou s’ils l’ont fait, n’est-il pas singulier qu’on n’en trouve aucun échantillon parmi les diverses antiquités de ce peuple ?

Je poussai les travaux autant que le permettait le petit nombre d’ouvriers ; c’est que j’avais à craindre que le defterdar, s’il parvenait à en connaître le succès, ne réussît, par quelque intrigue, à les suspendre. Je fus donc constamment en mouvement. Le matin je me rendais sur les lieux à Carnak pour donner mes instructions. Les Arabes viennent à l’ouvrage au lever du soleil, et ne le quittent que de midi à deux ou trois heures. Quand j’en eus un plus grand nombre, je les divisai en plusieurs partis, dont chacun reçut un inspecteur, pour voir s’ils travaillaient pendant les heures prescrites, et sur le terrain qui leur était assigné. Cependant il fallait toujours que quelques uns de nos gens fussent présens ; car on ne peut se fier aux Arabes, surtout quand ils trouvent de petits objets d’antiquité faciles à dérober. Avant midi, je traversais ordinairement la rivière pour inspecter les travaux de Gournah. Ayant été dans ce pays l’année précédente, et ayant déjà eu des relations avec les habitans, je me trouvais à Thèbes comme chez moi ; j’y connaissais chaque Arabe, et de leur côté ils étaient tous habitués à me vôir. M. Beechey avait pris possession du temple de Louxor, et sans risque de commettre un sacrilége, il avait établi sa demeure dans une des salles du temple : c’était, je crois, le sekos. À l’aide de quelques nattes, nous y formâmes une demeure passable ; mais nous eûmes de la peine à garantir nos lits et nos vêtemens de la poussière des ruines, à laquelle, pour ma personne, j’étais depuis long-temps devenu indifférent. Il ne nous avait plus été possible de coucher dans le bateau. La quantité de provisions dont nous étions pourvus, avait attiré tant de rats depuis notre départ jusqu’à Louxor, qu’ils ne nous laissèrent plus de repos ni le jour ni la nuit, et qu’ils finirent par nous déloger. Nous voulûmes nous en débarrasser, en faisant couler bas notre barque quelque temps après avoir porté à terre toutes nos provisions. Les rats se sauvèrent à la nage, et se retirèrent dans les trous de la jetée ; quand nous eûmes reporté nos vivres dans le bateau, ils y revinrent avec une nouvelle voracité.

À Gournah, nos recherches continuèrent de se porter sur les momies. Les Arabes avaient fini par ne plus faire un mystère de leurs fouilles ; voyant qu’on leur achetait sur-le-champ ce qu’ils trouvaient, ils ne se firent pas prier pour chercher ouvertement des objets qu’ils pussent nous vendre. Ils en firent même un sujet de spéculation. Les plus avisés d’entre eux entreprirent des fouilles pour leur compte, en prenant huit à dix hommes pour les aider. Ils désignaient les lieux où ils espéraient trouver des puits, et quelquefois ils paient assez heureux pour tomber du premier coup sur un puits de momies. D’autres fois, après avoir tâtonné deux ou trois jours, ils ne découvraient qu’un puits avec des momies d’une sorte inférieure qui n’avaient sur elles rien de remarquable, en sorte qu’avec toute leur adresse ils couraient la chance de perdre leur peine et leur temps. Mais aussi, quand ils découvraient des tombes d’une classe plus élevée, ils en tiraient quelquefois des antiquités de valeur et de toute espèce. J’eus d’abord de la peine à engager les paysans à travailler pour mon compte, moyennant une paie régulière. Ils pensaient que ce mode de travail serait contraire à leurs intérêts, puisque j’obtiendrais des antiquités à trop bon marché, et qu’ils ne gagneraient pas assez ; mais à la longue ils sentirent qu’il valait mieux toucher vingt paras (six sous) par jour, sans s’inquiéter du succès des fouilles, que de creuser pour leur compte, et de courir risque de ne rien trouver.

Par ces travaux, j’acquis une connaissance intime des sépultures des anciens Égyptiens, et j’appris à distinguer leurs diverses manières d’ensevelir toutes les classes de la société, depuis le paysan jusqu’au roi. Ce peuple avait trois méthodes principales d’embaumer ses morts ; elles variaient, comme nous apprend Hérodote, suivant les dépenses que les personnes qui présentaient les corps aux embaumeurs, étaient capables de faire. Voici comment le père de l’histoire s’exprime à ce sujet :

« Il y a en Égypte certaines personnes que la loi a chargés des embaumemens, et qui en font profession. Quand on leur apporte un corps, ils montrent aux porteurs des modèles des morts en bois, peints au naturel. Le plus recherché représente, à ce qu’ils disent, celui dont je me fais un scrupule de dire ici le nom. Ils en font voir un second qui est inférieur au premier, et qui ne coûte pas si cher ; ils en montrent encore un troisième qui est au plus bas prix. Ils demandent ensuite suivant lequel de ces trois modèles on souhaite que le mort soit embaumé. Après qu’on est convenu du prix, les parens se retirent : les embaumeurs travaillent chez eux, et voici comment ils procèdent à l’embaumement le plus précieux :

« D’abord ils tirent la cervelle par les narines, en partie avec un ferrement recourbé, en partie par le moyen des drogues qu’ils introduisent dans la tête. Ils font ensuite une incision dans le flanc avec une pierre d’Ethiopie tranchante ; ils tirent par cette ouverture les intestins, les nettoient, et les passent au vin de palmier ; ils les passent encore dans des aromates broyés ; ensuite ils remplissent le ventre de myrrhe pure broyée, de cannelle et d’autres parfums, l’encens excepté ; puis ils le recousent. Lorsque cela est fini, ils salent le corps, en le couvrant de natrum pendant soixante-dix jours. Il n’est pas permis de le laisser séjourner plus long-temps dans le sel. Ces soixante-dix jours écoulés, ils lavent le corps, et l’enveloppent entièrement de bandes de toile de coton, enduites de commi (gomme) dont les Égyptiens se servent ordinairement comme de colle. Les parens retirent ensuite le corps ; ils font faire en bois un étui de forme humaine ; ils y renferment le mort, et le mettent dans une salle destinée à cet usage ; ils le placent droit contre la muraille. Telle est la manière la plus magnifique d’embaumer les morts.

« Ceux qui veulent éviter la dépense, choisissent cette autre sorte : On remplit des seringues d’une liqueur onctueuse qu’on a tirée du cèdre ; on en injecte le ventre du mort, sans y faire aucune incision, et sans en tirer les intestins. Quand on a introduit cette liqueur par le fondement, on le bouche pour empêcher la liqueur injectée de sortir. Ensuite on sale le corps pendant le temps prescrit. Le dernier jour, on fait sortir du ventre la liqueur injectée : elle a tant de force, qu’elle dissout le ventricule et les entrailles, et les entraîne avec elle. Le natrum consume les chairs, et il ne reste du corps que la peau et les os. Cette opération finie, ils rendent le corps sans y faire autre chose.

« La troisième espèce d’embaumement n’est que pour les plus pauvres. On injecte le corps avec la liqueur nommée surmaïa ; on met le corps dans le natrum pendant soixante-dix jours, et on le rend ensuite à ceux qui l’ont apporté[4]. »

Voilà le récit d’Hérodote. On peut aujourd’hui encore reconnaître, par l’état de conservation des momies, les diverses classes sociales auxquelles les personnes ont appartenu. L’examen de ces momies donne lieu aussi à d’autres remarques que j’exposerai ici succinctement. Je dirai d’abord dans quel état j’ai trouvé les momies encore intactes de la classe principale, et ce que l’on en peut inférer relativement à leur embaumement et à la manière de les ensevelir. Je suis obligé, dès le début, à contredire Hérodote, mon vieux guide, et qui, en cette matière comme en quelques autres, n’a pas été bien informé par les Égyptiens[5]. D’abord, en parlant des momies encaissées, il dit qu’on les mettait debout. Or, il est singulier que dans le grand nombre de caveaux que j’ai ouverts, je n’ai pas vu une seule momie debout[6]. Je les ai toujours trouvées, au contraire, couchées par rangées horizontales ; quelques-unes étaient enfoncées dans un ciment qui a dû être mou quand les caisses y ont été déposées. Les hommes des basses classes n’étaient point ensevelis dans des caisses : on desséchait, à ce qu’il paraît, leurs corps après une préparation régulière de soixante-dix jours. Les momies de cette espèce étaient à celles des hautes classes à peu près dans le rapport de dix à un, d’après l’évaluation sommaire que j’ai pu en faire dans les catacombes. Il m’a semblé aussi qu’après avoir été imprégnées de nitre par les embaumeurs, les corps de cette espèce ont été séchés au soleil. Ce qui me le fait croire, c’est que je n’ai jamais trouvé sur elles la plus petite portion de gomme ou d’une autre substance. La toile dans laquelle elles sont enveloppées est d’une qualité plus grosse et moins ample ; elles ne portent aucun ornement, et elles sont entassées par monceaux au point de remplir plusieurs caveaux taillés à cet effet dans le roc, d’une manière grossière. En général ces tombes se trouvent dans les bas-fonds au pied des montagnes de Gournah ; quelques-unes s’étendent même jusqu’à la limite des débordemens du Nil. On y entre par une petite ouverture voûtée, ou par un puits de quatre ou cinq pieds carrés, au fond duquel aboutissent plusieurs caveaux, tous remplis de momies. Quoiqu’on ne trouve presque rien sur elles, plusieurs de ces caves ont néanmoins été fouillées et mises dans un grand désordre.. Je ne dois pas omettre de dire que parmi ces tombes nous en vîmes plusieurs où les corps humains étaient entremêlés de momies d’animaux : c’étaient des taureaux, des vaches, des brebis, des singes, des renards, des chauve-souris, des crocodiles, des poissons et des oiseaux. Une tombe ne contenait absolument que des chats, enveloppés soigneusement dans des toiles rouges et blanches, et ayant la tête enveloppée d’un masque des mêmes toiles, et représentant la figure de cet animal domestique. J’ouvris des momies de toutes ces espèces. Quant aux taureaux, aux veaux et aux brebis, on n’a conservé de ces animaux que la tête, qui est cou verte de toile, tandis que les cornes sont dehors. Leurs corps sont représentes par deux pièces de bois de trois pieds de long et dix-huit pouces de large, et placées dans une direction horizontale. Au bout de celles-ci a été fixé un autre bois, placé perpendiculairement et haut de deux pieds, pour figurer le poitrail de l’animal. Les veaux et les brebis ont été traités, à cet égard, comme les taureaux, et les égalent en grandeur. Le singe a conservé sa forme, et est assis. Le renard est serré par des bandages ; mais la forme de sa tête a été assez bien conservée. On a laissé également au crocodile sa forme naturelle ; et, après l’avoir bien enveloppé de toiles, on a figuré en couleur, sur cette toile, les yeux et la bouche de l’amphibie. Les oiseaux ont été empaquetés de manière à perdre leurs formes, à l’exception de l’ibis qui ressemble à une volaille prête à être mise à la broche ; au reste, cet oiseau est enveloppé de toiles comme tous les autres.

Il est remarquable que ces animaux ne se trouvent point dans les tombes des hautes classes, tandis que dans celles des classes inférieures, il n’y a guère de papyrus, et que celui qu’on découvre par-ci par-là ne consiste qu’en de petites feuilles attachées à la poitrine, à l’aide d’un peu de gomme ou d’asphalte. C’était sans doute tout ce que la petite fortune du mort permettait de faire. Dans les tombes des classes supérieures on trouve encore d’autres objets ; mais je ne saurais me borner à trois espèces d’embaumement. Je ne prétends pas dire qu’Hérodote se soit trompé en n’admettant que trois sortes différentes ; mais j’oserai soutenir qu’il y a des variétés ou différences dans l’es embaumemens de chacune des trois classes, haute, moyenne et inférieure. Dans le même puits où je trouvais des momies encaissées, il y en avait d’autres sans caisse. Je remarquai que les momies en caisse ne portaient point de papyrus sur elles, du moins je n’en ai jamais trouvé ; au lieu que j’en découvrais fréquemment sur les momies sans caisse. Il me paraît donc que les familles assez riches pour faire les frais de l’encaissement faisaient ensevelir le mort dans une bière sur laquelle était peinte l’histoire de sa vie. Celles, au contraire, qui ne pouvaient faire cette dépense, se bornaient à faire écrire la vie du mort sur des papyrus, et à mettre ce rouleau sur lui au-dessus des genoux. Il règne aussi une grande différence dans la façon des caisses : il y en a de très-simples, d’autres plus ornées, et d’autres encore couvertes de belles peintures. Elles sont faites généralement du bois de sycomore d’Égypte. C’était apparemment l’arbre le plus commun, puisque la plupart des ustensiles en sont faits aussi. Toutes les caisses sont munies d’un masque ou d’une figure d’homme ou de femme. Quelques unes des grandes caisses en contiennent d’autres en bois ou en plâtre, recouvertes de peintures. Les caisses intérieures sont quelquefois modelées sur le corps qu’elles renferment ; d’autres fois elles n’indiquent que faiblement la forme du corps humain ; mais elles portent sur la surface une figure d’homme ou de femme, comme les caisses extérieures. Ces figures humaines, imitées sur lés cercueils, se distinguent aisément, quant au sexe, par la bax-be et par le sein.

Quelques momies ont la tête et la poitrine ceintes de guirlandes de fleursetde feuilles d’acaciaou de sount. Le dernier de ces arbres ombrage en quantité les bords du Nil, au-delà de Thèbes, surtout en Nubie. La fleur, tant qu’elle est fraîche, est jaune et d’une substance tenace, comme si elle était artificielle ; les feuilles sont également d’une forte contexture qu’elles ne perdent même pas lorsqu’elles sont fanées. Dans l’intérieur des momies on trouve des morceaux d’asphalte jusqu’au poids de deux livres. Les entrailles sont quelquefois enveloppées dans de la toile et de l’asphalte. Tout ce qui, de cette substance résineuse, ne s’incorpore pas dans la chair, conserve la couleur naturelle de la poix. Le reste est devenu brun, et, mêlé à la graisse du corps, il forme une masse qui, lorsqu’on la presse entre les doigts, se réduit en poudre. La caisse de bois qui sert de cercueil a été couverte d’abord d’une couche ou de deux d’un ciment qui ressemble assez au plâtre de Paris. On y a quelquefois représenté des figures en bas-relief, à l’aide de moules taillés dans la pierre. La caisse a été ensuite recouverte de peintures ; le fond est généralement jaune, et les figures et hiéroglyphes sont bleus, verts, rouges et noirs, mais la dernière de ces couleurs est rarement employée. Toute cette peinture est recouverte d’un vernis qui l’a très-bien conservée. Quelques couleurs me paraissent de substance végétale, car elles sont évidemment transparentes. On conçoit d’ailleurs qu’il était plus commode pour Les Égyptiens de se servir de couleurs végétales que de minérales, à cause de la difficulté que présentait la bonne préparation des dernières.

Une sorte particulière de momies attira beaucoup mon attention ; c’est celle qui, à ce que je crois, a formé la classe des prêtres. Ces momies ont été enveloppées d’une manière toute différente de celle des autres momies, et toute leur préparation a été faite avec un soin qui indique le respect que l’on avait pources personnages. Les maillots consistent enbandes de toile rouge et blanche entre-mêlées, et qui couvrant tout le corps, le rendent tout bariolé ; mais les bras et les jambes ne se trouvent pas sous ces enveloppes, comme chez les autres momies : ces parties du corps sont enveloppées séparément ; il en est de même des doigts des mains et des pieds. Ces momies ont aux pieds des sandales de cuir peint, et aux bras et poignets des bracelets. Elles ont toujours les bras croisés sur la poitrine, sans que pourtant ils la touchent ; et, quoique le corps soit emmaillotté de tant de toiles, la forme de chaque membre est soigneusement conservée. Les caisses où sont enfermées des momies de cette espèce, sont un peu mieux exécutées que les autres, et j’en ai vu une, où les yeux et les paupières étaient figurés en émail d’une manière très-habile, et à l’imitation de la nature. J’en ai trouvé, parmi les tombes de cette espèce, une dans la vallée à l’ouest de celle de Beban-el-Malouk, dont j’aurai occasion de parler plus bas.

Huit momies que je trouvai ensemble n’avaient jamais été touchées depuis le temps où elles avaient été déposées sous la terre. Les caisses étaient tournées vers l’orient, placées en deux rangs égaux, et enfoncées jusqu’à quatre pouces dans un mortier où elles s’étaient en quelque sorte moulées. Je donnerai quelques détails sur l’ouverture de ces tombes, ainsi que sur le caveau où elles furent trouvées.

Les tombes réservées aux grands sont aussi plus belles que celles des autres classes. Il y en a qui forment des galeries et caveaux fort étendus, composés de plusieurs salles, et ornés de figures occupées des diverses actions de la vie. Les processions funéraires y prédominent ; on voit aussi de tous les côtés des processions agricoles, des cérémonies religieuses, et des solennités profanes, tels que des festins, etc. Il serait trop long de faire connaître tout ce qu’on trouve dans ces tableaux sur les habitudes domestiques des anciens Égyptiens ; et je crois inutile d’entrer dans aucun détail au sujet de ces représentations qui ont été décrites par plusieurs voyageurs, notamment par M. Hamilton dont les remarques lumineuses offrent un commentaire intéressant sur ces objets de l’art égyptien.

Dans les tombes de cette espèce on trouve aussi de petites idoles, tantôt par terre, tantôt sur les caisses de momies. Des vases. y sont dé posés quelquefois avec les entrailles embaumees des personnes qui y sont ensevelies. Ces vases faits en terre cuite, et couverts de peintures, varient en grandeur de huit à dix-huit pouces : le couvercle représente ordinairement la tête de quelque divinité ; ou bien il imite la figure humaine, ou celle d’un animal, tel que le singe, le renard, le chat, etc. Dans les tombes des rois j’ai trouvé quelques vases d’albâtre ; mais malheureusement ils étaient cassés. Dans celles des particuliers on trouve une grande quantité de poterie, ainsi que de la vaisselle en bois, comme si les morts avaient voulu s’entourer de ce qui leur avait servi à l’entretien de la vie. On remarque, en outre, une quantité de petits objets d’ornement, en argile ou en d’autres matières. Parmi les échantillons de l’industrie des anciens Égyptiens que j’ai été assez heureux de trouver, il y a des feuilles d’or battu, presque aussi minces que celles de nos orfèvres. L’or m’en a paru extrêmement pur, et d’une plus belle couleur que ce métal n’en a ordinairement chez nous. Il paraîtra assez singulier qu’on ne découvre point dans les tombeaux d’instrumens de guerre, surtout quand on considère que les anciens Égyptiens étaient une nation très-belliqueuse. Malgré toules les recherches que j’ai faites à cet égard, je n’ai jamais pu trouver qu’un arc de deux pieds de long ; il était muni à l’un des bouts d’une pointe en cuivre, très-bien attachée ; et à l’autre bout, il avait une entaille pour recevoir la corde ; on voyait qu’il avait été fendu par la corde, et qu’on l’avait recollé.

Un des mille objets trouvés dans les tombes égyptiennes, c’est le scarabée, animal qui a dû être un emblême sacré pour les anciens habitans de l’Égypte. On en voit de diverses matières, en basalte, en vert antique ou d’autres pierres, et en terre cuite. Quelques scarabées sont couverts d’hiéroglyphes qui contiennent probablement des prières particulières, ou le récit des événemens mémorables de la vie du décédé ; mais les scarabées de cette espèce sont rares. Quelques savans croient que les Égyptiens s’attachaient des figures de scarabées au cou, en allant à la guerre ; cependant nous n’avons point de preuves suffisantes de cet usage ; et, quant à moi, je n’ai trouvé qu’un seul exemple qui paraisse appuyer cette conjecture. C’est un scarabée sculpté sur une plaque de basalte qui avait été attachée au cou d’un personnage royal dans la tombe de Psammétique. J’ai trouvé encore des scarabées, à tête humaine, que je n’avais jamais vus auparavant. Les Égyptiens possédaient sûrement l’art de fabriquer les toiles dans la même perfection que jious ; car, sur plusieurs figures peintes, je vis des vêtemens si fins qu’ils en étaient transparens ; et, parmi les enveloppes des momies, je trouvai une toile aussi belle que notre mousseline, très-solide, et d’un tissu fort égal. Ils avaient aussi l’art de tannerle cuir ; ils en faisaient des souliers précisément comme nous ; j’en ai trouvé de diverses formes. Ils possédaient de plus les procédés de la teinture du cuir, et une sorte de maroquinerie, ainsi que l’art d’y imprimer des figures en relief, dont j’ai vu plusieurs échantillons. Je présume que pour faire ces empreintes ils pressaient le cuir mouillé avec un fer chaud. Ils fabriquaient aussi un verre grossier, dont ils faisaient des grains de collier et d’autres ornemens.

Ils émaillaient, et, en outre, ils savaient parfaitement bien dorer, ainsi que l’attestent les ornemens trouvés dans leurs tombeaux. Ils battaient le cuivre en feuilles, et faisaient une composition métallique assez semblable à notre plomb, mais plus douce, et pourtant plus tenace ; elle ressemble à celle des feuilles de plomb qui nous viennent de la Chine dans les boîtes à thé ; mais elle est plus épaisse. J’en ai trouvé quelques morceaux, doublés de part et d’autra de feuilles minces d’un autre métal que l’on pourrait prendre pour de l’argent, mais qui pourtant ne me paraît pas en être. Il est certain, au reste, que l’argent était rare en Égypte, du moins bien plus que l’or ; en effet, dans les ornemens des momies, l’or est très-commun, tandis qu’on y voit rarement de l’argent.

Ils taillaient en grande perfection, surtout des figures en bois, dans lesquelles ils observaient fort bien les proportions naturelles, quoiqu’ils ne connussent pas les règles anatomiques ; ils conservaient dans ces figures, comme dans les statues de marbre, cette belle simplicité qui était un des traits de leur caractère, et qui étant empruntée de la nature, plaît dans tous les âges et à tous les peuples. Dans une des tombes des rois, je trouvai deux figures en bois, d’environ sept pieds de haut, et d’un très-beau travail. Ces deux statues sont debout et étendent un bras, comme pour tenir une torche. Les sépulcres renferment beaucoup d’autres ouvrages taillés, tels que hiéroglyphes, ornemens, etc.

L’art de vernisser le bois, la pierre, la poterie était poussé chez eux à un si haut degré, que je doute que nous puissions y atteindre aujourd’hui. Mais on ne trouve que rarement des modèles de cette branche d’industrie, tandis que les échantillons des sortes inférieures et communes abondent. Je n’en ai même trouvé nulle part que dans le tombeau de Psammétique mais aussi ces vernis étaient-ils de la plus belle couleur.

L’art de la peinture était peu avancé chez les Égyptiens, puisqu’ils ne savaient point ombrer les figures, et les faire ressortir ; mais il faut leur rendre cette justice qu’ils distribuaient leurs couleurs avec goût. Il règne beaucoup d’harmonie dans l’emploi même du rouge et du vert, couleurs qui nous paraîtraient trop tranchantes, et qu’ils mêlaient de manière à produire un effet très-agréable et même brillant, surtout à la lumière. Il m’a paru, comme je l’ai dit plus haut, que leurs couleurs étaient tirées du règne végétal : en voici une nouvelle preuve. Les habitans actuels de l’Égypte qui fabriquent de l’indigo, le composent très-grossièrement en gâteaux de la grandeur du biscuit de mer. Comme ils ne savent extraire le suc de la plante, sans y mêler du sable, les gâteaux reluisent de toute part à cause de ce sable fin. Or les anciens Égyptiens ne faisaient pas mieux ; tout le bleu de leurs peintures, qui est évidemment de l’indigo, brille comme les gâteaux de fabrique moderne. Leur dessin et leur sculpture n’étaient pas plus avancés ; cependant ils savaient donner une certaine vivacité aux attitudes et animer les figures. Ils connaissaient à peine la perspective, et dessinaient toujours les figures de profil. Je parlerai du procédé qu’ils employaient pour sculpter et peindre, lorsqu’il sera question de leurs tombeaux qui en offrent de beaux modèles. Ils ne connaissaient d’autres couleurs que le rouge, le bleu, le jaune, le vert et le noir ; ils avaient deux nuances de bleu, le clair et le foncé. Avec ce petit nombre de couleurs, ils décoraient leurs temples, leurs tombeaux, enfin tout ce qui était susceptible d’être peint. Cependant, quoiqu’ils eussent peu de couleurs, je suis sûr qu’ils ne les employaient jamais toutes dans le même morceau.

Quant à leur architecture, il est vraisemblable qu’elle était en harmonie avec leurs opinions religieuses. Il faut se rappeler, par les auteurs anciens, que les Égyptiens croyaient qu’après trois mille ans, leur corps et leur âme commenceraient une nouvelle vie. Il est donc probable qu’ils ont voulu rendre leurs édifices assez durables pour qu’ils pussent leur servir encore après leur retour sur la terre. On a cru long-temps qu’ils n’ont pas connu l’art de ceintrer leurs voûtes. Cependant mes observations infirment cette opinion générale. D’abord il y a des arches dans les édifices de Thèbes. On en peut voir une à Gournah sous les rochers qui séparent ce lieu de la vallée de Beban-el-Malouk[7]. Cette arche diffère à la vérité entièrement de celle qui est en usage dans le style de notre architecture ; mais il est probable que si les Égyptiens n’en ont pas ceintré comme nous, c’est qu’ils ont voulu donner la préférence à leur manière de construire. En effet, ils n’avaient pas besoin de voûtes ; ils aimaient mieux remplir leurs temples de colonnes, dont ils faisaient le principal ornement de leurs grands édifices religieux, et qui, réellement, présentent l’aspect le plus imposant que l’on puisse voir. En les supprimant, on ne trouverait plus aux constructions égyptiennes ce caractère de solidité et de durée inaltérable qui fait l’admiration de la postérité. Le peu d’arches et de voûtes que l’on avait trouvées jusqu’à présent avait fait croire aux voyageurs prévenus, que c’était l’ouvrage de peuples postérieurs aux anciens Égyptiens ; mais je vais prouver qu’il doit leur être attribué, et qu’ils possédaient l’art de construire des voûtes à clef tout aussi bien que nous.

Un procédé particulier aux Égyptiens, c’était celui d’élever des murs de briques crues, d’une force énorme. Il nous en reste un grand nombre de preuves incontestables. Or je demanderai à tout voyageur qui visitera Thèbes, s’il pense que le mur autour de l’avenue des sphinx ou autour des statues à tête de lion que j’ai découvertes à Carnak, a pu être fait par un autre peuple que les anciens Égyptiens. Quelques uns de ces murs servent même d’enceintes aux temples. On supposerait à tort que, dans la suite des temps, quelque autre nation, adorant les mêmes divinités, a élevé ces murs pour conserver les lieux destinés au culte. Ils se lient si bien au plan des édifices sacrés, qu’il est évident que le tout a été construit au même temps. Ce qui est encore plus concluant, c’est qu’à Gournah il y a des catacombes fort étendues, creusées non-seulement dans le roc, mais aussi dans la plaine, au pied des rochers, a douze ou quatorze pieds au-dessous du niveau du sol, et se prolongeant fort en avant sous terre. On entre généralement dans ces tombes par un escalier qui conduit à une grande galerie longue quelquefois de quatre-vingt-dix à cent pieds, et taillée dans le roc ; en face de l’escalier se trouve communément le caveau sépulcral. Il faut remarquer que ces galeries souterraines entraient dans le plan des constructions de ce genre ; on était obligé de les protéger de part et d’autre par des murs ou paremens, contre l’éboulement des terres, qui n’auraient pas tardé d’encombrer le passage. Ces gros murs ont donc été construits quand on a creusé les catacombes, et n’ont point été surajoutés par quelque autre peuple. Or, au-dessus des escaliers qui conduisent aux passages souterrains, on voit des voûtes hautes et majestueuses, composées des mêmes briques, et ne faisant qu’un tout avec ces murs d’épaulement ; elles ont donc dû être élevées par les constructeurs des tombeaux. Cependant il ne faut pas confondre les constructions dont je parle avec beaucoup d’autres édifices qu’on voit à Gournah, et qui sont évidemment d’une époque plus récente. Ceux-ci sont bâtis en partie de briques plus petites, et en partie de briques enlevées aux vieux murs des Égyptiens, et le genre de leur structure fait assez voir qu’ils ne sont pas dus aux anciens habitans du pays.

Plus on considère, en général, l’architecture égyptienne, plus on se persuade qu’elle renferme tous les ornemens et perfections dont on fait communément honneur à d’autres peuples, particulièrement aux Grecs ; et que ceux-ci ont même puisé presque toutes leurs idées, en fait d’architecture, dans les monumens de l’antique Égypte.

Les Égyptiens étaient une nation primitive ; ne trouvant pas de modèles à imiter, ils étaient obligés d’inventer et de créer. À cet égard la nature les avait doués de facultés tellement heureuses, que leur génie pourrait encore aujourd’hui nous fournir des idées nouvelles, après toutes celles qu’on leur a empruntées. Pour ne parler que des ordres d’architecture, on retrouve dans les chapiteaux de leurs colonnes les ordres que les Grecs en ont tirés, et on en remarque d’autres que l’on pourrait en tirer encore. Ces lotus qui couronnent d’une manière si gracieuse les colonnes égyptiennes, ont été le germe des ordres dorique et corinthien. L’idée de l’ordre ionique paraît avoir été inspirée par la vue des chapiteaux des colonnes de Tentyra, du petit temple d’Edfou et du petit temple d’Isis, dans l’île de Philæ. Le nom de la divinité même à qui le premier et le dernier de ces temples étaient dédiés, vient à l’appui de cette conjecture. On n’ignore pas que l’Io des Grecs était l’Isis des Égyptiens : or le nom d’ionique paraît venir d’Io. Par cette dénomination, l’inventeur du nouvel ordre d’architecture aura voulu faire honneur de sa découverte à la déesse dont le temple lui en avait donné la première idée.

Ce qui rend admirables les sculptures des anciens Égyptiens, c’est la hardiesse de l’exécution. La proportion gigantesque des statues forçait les artistes à bien calculer l’effet de leur ouvrage. Lorsqu’ils faisaient des figures de grandeur naturelle, ils pouvaient observer les proportions du corps humain ; mais quand il s’agissait de statues de trente à cinquante pieds de haut, il fallait bien excéder les proportions naturelles de la tète et de toute la partie supérieure, qui, destinée à être vue de loin, aurait sans cela manqué d’effet, et fait paraître la statue informe. Quelle patience et quelle peine il a fallu pour sculpter ces innombrables hiéroglyphes, qui couvrent les pierres de tous les édifices ; et ces figures qui décorent et les temples, et les tombes, et les obélisques ! On se servait en général pour la sculpture de quatre sortes de roche, d’une pierre sableuse, du calcaire, de la brèche et du granit. À l’exception de la première, elles étaient toutes très-dures, et, ce qui est assez singulier, nous ignorons avec quels outils on les taillait. Ceux de nos jours auraient bien de la difficulté à tailler le granit, et je doute qu’ils pussent réussir à en rendre la surface aussi lisse, qu’on le voit sur l’ancien granit d’Égypte. Je présume, au reste, que le granit et les autres pierres, sculptées par les Égyptiens, étaient d’abord plus tendres, et qu’elles se sont durcies pendant leur longue exposition à l’air. Les figures sculptées sur la pierre calcaire ont des angles si tranchans que le meilleur ciseau de nos fabriques n’en ferait pas autant. Le calcaire est d’une telle dureté qu’il se casse plutôt comme du verre que comme de la pierre ; et quant au granit, il se laisse à peine entamer.

À l’extrémité de la plaine de Gournah dont j’ai parlé, et au pied des rochers qui séparent ce vallon de celui de Beban-el-Malouk, nous fîmes creuser au bout d’une avenue où il a dû y avoir des sphinx. On y trouva une chaussée s’élevant graduellement vers des ruines, qui, ayant été mises à découvert, se trouvèrent être celles d’un temple orné de colonnes octogones, les seules de ce genre que j’aie vues en Égypte. Ce temple est évidemment antique : cependant, malgré les hiéroglyphes et d’autres ornemens nationaux qui en couvrent les murs, je n’oserais soutenir qu’il est Égyptien ; car les proportions du plan, autant que j’ai pu les reconnaître, et l’ordre des colonnes, diffèrent entièrement de ce qu’on voit aux autres temples, et il est probablement d’une époque moins ancienne. Plus loin, précisement sous les rochers, nous découvrîmes une porte de granit de neuf pieds de haut sur cinq de large et sur un et demi d’épaisseur. Couverte d’hiéroglyphes et defigures bien sculptés, elle est couronnée d’une corniche, et surmontée du symbole ordinaire, le globe ailé. Elle avait été peinte ; quand nous la découvrîmes, elle était entièrement enfouie sous terre.

Pendant que mes ouvriers travaillaient aux fouilles, je passais mon temps à parcourir les tombeaux et à pénétrer dans toutes les cavernes où il y avait possibilité de me glisser. Dans les grandes tombes, je faisais frapper quelques coups vigoureux de marteaux contre le rocher ou le mur de paiement, pour discerner, par le son, s’il y avait dans le voisinage quelque caveau caché. Un jour les coups de marteaux retentirent comme sur un creux, et frayèrent une ouverture d’un pied et demi de large dans une autre tombe. Après avoir élargi suffisamment cette brèche, nous y passâmes, et nous trouvâmes dans le nouveau souterrain plusieurs momies et une grande quantité de caisses brisées. Les pierres tombées de la voûte tranchaient comme un rasoir, et, comme mes souliers n’étaient pas très-forts, je reçus plusieurs coupures aux pieds. Ces pierres se détachent de la voûte par éclats, ce qui prouve qu’elles sont maintenant plus dures que lorsqu’on creusa le caveau. Nous trouvâmes dans cette caverne une ouverture carrée, par laquelle nous descendîmes ; arrivés au bas, nous aperçûmes une petite chambre de chaque côté du puits. Dans l’une il y avait un sarcophage de granit, dont le couvercle était parfaitement conservé ; mais ce monument était situé de manière à n’être guère susceptible d’être tiré du souterrain. Sur les momies, nous trouvâmes de petits papyrus, et un seul d’une grandeur extraordinaire.

Quand je ne voulais pas traverser le soir le fleuve pour aller à notre demeure au temple de Louxor, je m’établissais à l’entrée d’une des tombes, parmi les Troglodytes. C’était un divertissement pour moi. Ce peuple occupe ordinairement le passage entre la première et la seconde entrée des sépulcres ; les murs et le plafond de leurs demeures sont noirs comme des cheminées. La porte intérieure est bouchée avec de la boue, et il n’y reste qu’une ouverture à peine suffisante pour qu’un homme puisse s’y glisser. Leurs brebis y entrent la nuit, et mêlent leurs bêlemens à la voix des maîtres. Quelques figures égyptiennes mutilées, parmi lesquelles on distingue souvent les deux renards. symboles de la vigilance, decorent l’entrée des anciennes cavernes sépulcrales. Une petite lampe, alimentée de graisse de brebis, ou d’huile rance, et placée dans une niche du mur, répand un faible rayon de lumière dans ces réduits affreux ; une natte étendue à terre est le seul objet de commodité qu’on y trouve. Je n’en avais pas d’autre quand je passais la nuit dans ces tombes. Le soir, les Troglodytes venaient s’assembler autour de moi ; et notre conversation roulait principalement sur les antiquités. Chacun racontait ses découvertes ; on m’apportait les antiques que l’on possédait, pour mêles vendre, et quelquefois j’avais lieu de me féliciter de mon séjour dans ces rochers. Pour souper, j’étais toujours sûr d’y trouver du lait et du pain, servi dans une écuelle de bois ; mais quand ils savaient que j’allais passer la nuit chez eux, ils tuaient pour moi une couple de volailles, et les rôtissaient dans un petit four que l’on chauffait avec des morceaux de cercueils de momies, ou avec les ossemens et les linceuls des morts. Dans ces sépulcres, il n’est pas rare de s’asseoir parmi des crânes et des os qui ont appartenu à des contemporains des Ptolémées, et l’Arabe qui vit dans leurs tombeaux, ne se fait aucun scrupule d’en tirer parti pour son ménage. L’habitude finit par me rendre à cet égard aussi indifférent qu’eux, et ; je me serais accommodé, pour coucher, d’un puits de momies, comme de tout autre lieu.

Chacun peut être heureux, s’il veut ; car le bonheur dépend certainement de nous. L’homme qui se contente de ce que le Sort lui donne, est heureux, surtout s’il est bien persuadé que c’est là tout ce qu’il pourra obtenir. On ne s’attendrait pas, à la vérité, de trouver le bonheur chez un peuple qui habite des repaires comme des bêtes sauvages, qui se voit toujours entouré des corps et des cercueils des anciens habitans du pays, et qui, enoutre, estsoumis à un pouvoir tyrannique, dont il n’y a jamais d’amélioration à espérer, qui ne connaît même pas de justice et gouverne suivant ses caprices despotiques. Cependant l’habitude a rendu familière et supportable à ces malheureux leur position affreuse, et ils ne vivent pas sans connaître le bonheur. Le soir, le fellah rentre chez lui ; il s’assied auprès de sa caverne, fume une pipe avec ses compagnons, et s’entretient avec eux de sujets qui les intéressent le plus, tels que la dernière inondation du Nil, la moisson qui l’a suivie, ou des espérances que donne la moisson prochaine. Sa femme lui apporté son écuelle de lentilles, et du pain trempé dans de l’eau ; si elle peut y ajouter du beurre, c’est un régal. Sachant que son sort n’ira jamais au-delà, le paysan de Gournah n’en demande pas davantage ; il se contente de ce qu’il a ; il est heureux. Est-il jeune, tous ses efforts tendent à amasser la somme de cent piastres (environ soixante francs), afin d’être à même d’acheter une femme et de faire une noce. Les enfans ne sont guère une charge pour le ménage ; leur habillement ne coûte rien, car ils vont nus, ou ne sont couverts que de haillons. Quand ils avancent en âge, la mère leur enseigne comment il faut gagner quelque vêtement ; l’exemple des parens leur apprend d’ailleurs bientôt à tromper les étrangers et à leur extorquer de l’argent. Les femmes, quoique plongées dans la misère, ne sont pourtant pas étrangères à l’art de la coquetterie ; elles aiment à se parer de grains de verre, et de coraux grossiers. Celle qui trouve le moyen de se procurer une paire de boucles d’argent ou de bracelets, excite l’envie de ses compagnes. Quoique l’usage de l’Orient habitue les femmes à une grande modestie, il n’y a pourtant guère que les laides qui restent strictement fidèles à la coutume de dérober leurs traits aux regards des hommes. Les jolies, sans enfreindre précisément l’usage, trou vent mille moyens de faire voir à l’étranger que la nature leur a donné des attraits pour plaire. Un voile qui tombe ou se dérange par hasard, sert à la fois la coquetterie que commande la nature, et la modestie que prescrivent les mœurs.

Quand un jeune homme veut se marier, il va trouver le père de celle qu’il a choisie, et convient avec lui du prix qu’il met à la cession de la fille. Dès que le marché est conclu, il examine combien d’argent il peut destiner à la noce. L’établissement du ménage n’exige pas de grandes dépenses. Trois ou quatre pots de terre, une pierre pour broyer le grain, et une natte pour coucher, voilà tout l’ameublement dont il a besoin. La femme apporte son vêtement et ses bijoux ; si le jeune marié est galant, il lui fait cadeau d’une paire de bracelets d’argent, d’ivoire ou de verre ; alors le bonheur de la mariée est au comble. La maison est toute prête ; c’est une caverne sépulcrale ; elle ne donne aucun souci pour le loyer ni pour les frais de réparation. La pluie ne traversera jamais le toit ; il n’y a pas de porte ; on peut s’en passer, car il n’y a rien à fermer, si ce n’est pourtant une sorte d’armoire qu’ils font en terre et paille durcie au soleil, et dans laquelle ils serrent leurs effets précieux. Une planche de cercueil de momie sert de porte à cette espèce de niche. Quand la maison ne plaît pas au jeune couple, il en prend une autre ; il peut choisir entre cent ; je dirais entre mille, si toutes les cavernes étaient préparées pour recevoir des hôtes vivans.

Pendant que nous étions occupés de nos recherches à Thèbes, nous apprîmes que le defterdar allait de nouveau remonter le Nil. Toutes mes opérations étaient alors en train, et permettaient d’heureux succès. A Carnak, je mis un jour, avant de traverser le fleuve pour me rendre à Gournah, plusieurs hommes à l’ouvrage sur un terrain situé au bas d’une butte d’où sortait une portion d’un grand colosse. M. Beechey, qui fréquentait quelquefois les ruines, me fit ce jour-là le plaisir de surveiller les fouilles. Le soir, en revenant de Gournah, j’appris qu’ils avaient découvert une tête colossale, plus grande que celle que j’avais transportée à Alexandrie pour être envoyée en Angleterre. Elle était de granit rouge, d’un beau travail, et parfaitement conservée, à l’exception d’une oreille et d’une partie du menton qui avait été abattu avec la barbe. Au bas du cou ce fragment de colosse avait été séparé des épaules. Il était coiffé de la mitre ou mesure de grains. Quoique plus grande en proportion que la tête du jeune Memnon, ce morceau ne formait pas une masse aussi grosse et aussi lourde, n’ayant point, comme l’autre, une portion des épaules attachée au cou. Dans huit jours de temps’je l’eus fait transporter à Louxor, quoique la distance fût un peu au-delà d’un mille.

À cette époque j’avais déjà accumulé à Louxor de quoi charger un bateau aussi grand que celui du voyage précédent. Outre la tête colossale dont je viens de parler, et qui avait dix pieds depuis la nuque jusqu’au sommet de la mitre, je me procurai un bras du même colosse qui avait aussi dix pieds de long, et qui peut donner une idée des proportions énormes de la statue à laquelle ces fragmens ont appartenu.

Je fis enlever aussi le fameux autel représentant six divinités en bas-relief, un des travaux les plus finis qu’on ait trouvés en Égypte. Il avait été renversé de son piédestal dans un petit temple situé dans un coin au nord-est du mur d’enceinte du grand temple de Carnak. Le piédestal, fait d’une sorte de marbre blanchâtre, y est encore en place. J’eus aussi quatre grandes statues à tête de lion dont j’ai parlé plus haut, et le couvercle du sarcophage que j’avais visité dans les cavernes de Gournah, ainsi que j’ai raconté dans la relation de mon premier voyage. On s’imagine bien que ce ne fut pas sans beaucoup de peine que je réussis à tirer cette masse de granit du fond d’une caverne, à laquelle on arrivait par un passage à peine assez haut pour qu’un homme pût s’y asseoir. Il fallait traîner le bloc sur un terrain raboteux, dans un tourbillon de poussière, et dans une chaleur qui, sous ce passage étroit et au milieu de tant d’ouvriers, devint sulFocante. Cependant le transport s’en fit sans accident, et le couvercle arriva sur l’autre bord du fleuve, à Louxor, prêt à être embarque.

Tous ces objets se trouvèrent rassemblés fort à propos ; car un nouvel obstacle vint paralyser mes opérations. Le defterdar-bey, à peine arrivé à Gamola, à trois milles au nord de Thèbes, envoya aux cachefîs etcaimaians qui commandaient sur les deux côtés des ruines, l’ordre de ne plus permettre aux Anglais de recueillir des antiquités, et aux Arabes, de travailler pour eux, ou de leur vendre le moindre objet. Je dois informer le lecteur que les deux agens de nos adversaires étaient allés trouver le bey à Gamola, et avaient sollicité de lui cette mesure, sous prétexte qu’ils ne trouvaient plus aucune acquisition à faire, parce que les Anglais accaparaient tout. Le bey ne se laissa pas prier long-temps, et expédia en conséquence des ordres aux chefs de Gournah, Louxor et Carnak.

Le cheik de Gournah vint nous faire connaître la défense qu’il avait reçue. Le pauvre diable, qui nous était attaché, dit qu’il en était fâché, mais qu’il se voyait obligé d’obéir. Il était trop tard pour ce jour-là d’aller parler au bey ; j’attendis donc jusqu’au lendemain matin. À mon arrivée à Gamola, je trouvai ce chef puissant assis sur son divan, entouré de ses cacheffs et d’un grand nombre de serviteurs. Il m’accueillit plus froidement qu’à ma première visite ; il me demanda si je n’avais pas encore fini de faire ma collection. Je lui répondis que, tant que j’aurais sa permission, je continuerais toujours de chercher et de recueillir.

Je lui présentai en même temps la lettre du pacha. Un cadeau lui aurait sans doute fait plus de plaisir. Il jeta un coup d’œil sur l’adresse, et fît tomber la conversation sur d’autres matières ; il se passa une demi-heure avant que je pusse la ramener sur le but de ma visite. Je voulus savoir les raisons qui l’avaient engagé à faire suspendre nos travaux à Carnak, et à défendre aux habitans de ce lieu de ne plus rien vendre aux Anglais. Il jeta de nouveau les yeux sur la lettre, et fit part aux cacheffs du contenu ; mais en ajoutant que la lettre était rédigée de manière à faire croire que le vieux pacha radotait, ce qui dispensait le bey de se conformer à ses caprices. Mettant ensuite la lettre de côté, il parla d’autre chose. Je vis qu’il cherchait des prétextes pour justifier sa conduite à notre égard. Il me dit qu’il avait été informé que les fellahs se plaignaient de nos mauvais traitemens, que nous les battions sans cesse, et que nous tirions à tout moment le sabre pour leur couper la tête. À ces accusations je me levai de mon siége, et lui répliquai que j’étais étonné qu’un homme d’autant de bon sens pût ajouter foi à de pareils rapports, et nous condamner sans preuves ; qu’il lui suffirait de prendre des informations pour se convaincre de la fausseté de ces assertions ; j’ajoutai qu’il était de son devoir de me rendre justice. Il continua en disant que nous avions acheté presque toutes les antiquités que l’on pût se procurer à Gournah, tandis que la partie adverse ne pouvait rien acheter ; qu’il était donc temps d’arrêter nos opérations. Je lui représentai que tout ce que nous avions acquis, nous avait été vendu volontairement par les Arabes, et je le priai de ne pas s’en rapporter aux assertions de nos adversaires qui ne cherchaient qu’à nuire sous main à nos recherches, etc.

Il detourna de nouveau la conversation ; je lui demandai enfin ce qu’il comptait faire relativement à l’ordre envoyé à Carnak. Au lieu de me répondre directement, il me demanda si Gournah était bien loin. On lui montra par la croisée ce village, dans un éloignement de six milles. Il commanda alors ses chevaux, et, au bout de quelques minutes, nous fumes en route pour nous y rendre. Nous arrivâmes dans deux heures de temps, et nous nous transportâmes tout droit au Memnonium. Il s’y informa de ce qu’il appelait les grandes mosquées, et fit plusieurs questions sur les édifices et les colosses de ce lieu antique. Il se dirigea ensuite vers les deux statues colossales, et puis sur Médinet, où je le suivis avec la ferme résolution d’obtenir la révocation de la défense adressée aux cheiks. Je cherchai des occasions de lui parler seul ; elles ne me manquèrent point, mais je ne pus en profiter, car dès que j’entamais ce sujet, il croisait la conversation par d’autres questions. Cependant je ne me laissais pas décourager, et je me promettais bien de ne pas le lâcher ; car je savais que, pour obtenir des Turcs quelque chose contraire à leur volonté, il faut les importuner et leur forcer la main.

Après avoir jeté un coup d’œil général sur ces ruines, il s’assit vis-à-vis de la fameuse peinture représentant un combat, et donna son avis sur ce morceau. Il prétendit qu’il était impossible que la couleur fût de la même époque que la sculpture, puisque les pierres étaient dégradées, tandis que la peinture avait encore de la fraîcheur. Je lui répondis que l’état de conservation dans lequel se trouvaient les couleurs de ce tableau, était un effet du climat. Il ne voulut pas le croire, et persista dans son opinion, que ces deux parties ne dataient pas de la même époque. Quittant ensuite sa place, il alla s’asseoir sur le seuil de la première entrée des ruines, et fit venir le cheik de Gournah à qui il avait adressé ses ordres, et qu’il savait être attaché à notre parti. Le pauvre chef de village trembla de tous ses membres en paraissant devant son supérieur. On lui demanda combien d’ouvriers étaient employés à la recherche des momies ; le cheik répondit qu’il y en avait six ou sept. Je vis le hey embarrassé sur la conduite qu’il avait à tenir à notre égard, étant pressé d’un côté de révoquer son ordre, et désirant d’un autre côté mortifier notre parti, et se venger sur le malheureux cheik.

Tout à coup une idée bizarre lui passe par la tète ; il demande au cheik s’il peut trouver à Gournah une momie qui n’ait pas encore été ouverte. Le cheik répond que pourvu qu’on lui laisse le temps de chercher il en trouvera peut être ; mais que ceux qui en déterrent, les ouvrent ordinairement sur-le-champ. Cependant le bey exige qu’on lui trouve une momie sur-le-champ, menaçant le cheik de la bastonnade au cas qu’il ne satisfasse pas à la volonté de son maître. On lui ordonne de creuser à l’instant sous ses pieds et d’y trouver une momie. Il aurait eu beau assurer qu’il n’y avait de momies qu’à Gournah, et qu’on n’en trouvait point sur les lieux où il était : on l’aurait forcé de fouiller, si quelqu’un de la suite du bey et un cachefîn’avaient confirmé son assertion. Le bey envoie alors le cheik à Gournah pour y chercher une momie enfermée encore dans sa caisse, en lui accordant une heure pour la trouver. Le pauvre cheik veut faire des observations, trois ou quatre soldats le mettent dehors.

Le bey reprit ensuite la conversation, m’adressa plusieurs questions au sujet du temple, 4ît me demanda si nous y avions fait des dessins, en ajoutant qu’il dessinerait lui-même s’il avait du papier et des pinceaux. Je lui répondis que je ne doutais point qu’il ne fît de très-bonnes esquisses des objets qui étaient devant nous. Làdessus il me demanda un pinceau et du papier. J’en tirai de mon portefeuille ; il les prit et fit un croquis du chapiteau d’une des colonnes élevées devant la porte. Quand il eut fini, le dessin fut montré fièrement à tous les assistans. Il loua ce chef-d’œuvre tout le premier, et tous s’accordèrent à le trouver superbe. Il me le donna avec un air de satisfaction, en disant : « Tenez, voyez ce que je sais faire ! » Je pris le papier et le mis dans mon portefeuille. J’ai gardé jusqu’à ce jour cet échantillon du savoir faire d’un bey turc.

Nous quittâmes ensuite Médinet-Abou, et nous nous rendîmes à Gournah. Le cheik et quelques janissaires y attendaient humblement à l’ombre d’un daoum sa Hautesse, pour lui présenter la momie exigée. Avant même de l’avoir vue, le bey s’écria qu’il était certain qu’elle avait été ouverte par un de ces drôles qui allaient à la recherche des momies. Le Gheik avait beau protester qu’il avait trouvé la caisse dans l’état où il la présentait, et que personne ne l’avait ouverte avant lui ; il avait à faire à un maître barbare qui ne cherchait qu’un prétexte pour le punir d’être notre ami. Le bey ordonna d’étendre le cheik sur le sol, et de lui appliquer la bastonnade. Cette sentence fut exécutée sur-le-champ : les douleurs et les cris du malheureux indignèrent jusqu’aux Turcs qui assistaient à sa punition. Je m’aperçus que tout cela venait des intrigues de nos adversaires qui avaient suggéré au bey que le cheik nous était dévoué, et qui avaient fait suivre leurs insinuations de quelques petits présens. Je ne manquai pas d’intercéder pour le malheureux délinquant ; mais ce fut sans succès, et j’étais persuadé que plus je témoignerais d’intérêt pour lui, plus on le frapperait. L’interprète, sans trop réfléchir à la démarche qu’il faisait, osa intercéder au nom de M. Salt, consul d’Angleterre ; le bey s’en moqua. L’interprète invoqua ensuite le nom du pacha, beau-père du bey. Celui-ci répondit qu’il était seul maître ici. En même temps il s’adressa à l’homme qui frappait le cheik, en s’écriant : « Allez, allez, ferme ! »

À force de coups le malheureux avait perdu connaissance, et il n’aurait pas fallu beaucoup pour le faire expirer sous le bâton. Je laisse à penser à tout ami de l’humanité quelle dut être mon indignation contre le despote qui se vengeait avec autant de lâcheté. J’aurais laissé éclater mon ressentiment, si je n’avais réfléchi que manquer d’égard au bey serait m’exposer en pure perte à des insultes de la part d’un homme brutal qui semblait me provoquer exprès pour avoir de quoi justifier sa conduite. Obligé de restreindre mes mouvemens d’impatience et d’indignation, je restai immobile pendant quelque temps. Voyant sourire le bey, je cherchai à lui dérober ce qui se passait dans mon âme pour ne pas ajouter à sa jouissance cruelle. Enfin, il fit suspendre la punition, et le cheik, plus mort que vif, fut transporté dans sa caverne. Par ordre du maître, on ouvrit la momie, et n’y ayant rien trouvé, il s’écria qu’on si on ne lui en apportait pas une intacte, il jeter ait le cheik dans le fleuve. L’aversion que m’inspirait sa cruauté ne lui échappa point. Pour s’en venger, il fit appeler un autre cheik, et lui ordonna de laisser désormais acheter à nos adversaires toutes les antiquités que l’on trouverait à Gournah. Cependant, sur la représentation que je lui fis de la nécessité où je me trouvais d’écrire le soir même au Caire, il fit appeler mon interprète, en remontant à cheval, et lui dit qu’il n’avait qu’à envoyer quelqu’un à Gamola, pour recevoir de lui, le bey, une autorisation à faire travailler le lendemain. Je lui dis que ce changement apparent de ses sentimens ne m’empêcherait pas d’envoyer des dépêches au Caire pour faire savoir au pacha comment on se conformait à sa volonté. J’allai voir ensuite le cheik ; je trouvai ce malheureux incapable de proférer une parole. Je fis ce que je pouvais pour le soulager ; mais il régnait parmi les Arabes une ter reur telle qu’ils n’osaient plus avoir de relation avec nous.

Le lendemain matin, j’allais envoyer l’interprète à Gamola, quand nous vîmes la cange du bey passer devant Louxor, et le cacheff de Kéneh faire débarquer un homme porteur de la prétendue autorisation du bey pour faire travailler vingt ouvriers pendant huit jours. Voyant que le bey ne s’arrêtait point, je parlai au cacheff pour qu’il sollicitât une autorisation moins limitée ; mais il parut décliner cette commission, étant persuadé que le bey ne voulait qu’éluder les autorisations que nous lui demandions. Il nous avoua sans retenue que nos adversaires nous avaient calomniés auprès de son maître, en ajoutant que, pour sa part, il nous aurait volontiers servis, si cela eût dépendu de lui. Je lui fis entendre qu’il y allait, en effet, de son intérêt à être aussi favorable à notre parti qu’à l’autre, et que j’étais persuadé que l’inimitié du bey ne tarderait pas à cesser, puisque le consul, retenu, pour le moment, par ses affaires, arriverait bientôt avec des présens pour le bey et pour lui, et aplanirait toutes les difficultes.

J’obtins enfin par mes discours qu’il autorisât les ouvriers à travailler pour nous ; en peu de jours tous les objets d’antiquité que j’avais fait déterrer, furent rassemblés sur le quai de Louxor, où je les fis entourer d’un mur en terre. Mais bientôt un nouvel ordre du bey consterna les paysans de Gournah. Il leur fut défendu de rien vendre ni à nous ni aux Français : et de plus il leur fut enjoint de tenir trois momies intactes prêtes pour son retour qui devait avoir lieu sous peu de jours ; et ces momies devaient être cherchées par ceux même qui avaient travaillé pour les Anglais. Les malheureux paysans se voyaient menacés du sort de leur cheik, et celui-ci, qui n’était pas encore guéri, s’attendait à une nouvelle bastonnade.

Nous avions terminé quelques travaux à Carnak et à Louxor, quand le bey, de retour de Derou, reparut le 3 mai dans la matinée à Louxor. Dès qu’il eut débarqué, il vint voir notre collection d’antiques qui formait un bel ensemble. Il fit une ou deux remarques, observa que la tête colossale était un beau morceau, et courut ensuite comme un fou à travers les ruines. Comme il paraissait cette fois mieux disposé à nous écouter, nous osâmes élever des plaintes sur notre position, en lui représentant que les fellahs n’osaient plus travailler, d’après ce qui était arrivé au cheik sur l’autre rive du fleuve, et qu’en dépit des pressantes lettres de recommandation que nous avions reçues du pacha même, nous nous trouvions privés de protection, et exposés aux outrages de nos adversaires et de quiconque voulait nous insulter. Il demanda si réellement nous avions reçu des insultes ; nous lui répondîmes que notre interprète avait été battu par les fellahs de Carnak, et que le caimakan à qui on s’était plaint de cet outrage, avait répondu qu’il ne pouvait punir les agresseurs, dans la crainte d’encourir la disgrâce du bey. Il nous demanda ensuite s’il nous avait déplu, pour avoir fait donner la bastonnade au cheik de Gournah. Je lui répondis qu’à la vérité il n’était pas agréable de voir battre quelqu’un sans motif, et que le cheik n’avait point eu de relations d’affaires avec nous, et ne nous avait vendu aucun objet d’antiquité ; mais que lui, le bey, était le maître de traiter ses subordonnés comme bon lui semblait, et qu’il ne nous appartenait pas d’intervenir dans ses ordres tant qu’ils ne nous étaient pas nuisibles. Il voulut savoir ensuite ce que nous désirions. Nous lui dîmes que nous désirions être respectés, et autorisés à continuer nos recherches ; que nous ne prétendions pas d’être traités plus favorablement que nos adversaires, mais que nous demandions d’acheter aussi bien que d’autres, des antiquités chezîes habitans de Gournah, et d’avoir les ordres pour les cacheffs d’Assouan et d’Ibrim, puisque notre intention était de remonter le Nil. Il y consentit, et se remit en route.

A notre retour à Louxor, j’y trouvai deux des pères de la Propagande, que j’avais vus à Acou, premier voyage de Redamont à Louxor, et qui étaient venus pour voir les antiquités. Ayant été traité par eux avec beaucoup d’égards dans mon voyage, je crus devoir rendre civilité pour civilité. En conséquence je les conduisis dans tous les lieux que je connaissais, surtout dans les tombeaux des rois, au Memnonium, à Medinet-Abou, à Carnak, Louxor, etc. C’était en général un plaisir pour moi, de montrer ces ruines aux étrangers, d’entendre leurs remarques, et d’être témoin de leur surprise et de leur satisfaction à la vue de tant de merveilles. Mais tous les étrangers n’étaient pas également sensibles à ces beautés de l’art antique, et j’avais aussi quelquefois la mortification de ne pas voir partager l’enthousiasme qu’elles m’inspîraient. C’est ce qui m’arriva à l’égard des deux religieux. Ils étaient dans le pays depuis environ dix ans, et le lieu de leur résidence n’était éloigné de Thèbes que d’environ trois journées ; cependant jamais l’envie ne leur était venue de prendre la peine de faire ce voyage ; et probablement ils ne se seraient pas encore mis en route, si je ne les en avais presses quand je les vis pour la première fois ; tandis que d’autres voyageurs viennent exprès de Londres, de Paris, de Vienne, de Pétersbourg pour voir de près des monumens aussi renommés. Mais enfin ils s’étaient décidés à venir à Thèbes. Quand ils eurent passé la grande entrée des tombes, qui est magnifique, ils se plaignirent déjà de la fatigue, quoiqu’ils eussent fait la route sur de bons ânes. J’espérais que la première vue des ruines leur arracherait des cris de surprise ; point du tout ; la ville aux cent portes n’eut pas plus d’intérêt pour eux que le cloître de leur couvent ; ils envoyèrent chercher une bouteille d’eau-de-vie dont ils avaient eu la précaution de se munir, et se reconfortèrent d’abord. Je pensais qu’après s’être restaurés, ils allaient examiner tout en détail ; mais ce qui les intéressa le plus, ce fut le nom d’une personne de leur connaissance, griffonné sur les ruines. Dès qu’ils aperçurent ce nom, ils ne virent plus ni sculptures, ni peintures, ni colonnades, ni temples ; ils ne s’entretinrent que de la question de savoir, quand et à quelle occasion ce nom avait été inscrit sur ces pierres.

A notre arrivée dans la grande galerie, ils durent nécessairement être frappés de la vue du grand sarcophage. Ils demandèrent aussitôt si le corps y était encore ; et, en apprenant qu’on ne trouvait plus les restes mortels des rois, ils ne virent plus rien d’intéressant dans ces catacombes. Je les engageai à jeter au moins les yeux sur les peintures, pour qu’ils distinguassent cette tombe d’un caveau ordinaire : cependant un de leurs amis, qui, encore moins curieux qu’eux-mêmes, les attendait à l’entrée où il s’était assis en attendant leur retour, s’impatientait de ce qu’ils perdaient tant de temps à examiner des vieilleries. J’étais choqué de l’insouciance de pareils voyageurs. Je les conduisis à la plus magnifique de toutes les tombes, espérant que celle-ci au moins exciterait leur intérêt. Cette tombe, outre sa grandeur et sa belle conservation, a encore cela de remarquable, qu’elle présenté, sur les deux côtés de la première galerie, huit petits caveaux, creusés dans le roc, sur les paremens desquels on a peint une grande variété de sujets, tels que instrumens de guerre, costumes domestiques et religieux, des décorations, enfin une foule d’objets relatifs aux mœurs et usages des anciens Égyptiens. Le fond de ces peintures est blanc, et les couleurs ont conservé une fraîcheur étonnante. On passe ensuite dans une seconde galerie, dont les paremens sont peints avec la même perfection ; mais ici on n’a représenté que des hiéroglyphes. Dans le grand caveau où l’on arrive enfin, on voit un énorme sarcophage d’un seul bloc de granit, de dix pieds de long, cinq de large et six de haut ; le granit a six pouces d’épaisseur, et, en dedans comme en dehors, il est couvert d’hiéroglyphes. C’est un des plus grands sarcophages qui aient été conservés jusqu’à nos jours. Au caveau où il se trouve communiquent plusieurs salles, qui méritent l’attention du voyageur par les figures et hiéroglyphes qui y sont représentés, et qui nous fournissent des notions intéressantes sur les coutumes, sur l’agriculture, etc., des anciens habitans de ces contrées.

Quand nous y entrâmes, je ne manquai pas d’avertir les pères qu’ils allaient voir le plus beau des sépulcres égyptiens. Cependant ils passèrent d’une galerie, d’un caveau à l’autre, avec la même indifférence, et se bornant ày jeter un coup d’œil rapide. Ce qui excita le plus vivement leur intérêt dans cette tombe royale, ce fut d’y trouver les anses d’une boîte semblable à celle où l’on conserve de grands flacons de liqueur. En sortant, je pris le chemin un peu difficile qui passe sur la montagne, et qui en quelques minutes conduit au sommet, et de là au village de Medinet-Abou. Comme les antiquités de ce lieu n’excitèrent pas plus d’admiration dans mes compagnons, je me hâtai de les ramener à Louxor.

Un vent fort souffla ce jour-là ; j’en prendrai occasion de dire en passant quelques mots sur les phénomènes naturels qu’on observe fréquemment en Égypte. Les tourbillons dont je parlerai d’abord règnent toute l’année, mais plus particulièrement à l’époque pendant laquelle souffle le vent camsihn ; elle commence en avril, et dure cinquante jours. De là le nom de camsihn, qui, en arabe, signifie cinquante. Il souffle généralement du sud-ouest, et dure quatre, cinq ou six jours sans discontinuer ; il élève des nuées de sables qui pénètrent jusque dans les maisons, et couvrent tout de poussière. Quand ce vent commence à se lever, les caravanes n’osent se hasarder dans les déserts, les bateliers suspendent leurs courses, et les voyageurs sont obligés de chercher des abris. De toute part on ne voit que du sable, et le chaos semble renaître. Quelquefois les tourbillons enlèvent une grande quantité de sable et de petites pierres, en formant des trombes de soixante à soixante-dix pieds de diamètre, et si épaisses qu’on les prendrait pour des masses solides si elles restaient en place. Mais tout en tournant autour de leur propre centre, elles courent encore dans une direction circulaire, sur un grand espace de terrain, quelquefois durant une heure ; elles crèvent ensuite, et laissent de petites buttes sur la place où elles disparaissent. Malheur au voyageur qui se trouverait sur le passage de ces colonnes terribles !

Un autre phénomène de l’Égypte est celui du mirage, qui a été souvent décrit par des voyageurs trompés par l’apparence de grandes masses d’eau au milieu des sables. Quoique prévenu de cette illusion, j’avoue que j’y ai été trompé comme d’autres étrangers. Au moment où l’on serait ravi de trouver de l’eau, on voit de loin une parfaite image d’un beau lac. Comment n’ajouterait-on pas foi à la vue lorsqu’elle est d’accord avec les désirs ? Ces lacs illusoires paraissent être dans un calme parfait, et réfléchissent tous les objets qui s’élèvent au-dessus du niveau des eaux ; c’est cette circonstance surtout qui achève la ressemblance. Quand le vent agite les plantes qui croissent au-dessus de l’horizon du mirage, on voit à une grande distance leur balancement répété exactement par les eaux ; lorsque le voyageur se trouve dans un lieu très-élevé au-dessus du mirage, les eaux paraissent moins calmes et moins profondes ; parce qu’alors les yeux plongent sur la vapeur, qui n’est pas assez épaisse pour leur dérober la vue du sol qu’elle couvre ; mais quand le voyageur se trouve au niveau de l’horizon du mirage, alors sa vue ne peut percer la vapeur, et dans ce cas l’eau paraît parfaitement claire. Eu approchant d’abord ma tête du sol, et montant ensuite sur le chameau f ce qui faisait une distance d’environ dix pieds du sol, je trouvai aussi une grande différence dans les images qui se présentaient à moi. À mesure que l’on approche de la vapeur, elle s’éclaircit, et paraît agitée parle vent, comme un champ de blé ; le mirage disparaît peu à peu, et quand on arrive à l’emplacement du lac illusoire, on ne voit plus rien.

Le troisième phénomène de l’Égypte est celui des nuées de sauterelles : ces nuées, si elles étaient une fois plus épaisses, intercepteraient entièrement les rayons solaires, et produiraient une obscurité complète. Quand elles tombent sur un champ à couvert de blé ou d’autres végétaux, elles dévorent en quelques minutes toute la moisson. Les indigènes font beaucoup de fracas pour les éloigner, mais c’est en vain : par représailles ils prennent ces insectes et les mangent ; les sauterelles frites sont un régal pour les habitans. Elles ressemblent aux sauterelles communes, et ont environ deux pouces de long ; elles sont ordinairement d’une couleur jaune ou d’or ; mais il y en a aussi de rouges et de vertes.

Mais je reviens à nos opérations de Louxor. Nos adversaires s’apprêtaient vers ce temps à retourner au Caire ; nous en fûmes contens, esperant avoir desormais le champ libre. Nous avions écrit au Caire pour informer M. Salt de tout ce qui s’était passé à l’égard du bey ; mais il était impossible de lui décrire toutes les contrariétés et tracasseries qu’on nous suscitait. J’avais écrit aussi sur cet objet à M. Burckhardt, et je vis par la réponse que la conduite du bey n’avait rien d’étonnant pour lui.

Quand nous crûmes enfin que nous pourrions continuer en paix nos recherches, je fis des préparatifs pour reprendre nos travaux à Gournah. Après avoir persuadé jusqu’à un certain point aux cheiks et aux paysans du village qu’ils n’encourraient pas le déplaisir du bey, puisque j’étais muni d’un ordre de lui qui les autorisait à travailler pour nous et à nous vendre des antiquités, je convins avec eux que tous les cheiks s’assembleraient un matin pour entendre la lecture de l’ordre. En conséquence, nous nous assemblâmes dans une caverne qui sert habituellement de rendez-vous aux étrangers, et qui est comme un marché aux antiquités. Un grand nombre de fellahs arrivèrent aussi pour entendre lire ce firman que le bey avait daigné écrire de sa propre main. La rude leçon qu’avait reçue dernièrement leur cheik les ayant rendus circonspects, ils voulaient connaître les termes précis de l’autorisation que je leur annonçais. Jusqu’alors ce firman n’avait point été ouvert. Notre interprète l’avait gardé respectueusement dans sa poche, fier d’être porteur d’un acte aussi important devant lequel allaient disparaître tous les obstacles. Enfin, l’écrit sacré fut produit au grand jour, et remis entre les mains du seul cheik de l’assemblée qui sût lire. Il le parcourut d’abord des yeux, afin de pouvoir le lire ensuite couramment à haute voix ; mais à peine avait-il commencé qu’il me regarda avec un air d’étonnement ; cependant il continua, et arrivé au bout, il me demanda si réellement je désirais qu’il lût cet écrit à haute voix devant l’assemblée. Sur ma réponse affirmative, il lut d’une manière très-intelligible l’ordre suivant :

« La volonté et le bon plaisir de Hamed, defterdar-bey et gouverneur actuel de la Haute-Égypte, est que, dès ce moment, ni cheiks, ni fellahs, ni d’autres individus ne vendent aux Anglais aucun objet d’antiquité, ni ne travaillent pour eux. Il leur est enjoint au contraire par la présente de vendre au parti de M. Drovetti tout ce qu’ils pourront trouver. Quiconque désobéira à cet ordre, encourra la disgrâce du bey.»

Que l’on juge de notre étonnement à la lecture d’un ordre tout contraire à celui que le bey m’avait fait espérer ! Si j’étais sûr de ne jamais revenir en Égypte, je dévoilerais les intrigues par lesquelles cet ordre fut obtenu ; mais puisque j’ignore comment le sort pourra disposer de moi, je garderai le silence jusqu’à l’époque où il conviendra de lever le masque des personnes qui ont trempé dans ce complot ténébreux.

Nous jugeâmes inutile, dans cet état de choses, de reprendre nos travaux. Nous nous bornâmes à écrire au Caire, et à exécuter le projet d’un voyage à l’île de Philæ. J’avais suggéré à M. Salt l’idée de me mettre à même, par des envois de fonds, d’ouvrir le temple d’Ybsamboul ; mais comme personne ne pouvait s’imaginer qu’il existait un temple dans cette partie de la Nubie, on traitait encore mon projet de rêve et de château en l’air. Après avoir formé autour de notre collection d’antiques un mur d’enceinte en terre, et après en avoir confié la garde à un cheik arabe, nous nous mîmes en route, le 23 mai, pour remonter le Nil jusqu’à Assouan.

Nous étant proposé d’examiner les bords du fleuve à notre retour, nous ne nous arrêtâmes que pour voir Edfou et Ombos. Quand nous eûmes atteint Assouan, nous jetâmes un coup d’œil sur Elephantine et les autres îles ; puis nous nous dirigeâmes sur Philæ, où nous voulions attendre la réponse aux lettres que nous avions écrites de Louxor à M. Salt. Dans notre chemin, nos regards saisirent la cataracte sous un beau point de vue. Une des principales chutes, dans cette saison, a environ trente pieds de long, et forme un angle de quinze degrés. De petits bateaux et des canges peuvent remonter et descendre toute l’année.

L’aspect de l’île de Philæ avec ses ruines est magnifique, surtout à quelque distance, bien que le sol de l’île soit très-aride. Des rochers de granit hérissent ses côtes les uns appartiennent à Philæ ; d’autres se joignent à des îles d’alentour. On voit par le style des hiéroglyphes que le monument dont on admire les ruines dans cette île, est de la dernière époque de l’histoire d’Égypte. Suivant mon opinion il date du règne des Ptolémées ; plusieurs circonstances viennent à l’appui de cette conjecture, entre autres la forme périptérique du temple à l’est de l’île, où l’on suppose qu’existait le lieu du débarquement. Ce temple qui n’a pas été acheve, est évidemment de la dernière école ; les colonnes y sont d’un style bien plus léger que celles des anciens Égyptiens, ce qui prouve que si cette nation avait existé plus long-temps, son goût se serait perfectionné peu à peu ; et peut-être aurait-il fini par réunir dans ces monumens le grandiose national à l’élégance des Grecs, d’où serait résulté le sublime de l’architecture. D’autres circonstances prouvent que ce temple a été bâti avec les débris d’un plus ancien. Au milieu d’une des colonnes, vis-à-vis de l’entrée du portique qui conduit au sanctuaire, on observe une pierre chargée d’hiéroglyphes, mais retournée ; on voit dans la même colonne, mais plus bas, une autre pierre qui a la même position.

Toutes les ruines de l’île proviennent de deux temples qui ont été à peu près unis ; en effet le petit temple dédié à [sis, estau-dedans du péristyle du grand qui était consacré, à ce que je crois, à la même déesse, à Sérapis et autres dieux. L’édifice a fait face au midi, et était décoré d’un grand portail, ou de propylées flanquées de deux portiques ou colonnades, où les chapiteaux des piliers sont faits sur des dessins différens. C’est à l’entrée du portail qu’on voit couché à terre l’obélisquet en granit dont j’ai déjà parlé ; à son piédestal on lit une inscription grecque contenant des plaintes adressées par les prêtres à Ptolémée et Cléopatre contre les soldats et le gouvernement de l’île ; ce qui prouve qu’à cette époque les prêtres d’Égypte n’avaient plus d’autorité sur le gouvernement. Cette inscription fut découverte par un voyageur anglais, M. Bankes ; mais n’ayant pas le temps de la déterrer toute entière, il fut obligé de l’abandonner. M. Beechey en a pris une copie. Dans un mur de terre situé en face de l’obélisque, il y a un fragment d’un autre obélisque avec son piédestal. On trouve encore deux lions de granit qui ont dû être placés sur les deux côtés d’un escalier de quatre marches que j’ai cru reconnaître en observant que les bases des colonnades étaient plus basses que celles des propylées.

Après avoir passé le portail, on arrive au vestibule ; c’est à l’ouest de ce péristyle qu’est situé le petit temple d’Isis, entouré de piliers carrés, dont les chapiteaux représentent la tête de la déesse. L’intérieur se compose de trois pièces, savoir, un portique, la nef et le sanctuaire. Les hiéroglyphes y sont sculptés presque en perfection ; mais on les a couverts de boue, probablement à l’époque où le temple a servi d’église aux chrétiens grecs. À l’est du péristyle règne une galerie avec plusieurs cellules, sans doute à l’usage des prêtres ; et au nord du péristyle le temple est décoré d’un autre portail, avec des figures colossales comme celles de la façade : c’est après ce second portail qu’on entre dans le portique de l’intérieur qui est regardé comme la partie la plus belle et la plus parfaite de tout l’édifice. Les hiéroglyphes y sont très-bien peints et intacts, ainsi que les chapiteaux des colonnes qui sont au nombre de dix ; les figures sculptées sur le mur du portique, sont rassemblées en groupes formant des compartimens de cinq pieds de haut ; les figures qui décorent les colonnes se font remarquer par leur beauté.

Il y a d’autres ruines dans l’ouest de l’île, où était l’entrée du temple du côté de l’eau ; et au nord-est on observe les restes de trois arches construites par les Romains ; c’est là qu’a dû être le lieu de débarquement. L’arche du milieu s’est écroulée : sur les clefs de la voûte on a gravé ces mots sanction, sanctum, sanctum, ce qui fait voir que cette île a été un lieu de culte non-seulement pour les Égyptiens et les Grecs, mais aussi pour les Latins. Plusieurs marques prouvent que tout le temple a été employé au service divin du christianisme. On a couvert les murs de boue pour cacher les hiéroglyphes des payens, et on a peint sur cette couche de terre diverses figures chrétiennes ; mais, en quelques endroits, le temps a fait tomber ces recrépissures, et reparaître les symboles sacrés des Égyptiens. Au nord, derrière le temple, on retrouve les fondemens dun édifice qui a servi aussi d’église aux Grecs, et qui a été construit avec les pierres prises dans les ruines d’autres édifices, ainsi que le prouvent les hiéroglyphes dont plusieurs de ces pierres sont marquées. Je ferai observer que cette île offre le plus beau groupe de ruines que j’aie jamais rencontré sur un espace aussi resserré. En effet l’île entière, qui n’a pas plus de mille pieds de long sur moins de cinq cents de large, est couverte en profusion de restes d’édifice ; cette richesse frappe d’autant plus l’attention du voyageur que les îles qui entourent Philæ sont entièrement nues. Cependant on trouve dans une île à l’ouest de Philæ, les restes d’un petit temple que les chrétiens avaient également converti en église.

Pendant notre séjour dans l’île de Philæ, la beauté des chapiteaux et d’autres ornemens des colonnes du grand temple m’engagea à modeler en cire tout le portique. Nous étions au mois de mai, et la chaleur était si grande que j’eus de la peine à donner au mélange de la cire et de la résine assez de consistance, pour pouvoir lui imprimer des formes prononcées. Le thermomètre de Fahrenheit marquait 124° ; mais comme le fluide avait atteint l’extrémité du tube de verre, nous ne pûmes savoir au juste le degré de la chaleur qu’il faisait.

Un Arabe arriva enfin du Caire avec une lettre de M. Salt. Il avait fait la route par terre en dix-huit jours. Cette lettre nous procurait des fonds ; et, à ma grande satisfaction, M. Salt m’annonçait qu’il entrait dans mes vues relativement aux fouilles dans le temple d’Ybsamboul, dont je lui avais si souvent parlé. Je lui dois des éloges d’avoir risqué des dépenses pour une entreprise dont le résultat douteux aurait arrêté bien des personnes. Le consul lui-même doutait fort qu’il y eût un temple dans ce lieu, et il disait dans sa lettre qu’il pensait que nous ne trouverions point d’entrée, et que cet édifice serait définitivement un mausolée comme on en voit autour des pyramides.

Quelques jours avant l’arrivée de ce courrier nous avions reçu dans l’île la visite des deux capitaines anglais Irby et Mangles. Ces voyageurs avaient l’intention de remonter le Nil jusqu’à la seconde cataracte ; comme il y avait de la difficulté d’avoir deux bateaux, nous nous réunîmes, et nous nous contentâmes d’un seul bateau pour toute la compagnie. Nous résolûmes d’envoyer notre interprète à Esné pour y chercher des provisions, ne pouvant en avoir à Assouan. Au 4 juin, nos compagnons de voyage, Irby et Mangles, proposèrent de célébrer l’anniversaire de la naissance de S. M. Georges. III. En conséquence, nous prîmes un vieux pavillon que nous avions dans le bateau, et nous l’arborâmes sur les propylées les plus élevées de l’île. À midi, nous rassemblâmes toutes nos armes à feu pour tirer les vingt-un coups d’étiquette ; mais, comme le nombre de ces armes se réduisait à cinq, nous étions obligés de charger de nouveau immédiatement après avoir tiré. Aussi le feu et le soleil échauffèrent tellement les canons de nos armes que nous pouvions à peine les toucher. Le soir, nous répétâmes nos réjouissances, à la grande frayeur des habitans du pays qui ne pouvaient concevoir comment nous prodiguions notre poudre sans tuer personne. Notre feu de mousqueterie dut les convaincre toutefois que nous étions bien préparés à la défense, dans le cas d’une attaque. Le lendemain, madame Belzoni arriva du Caire ; elle avait fait le voyage, accompagnée seulement de Jacques, notre domestique irlandais. Ne pouvant l’emmener dans l’excursion que nous allions faire, parce que notre bateau était rempli, je fus obligé de la laisser dans l’île jusqu’à mon retour. On trouvera dans sa relation les détails de son séjour à Philæ. Le 16 juin, nous quittâmes l’île. Notre société se composait des capitaines Irby et Mangles, de M. Beechey, moi, deux domestiques, et de Mahomet, soldat qui nous avait été envoyé par M. Salt. L’équipage du bateau consistait en cinq matelots et trois mousses, tous de la même famille. Ces gens nous embarrassèrent beaucoup dans notre route.

A notre arrivée à Ybsamboul, nous apprîmes que les cacheffs étaient, pour le moment, à Tomas, vis-à-vis de Deir. Nous envoyâmes un exprès pour leur notifier notre intention d’ouvrir la butte de l’ancien temple ; et, en attendant leur réponse, nous fîmes un tour à la seconde cataracte du Nil. En deçà de Wady-Halfa, nous côtoyâmes la rive occidentale du fleuve aussi long-temps que notre bateau pouvait avancer. Nous débarquâmes ensuite, et nous fîmes trois à quatre milles pour gravir le rocher d’Upsir ; car y ayant trouvé tant de beaux points de vue, lors de mon premier voyage, pendant que les eaux étaient hautes, je désirai les montrer à mes compagnons de voyage, et voir en même temps sous quel aspect ils se présenteraient dans cette saison. Je les trouvai moins intéressans que la première fois ; les îles ne paraissaient plus si nombreuses, et l’eau ne formait plus dans les intervalles ces remoux et ces tournans rapides qui animaient le site, et y produisaient ce beau mélange de blanc et de vert. Néanmoins le coup-d’œil était encore magnifique, et je fus charmé de pouvoir en jouir encore.

Nous retournâmes ensuite au bateau pour y passer la nuit. Le lendemain matin nous traversâmes le fleuve, et entrâmes dans une anse où le bateau fut amarré, dans le voisinage du village de Wady-Halfa. Ici l’équipage se mit dans la tête de nous extorquer de l’argent ; les matelots débarquèrent, en nous déclarant que nous n’avions qu’à nous passer de leur secours. Ils savaient que les bancs de sable dont nous étions entourés rendraient notre sortie de l’anse assez difficile. Nous avions eu l’intention de nous rendre par terre à la cataracte, du côté de l’est, comme j’avais fait l’année précédente ; mais, dans les circonstances actuelles, nous ne jugeâmes pas à propos de quitter le bateau, puisque c’eût été l’exposer au danger du pillage. Les matelots avaient, en effet, déjà ameuté les indigènes, qui ne paraissaient pas demander mieux que de les seconder. Cependant nous étions déterminés à ne point leur céder ; et, de leur côté, ils protestèrent qu’ils n’iraient à bord qu’après avoir reçu de l’argent. Nous résolûmes alors de tenter l’aventure, du moins en apparence ; car il nous eût été un peu difficile de faire sortir le bateau de l’anse. Cependant le seul essai que nous fîmes d’amener la voile, ce qui était indispensable pour tomber dans le courant du fleuve, produisit son effet ; car aussitôt les mutins nous envoyèrent un parlementaire. Nous leur répondîmes que s’ils faisaient sortie le bateau jusqu’au milieu du fleuve, nous leur donnerions un bakchis ; mais qu’ils n’auraient rien avant cette opération. Cette proposition fut acceptée ; et ayant perdu, par cette altercation, une journée entière, nous retournâmes à Ybsamboul. Pendant la dispute, les indigènes s’étaient approchés pour voir tout ce qu’il y avait à bord ; mais ils s’aperçurent que nous étions trop bien armés pour eux, et disposés à nous défendre en cas de besoin

De retour à Ybsamboul, nous n’y trouvâmes point de réponse de Tomas [8]. Nous attendîmes trois jours. Le quatrième jour enfin un messager arriva à chameau. Il dit qu’il venait pour voir si j’étais le même envojé du consul anglais, qui, l’année précédente, était venu pour ouvrir le temple. Après avoirreconnu l’identité, il repartit aussitôt.

Trois jours après, les deux cacheffs revinrent ; ils allèrent s’établir dans de petites cabanes de jonc, sur une berge. Nous leur fîmes une visite, et nous fûmes très-bien accueillis, parce qu’ils étaient sûrs que nous ne venions pas avec les mains vides. Nous fîmes présent à DaoudCacheff d’un beau fusil, de poudre et de balles, d’un schall, de savon et de tabac. Malheureusement notre libéralité tourna contre nous, en excitant la jalousie du frère cadet du cacheff, qui, depuis l’absence de leur père, prétendait être l’égal de son frère aîné. Ignorant cette circonstance, j’avais oublié le cadet. Aussi devintil furieux, et s’écria qu’il méritait autant d’égards que son frère. Pour l’apaiser, nous lui dîmes que nous allions lui donner un de nos propres fusils ; mais cette proposition ne put l’adoucir. Nous passâmes toute la journée dans l’inquiétude sur notre sort. Daoud nous pria de dîner avec lui ; mais je refusai dans la crainte d’exciter encore davantage la jalousie de Rhalil, qui s’était retiré dans sa cabane. Daoud se rendit chez lui pour l’engager aussi à dîner ; mais ce fut en vain. Je me transportai alors à sa cabane, et, après une longue discussion, je réussis à apaiser ce prince bouillant. Il accepta un de nos fusils avec de la poudre et des balles, et il fut convenu que nous commencerions à travailler le lendemain avec trente ouvriers.

Dans la matinée, les Nubiens parurent assez tard, cependant le travail fut commencé avec beaucoup d’ardeur. Je sentis la nécessité de faire enlever le sable sur les deux côtés de la porte, afin que celui du milieu pût s’écouler ; car si, au contraire, je commençais par le sable du milieu, celui des côtés viendrait le remplacer. M. le comte de Forbin, qui ne doute de rien, mais qui n’est jamais venu que jusqu’à cinq cents milles d’Ybsamboul, prétend que le sable aurait pu aisément être jeté dans la rivière. Je voudrais qu’il eût été une minute sur les lieux ; il se serait convaincu alors que l’enlèvement du sable n’était pas une bagatelle comme il se l’imagine. Accumulé par les vents pendant des siècles, ce sable avait formé une butte que toute la population du pays n’aurait pu jeter dans la rivière, quand même elle y aurait travaillé un an sans discontinuer. Je m’estimais trop heureux si je pouvais percer la butte jusqu’à la porte du temple, et pénétrer dans l’intérieur.

Je divisai les ouvriers en deux troupes, que je plaçai sur les deux côtés de la figure colossale élevée au-dessus de l’entrée. Ils travaillèrent le premier jour assez bien ; mais ils étaient en trop petit nombre pour qu’on pùt remarquer même l’endroit où ils avaient enlevé du sable. Voyant que l’ouvrage traînerait en longueur de cette manière, je fis le soir au cacheff l’offre de payer trois cents piastres, à condition qu’on m’ouvrirait le temple. Cette proposition fut acceptée par le prince et ses gens. Ils entreprirent l’ouvrage avec beaucoup de ferveur, espérant de finir dans trois jours, attendu que le cacheff avait mis quatre-vingts hommes à la besogne ; mais, à la fin de la troisième journée, il n’y eut pas plus d’apparence de succès qu’au commencement. Ils se découragèrent, et, sous prétexte d’être obligés de célébrer le rhamadan, qui allait commencer le lendemain, ils nous plantèrent là, emportant les trois cents piastres dont nous avions payé une partie avant la première journée, et le reste à la fin de la troisième. Pendant ce temps, les cacheffs dînaient régulièrement avec nous, et toute leur suite en faisait autant. Notre repas consistait en un morceau de mouton cuit àl’étuvée, avec du pain, et un peu de beurre ou de graisse. Dès que ce mets avait été servi dans une écuelle de bois, tout le monde se jetait dessus. Le cacheff était le premier à y plonger la main, et aussitôt toute sa suite imitait son exemple. Nous quatre européens, savoir : les capitaines Irby et Mangles, M. Beechey et moi, nous nous tenions aussi près les uns des autres qu’il était possible, afin de puiser dans le même coin de Pécuelle et jouir d’un peu plus de propreté. Le cacheff, voyant que nous luttions en vain contre la voracité de ses gens qui, de tous les côtés, plongeaient leurs mains dans le plat et enlevaient tout, croyait devoir être poli : à cet effet il fouillait dans l’écuelle, saisissait le morceau qui avait le plus de viande et le moins d’os, le mettait sur la manche de son vêtement, et continuait de manger jusqu’à ce que l’écuelle fût à peu près vidée. Il partageait alors entre nous la viande qu’il avait charitablement mise en réserve. Nous acceptions avec reconnaissance, n’ayant pas d’autre repas à espérer jusqu’au lendemain matin. t

Le premier jour du rhamadan, les fellahs ne voulurent pas travailler ; attendu qu’ils avaient à observer le jeûne ; quoique ce peuple connaisse peu de sa religion, il est pourtant aussi scrupuleux que les Européens dans l’observation de ses fêtes et coutumes religieuses. Le lendemain nous ne vîmes paraître personne, et les deux cacheffs, Daoud et Kbalil, partirent. Dèslors nous primes la résolution de travailler nousmêmes aux fouilles. Nous n’étions que six, mais l’équipage nous offrit ses services ; en sorte que nous nous trouvâmes au nombre de quatorze. Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que chacun de nous faisait autant de besogne que cinq barabras. Cette observation nous encouragea. Nous nous levions. À l’aube du jour, et nous continuions de travailler jusqu’à deux heures et demie après le lever du soleil. La vue de notre travail zélé et indépendant engagea quelques paysans à nous offrir leurs services, que nous acceptâmes ; mais, comme plusieurs de ces paysans venaient de l’autre bord du Nil, ils avaient des rixes continuelles avec ceux d’Ybsamboul. La jalousie faisait accourir les ouvriers • en si grand nombre que nous ne pouvions les employer tous ; et, comme il en résultait de nouvelles rixes, nous résolûmes de renvoyer tout le monde, et de continuer seuls l’ouvrage. Les paysans offrirent alors leurs services, en nous laissant les maîtres de prendre le nombre d’ouvriers que nous voudrions mais nous les refusâmes, étant bien persuadés que nous aurions chaque jour de nouvelles scènes.

Un jour, pendant que nous étions à l’ouvrage, nous aperçûmes un bateau venant de l’antre rive du Nil, et se dirigeant sur nous. Quand il fut plus près, nous vîmes qu’il était rempli de gens bien armés. Depuis le départ des cacheffs d’Ybsamboul, un habitant du village était resté avec nous, en dépit de leurs ordres secrets, et il nous aidait même de temps en temps. Ce nubien s’appelait Mousmar, mot qui signifie clou. Or ce Mousmar nous vantait fréquemmentsa bravoure ; il nous racontait que quand les bédouins du désert venaient attaquer le village d’Ybsamboul, il était toujours le premier au poste pour les repousser ; il nous assurait qu’il n’avait peur de qui que ce fût au monde. Nous n’étions pas fâchés de compter au nombre des nôtres un barabras aussi courageux. Cependant à l’approche du bateau il parut inquiet, et témoigna beaucoup d’empressement d’apprendre qui étaient les gens de la barque. Pendant qu’ils étaient encore à quelque distance, il prétendit que personne n’oserait aborder là où il se trouvait. Mais quand il put distinguer ces étrangers, il dit qu’il ne pouvait concevoir ce qu’ils voulaient sur ce côté du fleuve. Au moment où ils allaient débarquer, il n’avait pas encore tiré au clair qui ce pouvait être, et, en disant qu’il allait monter sur une colline pour les mieux observer, il s’enfuit à toutes jambes. Les étrangers ayant débarqué, gravirent la butte de sable où nous nous trouvions. Nous saisîmes nos armes ; car c’est toujours avec les armes à la main, qu’il faut recevoir les gens de ce pays, et les tenir dans le respect. Ils nous accostèrent enfin ; le premier était un homme assez âgé, dont la physionomie annonçait un caractère très-résolu. Il me tendit la main, que je serrai aussitôt, suivant la coutume du pays. Cétaient les cacheffs d’Ibrim, père et fils. Ils s’assirent sur le sable, tandis que leur suite resta debout.

Ils se montrèrent avec plus d’appareil que nos princes d’Ybsamboul, et ils avaient plus de sabres et d’armes à feu ; nous étions charmés d’avoir à faire à des amis, qui étaient d’ailleurs en guerre avec Hassan-Cacheff et ses fils Daoud et Khalil. Mais ils ne parurent pas très-contens de trouver en nous des gens dont l’extérieur n’annonçait pas la richesse ; nous voyant travailler à la terre, ils durent croire d’ailleurs que nous avions besoin de gagner notre vie de cette manière. Ils nous firent qu’ils avaient peur de Mahomet-Ali, pacha d’Égypte, et ils nous firent présent de deux brebis petites et maigres. Cette politesse ne me fît guère plaisir ; car je savais comment il fallait y répondre. Je payai donc au domestique qui nous les apporta, le double de la valeur de ces animaux, et je dis aux cacheffs, que nous étions fâchés de n’avoir rien à leur offrir, ayant épuisé presque toutes nos provisions, mais que nous répondrions à leur cadeau lors de notre retour. Ils assurèrent qu’ils ne venaient peint pour avoir quelque chose de nous, et qu’ils espéraient seulement que, revenus au Caire, nous parlerions au pacha en leur faveur. Nous répondîmes que nous n’avions pas de raison de parler mal d’eux, puisqu’ils ne nous avaient jamais fait de tort, et qu’ils ne nous avaient même pas vus. Bientôt après ils se levèrent, et quand nous leur fîmes les saluts d’usage, ils nous dirent qu’ils allaient visiter le petit temple situé dans le bas. Comme notre bateau était dans le voisinage, notre interprète les suivit : arrivés au temple, ils le prirent à part, et lui dirent qu’ils étaient les maîtres du pays ; que lorsque les autres cacheffs tuaient un homme, ils en tuaient deux pour leur part, qu’ils pouvaient nous laisser continuer ou arrêter notre ouvrage, aussi bien que les autres cacheffs qui leur étaient inférieurs en force ; qu’ils savaient que nous avions des fusils, de la poudre, du plomb, du savon et du tabac pour les autres ; qu’ainsi ils s’attendaient à recevoir davantage en raison de leur supériorité, et que nous aurions lieu de nous repentir, en cas de refus.

Cette déclaration nous jeta dans l’embarras, d’autant plus qu’il ne nous restait rien pour en faire cadeau à ces gens. Nous leur fîmes donc répondre que nous n’avions rien à leur donner pour le moment ; mais qu’ils pouvaient compter sur notre parole de leur apporter quelque chose dans un autre voyage en Nubie. Ils répliquèrent que nous n’avions rien à faire dans ce pays sans des ordres de leur part, comme des véritables maîtres de la contrée. Nous leur répondîmes que nous étions munis d’un firman du pacha, et nous envoyâmes l’interprète pour le leur montrer. Après l’avoir ouvert, ils dirent, en y jetant les yeux, qu’ils n’en comprenaient pas un mot ; que cet ordre ne les regardait pas, et que c’était comme rien ; qu’au surplus un ordre ne nous servait pas, à moins d’être accompagné de présens de plus de valeur que ceux que nous avions donnés aux autres cacheffs. Pendant ces pourparlers, les maîtres du pays et leur suite s’acheminèrent vers leur bateau, en donnant à entendre qu’il fallait régler cette affaire pendant qu’ils se rendaient au village d’Ybsamboul.

Nous quittâmes notre travail à l’heure ordinaire ; nous le reprîmes après midi dans l’attente de quelque interruption de la part de ces cacheffs importuns ; mais nous n’en eûmes point, et le lendemain nous apprîmes qu’ils étaient partis la nuit. Nous continuâmes donc très-régulièrement nos fouilles, et, au bout de quelques jours, nous aperçûmes une saillie grossière du mur, qui semblait indiquer que ce monument n’avait point été achevé, et qu’on ne trouverait point de porte. Cette découverte abattit les espérances de plusieurs personnes de notre suite ; nous continuâmes néanmoins nos efforts, et trois jours après nous découvrîmes une corniche brisée. Le lendemain nous arrivâmes dans nos travaux jusqu’à la moulure, et de là jusqu’à la frise qui se trouvait en dessous, et qui nous donnait presque la certitude que nous trouverions la porte le jour suivant. En conséquence j’élevai une palissade pour tenir le sable éloigné ; dans la soirée j’eus même la grande satisfaction d’entrevoir le dessus de la porte. Nous enlevâmes assez de sable pour pouvoir entrer à l’instant ; mais, dans la crainte du méphitisme, nous remîmes au lendemain la descente dans ce souterrain.

Dans la matinée du 1er. août, nous nous rendîmes de bonne heure au temple, animés de l’idée que nous allions entrer enfin dans le souterrain que nous avions découvert. Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour élargir l’entrée, mais ce jour l’équipage du bateau ne nous aida point comme de coutume. Il semblait, au contraire, que les matelots eussent l’intention de nous empêcher d’aller plus loin, et que voyant que nous avions découvert la porte du souterrain, ils voulussent nous faire perdre le fruit de notre peine. Ils prétendirent qu’ils ne pouvaient plus rester avec le bateau dans ces parages, et que si nous ne venions pas sur-le-champ à bord, ils seraient obligés de partir et de nous laisser là. Sur notre refus, ils mirent le genou en terre, et jetèrent du sable sur leurs visages, en déclarant qu’ils ne resteraient pas un moment. C’est qu’ils avaient promis aux cacheffs de nous jouer quelque tour pour interrompre nos travaux quand nous serions arrivés au terme des fouilles ; mais toutes ces ruses furent inutiles. Après avoir élargi le passage que nous avions creusé, nous eûmes le plaisir de descendre les premiers dans le plus beau et le plus vaste souterrain de la Nubie, et de voir un monument qui peut aller de pair avec les plus beaux monumens d’Égypte, à l’exception de la tombe découverte récemment à Bebanel-Malouk.

A notre premier coup d’œil nous fûmes étonnés de l’immensité du souterrain ; mais notre surprise fut extrême quand nous nous trouvâmes entourés d’objets d’art magnifiques de toute espèce, de peintures, de sculptures, de figures colossales, etc. Nous entrâmes d’abord dans un vestibule de cinquante-sept pieds de long sur cinquante-deux de large, soutenu par une colonnade de piliers carrés qui conduisent de la première porte à celle du sekos[9]. Sur chaque pilier est sculptée une figure ; ces espèces de caryatides qui, par le sommet de leurs bonnets, touchent au plafond, ressemblent à celles de Medinet-Abou ; elles sont très-bien exécutées, et peu endommagées par le temps. Les piliers ont cinq pieds et demi carrés. On y a tracé, comme sur les murs, de beaux hiéroglyphes, dans un style un peu meilleur ou du moins plus hardi que celui des hiéroglyphes ordinaires de l’Égypte, tant sous le rapport du travail que sous celui du choix des sujets. Ce sont des batailles, des assauts de châteaux forts, des triomphes remportés sur des Éthiopiens, des sacrifices, etc. En quelques endroits on distingue le même héros qu’à Medinet-Abou ; mais dans une attitude différente. Quelques colonnes ont été endommagées par la chaleur d’une atmosphère enfermée ; chaleur qui était encore telle, lors de notre visite, que le thermomètre aurait marqué au-delà de cent trente degrés, si le fluide avait pu monter aussi haut.

Dans la seconde salle où nous arrivâmes ensuite, et qui avait environ trente-sept pieds de large sur vingt-cinq et demi de long et vingt-deux de haut, les murs étaient également couverts de beaux hiéroglyphes bien conservés ; quatre piliers d’environ quatre pieds carrés soutenaient le plafond. Au bout de cette salle on entrait dans une autre moins longue, mais qui avait aussi trente-sept pieds de large ; et de là on passait au sanctuaire, d’où une porte conduisait à des salles plus petites, situées dans la même direction que le sanctuaire, et ayant en étendue huit pieds sur sept. Quant au sanctuaire même, cette partie du temple, longue de vingt-trois pieds et large de douze, elle a en outre un piédestal, et à l’extrémité s’élèvent quatre figures colossales, dont les têtes n’ont heureusement pas été endommagées. Sur la droite de la grande salle, on a percé deux portes peu éloignées l’une de l’autre, qui conduisent à deux grandes salles séparées, dont la première a trente-huit pieds dix pouces de long sur onze pieds cinq pouces de large, et la seconde quarante-huit pieds sept pouces sur treize pieds. Au bout de la première de ces salles latérales on voit des hiéroglyphes qui n’ont pas été achevés, quelques uns ne sont encore qu’ébauchés. Au fond de la grande salle il y a aussi de part et d’autre une petite porte qui conduit à deux salles dont chacune a vingt-deux pieds six pouces de long sur dix pieds de large, et qui à leur tour sont percées de deux portes pour offrir un passage dans deux autres salles de quarantetrois pieds de long sur dix pieds onze pouces de largeur. On y trouve deux bancs qui paraissent avoir servi de siéges.

Parmi les sujets que l’art a représentés sur les murs de ce grand temple, on distingue i°. un groupe d’Ethiopiens captifs, sur le côté occidental de la grande galerie ; 2°. un héros tuant un homme de sa lance, tandis qu’un autre, déjà tué, est étendu à ses pieds, sur le même mur occidental ; 3°. l’assaut d’un château fort, à l’ouest de la première entrée. À l’extérieur ce monument n’offre pas un aspect moins imposant : la façade se développe sur un espace de cent dix-sept pieds, et s’élève de quatre-vingt-six pieds ; entre le haut de la corniche et celui de la porte, on compte soixante-six pieds six pouces, et la porte a vingt-deux pieds de haut. Quatre énormes figures assises decorent l’entrée. À l’exception du grand sphinx qui est à ces colosses à peu près comme trois à deux, ce sont les plus grandes statues qu’il y ait eu en Égypte et en Nubie. Depuis les épaules jusqu’au coude, il y a quinze pieds six pouces ; les oreilles ont trois pieds et demi, la face sept pieds, la barbe cinq pieds et demi ; entre les épaules, ces colosses ont vingt-cinq pieds quatre pouces ; leur hauteur est d’environ cinquante-un pieds, sans y comprendre leur bonnet, qui seul a quatorze pieds de haut. Il n’y a que deux de ces colosses en vue, le troisième est encore enseveli sous le sable ; et le quatrième, placé auprès de la porte, est tombé à moitié, et enfoui également sous la butte. Au-dessus de la porte on voit une figure colossale de vingt pieds, représentant Osiris, ayant sur chaque côté une figure symbolique tournée vers lui. Au haut du temple règne une corniche avec des hiéroglyphes, une moulure et une frise ; la corniche a six pieds de large, et la frise quatre. Au-dessus de cette corniche il y a une rangée de singes assis, hauts de huit pieds ; ils en ont six de large, d’une épaule à l’autre : on en compte vingt-un[10]. Ce temple était enseveli à peu près aux deux tiers dans le sable, que nous enlevâmes à la profondeur de trente-un pieds, avant d’arriver à la porte. Une belle place de débarquement a dû exister auprès du monument ; elle est maintenant ensevelie sous le sable. Tout l’edifice a été taillé dans le roc ; c’est le dernier de ce genre qu’on rencontre en se rendant de l’Égypte en Nubie. Élevé à cent pieds au-dessus du Nil, il est tourné vers l’est-sud-est, à environ une journée et demie de Wady-Halfa, ou la seconde cataracte en Nubie. Nous employâmes vingt-deux jours aux travaux d’ouverture, sans compter six jours que j’y avais consacrés l’année précédente. D’abord nous avions, comme je l’ai dit, quatre-vingts ouvriers à l’ouvrage ; mais ensuite nous étions réduits à notre société et à l’équipage du bateau, au total quatorze personnes.

La chaleur était si forte dans l’intérieur du temple, que nous avions beaucoup de peine à y faire quelques esquisses, parce que la transpiration des mains mouillait le papier. Des voyageurs qui visiteront ce monument après nous, trouveront probablement la température plus modéree ; et s’ils sont pourvus, mieux que nous ne l’étions, des objets nécessaires, ils pourront dessiner à loisir ce que nous n’avons pu qu’indiquer.

Nos vivres touchaient à leur fin, et dans les six derniers jours notre nourriture se réduisait à du dourrah cuit dans l’eau sans sel. Les cacheffs avaient défendu à leurs gens de nous vendre aucune espèce de nourriture, dans l’espoir que la faim nous chasserait. Il y avait dans le village un Ababdeh qui, étant d’une tribu différente de celle des indigènes, ne se souciait guère des défenses des cacheffs ; il venait quelquefois la nuit pour nous apporter du lait ; mais ayant été découvert à la fin, on l’empêcha de nous en apporter davantage.

Je dois des éloges à M. Beechey et aux deux capitaines pour le zèle avec lequel ils me secondèrent dans les fouilles. J’oubliais de dire que nous trouvâmes dans le temple deux figures de lions à tête d’épervier, dont le corps était de grandeur naturelle ; une petite figure assise, et divers objets en cuivre, qui avaient été attachés aux portes.

Nous quittâmes Ybsamboul le 4 août ; nous ne nous arrêtâmes point à Ibrim, ayant vu cette place auparavant. En passant à Tomas, village de la rive occidentale du Nil, nous apprîmes que Daoud-Cacheff s’y trouvait. Il était disposé à nous recevoir, et vint même à bord, pour nous inviter à descendre à terre, ce que nous ne fîmes pas sans répugnance, vu la conduite qu’il avait tenue à notre égard. Il nous engagea à rester la nuit, et chercha à être très-poli. Nous nous plaignîmes de n’avoir pas été bien traités par les gens d’Ybsamboul ; il fit semblant d’en être fort étonné. Mais comment pouvait-il l’ignorer, puisque des gens qui étaient venus nous troubler pendant le travail, se trouvaient en ce moment à ses côtés.

Voyant que nous le soupçonnions de nous avoir suscité ces entraves, il voulut réparer son tort, du moins en apparence ; il nous envoya une brebis et un panier de pain ; et, à notre départ, je reçus de la femme du cacheff un présent pour madame Belzoni, consistant en une chèvre à lait, deux petits paniers et un tapis fait en feuilles de palmier. Je donnai en retour une paire de bottines turques, et deux petits miroirs.

En arrivant à Deir, nous rencontrâmes Khalil, frère du cacheff, qui traversait le Nil en bateau ; il nous dit, en nous hélant, qu’il viendrait nous voir bientôt. Il faisait déjà nuit ; cependant nous allâmes voir sur-le-champ le temple de ce village à la lueur de chandelles. Nous espérions partir le lendemain de bonne heure, et éviter ainsi la visite d’un prince dont nous n’avions point à nous louer ; en revenant nous ne pûmes nous procurer des vivres, parce qu’il était trop tard. Vers dix heures Khalil parut, mais nous étions déjà couchés : nous apprîmes le lendemain qu’il nous avait envoyé de l’eau-de-vie et un agneau. Nous étions fâchés de cet envoi qui nous forçait de retarder notre départ. Quelque temps après il vint à bord, accompagné de sa suite. Nous le remerciâmes de son cadeau ; mais nous lui dîmes que nous ne pouvions rien lui donner en retour, attendu que nous nous trouvions nous-mêmes au dépourvu, et qu’à Ybsamboul nous avions été réduits pour toute nourriture pendant plusieurs jours, à du dourrah bouilli, à cause du refus des paysans de nous vendre aucune espèce de vivres. Quoique ses ordres eussent provoqué ce refus, il feignit néanmoins, comme son frère, de s’étonner de ce qui nous était arrivé. Voulant quitter ces cacheffs de bon accord, nous ne jugeâmes pas prudent d’appuyer beaucoup sur ce point. Après avoir examiné notre bateau, et la figure étrange que nous avions trouvée dans le temple[11], il nous quitta avec beaucoup de mécontentement, et se mit sur-le-champ en route. Il était évident que sa politesse n’avait été que forcée, et qu’il avait voulu l’emporter dans notre esprit sur son frère, dans l’espoir que, si nous revenions en Nubie, nous lui apporterions de plus beaux présens qu’au cacheff aîné.

Le temple de Deir est dans un état très-dégradé. Je ne découvris qu’une ou deux figures entières ; on en voit cependant assez pour présumer que le temple était dédié à Osiris. Il avait un portique soutenu de seize piliers, dont douze sont tombés : on distingue une nef, et un sanctuaire, avec deux petites salles sur les deux côtés.

En deux heures de temps nous arrivâmes à Àlméida, petit temple ruiné au nord du Nil. Le fleuve forme en cet endroit un coude, en se dirigeant du nord-ouest au sud-est. Le petit temple d’Alméida a servi d’église aux grecs ; ils ont couvert de plâtre les hiéroglyphes des murs qui sont d’un assez beau travail. Il y a encore des chambres de briques crues qui ont servi de cellules à des moines grecs. Vers le soir nous arrivâmes à Seboua ; j’ai déjà parlé auparavant du temple ruiné de cette place.

Quatre jours après nous revînmes à El-Kalabché. Nous débarquâmes pour visiter le temple. Mais les fellahs, ayant aperçu notre bateau à quelque distance, s’étaient attroupés à l’entrée des ruines, dans l’intention de ne nous laisser passer qu’après avoir reçu de l’argent. Ainsi nous fûmes obligés de nous arrêter, et d’écouter leur demande. Nous refusâmes de les satisfaire ; mais nous promîmes de leur donner au retour un bakchis, s’ils nous laissaient passer. Cette proposition leur déplut, et comme ils commençaient à devenir très-importuns, nous nous disposâmes à retourner à notre bateau, tandis que notre soldat s’écriait qu’il se souviendrait de ces insolens. Aussitôt ils tirèrent leurs poignards, et saisirent le fusil du soldat. Il s’engagea une rixe dans laquelle nous eûmes beaucoup de peine à ressaisir le fusil avec lequel un des indigènes allait s’enfuir. Pendant que nous retournions au bateau, quelques uns, voyant que nous n’attachions guère de prix à visiter le temple, vinrent nous offrir de nous laisser entrer, tandis que d’autres manifestaient des dispositions contraires : ayant vu ce temple auparavant, nous ne jugeâmes pas prudent de nous exposer à des insultes pour y entrer cette fois. Sur ces entrefaites, d’autres indigènes avaient tenté une attaque sur notre bateau ; mais comme notre équipage était armé de fusils et de pistolets, ils avaient été obligés de se retirer. L’un des assaillans avait pénétré dans le bateau avec un sabre nu à la main ; cependant on avait réussi à le mettre dehors.

Après avoir quitté El-Kalabché, nous passâmes à Taffa, où nous ne pûmes débarquer, à cause du courant qui, étant très-resserré et très-rapide en cet endroit, ne nous permettait pas d’approcher de la côte. J’avais vu auparavant les deux petits temples qu’on y voit : l’un n’a qu’une salle et deux colonnes, dont l’une n’est pas achevée ; l’autre temple est orné de quelques hiéroglyphes d’un bon style. Il sert maintenant d’étable aux brebis et aux vaches. Du côté du nord on voit beaucoup de ruines, précédées des débris d’un portail. En descendant vers le fleuve, on trouve des carrières avec d’autres ruines. Une des carrières a une porte taillée dans le roc, suivant le style égyptien, et une quantité d’inscriptions grecques, qui, à ce que je présume, ont été gravées par des ouvriers de cette nation : ce qui semblerait prouver que les Grecs ont tiré des pierres de ces carrières. On voit, en outre, les restes d’un temple dont six colonnes encore debout sont ornées de lotus et d’autres emblèmes sacrés des Égyptiens. Plus loin s’élève une colonne isolée.

Quelques heures après nous arrivâmes à Debod. Le temple de ce lieu est muni d’un portique et d’un sekos qui conduit à la nef et à deux petites salles pratiquées sur les deux côtés de cette nef. Sous le portique, il y a aussi deux salles et un escalier qui conduit au comble. On ne voit dans ce monument que peu d’hiéroglyphes. Dans le sekos, on remarque deux monolithes de granit, sculptés en forme de temples ; il y a trois portails l’un devant l’autre ; un mur forme l’enceinte de tout l’édifice. Enfin, du côté du fleuve, il y a un quai avec une entrée pour le temple.

Nous arrivâmes le même jour à l’île de Philæ. Nous résolûmes de descendre la cataracte dans le même bateau avec lequel nous étions venus, tandis que ma femme se rendrait à Assouan par terre. Les Barabras firent quelques objections, mais nous les écartâmes par de l’argent. Nous partîmes donc de l’île et commençâmes à descendre vers les tournans et écueils du Chellal. A près avoir navigué quelque temps, nous nous attendîmes à arriver bientôt à la grande chute. Nous passâmes sur des remoux dont l’un était plus fort que les autres, sans être pourtant plus extraordinaire que ceux d’autres fleuves ; et nous fûmes agréablement surpris qu’en moins d’une heure nous eussions descendu la cataracte sans nous en douter. J’ai vu la grande cataracte du côté de l’ouest pendant les basses eaux : alors la chute a environ trois cents toises de long, formant une inclinaison de trente à trente-cinq degrés, et un lit coupé par les rocs en plusieurs branches.

Arrivés à Assouan nous nous disposâmes à continuer immédiatement notre voyage ; cependant nous allâmes visiter encore une fois l’île d’Eléphantine, et le soir nous allâmes voir l’inscription latine que j’avais découverte dans la montagne d’Assouan, auprès des carrières. Nous eûmes quelque peine à la trouver, parce que le guide nous conduisit par une route différente de celle que j’avais prise étant seul. Nous quittâmes cette ville le lendemain ; et, comme le courant du fleuve, qui avait presque atteint sa plus grande hauteur, était très-rapide, nous revînmes en trois jours à Thèbes.

Nous visitâmes en passant et de nouveau les ruines d’Edfou, et plus loin nous mîmes pied à terre auprès d’Elethéyia, pour parcourir rapidement ses ruines et ses souterrains. Un mur haut et épais, construit en briques crues, y forme une enceinte carrée de trois cent trente-cinq toises, autour de l’ancienne ville ; nous y aperçûmes les ruines de trois ou quatre temples. L’un d’eux paraît avoir été très-vaste ; mais il ne reste que six colonnes de son portique[12], comme il ne reste qu’une partie du sekos d’un autre temple. On peut juger par les ruines que la ville a été bien plus grande qu’elle ne l’est à présent : en effet, à quelque distance du grand mur d’enceinte, on voit des restes d’anciens édifices. Parmi les ruines du plus vaste des temples, j’observai un fragment d’un grand sphinx de marbre blanc, ayant une tête de femme, et un corps de lion. Il y avait aussi des fragmens de plusieurs statues et d’autres embellissemens du temple dont une partie est maintenant ensevelie sous ses propres ruines. À l’est de ce monument il y a eu un petit lac, ou plutôt un étang, destiné probablement aux ablutions, comme celui du temple de Carnak ; mais il est maintenant à sec. À l’ouest de la ville, on voit un autre édifice, d’une construction moins ancienne, qui s’étend depuis le mur d’enceinte jusqu’au fleuve. On y voit plusieurs ruines de maisons avec des arches ; mais les murs de ces ruines sont peu considérables. Quand les eaux sont basses, on reconnaît les vestiges d’une jetée ou d’un lieu de débarquement. Il m’a semblé aussi qu’il y a eu une chaussée depuis cet endroit jusqu’au temple.

Autour de la ville le sol est généralement plat, jusqu’à un mille du fleuve, où commencent les montagnes. Lorsque ce terrain a été bien cultivé, il a dû être d’un grand rapport ; aujourd’hui encore le peu de terrain que l’on cultive, est extrêmement fertile. On y récolte d’excellens raisins, quoiqu’en petit nombre ; et, à en juger par les tableaux des cavernes ou sépulcres des montagnes, la fabrication du vin était anciennement une des principales ressources des habitans. Les sépulcres taillés dans le roc sont nombreux, et quelques uns sont faits sur le même plan que ceux de Gournah. On y voit représentés divers travaux agricoles qui font connaître mieux que tous les autres objets d’art en Égypte, la manière de vivre des anciens habitans du pays. Les figures sculptées et peintes sont dans un bon état de conservation. Je ne saurais pourtant louer beaucoup la perfection du travail ; il paraît d’ailleurs que les corps déposés dans ces sépulcres étaient simplement ceux de laboureurs. Suivant mon opinion, cette ville a eu une communication avec la mer Rouge ; je développerai plus tard les raisons qui me le font croire.

À un mille et au nord d’Elethéyia on voit un petit temple périptérique, situé au milieu d’une vaste plaine, maintenant couverte de sable, mais qui évidemment a été cultivée autrefois. Le rocher dans lequel sont creusées les tombes, forme au bout de cette plaine une colline isolée qui domine sur tous les environs. Du haut de cette colline, ma vue se portait sur une plaine de sable qui s’étendait au sud et au nord de la ville, à neuf ou dix milles le long des bords du Nil, et à un mille et demi sur la largeur de la rive, jusqu’au pied de la montagne. Quand tout ce terrain était cultivé il devait fournir assez de vivres pour l’approvisionnement d’une ville considérable. À trois milles et au nord d’Elethéyia, le rocher. avec le village d’El-Kab touche à la rive du fleuve, et forme de ce côté une enceinte à la plaine et aux ruines de la ville qui y était construite.

A notre retour à Louxor, nous reprîmes notre ancienne demeure dans le sekos du temple. Nous nous y retrouvâmes comme dans nos foyers, car Thèbes m’était devenue très-familière. Nous reçûmes des lettres de M. Salt, par lesquelles il nous annonça qu’il se proposait de remonter le Nil. Les deux capitaines Irby et Manglt s retournèrent au Caire ; M. Beechey commença de faire des dessins de divers endroits, et quant à moi, je repris mes fouilles.

À Gournah, je trouvai encore deux agens de M. Drovetti, fort occupés à fouiller le sol dans tous les sens, et qui avaient eu assez de succès dans la recherche des momies. Ce n’étaient plus les deux Coptes qui y avaient été auparavant : cette fois c’étaient deux piémontais ; l’un, renégat et déserteur de l’armée française en Égypte, était entré au service du pacha ; l’autre avait quitté le Piémont après la chute du dernier gouvernement. Ne me souciant pas de travailler dans le voisinage de ces gens, je renonçai au projet de continuer mes opérations à Gournah. Ce fut un bonheur pour moi ; car m’étant tourné, par suite de cette circonstance, vers la vallée de Beban-el-Malouk, sur le revers des montagnes de Gournah, je fus bientôt confirmé dans l’espoir d’y obtenir du succès dans mes fouilles. L’on se rappellera que lors de notre départ de Thèbes pour l’île de Philæ, nous ne pouvions obtenir d’ouvriers, à cause de la défense faite par le bey aux habitans. Dans la crainte de rencontrer cette fois le même obstacle, j’allai trouver le cacheff d’Erment pour solliciter de lui une autorisation d’employer les ouvriers du pays. Je trouvai que l’ancien cacheff était tombé dans la disgrâce du defterdar-bey, et avait été destitué. En conséquence je m’adressai au cacheff de Quous, qui était devenu le maître de l’antique Thèbes. Il se doutait bien qu’il déplairait au defterdar-bey en m’accordant l’autorisation que je lui demandais ; mais, en considération du firman du pacha dont j’étais muni, et de l’autorisation qui avait été accordée ouvertement à mes adversaires, il ne pouvait guère me refuser la permission d’employer de mon côté quelques ouvriers. Il m’expédia donc un firman adressé aux cheiks de Gournah, pour qu’ils me fournissent vingt ouvriers. C’est avec ce faible secours que je commençai mes travaux dans la vallée que je viens de nommer.

Il y avait de la témérité à entreprendre des recherches dans un lieu qui avait déjà été visité et examiné par plusieurs voyageurs, et où il n’y avait pas d’apparence qu’on découvrît jamais plus de tombes qu’on n’y en avait connu du temps d’Hérodote ou de Strabon. Le premier parle de ces tombes comme étant sa nombre de plus de quarante. Dans le siècle de Strabon on n’en comptait pas la moitié. Ayant appris, par l’expérience, qu’il ne faut pas faire trop de fond sur le rapport des auteurs anciens, surtout quand ils ne parlent que d’après des ouïdire, je négligeai ces assertions, et me mis, d’après mes propres idées, à la recherche des tombes des souverains de Thèbes.

Je commençai mes opérations dans cette vallée, à l’ouest de Beban-el-Malouk, auprès de l’endroit où j’avais découvert une tombe l’année précédente. Je ne pris pour guide, dans le choix du lieu, que l’expérience que j’avais acquise par l’étude constante de la situation des tombes souterraines. Il était à supposer d’ailleurs que l’entrée de plusieurs souterrains avait été encombrée par les amas de pierres et de débris qui roulent constamment du haut des montagnes, ou qui provenaient des excavations, ainsi que l’a déjà remarqué M. Hamilton. Mais il paraît que cette observation a échappé aux autres voyageurs, et que c’est pour cela qu’ils se sont imaginé que la vallée ne pouvait renfermer plus de tombes qu’on n’en connaissait. Je me serais probablement laissé décourager de même, si je n’avais pas été plus familiarisé avec la situation des cavernes sépulcrales.

Après un long examen de la vallée occidentale, je n’avais pourtant pu découvrir qu’un seul endroit qui annonçait l’entrée d’une tombe. C’était à cinquante toises de la caverne ouverte l’année précédente : c’est aussi là que je fis travailler. Après avoir creusé un peu, les ouvriers trouvèrent de grosses pierres qui paraissaient évidemment avoir été destinées à former une tombe. Les ayant fait écarter, je remarquai que le rocher avait été taillé sur les deux côtés, et je trouvai un passage qui allait en descendant. Je ne pus poursuivre ce jour-là, parce que les ouvriers étaient très-fatigués, et que nous avions quatre milles à faire pour retourner à Thèbes. Le lendemain nous reprîmes les travaux, et, au bout de quelques heures, nous atteignîmes un puits bien bâti, en pierres de diverse grandeur. Le jour suivant, je fis apporter une grande perche, et, en mettant un morceau de bois de palmier au travers de l’entrée, je fis opérer avec la perche pour fouiller le puits. Notre tentative fut d’abord sans succès ; mais enfin les ouvriers parvinrent à faire une brèche qui fut élargie peu à peu. Nous entrâmes sur-le-champ, et nous nous trouvâmes sur le palier d’un escalier dé huit pieds de large et dix de haut, au bas duquel nous trouvâmes quatre momies dans leurs caisses, qui étaient posées à terre, la tête tournée vers l’entrée. Plus loin, il y en eut quatre autres, placées dans la même direction. Les caisses étaient bien peintes, et l’une était couverte d’un grand drap mortuaire.

J’examinai ensuite une momie après l’autre ; elles avaient été toutes emmaîllotées de même ; mais quelques unes étaient enveloppées dans de la toile peinte. Une des momies avait une enveloppe de toile neuve en apparence, au-dessus d’une vieille qui tombait en haillons : ce qui prouve que l’enveloppe avait été renouvelée long-temps après l’enterrement, par ce respect pour les morts qui était un trait saillant dans le caractère des Égyptiens. Mais une momie que je distinguai facilement de toutes les autres, était celle qu’on avait emmaillotée dans de la toile plus fine, et avec plus de soin. On y avait représenté des guirlandes de fleurs et de feuilles. Du côté du cœur, je trouvai une plaque de métal, de la qualité dont j’ai déjà parlé. Souple comme le plomb, elle était recouverte d’une plaque d’autre métal semblable à l’argent. On avait gravé sur cette plaque les yeux d’une vache, emblème de la déesse Isis. Au milieu de la poitrine, il y avait une autre plaque, sur laquelle on avait figure un globe ailé. L’une et l’autre de ces plaques avaient six pouces de long. Sous la première enveloppe, la toile était encore très-belle, tandis que les momies ordinaires ont, sous la première enveloppe, une toile plus grosse. Nous arrivâmes enfin au cadavre dont il ne restait que les ossemens qui avaient pris une teinte jaune. La caisse était peinte en partie ; mais la toile qui la couvrait tomba en pièces dès qu’on la toucha : ce qui venait, je crois, de la couleur des fleurs et emblèmes qu’on y avait représentés, et qui l’avaient rongée. Les caisses étaient enfoncées dans le ciment jusqu’à la hauteur de quatre pouces, comme celles de Gournah dont j’ai parlé. En dedans des caisses, la peinture paraissait en partie fraîche comme si on venait de la finir. Elle avait, en général, une couche de vernis ; mais je n’ai pu savoir si ce vernis recouvrait la couleur, ou s’il y était mêlé. Au reste, rien n’annonçait à qui ou à quelle classe cette tombe avait été consacrée. Peut-être était-elle destinée d’abord à quelqu’un du sang royal. On dirait qu’on avait commencé à en faire une tombe des rois, mais qu’ensuite on y avait déposé des morts d’un rang moins élevé. Le résultat de mes fouilles fut aussi satisfaisant que je pouvais l’espérer, puisque j’avais découvert des momies dans leurs caisses, où personne n’avait encore touché ; mais ma curiosité n’était pas encore satisfaite. Étant auprès de l’emplacement où l’on ensevelissait les rois d’Égypte, je pensai que je parviendrais peut-être à retrouver quelques restes de leur dépouille mortelle.

La vallée sacrée de Beban-el-Malouk commence à Gournah, se dirige au sud-ouest, et tourne insensiblement au sud ; elle se partage en deux branches dont l’une s’écarte à deux milles vers l’ouest, en sorte qu’à son extrémité elle est à cinq milles du Nil ; l’autre embranchement auquel aboutissent la plupart des tombes, est séparé de Gournah par la chaîne de rochers, qu’on traverse en venant de Thèbes dans l’espace de moins d’une heure. Les rochers environnent le terrain des sépulcres, auxquels on arrive par une seule entrée naturelle, semblable à une grande porte, ou par les sentiers tortueux des montagnes. Les tombes sont toutes taillées dans le roc vif, qui est une pierre calcaire dure et assez blanche. Voici la distribution générale des catacombes. Un long passage carré conduit à un escalier, au bas duquel il y a quelquefois une galerie ou des chambres à droite et à gauche. En allant tout droit, on trouve des salles assez vastes, de nouveaux passages et escaliers, et enfin on arrive à la grande salle qui contient le sarcophage destiné à la sépulture d’un roi. Quelques tombes sont entièrement ouvertes ; d’autres ont leur entrée encombrée. On en distingue neuf ou dix du premier ordre, et cinq ou six d’une sorte inférieure. Si Strabon en compte dix-huit, qu’on peut encore retrouver aujourd’hui, c’est qu’il a compris dans ce nombre des caveaux qui ne sauraient être regardés comme des tombes royales, quoiqu’ils soient placés dans la vallée où sont ensevelis les rois d’Égypte.

Quant à moi, je n’ai pu distinguer que dix ou onze tombes royales ; et lorsque les prêtres égyptiens ont dit à Strabon qu’il y avait quarante-sept tombes des rois d’Égypte, il est vraisemblable qu’ils n’ont pas voulu dire qu’elles fussent toutes dans le lieu appelé maintenant Beban-el-Malouk. En effet, il y a aux environs de la vallée des tombes absolument semblables, qui sont restées ouvertes jusqu’à ce jour. Je parle non pas des tombes de l’embranchement occidental de la vallée de Beban-el-Malouk ; mais des tombes de Gournah qui sont celles que les voyageurs visitent ordinairement. Celles-ci méritent, sous tous les rapports, d’être mises au même rang que les tombes de la vallée ; il y en a même une qui les surpasse en étendue, et qui a dû être d’une plus grande magnificence, à en juger par les restes de ses ornemens. Mais étant située plus près du Nil, les tombes de Gournah ont été trop fréquentées par les habitans et les voyageurs ; aussi sont-elles maintenant très-dégradées. Les murs enfumés et endommagés annoncent qu’elles ont servi plus ou moins long-temps de retraite aux Arabes qui, peut-être, s’y sont enfermés par troupes pour échapper aux persécutions de leurs ennemis. Si donc on ajoute aux tombes royales de Beban-el-Malouk les plus belles tombes de Gournah, on trouvera exact le compte des prêtres égyptiens, rapporté par Strabon ; mais je crois pouvoir assurer qu’il n’existe dans la vallée dont je parle que le nombre de tombes indiqué : malgré tous mes efforts je n’ai pu en découvrir d’autres ; et, après mon départ, M. Salt, consul d’Angleterre, y a fait fouiller pendant quatre mois, sans être plus heureux que moi. S’il m’est permis de former une conjecture au sujet des catacombes de Gournah et de Beban-el-Malouk, je dirai que les premières étant généralement vastes, divisées en un grand nombre de caveaux, et ornées de belles sculptures, qui annoncent assez qu’on y ensevelissait les chefs de la monarchie, ont dû être les plus anciennes, et qu’après avoir creusé les rochers de Gournah dans tous les sens, au point de ne plus y laisser d’endroit propre à fournir un emplacement pour de nouveaux sépulcres, les Égyptiens ont commencé à passer les montagnes et à pratiquer des tombes dans la vallée de Beban-el-Malouk.

Dans l’espoir de retrouver encore quelques unes qui auraient échappé aux recherches des autres voyageurs, je fis continuer les fouilles. Nous commençâmes une excavation le 6 octobre, et trois jours après nous découvrîmes l’entrée d’une tombe qui s’annonçait comme très-vaste ; mais il se trouva ensuite que ce n’était que le passage pour arriver à une tombe qui n’avait point été achevée. Cependant les Égyptiens n’ayant pas voulu perdre leur travail, avaient fait de ce passage un caveau sépulcral ; il n’est pas grand, n’ayant que dix pieds cinq pouces de large, et ne s’enfonçant dans le rocher qu’à soixante-quinze pieds. Les paremens en avaient été habilement recouverts d’un stuc sur lequel on avait peint des figures d’un beau style. Il paraît que quelque circonstance inattendue a empêché qu’on ne continuât de creuser le roc et d’élargir ce sépulcre. Les figures peintes sur les murs donnent une haute idée de l’habileté des artistes, et sont au nombre du peu de modèles de ce genre qui soient parvenus à la postérité. Cette tombe est située au sud-est de la vallée, et au pied des rochers qui dominent Gournah. La découverte de ce souterrain m’encouragea dans mes opérations. J’avais réparti les fellahs sur plusieurs points de la vallée dans l’espoir de trouver encore d’autres tombes. Nous ne tardâmes pas en effet à découvrir les traces d’un souterrain dans la même direction, et à moins de cinquante toises du précédent ; cette découverte eut lieu le g octobre, ainsi le même jour où je trouvai le commencement de tombeau dont je viens de parler.

La caverne était assez grande, mais il n’y avait point de peintures ; elle avait été fouillée dans des temps anciens, puisqu’un mur de briques qui bouchait l’extrémité du premier passage, avait une brèche par laquelle on avait pénétré dans le fond du souterrain. Après ce mur de briques nous trouvâmes un escalier au bas duquel commençait un corridor ; il nous conduisit à une salle assez grande soutenue au milieu par un seul pilier ; les murs n’en étaient point revêtus de stuc. Dans un coin de cette salle nous trouvâmes par terre deux momies, sans vêtemens et sans caisses. C’étaient des restes de femmes, à en juger par la longueur des cheveux qui étaient assez bien conservés, mais qu’on pouvait arracher facilement. Uné petite porte percée sur un des côtés de la salle conduisait à une chambre où nous trouvâmes des fragmens de vases de terre, ainsi que de vases d’albâtre ; mais ceux-ci étaient tellement dégradés que nous ne pûmes les rejoindre. Au haut de l’escalier nous trouvâmes aussi une jarre en terre, parfaitement conservée, ornée de quelques hiéroglyphes, et de la capacité de deux seaux d’eau. Cette tombe a cent pieds de long, vingt-trois de large, et ving-t de profondeur. La chambre latérale a dix pieds carrés ; l’axe du souterrain est dans la direction du sud-est au nord-ouest.

Quelques jours auparavant nous avions reçu la nouvelle que trois voyageurs anglais viendraient du Caire : dans la matinée du 10 ils arrivèrent à Beban-el-Malouk, avec M. Beechey, qli’ils étaient allé trouver la veille à Louxor. Ce furent les premiers étrangers qui entrèrent dans les deux tombes qui venaient d’être ouvertes : ils furent frappés de la beauté des peintures dans la première, et avouèrent que c’étaient ïes plus belles qu’ils eussent vues en Égypte, sous le rapport de la conservation. Nous allions quitter îa vallée, et traverser les hauteurs pour nous rendre à Medinet-Abou, quand on m’apprit qu’on venait de découvrir les traces d’un autre souterrain vers le milieu de la vallée ; nous y étant transportés sur-le-champ, je vis que c’était encore une tombe ; mais comme on ne put l’ouvrir le jour même, je retournai avec les voyageurs, dans la soirée, à Louxor, pour revenir le lendemain.

Le 11 nous commençâmes de bonne heure à faire le tour de Thèbes ; nous allâmes visiter les tombes de Gournah, et le petit temple dans la vallée derrière le Memnonium. Vers midi on m’annonça que l’entrée de la tombe découverte la veille, avait été élargie assez pour que nous pussions y pénétrer. En conséquence nous passâmes sur-le-champ les rochers, et en moins de trois quarts d’heure nous fûmes sur les lieux. J’entrai le premier dans l’ouverture qu’on venait de percer, afin de voir si la route était praticable. Après avoir parcouru un passage long de trente-deux pieds, et large de huit, je descendis un escalier de trente-huit pieds, et arrivai dans une salle assez grande, et ornée de bonnes peintures. Je donnai alors d’en bas un signal aux voyageurs pour qu’ils me suivissent. Nous entrâmes ensemble dans le caveau sépulcral qui avait dix-sept pieds de long sur vingt-un de large ; les ornemens du plafond, assez bien conservés, n’étaient pas exécutés dans le meilleur goût. Nous y trouvâmes un sarcophage en granit, dans lequel il y avait deux momies ; et dans un coin du caveau nous observâmes une belle statue debout, sculptée en bois de sycomore, et haute de six pieds et demi ; à l’exception du nez, elle était tout entière ; en outre nous trouvâmes une quantité de figurines symboliques en bois, et bien taillées ; les unes avaient des têtes de lion, d’autres de renards, et d’autres encore de singes : une de ces figures avait, au lieu de tête, une figure de tortue de terre ; il y avait un petit veau avec une tête d’hippopotame.

De chaque côté du caveau on avait creusé une petite chambre de huit pieds de large sur sept de long ; et au bout de celle-ci il y en avait encore une autre de dix pieds de long sur sept de large. Dans la première chambre de la droite nous trouvâmes une autre statue semblable à la première, mais mutilée. Il n’y a pas de doute qu’elles n’aient été placées sur les deux côtés du sarcophage, pour tenir une lampe, ou pour faire quelque offrande, puisqu’elles tendaient une de leurs mains, tandis que l’autre pendait le long du corps. Le sarcophage était couvert d’hiéroglyphes, simplement peints ou esquissés ; il était tourné à l’est-sud-est. Les voyageurs ne purent continuer encore leur route à cause de la violence du vent ; et comme les ouvriers, dans la fouille que je fis commencer le 13 sur un terrain à Gournah, découvrirent un puits de momies, ces étrangers eurent le plaisir de voir un tombeau intact, et de se convaincre par leurs yeux de la manière des Égyptiens d’ensevelir leurs momies, quoique cette manière ne fût pas toujours la même. Le puits, qu’on venait de découvrir, était petit, consistant en deux caveaux ornés de peintures d’un style médiocre. Il m’a paru que cette tombe avait appartenu à quelque guerrier, puisque les peintures représentaient un grand nombre d’hommes se faisant enrôler pour la milice, tandis qu’une espèce d’écrivain inscrivait leurs noms dans un registre. On voyait aussi d’autres figures qui ne faisaient pas partie de ce groupe. Dans le caveau inférieur, des momies étaient jetées çà et là, et même les unes sur les autres, sans aucun ordre. Apparemment il avait été ouvert et fouillé par les Grecs ou par quelque autre peuple, pour le piller.

Nous visitâmes le même jour un autre puits de momies que j’avais ouvert, il y avait six mois, et qui était distribué à peu près comme le précédent, consistant dans une anti-chambre et une chambre ou caveau pour les momies. Les peintures de ce souterrain sont remarquables, non-êeulement à cause de leur belle conservation, mais encore par les objets curieux qui y sont représentés. On y voit, par exemple, deux harpes, l’une à neuf cordes, et l’autre à quatorze ; on y remarque un’groupe de six jeunes filles qui dansent au son de fifres, tambourins, flûtes de roseau, guitares, etc.

Le 16, je repris les fouilles dans la vallée de Beban-el-Malouk, et j’eus cette fois le bonheur de faire une découverte qui me récompensa amplement de toutes mes peines. Je puis appeler le jour de cette découverte un des plus fortunes de ma vie ; et ceux qui savent, par expérience, ce que c’est que réussir dans une entreprise longue et pénible au-delà de son attente, peuvent seuls se figurer la joie dont je fus saisi en pénétrant le premier de tous les hommes vivant actuellement sur le globe, dans un des plus beaux et des plus vastes monumens de l’antique Égypte ; dans un monument qui avait été perdu pour le monde, et qui s’est trouvé si bien conservé que l’on aurait dit qu’on venait de le finir un peu avant notre entrée. C’est à six ou sept toises de la dernière tombe ouverte, que j’avais ordonné aux ouvriers de fouiller la terre, au pied d’une pente assez roide, et dans une ravine que remplit un torrent dans les temps des pluies. Personne ne s’imaginerait que les Égyptiens aient pratiqué l’entrée d’une grande tombe dans le lit d’un torrent ; mais des indices assez forts m’avaient fait présumer que je trouverais ici ce que je cherchais. Cependant les fellahs, malgré l’habitude qu’ils ont des fouilles, étaient tous persuadés que ce serait peine perdue, et que je ne découvrirais rien. Je persistai dans mon opinion, et dèsle lendemain 17, au soir, nous nous aperçûmes que le rocher avait été taillé pour former une ouverture. Le 18, de bon matin, le travail fut repris, et vers midi les ouvriers atteignirent une entrée qui se trouvait à dix-huit pieds audessous du niveau du sol. A en juger par les apparences, la tombe que nous allions découvrir, était de la plus grande espèce. Mon attente n’allait pourtant pas si loin. Bientôt les fellahs commencèrent à croire que nous avions devant nous une tombe des plus vastes ; mais ils déclarèrent alors qu’ils ne pouvaient plus avancer, parce que le passage était bouché par de grosses pierres, au point d’être impraticable. Je descendis, et après avoir examiné le terrain, je leur indiquai la place où il fallait creuser. Une heure après ils avaient fait un trou assez grand pour que je pusse pénétrer dans un passage encombré, en partie, de terre. Ce passage ou corridor avait trente-six pieds deux pouces de long, sur huit pieds huit pouces de large ; et quand on l’eut déblayé, sa hauteur se trouva être de six pieds neuf pouces. Dès qu’on pût voir ce corridor, je jugeai, par les peintures du plafond et par les hiéroglyphes en bas-relief que l’on distinguait, à travers les décombres, que nous étions maîtres de l’entrée d’une tombe magnifique. Au bout de ce corridor je trouvai un escalier de vingt-trois pieds de long et de la même largeur que le corridor. Arrivé au bas, je suivis un autre corridor de trente-sept pieds trois pouces de long, et de la même hauteur et largeur que le premier. Les deux paremens en étaient décorés d’hiéroglyphes en bas-relief, et de peintures ; tandis que des ornemens peints, d’une belle conservation, couvraient toute la voûte[13]. À mesure que j’avançai, ma curiosité augmenta ; mais elle ne fut qu’irritée quand je me vis arrêté au bout du passage, par un grand puits qui interceptait tout le chemin ; ce puits avait trente pieds de profondeur, quatorze de long, et douze pieds trois pouces de large. Sur les deux côtés les murs étaient couverts de figures jusqu’à la voûte. De l’autre côté du puits, vis-à-vis de moi j’aperçus une petite ouverture, qui n’avait que deux pieds de large sur deux pieds et demi de haut. Un amas de décombres couvrait le fond du puits : une corde attachée à un morceau de bois mis en travers du chemin sur les saillies des pierres qui y forment un sorte de seuil, pendait dans le puits ; un second bout de corde pendait à l’ouverture sur l’autre bord du puits. Il était évident qu’on s’est servi anciennement de la première pour descendre dans le puits, et de la seconde, ainsi que de quelques morceaux de bois que nous vîmes dans ce puits, pour remonter sur l’autre bord ; la première corde et le bois auquel elle était attachée, tombèrent en poussière, dès que nous les touchâmes. Ne pouvant franchir pour le moment l’obstacle inattendu que nous avions rencontré, nous fumes obligés de suspendre ; M. Beechey, qui était venu ce jour-là de Louxor pour entrer dans la tombe, ne fut pas moins impatient que moi de vaincre l’obstacle.

Le lendemain 19 nous mîmes une longue poutre en travers sur le puits ; par ce moyen un ouvrier passa sur l’autre bord où était la petite ouverture, et après avoir mis une autre poutre auprès de la première, cette espèce de pont nous servit à traverser le puits. Nous trouvâmes alors que la petite ouverture était une brèche faite dans un mur qui bouchait l’entrée d’un grand caveau.

Les Égyptiens avaient revêtu ce mur de stuc, et avaient peint par-dessus, en sorte que, sans la brèche que nous y découvrîmes, il eût été impossible de deviner que le souterrain avait une suite, au lieu de terminer au puits, comme tout paraissait l’annoncer. La corde qui pendait le long de l’autre bord du puits ne tomba point en poussière ; elle était au contraire assez forte encore, ainsi que le morceau de bois auquel elle était attachée.

En descendant dans le puits, j’y vis quelques cavités ; mais je n’y trouvai rien, et elles n’avaient aucune issue. Il était donc évident que le puits n’avait été construit que pour recevoir les eaux qui pénétraient dans le souterrain ; aussi depuis l’entrée jusqu’au puits le sol du corridor avait une pente formant un angle de dix-huit degrés : c’est par le moyen de ce réservoir qu’on avait empêché les eaux de répandre l’humidité dans la tombe.

Aujourd’hui les terres entraînées par les eaux des pluies du haut des collines ont tellement exhaussé le sol de la vallée, que les entrées des souterrains funéraires se trouvent au-dessous du lit des torrens, en sorte que l’eau y pénètre, et les remplit de gravois.

Après avoir passé par la brèche, nous nous trouvâmes dans une belle salle de vingt-sept pieds et demi de long sur vingt-cinq pieds dix pouces de large, et soutenue par quatre piliers de trois pieds carrés. Je reviendrai sur les peintures qui décoraient ce caveau, que j’appellerai l’antichambre.

À l’extrémité de la salle, vis-à-vis de l’entrée, une porte nous conduisit à une chambre soutenue par deux piliers, dans laquelle nous descendîmes par trois marches : elle avait vingt-huit pieds deux pouces de long sur vingt-cinq pieds six pouces de large ; la grosseur des piliers était de trois pieds dix pouces : je l’appelai le salon des dessins, parce que les murs étaient couverts de superbes esquisses de figures, qui semblaient n’avoir été achevées que la veille. Revenant de là dans la salle d’entrée, nous vîmes sur la gauche de l’ouverture un grand escalier qui descendait à un corridor, et qui, long de treize pieds et un tiers sur sept et demi de large, se composait de dix-huit marches.

Le corridor dans lequel nous descendîmes par cet escalier, avait trente-six pieds et demi de longueur sur six pieds onze pouces de largeur ; il était également décoré de peintures ; et nous remarquâmes qu’à mesure que nous avancions, ces peintures devenaient plus parfaites. Elles étaient recouvertes d’un vernis dont le luisant produisait un bel effet ; les figures étaient peintes sur un fond blanc. Au bout du corridor il y eut encore dix marches à descendre, que je nommai le petit escalier, pour arriver dans un autre corridor de dix-sept pieds deux pouces de long sur dix pieds cinq pouces de large. De là nous parvînmes à une petite salle de vingt pieds quatre pouces de long sur treize pieds huit pouces de large, ornée, comme tout le reste, de belles figures en bas-relief, et peintes. Ces peintures étaient toutes exécutées avec tant de perfection, que je crus devoir appeler cette pièce la salle des beautés. Lorsqu’on se place au milieu de cette salle, on se voit entouré de divinités égyptiennes. À cette salle en succède une plus grande, ayant trente-sept pieds neuf pouces de long sur vingt-six pieds dix pouces de large, et étant soutenue par deux rangs de piliers carrés, trois de chaque côté, placés dans l’alignement des corridors. De chaque côté de cette salle on avait creusé une chambre ; celle de la droite avait dix pieds cinq pouces de long sur huit pieds huit pouces de large ; et celle de la gauche dix pieds cinq pouces sur huit pieds neuf pouces et demi. Je donnerai au grand caveau le nom de la salle aux piliers, à la chambre à droile celui de chambre d’Tsis, à cause d’une grande vache qui y était représentée, et sur laquelle je reviendrai ; et à la chambre à gauche, le nom de chambre des mystères, à cause des figures symboliques qui la décoraient. Au bout de ce caveau il y eut une salle à voûte ceintrée, et qui n’était séparée de la salle aux piliers que par une marche, en sorte que les deux salles n’en formaient proprement qu’une seule. La dernière avait trente-un pieds dix pouces sur vingt-sept pieds ; sur la droite était creusée d’une manière grossière une chambre sans peinture ; on aurait dit que le travail de cette pièce n’avait encore été qu’ébauché. Sur la gauche au contraire il y avait une grande chambre terminée, et soutenue par deux piliers, et ayant vingt-cinq pieds huit pouces de long sur vingt-deux pieds dix pouces de large. Une saillie de trois pieds de large qui faisait le tour de cette chambre, me la fît nommer la salle aux buffets ; cette saillie était peut-être destinée à recevoir tous les objets nécessaires aux cérémonies funéraires. Les piliers avaient trois pieds quatre pouces en grosseur, et la chambre était toute couverte de belles peintures comme les autres pièces de ce souterrain. À l’extrémité de la chambre, vis-à-vis de la salle aux piliers, nous passâmes par une grande porte à une salle soutenue par quatre piliers dont un était tombé, longue de quarante-trois pieds quatre pouces et large de dix-sept pieds et demi ; les piliers avaient trois pieds sept pouces carrés de grosseur. Les paremens sont revêtus de stuc dans les endroits où le roc n’a pu être taillé d’une manière égale ; mais on n’y a point appliqué de couleurs. Je l’appelai la salle d’Apis ou du taureau, parce que nous y trouvâmes la carcasse d’un taureau embaumé avec de l’asphalte ; nous y vîmes aussi une foule de figurines en bois, représentant des momies, et recouvertes d’asphalte, pour mieux les conserver. Il y avait dans cette salle encore quelques autres figures de belle terre cuite, peintes en bleu, et fortement vernissées. De plus nous y trouvâmes des statues en bois, debout, de quatre pieds de haut, et étant percées d’un trou circulaire, sans doute pour contenir des rouleaux de papyrus ; sur le sol étaient jetés des fragmens d’autres statues en bois et en composition.

Mais ce que cette salle offrit de plus important à nos regards, ce fut un sarcophage placé au centre, qui n’a pas de pareil dans le monde. Ce tombeau magnifique, ayant neuf pieds cinq pouces de long sur trois pieds sept pouces de large, est fait du plus bel albâtre oriental : n’ayant que deux pouces d’épaisseur, il devient transparent quand on place une lumière derrière une des parois ; en dedans et en dehors il est couvert de sculpture ; ce sont des centaines de petites figures qui n’ont pas plus de deux pouces de haut, et qui représentent, à ce qu’il m’a semblé, toute la procession funéraire du mort déposé dans le sarcophage, ainsi que des emblèmes, etc. Jamais l’Europe n’a reçu de l’Égypte un morceau antique de la magnificence de celui-ci. Malheureusement le couvercle y manquait ; on l’avait enlevé et brisé ; et nous en trouvâmes quelques fragmens dans les fouilles devant la première entrée.

Ce sarcophage était placé au-dessus d’un escalier communiquant à un passage souterrain, de trois cents pieds de long, qui allait en pente. À l’extrémité de ce passage, nous trouvâmes un monceau de fiente de chauve-souris, qui l’obstruait tellement que nous ne pûmes avancer sans employer la bêche. L’éboulement de la partie supérieure contribuait d’ailleurs à encombrer la route. À une centaine de pas de l’entrée, il y a un escalier assez bien conservé ; mais le roc en dessus change ici de nature ; de calcaire compacte et solide qu’il était, il devient un schiste friable. Le passage traverse la montagne, dans la direction du sud-ouest. Ayant mesuré la distance de l’entrée et les rochers qui le recouvrent, je trouvai que ce passage atteint presque l’axe de la montagne. J’ai des raisons de croire qu’il partait d’une autre entrée pour arriver au tombeau ; mais qu’on avait cherché à rendre ce passage inutile, depuis qu’on avait enseveli dans le souterrain le personnage de distinction pour lequel a été fait le sarcophage. En effet, en bas de l’escalier pratiqué au-dessous de ce sarcophage, on avait élevé un mur qui coupait entièrement la communication entre le tombeau et le passage souterrain. On avait même voulu dérober la vue de l’escalier, en plaçant sous le sarcophage même de gros blocs de pierres, de niveau avec le pavé de la salle. On avait également muré la grande porte de la salle au buffet ; mais nous la trouvâmes ouverte ; les pierres et le mortier jetés çà et là, prouvaient qu’on l’avait rouverte violemment. L’escalier de l’anti-chambre avait été également muré et recouvert de décombres et de grosses pierres, de manière à dérouter ceux même qui auraient franchi le puits et percé le mur qui barrait le chemin au-delà de ce réservoir, et à leur faire croire que ce souterrain se terminait définitivement à l’extrémité de cette anti-chambre. Cependant, en dépit de toutes ces précautions extraordinaires, le tombeau, dérobé à tous les regards, et caché dans le sein de la montagne, avait été forcé et spolié. Apparemment ceux qui ont commis cette violation ont eu pour guides des hommes qui connaissaient le secret.

La tombe est tournée vers le nord-est, et tout le souterrain est percé dans la direction du sud-ouest.

Après avoir donné une idée générale de cette vaste caverne sépulcrale, j’entrerai dans quelques détails sur les embellissemens qu’on y a pratiqués ; mais je serai obligé de me borneç aux principaux, car il y en a trop, pour que je puisse m’étendre sur la totalité.

Recommençons, à cet effet, à parcourir tout le souterrain, depuis son entrée, creusée au pied d’une haute colline assez escarpée. D’abord remarquons, en général, que toutes les figures et hiéroglyphes de la caverne sont sculptés en basrelief, et puis recouverts de peinture, à l’exception de ceux du salon des dessins, qui ne sont qu’ébauchés. Ce salon nous fait voir tout le procédé des artistes égyptiens chargés de l’embellissement des sépulcres et des temples. On rendait d’abord le roc aussi lisse que possible, et lorsqu’il y avait des concavités dans le rocher, on les remplissait de ciment, qui, s’étant durci, se taillait et se sculptait comme le reste. Après ce procédé préparatoire, un artiste traçait en rouge les contours des figures et autres ornemens qu’il s’agissait de sculpter. Un maître plns habile les retraçait ensuite en noir, en corrigeant en même temps les fautes commises par le premier qui n’était peut-être qu’un élève, ou qu’un artiste inférieur. On voit clairement en plusieurs endroits les erreurs des contours rouges, et les corrections du dessinateur en noir. Quand le dessin était achevé, le sculpteur taillait et enlevait la pierre tout autour, de manière à faire paraître les figures plus ou moins en relief, suivant leur grandeur. Pour les figures de grandeur naturelle, le relief était ordinairement d’un demipouce, tandis qu’on faisait sortir les figures qui n’avaient guère qu’un demi-pied de long, de l’épaisseur d’un écu tout au plus. Les vêtemens et les diverses parties des membres sont indiqués par une ligne dont l’épaisseur n’excède pas celle d’une pièce de trois livres, mais tracée avec une grande précision. Après que les figures avaient été achevées et polies par le sculpteur, on les couvrait d’une couche de blanc. La couleur qu’on y employait était d’un blanc si éclatant que notre meilleur papier paraît jaunâtre quand on le met à côté. Le peintre venait faire ensuite son ouvrage. Il semblerait que les Égyptiens n’aient point eu de couleur de chair ; partout en effet, où il a fallu peindre le nu, ils ont employé le rouge. Cependant il y a quelques exceptions ; par exemple lorsqu’ils avaient à peindre une belle femme, ils employaient le jaune, pour faire distinguer son teint d’avec celui des hommes ; et la composition de la couleur de chair n’a pu leur être entièrement inconnue ; car lorsqu’ils avaient à représenter le nu sous un voile demi-transparent, ils prenaient des teintes qui approchaient beaucoup du naturel, si nous supposons que les Égyptiens avaient le même teint que les Coptes leurs descendans, parmi lesquels il y en a qui ont le teint aussi beau que les Européens. Les vêtemens sont généralement peints en blanc ; c’est surtout dans les ornemens de la parure que le peintre se distinguait ; le rouge y jouait un grand rôle, et il faut dire que les quatre seules couleurs que les Égyptiens connaissaient, sont distribuées avec beaucoup d’art. Il paraît que lorsque la peinture des figures étaient achevées, on les revêt ait d’une couche de vernis ; mais il est encore douteux si ce vernis s’appliquait aux couleurs déjà posées, ou s’il y était mêlé lorsqu’on le préparait. Au reste, on ne remarque ce vernis nulle part que dans ce tombeau, le seul qui, ayant été préservé des outrages des barbares, conserve intacts tous les ornemens dont la piété des anciens l’a décoré, et par cette raison le seul qui nous donne une idée aussi fidèle des arts et des mœurs des Égyptiens de l’antiquité.

Mais passons à la description des détails.

À l’entrée du premier passage ou corridor, on remarque, sur la gauche, deux figures de grandeur naturelle, dont l’une paraît être un héros qui entre dans la tombe. Il est reçu par une divinité à tête d’épervier, surmontée du globe et du serpent. Des hiéroglyphes entourent ces deux figures ; plus loin, auprès de la terre, on voit un crocodile artistement sculpté. Les deux paremens de ce passage sont couverts d’hiéroglyphes distribués en colonnes de cinq à six pouces de large, qui sont séparées par des lignes verticales. Chacune de ces colonnes contient une sentence ou phrase, et on voit évidemment que les Égyptiens écrivaient leurs lignes de haut en bas, et recommençaient ensuite en haut. Sur le plafond de ce corridor sont peintes des aigles[14].

L’escalier qui succède au premier passage a de part et d’autre une niche ornée de figures curieuses : ce sont des corps humains, des têtes de divers animaux, etc. De chaque côté de la porte percée au bas de cet escalier on voit une figure de femme agenouillée, et étendant les mains sur un globe : au-dessus de chacune de ces femmes on remarque un renard, symbole que les Égyptiens représentaient ordinairement à l’entrée de leurs tombeaux[15]. Sur le fronton au-dessus de la porte on a sculpté les noms du héros enseveli dans ce tombeau, et de son fils ou de son père[16]. Deux génies ailés s’étendent comme pour les protéger, sur ces noms qui sont enfermés dans deux niches ovales ; dans celle qui est consacrée à Nichao, on voit une figure assise ; la barbe fait connaître que c’est celle d’un homme. Il est coiffé de la mesure de grains surmontée de deux plumes, et tient sur les genoux la serpette et le fléau ; au-dessus de Sa tête on a figuré un croissant dont les pointes se dirigent vers le ciel ; plus haut il y a un faisceau de morceaux de bois, et tout auprès, un groupe assemblé en forme de serpent. Derrière la figure sont deux instrumens que quelques personnes regardent comme des couteaux, et d’autres comme des plumes ; mais puisqu’on voit les plumes figurées d’un autre manière, je pense qu’on a voulu représenter ici des couteaux de sacrifice, peut-être comme emblème de la dignité sacerdotale ; car nous savons que les héros et rois d’Égypte étaient initiés dans les rites sacrés du culte. Au-dessous de la figure on a tracé un cadre vide de forme carrée, et plus bas on voit l’emblème de l’eau courante.

La niche ovale de la droite renferme une figure de femme assise, ayant autour de la tête un bandeau dans lequel est fixée une plume ; elle a sur ses genoux les clefs du Nil ; au-dessus de sa tête est un globe, et au-dessous de la figure on distingue une image semblable à une tour, l’emblème présumé de la force. Les faces des deux figures humaines sont peintes en bleu, couleur symbolique du créateur de l’univers. Sur chacune des niches ovales on remarque un globe, et au-dessous, deux figures hiéroglyphiques semblables à deux bassins qui débordent. Ces hié roglyphes se trouvent sous la protection des génies ailés qui s’étendent sur les niches.

En continuant de parcourir le souterrain, nous trouvons sur le mur de la droite du second passage des processions funéraires. Il semble qu’on y est occupé à descendre le sarcophage dans la tombe ; on y voit un bateau ordinaire, portant des hommes et des femmes, et au milieu du tableau une tête de belier, soutenue par un groupe d’hommes.

Des processions semblables sont figurées sur le mur de la gauche. On y distingue le scarabée, soutenu en l’air par deux éperviers qui tiennent des cordes tirées par plusieurs figures, il y a beaucoup d’autres emblèmes et objets symboliques. Sur les parois du puits on a sculpté des figures qui sont presque de grandeur naturelle, elles paraissent représenter diverses divinités, et recevoir en partie des offrandes de personnes de diverses classes.

Dans la première salle au-delà du puits, laquelle est soutenue au milieu par quatre piliers, on trouve de chaque côté deux figures qui paraissent représenter une divinité mâle et une divinité femelle. Le mur de la droite est partagé en trois champs l’un sur l’autre d’après la méthode suivie généralement dans tout le souter rain. Dans le champ supérieur un grand nombre d’hommes tirent une chaîne attachée à une momie debout qui paraît résister à tous leurs efforts. Les deux champs inférieurs renferment des processions funèbres et une rangée de momies déposées horizontalement à terre dans des cadres. Sur le mur de gauche on a figuré un cortége militaire et mystérieux, où toutes les personnes ont les regards fixés sur un homme dont la taille est de beaucoup supérieure à la leur, et qui est tourné vers eux. On distingue à l’extrémité de ce cortége des hommes de trois sortes de nations qui différent des autres individus, et qui représentent évidemment des Juifs, des Ethiopiens et des Perses. Derrière eux paraissent des Égyptiens dépouillés de toute parure, comme si c’étaient des captifs délivrés, et rendus à leur patrie ; ils sont suivis d’une figure à tête d’épervier, représentant, à ce que je suppose, la divinité protectrice [17].

J’annonce avec plaisir que le docteur Young, qui, après une longue étude des hiéroglyphes, est parvenu à en déchiffrer un grand nombre, a trouvé les noms de Nichao et de Psammis son fils, dans les hiéroglyphes que j’ai dessinés dans cette tombe. Ce résultat prouve que M. Young est sur la bonne route pour trouver la clef de cette écriture mystérieuse qui nous a caché jusqu’à présent l’histoire d’une des plus anciennes nations du globe ; il faut espérer que ce savant ne s’arrêtera pas dans ses recherches, et qu’il arrivera bientôt à un résultat concluant. Nichao conquit Jérusalem et Babylone, et son fils Psammis fit la guerre aux Ethiopiens ; n’est-il pas évident que le cortége que je viens de décrire fait allusion à leurs victoires ? On y distingue des Perses, des Juifs et des Ethiopiens ; les premiers à leurs costumes auxquels on les reconnaît toujours dans les tableaux qui représentent leurs guerres contre les Égyptiens ; les Juifs sont reconnaissables à leur physionomie et à leur teint, et les Ethiopiens à la couleur de leur peau, et à leur parure. Il faut bien que les Égyptiens qui les suivent reviennent de la captivité puisqu’ils sont privés de tous les genres d’ornemens que porte ce peuple dans les anciens monumens qui le représentent.

Sur le mur de cette salle, opposé à l’entrée on admire un des plus beaux morceaux de l’art égyptien, l’apothéose du héros de la tombe : ce sont quatre figures de grandeur naturelle ; l’une d’elles, représentant le dieu Osiris assis sur son trône, reçoitles hommages d’un hérosgu’introduit une autre divinité à tête d’épervier. Derrière le trône, la quatrième figure ressemble à une femme attachée au service du premier des dieux. Tout le groupe est entouré d’hiéroglyphes et encadré dans des figures symboliques richement exécutées ; un globe, dont les ailes s’étendent sur le tout, domine les figures, et une rangée de serpens couronne tout le tableau. Les sculptures et peintures sont parfaitement conservées, et c’est surtout dans cette apothéose que l’on peut étudier les progrès que l’art avait faits en Égypte [18].

On passe de cette salle, comme je l’ai dit, dans une autre qui est soutenue de deux piliers, et dont les murs n’ont que des figures esquissées, préparées à être sculptées. Tous les murs et les piliers sont couverts de ces esquisses, représentant des figures d’hommes, de femmes, d’animaux, qui semblent avoir rapport aux exploits du héros enseveli dans le sarcophage.

En passant de cette chambre, par un escalier, dans un corridor inférieur, on y remarque, à l’entrée, deux figures de chaque côté, une mâle et une femelle, de grandeur naturelle. La femme paraît représenter Isis, ayant sur la tête les symboles ordinales de cette déesse, les cornes et le globe. Il semble qu’elle se dispose à recevoir le héros qui va entrer dans les régions de l’immortalité. Les vêtemens de la déesse sont travaillés avec un soin minutieux, et si bien conservés que nous pouvons les considérer comme un modèle parfait de la parure des femmes d’Égypte. Sa robe est une espèce de réseau dont chaque maille renferme des hiéroglyphes. Le reste de sa parure consiste en une ceinture, un collier, un bracelet. La figure du héros est couverte d’un voile ou d’un vêtement léger et transparent qui enveloppe ses épaules, retombe le long de son corps d’une manière assez gracieuse. Le peintre a su faire ressortir la déesse par les couleurs vives dont il l’a peinte.

Sur le mur gauche de ce passage on remarque une figure de grandeur naturelle : c’est celle du héros même, assis sur son trône, et tenant le sceptre d’une main, tandis qu’il étend l’autre sur un autel divisé en vingt compartimens[19]. À son cou pend un cordon avec une plaque en forme de temple égyptien. On a sculpté sur cette plaque un obélisque et deux divinités, une de chaque côté. Les plaques de ce genre, qui paraissent avoir décoré la poitrine des rois d’Égypte, sont très-recherchées : on en trouve rarement, et je n’en ai jamais vu que deux : l’une est dans le musée britannique, et j’ai été assez heureux d’acquérir l’autre d’un Arabe qui l’avait trouvée dans une des tombes à Beban-el-Malouk [20]. Celle-ci est de basalte noir, plus grande et d’un plus beau travail que l’autre, ce qui prouve qu’on faisait ces insignes de la royauté de diverse grandeur, et qu’on les finissait plus ou moins. Le scarabée y est représenté en haut relief sur un petit bateau, ayant une divinité de chaque côté ; sur le revers on remarque l’inscription usitée.

Au-dessus de la tête du roi ou héros, sculptée comme je viens de le dire, sur le mur gauche du corridor, un aigle étend ses ailes comme pour le protéger. Au haut des murs de chaque côté du corridor, l’histoire du héros est représentée en petits compartimens d’environ deux pieds carrés, contenant des groupes de figures de dix-huit pouces de haut. On y voit partout le héros debout sûr un amas de blé, recevant les offrandes de ses soldats ou compagnons d’armes. Plus loin on entre par un escalier dans un passage court, où le sculpteur a continué de représenter un cortége. On y remarque aussi le sacrifice d’un taureau[21]. Des hiéroglyphes, formant des divisions séparées, couvrent, au reste, les murs de ce passage comme du précédent.

La salle qui suit m’a paru mériter, comme je l’ai dit, le nom de salle des beautés, à cause de l’exécution parfaite des figures, dans lesquelles tout est soigné, jusqu’aux moindres ornemens. Les deux côtés des portes sont décorés de belles figures de divinités femelles, entourées d’hiéroglyphes. On y remarque le lotus en bouton et en pleine floraison, et au-dessus de la plante un demi-globe avec un serpent[22].

La salle aux six piliers, à laquelle on arrive ensuite, a, de chaque côté, deux figures de grandeur naturelle ; des processions et figures symboliques font l’ornement des murs. Au-dessus de la porte est représenté un génie féminin, étendant les ailes. De chaque côté de cette salle il y a une petite chambre[23]. Dans celle de la gauche, on a représenté des momies et autres figures. Dans celle de la droite, on voit sculptée une vache de demi-grandeur naturelle, au-dessus de laquelle il y a une quantité de figures formant un groupe très-curieux. Des hiéroglyphes couvrent aussi les murs. Dans la vaste salle qui touche à celle-ci le sculpteur a figuré un grand nombre d’hommes qui portent un bâton long et mince dont les deux bouts sont munis d’une tête de vache, et sur le bâton il y a deux taureaux[24]. Quant au caveau voûté qui suit cette salle, et où était le sarcophage du roi, il serait impossible de décrire toutes les figures qui en décorent les murs. La voûte même, peinte en bleu foncé comme les figures du sarcophage, est ornée de processions et de groupes de figures relatifs aux signes du zodiaque[25].

Dans la salle que j’ai appelée la salle au buffet, et qui est soutenue par deux piliers, on remarque de chaque côté deux figures[26]. D’autres figures allégoriques couvrent les murs de cette salle[27]. Mais il est temps de s’arrêter : la description que je pourrais faire des ornemens de cette tombe royale resterait d’ailleurs toujours incomplète, et je ne pourrais donner à l’Europe une idée satisfaisante de la magnificence de ce tombeau, qu’en en construisant une copie exacte, comme j’en ai le projet.

Les Arabes parlèrent tant de cette découverte, que le bruit en parvint aux oreilles de Hamet, aga de Kéneh ; on ajoutait même que j’y avais trouvé un grand trésor. À cette nouvelle, l’aga se mit sur-le-champ en route pour Thèbes avec quelques-uns de ses soldats. Ce voyage prend ordinairement deux journées ; mais telle fut la précipitation de l’aga, qu’il n’employa que trentesix heures pour arriver par terre dans la vallée de Beban-el-Malouk. À son approche, quelques Arabes vinrent m’annoncer qu’ils apercevaient une foule de Turcs à cheval qui descendaient du sommet des montagnes dans la vallée, et se dirigeaient sur nous. Je ne pus deviner qui c’était, puisque jamais des Turcs n’approchaient de ce lieu. Une demi-heure après, ces cavaliers nous donnèrent le signal de leur arrivée en tirant quelques coups de pistolet en l’air. Je crus qu’il s’agissait de faire prendre possession des tombeaux et des caveaux par la force armée ; mais, quand cette cavalerie fut près de nous, je reconnus Hamet, l’aga de Kéneh, ci-devant commandant du côté occidental de Thèbes, et sa suite. Comme nous étions à l’ouest des ruines, et sous un autre commandant, sa visite m’étonna encore. Apparemment, quand on découvre un trésor en Turquie, le premier homme en pouvoir, qui en apprend la nouvelle, court en prendre possession. L’aga ne me laissa pas long-temps en doute sur le but intéressé de son voyage précipité. Il sourit et me salua plus poliment qu’à son ordinaire. Il fit apporter autant de lumières qu’on put s’en procurer, et nous descendîmes ensemble dans la tombe. Tous les embellissemens prodigués par l’art dans cette caverne, les sculptures, peintures, etc., n’intéressèrent nullement le commandant turc ; il ne cherchait que le prétendu trésor, et les gens de sa suite regardèrent dans tous les coins et dans tous les trous pour voir s’il n’y avait pas quelque cachette. Après avoir tout parcouru et tout examiné sans rien trouver qui pût satisfaire son avidité, l’aga fit retirer ses soldats, et me dit : « De grâce, où avez-vous mis le trésor ? — Quel trésor, lui demandai-je à mon tour ? — Eh ! mais celui que vous avez trouvé dans cette caverne. » Je ne pus m’empêcher de sourire à ces mots ; il n’en fut que plus confirmé dans son erreur. Cependant je lui déclarai que je n’avais point trouvé de trésor. Il se mit à rire, et insista pour que je lui fisse voir le trésor que j’avais découvert. — « Un homme digne de foi m’a assuré, ajouta-t-il, que vous aviez trouvé dans ce lieu un gros coq en or, rempli de diamans et de perles ; il faut que je le voie : où est-il ? » J’eus de la peine à m’empêcher d’éclater de rire. Je lui répétai que je n’avais vu aucun trésor. Il parut très-fâché, et s’assit avec humeur devant le sarcophage. Toute ma crainte fut qu’il ne brisât ce beau morceau pour voir s’il ne recélait pas de l’or ; car ces gens rêvent toujours d’or et de perles. Voyant enfin qu’il fallait renoncer aux espérances dont il s’était bercé, il se leva pour sortir. Je lui demandai ce qu’il pensait des figures charmantes qui étaient sculptées et peintes autour de nous. Il y jeta un coup d’œil rapide, et dit avec indifférence : « Ce serait un beau local pour un harem ; car les femmes trouveraient de quoi regarder.» Il partit enfin avec un air de mécontentement, et n’étant pas encore persuadé qu’il n’y eût pas eu de trésor trouvé.

Je n’ai pas voulu interrompre le récit de mes fouilles pour parler d’un événement passé antérieurement, et que je ne saurais omettre dans la relation de mes opérations en Égypte. Le lecteur se souviendra probablement qu’en revenant la première fois de la Nubie, j’avais pris possession, dans l’île de Philæ, de seize blocs de pierre dont la surface présentait un beau groupe de figures en bas relief ; que j’avais commandé de les faire scier dans leur épaisseur, afin de les faire transporter sur le Nil, et que des obstacles avaient empêché jusqu’alors que ce transport ne s’effectuât. En revenant à Philæ, dans mon second voyage, je fus bien surpris de trouver ces pierres mutilées. Pour comble d’outrage, on y avait griffonné, avec du charbon, ces deux mots en français : Opération manquée. Comme ils n’étaient tracés que grossièrement, il était impossible de deviner quelle main s’était rendue coupable d’une injure aussi gratuite ; mais nous savions qu’il n’était venu dans l’île que trois agens de M. Drovetti, savoir : M. Cailliaud, M. Jacques, et le renégat Rosignano. Ne pouvant distinguer le coupable parmi ces trois, nous nous bornâmes à écrire au consul d’Angleterre, sans en parler à personne. Cependant M. Jacques, qui s’était séparé des autres agens français, vint nous trouver ; et, comme pour se disculper, il nous dit que M. Cailliaud était celui qui avait mutilé les bas-reliefs, avec un petit marteau qu’il portait habituellement avec lui pour casser les pierres. M. Cailliaud était alors au Caire ; ce fut un motif de plus pour engager M. Beechey à mander au consul, résidant en cette ville, tout ce qui s’était passé. Dans la crainte de perdre son emploi, M. Cailliaud dit au consul qu’à son retour à Thèbes, il prouverait son innocence en face de M. Jacques. Quelque temps après, M. Cailliaud arriva en effet à Thèbes avec une lettre du consul, portant que lui, M. Cailliaud, s’était engagé à se disculper de l’accusation de M. Jacques, au sujet de la mutilation des pierres. Cependant, au lieu de demander d’être confronté avec M. Jacques qui était sur les lieux, M. Cailliaud ne fit que se plaindre vivement de ce que le consul au Caire lui avait parlé d’une affaire semblable, et ne prouva ni devant nous, ni devant M. Jacques, qu’on l’eût accusé à faux. Après avoir dit beaucoup de mal du consul qui était éloigné de cinq cents milles, il se réconcilia avec M. Jacques, qui nia ensuite avoir accusé auprès de nous son ami, et écrivit au consul que tout ce que M. Beechey lui avait mandé sur cette affaire, n’était pas vrai. Quelque temps après, le consul étant venu à Thèbes, M. Jacques fut interrogé devant nous pour déclarer s’il ne nous avait pas avoué que M. Cailliaud avait mutilé les bas-reliefs de l’île de Philæ. Il répéta alors au consul, en notre présence, que M. Cailliaud avait en effet brisé les sculptures ; fit, quand le consul lui demanda pourquoi il s’était rétracté dans sa lettre, il déclara, avec beaucoup de sang-froid, que M. Cailliaud l’avait prié d’en agir ainsi. En voilà assez sur cette affaire désagréable, je reviens à mes fouilles.

Vingt jours après l’ouverture de la grande tombe, nous apprîmes par les bateliers qui remontèrent le Nil, qu’il allait venir trois maïches ou grands bateaux, ayant à bord des voyageurs anglais. En effet, quelques jours après, le comte Belmore avec sa famille, M. Salt, consul anglais, le capitaine Cory, le docteur Richardson, et le révérend M. Holt arrivèrent à Thèbes.

En. passant à Kéneh, où ils étaient allé voir Hamet-Aga, ils avaient appris de celui-ci la découverte que j’avais faite. Ils furent enchantés quand ils en virent l’intérieur. Le comte ayant témoigné le désir de voir ouvrir une tombe intacte, je fis creuser en deux endroits, où il paraissait y avoir des sépulcres ; mais il se trouva que ce n’étaient que deux petits puits à momies. Ainsi, dans cette vallée que l’on avait crue jusqu’alors consacrée uniquement à la sépulture des rois, les anciens Égyptiens avaient laissé ensevelir aussi des particuliers. Cette circonstance me confirme dans l’opinion que la vallée où ces tombes particulières furent trouvées, n’était pas la seule où l’on ensevelissait les rois.

Lord Belmore employa son séjour dans ce pays pour y faire beaucoup de recherches, et il voulut bien faire descendre sur le Nil deux des statues à tête de lion, que j’avais trouvées à Carnak. Il acheta aussi beaucoup d’antiquités que lui apportèrent les Arabes, et se forma par ce moyen une collection qui sera regardée, avec raison, en Europe comme très-curieuse.

Le consul, enthousiasmé de la vue de la grande tombe, et probablement du grand sarcophage, commença de son côté à faire des excavations dans la vallée de Beban-el-Malouk, dans l’espoir de trouver encore quelques uns des sépulcres des rois. Ces fouilles durèrent quatre mois ; il fera lui-même connaître avec plus d’exactitude que je ne pourrais le faire, les objets qu’il a découverts. Lord Belmore et sa famille partirent quelques jours après pour la Nubie. Quant à moi, ayant des affaires au Caire, je me disposai à descendre le Nil. Cependant la caverne sépulcrale qui fut nommée d’abord celle d’Apis et reçut ensuite le nom de Psammétique, avait fait une telle impression sur moi, que je résolus de retourner à Thèbes et d’y former un modèle complet de ce souterrain. Les voyageurs anglais revinrent peu de temps après de la Nubie, et passèrent sans s’arrêter.

Après avoir embarqué tout ce qui avait été trouvé pendant cette saison, je quittai Thèbes avec cette collection nouvelle. Il ne se passa rien de remarquable dans notre trajet ; nous arrivâmes à Boulak le 21 décembre, après une absence de dix mois. Mes occupations me retinrent au Caire plus que je ne voulais, surtout comme je brûlais d’impatience de retourner à Thèbes pour y commencer mes modèles et empreintes en cire de toutes les figures et hiéroglyphes. Voyant que je ne pouvais assez tôt terminer mes affaires, je fis partir le bateau d’avance, ayant l’intention de le suivre par terre. J’avais pris des arrangemens avec M. Ricci, jeune Italien, très-habile dessinateur, et qui, après un peu d’exercice, parvint à imiter très-fidèlement les hiéroglyphes ; il devait se rendre à Thèbes, et commencer sur-le-champ à dessiner pour moi les décorations de la grande tombe. Ma femme résolut de visiter la Terre-Sainte, et de m’attendre à Jérusalem, où. je devais me rendre dès que j’aurais terminé le modèle du tombeau. Elle partit, accompagnée de notre domestique et d’un janissaire qui allait prendre un voyageur en Syrie pour lui servir d’escorte en Égypte.

Ma bourse était presque vide ; j’avais dépensé ce que j’avais reçu en présent de M. Burckhardt et du consul après mon premier voyage et le transport du buste colossal. Dans ce moment le comte de Forbin, arrivé au Caire, vint voir au consulat anglais, où je logeais, la collection d’antiques que j’avais rapportée de mon dernier voyage, et de celui de l’année précédente. Il ne fut pas médiocrement surpris en voyant réunis tant d’objets précieux. La tête colossale, l’autel des six divinités, le bras colossal, et les diverses statues fixèrent toute l’attention de M. le directeur du musée de France. Il se trouvait dans cette collection quelques statues que j’avais apportées de Thèbes pour mon propre compte, d’après un arrangement fait avec le consul. J’avais l’intention de les envoyer à ma ville natale ; à cet effet j’avais déjà fait des conventions pour leur embarquement à Alexandrie. En apprenant qu’elles allaient être envoyées en Europe, M. le comte me pressa de les lui vendre ; il ajouta qu’il me serait bien obligé si je les lui cédais. Espérant trouver encore d’autres statues, je consentis à lui faire ce plaisir. Ce qu’il me paya n’était pas le quart de la valeur de ces antiques ; mais n’ayant jamais vendu de statues, je fus satisfait du marché.

J’avais reçu depuis peu quelques journaux d’Europe qui m’avaient instruit, à ma grande surprise, que l’on attribuait toutes mes découvertes et recherches précédentes à d’autres voyageurs, tandis qu’on faisait à peine mention de mon nom. J’avoue que je fus assez faible de m’en fâcher ; après les travaux pénibles auxquels je m’étais livré dans la Haute-Égypte, il n’était pas agréable, en effet, d’en voir attribuer tout le mérite à des personnes qui n’y avaient pas là moindre part, si ce n’est qu’elles m’avaient fourni de l’argent. Croyant devoir rétablir les faits tels qu’ils étaient, et désabuser le public, je remis à M. le comte de Forbin un exposé de mes opérations, en forme de lettre, qu’il me promit de publier en France. Cependant j’eus lieu de me repentir dans la suite de lui avoir donné cette marque de confiance. Les notions les plus confuses sur mes recherches en Égypte se répandirent dans les journaux français, et de là dans ceux des divers pays de l’Europe ; et si d’autres voyageurs, témoins oculaires de mes recherches, n’avaient rendu hommage à la vérité, j’aurais désespéré de voir jamais revenir l’Europe à des opinions plus justes sur mon compte.

Le major Moore, entre autres, Arriva au Caire avec des dépêches de l’Inde ; ne pouvant partir le même jour pour Alexandrie, faute d’une cange, j’allai visiter avec lui les pyramides en dedans et en dehors. Étant ensemble sur le sommet de la première, je lui exposai les diverses opinions que les savans ont formées sur la seconde, et je lui exprimai mon étonnement de ce que cette pyramide n’avait pas encore été ouverte, malgré les visites de tant de voyageurs, et malgré toutes les entreprises scientifiques de notre siècle. Au départ du major pour l’Angleterre, je lui remis un exposé de mes opérations, et quelques plans des lieux que j’avais découverts récemment. Il les a fidèlement remis à lord Aberdeen, président de la société des antiquaires, et, par ce moyen, la vérité a commencé enfin à être connue.

Le comte de Forbin me fit beaucoup de questions sur la Haute-Égypte, et me témoigna son désir de visiter ce pays. Soit inclination personnelle, soit persuasion de ma part, il prit la résolution de faire ce voyage. Il partit en effet, mais au bout d’un mois il fut déjà de retour ; ce qui ne l’a pas empêché de parler beaucoup de Thèbes, des temples, des tombeaux, des colosses et de tant d’autres objets qu’il n’a pu qu’entrevoir. Il assure gravement qu’il a été dégoûté de visiter les ruines de Louxor, en voyant s’y promener des Anglaises en spencer et avec des parasols. Voilà une plaisante raison pour un savant voyageur ! Quel amour peut avoir pour les arts un homme qui, ayant traversé la mer pour voir les merveilles de l’antique Égypte, s’enfuit à la vue de quelques Européennes, et s’excuse à son retour en Europe par ce motif bizarre de n’avoir pas pénétré plus en avant dans l’Afrique ? Ce n’est pas avec cette légèreté que les Norden et tant d’autres voyageurs distingués ont visité et examiné l’Égypte.

Le même comte prétend, à la fin de la relation de son voyage, qu’après son départ de l’Égypte, je me suis emparé, au nom du consul d’Angleterre, d’un bras colossal qui lui appartenait, et qui provenait des fouilles de Thèbes. Je n’ai aucune connaissance de cette antiquité. Je ne comprends donc pas comment il a pu avancer une assertion semblable ; mais ce dont je suis sûr, c’est que M. le comte de Forbin était honteux d’avoir été en Égypte sans y trouver un seul morceau antique, et que, préférant ses aises à la tâche pénible de s’enfoncer dans le pays, et de s’y livrer à des recherches savantes, il s’en serait retourné en Europe les mains vides si je ne lui eusse cédé quelques statues. M. le comte dit du mal de tous les voyageurs qui se sont trouvés sur son passage, uniquement parce qu’il n’a rien découvert lui-même. Au reste, je n’aurais même pas cité le nom de ce voyageur frivole, s’il n’avait fallu me disculper des charges qu’il m’impute faussement. J’ai pourtant à rapporter encore un fait qui le concerne. À son retour de Thèbes, je le rencontrai au Caire chez le consul d’Autriche. Je me livrais alors à l’entreprise d’ouvrir les pyramides, et déjà j’avais ouvert le faux passage. Le comte s’imaginant que je ne réussirais point, me pria avec ironie de lui dresser le plan de la pyramide dans laquelle j’aurais pénétré, et de le lui adresser à Alexandrie, où il allait s’embarquer pour la France. Je pensai que la meilleure vengeance que je pourrais tirer de sa malice, ce serait de lui envoyer le plan qu’il avait feint de désirer. Aussi, dès que j’eus ouvert la seconde pyramide, ce qui eut lieu quelques jours après son départ, je lui en expédiai le plan. Croirait-on que, tirant parti de cet envoi, M. le comte voulut persuader à l’Europe, lors de son retour, que c’était lui qui avait découvert l’entrée de la seconde pyramide de Ghizeh, et qui en avait dressé le premier plan ? Voilà pourtant ce que l’on assura dans les journaux français. Je les citerai textuellement à l’appui de ce que j’avance.

« Le 24 avril, M. le comte de Forbin, directeur-général du musée royal de France, a débarqué au lazaret de Marseille. Il vient en dernier lieu d’Alexandrie, et il a eu une traversée fort orageuse. Il a visité la Grèce, la Syrie et la Haute-Égypte. Par un hasard heureux, quelques jours avant son départ du Caire, il a réussi à pénétrer dans la seconde pyramide de Ghizeh ; M. de Forbin apporte le plan de cette découverte importante, ainsi que beaucoup de renseignemens sur les travaux de M. Drovetti à Carnak, et sur ceux que M. Salt, consul anglais, poursuit avec le plus grand succès dans la vallée de Beban-el-Malouk, et dans la plaine de Medinet-Abou. Le musée de Paris va être enrichi de quelques unes des dépouilles de Thèbes que M. de Forbin a recueillies dans son voyage. » Quelque pompeuse que soit cette annonce, ne dirait-on pas qu’elle n’est qu’un persifflage d’un bout à l’autre ? Je demande pardon au lecteur de tous ces détails ; je ne l’en aurais pas fatigué, si je n’avais eu à cœur de rétablir la vérité dans ses droits.

Avant de retourner à Thèbes, je visitai encore une fois les pyramides avec deux autres voyageurs d’Europe. Pendant qu’ils entrèrent dans la première, je fis le tour de la seconde, et je m’assis à l’ombre des pierres qui, du côté de l’est, ont fait partie d’un temple. Je considérai cette masse énorme qui, depuis tant de siècles, a fourni carrière à des conjectures de toute espèce, d’autant plus que les prêtres égyptiens avaient assuré à Hérodote, très-faussement comme on va voir, que cette pyramide ne contenait point de chambres. Je méditai sur ce monument singulier, sur sa destination énigmatique, sur le mystère qui régnait au sujet de l’intérieur de cette pyramide. Les efforts inutiles faits par tant de voyageurs, et surtout par un corps entier de savans français, pour y découvrir quelque entrée, étaient bien propres à me décourager, et même à faire paraître de nouvelles tentatives comme des folies. M. Salt et le capitaine Caviglia avaient fouillé pendant quatre mois autour des pyramides, sans trouver ce que l’on cherchait depuis si long-temps. Peu de mois auparavant, quelques Francs, résidant en Égypte, avaient formé le projet d’entreprendre de nouvelles fouilles, d’en solliciter la permission de Mahomet-Ali, et d’ouvrir dans les cours d’Europe une souscription du montant d’environ un demi-million de francs pour les frais d’un nouvel essai de pénétrer dans la pyramide, soit par la mine, soit par d’autres moyens. On avait disputé long-temps sur l’honneur de diriger les travaux, et il avait été arrêté que M. Drovetti serait à la tête de l’entreprise. Or, ce que d’autres ne jugeaient pouvoir entreprendre qu’avec des fonds énormes, comment pouvais-je me flatter de l’exécuter jamais avec les faibles ressources sur lesquelles je commandais ? J’avais aussi à craindre, après les succès que j’avais eus dans les fouilles de la Haute-Égypte, que l’on ne me refusât la permission de percer la pyramide, ou qu’en voyant la possibilité de pénétrer dans l’intérieur, l’on ne chargeât de l’exécution de l’entreprise des hommes jouissant de plus d’autorité que moi.

Cependant le désir de trouver le secret de cette pyramide me stimulait toujours plus vivement. Tourmenté par cette idée, je me levai pour examiner le côté méridional du monument ; j’en visitai toutes les parties, et pour ainsi dire toutes les pierres. N’y ayant découvert aucun indice qui pût me mettre sur la voie, je visitai le nord. De ce côté, la pyramide eut pour moi un aspect different. Les observations fréquentes que j’avais faites sur les monumens à Thèbes m’avaient donné un peu plus d’habitude que n’en avaient d’autres voyageurs, de remarquer des indices à peine perceptibles. Sous ce rapport la pratique me servait plus que la théorie ne sert à d’autres. En effet, des voyageurs qui m’avaient précédé n’avaient quelquefois rien vu dans des endroits, où je découvrais des choses importantes, parce que de faibles indices qui étaient pour moi des traits de lumière, leur avaient échappé entièrement. Cependant il n’est pas rare de voir ces voyageurs, forts de leur théorie savante, soutenir pertinemment leurs opinions, et s’étonner extraordinairement quand des personnes qui n’ont pour eux que l’expérience, leur prouvent par les faits qu’ils se trompent. J’ai eu quelquefois le plaisir de produire cet étonnement chez eux : je suis toutefois loin de vouloir blâmer la science ; je prétends seulement dire que l’homme savant n’examine pas toujours le matériel avec la même précision que l’homme moins confiant dans son savoir.

J’observai donc sur le côté septentrional de la pyramide trois marques qui m’encouragèrent à faire un essai pour voir si je pouvais, de ce côté, découvrir l’entrée. Ce n’est pas que l’observation de ces signes fût précisément le résultat de l’expérience que j’avais acquise dans les tombes de Thèbes ; car il n’y avait presque rien de commun entre les pyramides et les tombes ; les unes sont d’immenses constructions élevées par la main des hommes ; les autres sont des rochers naturels, que l’on n’a fait que creuser ; ce qui me mit ici sur la voie, ce fut l’application d’une observation que j’avais faite sur la première pyramide, et qui me parut si sûre, que dès ce moment je fus déterminé à tenter un essai. Je remarquai que, précisément sous le milieu de la façade de la pyramide, l’amas de matériaux tombés de la surface, qui pouvait cacher l’entrée, était plus haut que l’entrée de la première pyramide, mesurée depuis la base, et que ces matériaux n’étaient pas aussi compactes que sur les deux côtés ; d’où je conclus que sur ce point les gros blocs avaient été enlevés après la chute du revêtement. Je conçus donc la possibilité de trouver en ce même endroit l’entrée de la pyramide, et je m’étonnai qu’on pût désespérer de la trouver avant qu’on eût fouillé la seule place où il y avait raisonnablement une entrée à supposer, si toutefois il y en avait une. M’étant fortifié dans cette idée, j’allai rejoindre mes compagnons dans la première pyramide. Après avoir visité le grand sphinx, nous retournâmes dans la soirée au Caire.

Je résolus de me livrer le lendemain à un nouvel examen des lieux. En effet, sans communiquer à personne des idées qui auraient excité beaucoup de sensation parmi les Francs du Caire, ce qui aurait pu créer des obstacles à l’exécution de mon projet, je retournai aux pyramides, et j’y fus affermi dans mon espoir. Ne voulant pas encore m’adresser à la cour du pacha ou à des personnes de marque qui pouvaient me nuire, je préférai de traverser le lendemain le Nil, et de me rendre à Embabeh, pour m’adresser au cacheff qui commandait sur le territoire des pyramides. M’étant présenté chez lui, je lui demandai l’autorisation de faire creuser dans ces monumens : sa réponse fut telle que je l’attendais ; il me dit qu’il fallait solliciter auprès du pacha ou du Kakia-bey un firman sans lequel il ne pouvait m’accorder la permission d’excaver les harrans ou pyramides. Je lui demandai s’il n’y avait point d’autre obstacle. Il me répondit : aucun obstacle quelconque. Je me rendis alors à la citadelle ; et comme le pacha n’était pas au Caire, je me présentai au Kakia-bey qui me connaissait depuis le temps de mon séjour à Soubra. Quand je lui eus demandé la permission de fouiller les pyramides, il ne fit qu’une seule objection, c’est qu’il n’était pas sûr s’il n’y avait pas autour des harrans des terres labourées qui pourraient empêcher qu’on n’y travaillât. Pour s’en assurer il envoya un message au cacheff d’Embabeh ; et comme celui-ci répondit qu’il n’y avait autour des harrans qu’un terrain rocailleux, et point de terres labourées, j’obtins un firman adressé au cacheff, pour lui enjoindre de me fournir les ouvriers nécessaires aux fouilles.

Il ne s’agissait dès lors de rien moins que de venir à bout d’une entreprise que l’opinion publique regardait comme impossible ; je ne pouvais me dissimuler que si j’échouais, je m’exposerais à la risée générale ; mais je pensai qu’il y avait encore du mérite à tenter ce grand projet. Néanmoins je jugeai prudent de le tenir aussi secret que possible, et je ne le confiai qu’à M. Walmas, digne négociant Levantin établi au Caire et associé de la maison de Briggs. Ce n’est pas que je voulusse garder pour moi le résultat de ma découverte si je réussissais ; mais je ne voulais pas être troublé dans mes opérations par les visites des importuns, et de plus je ne voulais pas fournir à nos adversaires l’occasion de me susciter de nouvelles entraves, et de m’interrompre au beau milieu de l’entreprise. M’étant donc pourvu, sans bruit, d’une petite tente et de quelques vivres, pour n’être pas obligé, à tout instant, de retourner au Caire, je partis de cette capitale pour les pyramides, en feignant de faire une excursion de quelques jours au mont Mokatam. Arrivé aux pyramides je trouvai les Arabes disposés à travailler ; en conséquence je leur fis sur le-champ commencer les fouilles. Malgré la vente de deux statues cédées au comte de Forbin, je n’avais pas même deux cents liv. sterl. (quatre mille huit cents francs). Avec cette somme il fallait terminer l’ouvrage, ou le suspendre, pour laisser à d’autres le léger mérite de l’achever à peu de frais.

Le côté septentrional n’était pas le seul sur lequel je fis commencer les fouilles : celui de l’orient me parut mériter aussi une tentative. Il reste de ce côté un fragment du portique d’un temple qui était élevé devant la pyramide, et d’où une chaussée descendait en droite ligne vers le grand sphinx. Je pensai qu’en ouvrant le sol entre le portique et la pyramide, j’arriverais nécessairement aux fondemens du temple ; ce qui eut lieu en effet. Je mis à l’ouvrage quatre-vingts Arabes, savoir quarante sur le lieu dont je viens de parler, et quarante au milieu du côté septentrional, où j’avais trouvé le sol moins solide qu’à l’est et à l’ouest. Les ouvriers étaient payés à raison d’une piastre (ou douze sous) par journée ; j’avais aussi quelques garçons et filles pour enlever la terre ; ils gagnaient vingt paras ou six sous par jour. Pour entretenir la bonne humeur des paysans, je leur donnai de temps en temps des bagatelles, et je leur fis sentir l’avantage qu’il y aurait pour eux à ouvrir la pyramide, puisque ce succès attirerait beaucoup d’étrangers, et leur vaudrait par conséquent des bakchis. Rien n’a autant d’effet sur l’esprit d’un Arabe, que ce que l’on dit dans ses intérêts et ce que l’on prouve être son avantage personnel ; tout autre raisonnement est ordinairement perdu. J’avoue qu’en Europe je n’ai guère moins constaté l’efficacité de cette méthode.

Les travaux furent poursuivis pendant plusieurs jours sans la moindre apparence d’aucune découverte. Au nord de la pyramide les décombres tombés du revêtement, qu’il fallait enlever, étaient liés d’une manière si tenace, que les ouvriers avaient de la peine à les entamer, quoique ces décombres parussent avoir été amassés postérieurement au reste. Le seul outil qu’ils avaient pour piocher, était une sorte de pioche, qui ne pouvait servir que dans un terrain mou, étant trop faible pour casser un roc formé de pierres et de mortier. Apparemment la rosée, qui au printemps et en automne mouille la terre d’Égypte, avait trempé ce mortier tombé de la pyramide et l’avait si intimement lié aux pierres, qu’il en était résulté une seule masse.

En continuant de creuser sur le côte oriental nous trouvâmes la partie inférieure d’un grand temple lié au portique, et s’étendant jusqu’à cinquante pieds de la base de la pyramide. Ses murs extérieurs étaient formés de gros blocs de pierre, qui sont maintenant à découvert : quelques blocs des portiques avaient vingt-quatre pieds de haut. Eu dedans, ce temple est bâti en pierres calcaires de diverse grosseur, dont plu sieurs sont taillées aux angles avec beaucoup de précision ; cette partie est probablement bien plus ancienne que le mur extérieur qui pourtant paraît de l’âge des pyramides mêmes. Pour trouver de ce côté la base de la pyramide, et savoir si elle communiquait avec l’ancien temple, j’avais à couper un amas de matériaux qui s’élevaient à quarante pieds, et qui consistaient, comme sur le côté septentrional, en blocs de pierre et en mortier tombés du revêtement. Nous atteignîmes enfin la base, et j’aperçus un pavé plat, taillé dans le roc vif. Je fis percer en droite ligne une route depuis la base de la pyramide jusqu’au temple ; je trouvai que le pavé continuait jusqu’à. cet édifice ; ainsi un large chemin a dû être taillé anciennement entre le temple et la pyramide, et je ne balance plus de croire que le même pavé entoure toutes les pyramides. Il me paraît que le sphinx, la pyramide et le temple ont été élevés tous trois à la fois, puisqu’ils paraissent être sur une même ligne et de la même antiquité

Du côté du nord, les fouilles avancèrent vers la base ; on avait enlevé un grand nombre de pierres, et déjà une bonne partie de la façade de la pyramide avait été mise à découvert ; mais il n’y eut point encore d’apparence d’une entrée, ni le moindre indice qu’il y en avait jamais eu. Les Arabes avaient d’abord eu beaucoup d’espoir de la découvrir ; la promesse des bakchis que je leur avais faite, et l’idée des profils qu’ils tireraient des visites des étrangers, les animaient et les stimulaient vivement. Mais après quelques jours d’un travail très-fatigant, dans une masse de pierres si difficile à couper, que leurs haches étaient presque toutes cassées, ils commencèrent à croire que leur attente était vaine, et qu’il y avait de la folie à percer un roc aussi dur, sans espoir de succès. Leur zèle se ralentit ; cependant ils continuèrent de travailler. Quant à moi, je ne me laissai pas décourager aussi promptement par les difficultés et par le peu d’espoir qu’il y eût pour la réussite de l’entreprise. Ce qui me donna une lueur d’espoir, c’est une remarque que je fis en continuant l’ouvrage. Les pierres ne tenaient pas en cet endroit aussi solidement que sur les côtés. Enfin, le 18 février, après seize jours d’un travail infructueux, un des ouvriers arabes observa une petite crevasse entre deux pierres. Il en fut dans la joie, s’imaginantdéjà avoir trouvé cette entrée qui était le but de notre entreprise. Je remarquai que la crevasse n’était pas grande ; cependant, en y enfonçant une perche de palmier, nous la vîmes pénétrer jusqu’à la pro fondeur d’une toise. Stimulés par cette petite découverte, les Arabes se remirent avec zèle au travail, et leur espoir se ranima : aussi leur besogne avança promptement. Je pensai bien qu’une crevasse étroite ne pouvait être l’entrée d’une grande pyramide ; mais j’espérai que cette ouverture nous mettrait sur là voie de la véritable entrée. En poursuivant, je m’aperçus qu’une des pierres enchâssées dans la pyramide, était détachée du reste. Elle fut ôtée le jour même, et nous fit voir une ouverture conduisant dans l’intérieur.

Cette sorte d’entrée grossière n’avait pas plus de trois pieds de large, et était encombrée de petites pierres et de sable ; ayant été déblayée, elle se trouva plus large en dedans : on employa une deuxième et troisième journée au déblayement ; mais plus nous avançâmes, plus nous trouvâmes de décombres. Le quatrième jour j’observai qu’il tombait du sable et des pierres du haut de cette caverne, ce qui me surprit beaucoup. Je découvris, à la fin, qu’il existait un passage depuis le dehors de la pyramide par le moyen d’une petite ouverture à laquelle nous n’avions supposé de la communication avec aucune caverne. Après que tout ce souterrain eut été déblayé, je fis reprendre le travail en bas, au-dessous de nos pieds ; deux jours après nous arrivâmes à une ouverture qui conduisait dans l’intérieur ; l’ayant élargie, je regardai en dedans à la lueur d’une chandelle ; je vis alors une cavité assez vaste, mais sur laquelle je ne pouvais former aucune conjecture. Elle fut également déblayée du sable et des pierres ; et il se trouva que ce caveau, se dirigeant vers le centre de la. pyramide, était un passage, percé violemment par quelque main puissante, dans l’intention apparente de trouver le chemin du centre. On a coupé net quelques pierres d’une grosseur prodigieuse ; d’autres ont été enlevées, et d’autres encore menacent de tomber, ayant perdu leur appui : il a dû coûter des peines extrêmes pour percer un passage semblable. Il était évident qu’il s’étendait plus loin ; mais la voûte s’étant écroulée, il était encombré au point que nous ne pûmes avancer que d’une centaine de pas. À la moitié de cette distance de l’entrée il y avait une autre cavité qui descendait jusqu’à quarante pieds[28], mais d’une manière irrégulière, tout en se dirigeant, comme l’autre, vers le centre, où ceux qui ont percé ces passages voulaient sans doute arriver. Il était dangereux de faire entrer beaucoup de monde pour y travailler ; plusieurs pierres au-dessus de notre tête étaient sur le point de s’écrouler ; d’autres, déjà tombées, avaient été arrêtées dans leur chute par les saillies de celles qui tenaient encore. En ébranlant le caveau on risquait de faire tomber les unes et les autres, et d’être tué ; nous en eûmes un exemple. Un ouvrier s’étant assis pour creuser le passage, faillit être écrasé par un bloc de six pieds de long et quatre de large qui tomba de la voûte, et qui heureusement resta suspendu sur deux pierres saillantes ; mais l’ouvrier se trouva enfermé, au point que nous eûmes de la peine à le retirer de cette position fâcheuse ; il en fut quitte pour une meurtrissure au dos. La chute de ce bloc en ébranla d’autres ; et si nous ne suspendions les fouilles dans ce passage, nous courrions le risque d’avoir la retraite fermée par quelque écroulement, et d’être ensevelis vivans. Dès le commencement je n’avais pas compté beaucoup sur ce passage, me doutant bien que ce ne pouvait être la véritable entrée de la pyramide. Cependant j’espérais que cette cavité nous y conduirait ; malheureusement elle n’y aboutissait pas, et après de grands et pénibles efforts, je ne me trouvai pas plus avancé qu’auparavant.

Jusqu’alors je n’avais point été visité dans mes travaux par des voyageurs étrangers ; mais je ne pouvais me flatter de rester toujours aussi tranquille, puisque les Francs du Caire font souvent, le dimanche, des excursions aux pyramides, et que les voyageurs s’empressent, dès leur arrivée dans cette capitale, de visiter ces merveilles. Le jour où j’abandonnai les travaux du faux passage, j’aperçus, après midi, du monde au haut de la première pyramide. Je ne doutais pas que ce ne fussent des Européens, puisque les Turcs et les Arabes n’y montent jamais, à moins que ce ne soit pour accompagner quelqu’un et gagner de l’argent. Voyant mes ouvriers travaillant au bas de la seconde pyramide, ils conclurent que quelque Européen faisait faire des fouilles, et ils tirèrent en signe de salutation un coup de pistolet, auquel je répondis par un autre coup. Ils descendirent alors par l’angle qui conduisait vers l’endroit où nous nous trouvions, et, à leur arrivée, il se trouva que c’était M. l’abbé de Forbin, qui avait accompagné son cousin, le comte, en Égypte, mais qui n’avait point remonté le Nil. Il était accompagné du père supérieur du couvent de la Terre-Sainte, M. Costa, d’un ingénieur, et de M. Gaspard, vice-consul de France, qui me présenta à l’abbé. Ils entrèrent tous dans le passage que nous venions d’ouvrir ; mais cette cavité fit moins de plaisir à M. l’abbé qu’une tasse de café que j’eus l’honneur de lui offrir dans ma modeste tente. Après une visite semblable il n’était pas étonnant que tous les Francs au Caire vinssent à savoir ce que je faisais, et dès-lors il ne se passa presque plus de jour sans que je reçusse quelque visite.

Le mauvais succès de ma dernière opération ne m’avait rendu que plus obstiné dans mon projet de découvrir l’entrée de la pyramide. J’avais donné aux Arabes un jour de repos, que j’employai à examiner plus attentivement les pyramides. Il arrive quelquefois qu’un homme s’est trop avancé dans une entreprise pour qu’il puisse reculer avec honneur ; en sorte qu’il ne lui reste d’autre parti que de poursuivre : telle fut la mienne. Je m’étais fourvoyé en perdant du temps et de la peine à suivre un passage qui ne me conduisait à rien, c’était un échec notable ; il fallait le réparer par un sucés éclatant.

En examinant bien attentivement l’entrée de la première pyramide, j’observai qu’au lieu d’être placé au milieu, le passage se dirigeait du dehors sur le côté oriental de la chambre du roi ; et comme cette chambre est située à peu près au centre de la pyramide, l’entrée doit être éloignée du milieu de la façade, dans la proportion de la distance qu’il y a entre le centre de la chambre et son côté oriental.

De cette observation simple et naturelle, je conclus que, s’il y avait quelque chambre dans la seconde pyramide, l’entrée ou le passage qui y aboutissait ne pouvait pas se trouver à l’endroit ou j’avais creusé, c’est-à-dire, au milieu de la façade ; mais qu’à en juger d’après la position du passage de la première pyramide, il fallait que celui de la seconde fût à environ trente pieds plus vers l’orient.

Après avoir tiré cette conclusion, je me hâtai, pour en faire l’application, de me rendre à la seconde pyramide. Je ne fus pas peu étonné en voyant à une trentaine de pas de l’endroit où j’avais commencé les fouilles, un terrain semblable à celui que j’avais ouvert : à cette vue mon espoir se ranima. Je remarquai aussi que dans cet endroit les pierres et le mortier ne formaient pas une masse aussi compacte que du côté de l’est. Ce qui me fît encore plus de plaisir, ce fut d’observer que du côté où je supposai l’entrée, des pierres avaient été enlevées de la surface de la pyramide sur un espace de quelques pieds, ce que je vérifiai en tirant une ligne sur le revêtement depuis le dessus du lieu concave jusqu’à la base ; la concavité avait plus de profondeur vers le point où j’allais commencer à fouiller. Quiconque aura occasion de visiter les pyramides, trouvera aisement cette concavité au-dessus de la véritable entrée que j’ai découverte ensuite.

Combinant ainsi deux circonstances, savoir la qualité peu compacte du terrain, qualité qui m’avait guidé aussi dans mes fouilles à Thèbes ; et puis la direction du passage de la pyramide, présumée par analogie d’après celle du passage de la première pyramide, je me remis à l’ouvrage avec une nouvelle ardeur. Les Arabes furent charmés de me voirreprendre les travaux ; mais le désir du gain fut le seul motif de leur joie ; car pour l’espoir du succès, ils n’en eurent point, et je les entendis plus d’une fois prononcer tout bas le mot de magnoun qui signifie un fou. Le jour où je repris était un jour heureux, étant l’anniversaire de celui où j’avais découvert l’entrée de la tombe de Psammétique à Thèbes ; je désignai aux ouvriers le lieu où il fallait creuser ; et il se trouva, dans la suite, que j’avais si bien calculé, qu’il ne s’en fallait que de deux pieds pour que nos fouilles commençassent précisément devant l’entrée. Quand les Arabes eurent commencé à creuser, ils rencontrèrent des décombres aussi tenaces que celles de la pre mière excavation ; et de plus ils trouvèrent de gros blocs qui avaient appartenu à la pyramide sans être tombés du revêtement. À mesure que nous creusâmes, ces blocs augmentèrent de grosseur.

Quelques jours après la visite de M. l’abbé de Forbin, je reçus celle d’un autre voyageur européen : c’était le chevalier Frediani, qui, retournant d’un voyage fait à la seconde cataracte du Nil, venait examiner les pyramides. J’avais fait sa connaissance quand il remonta le Nil, et je fus charmé de son arrivée, puisque c’était un témoin impartial $e mes opérations, surtout si elles avaient du succès. Malheureusement tout en approuvant mon entreprise, il ne pouvait en attendre la fin, et deux jours après son arrivée il voulut repartir, quoiqu’il ne fût pas moins curieux que les Arabes qui m’appelaient magnoun, d’en connaître l’issue. Cependant le jour même où il allait retourner au Caire, j’aperçus dans l’excavation un gros bloc de granit, incliné vers le bas sous le même angle que le passage de la première des pyramides, et se dirigeant vers le centre. Je priai le chevalier de suspendre son départ jusqu’au lendemain, puisqu’il aurait peutêtre le plaisir d’être un des premiers qui verraient l’entrée de la pyramide. Il y consentit, et je fus très-content d’avoir un de mes compatriotes pour témoin de la découverte que j’allais faire. Le premier bloc de granit avait été aperçu le 28 février ; le lendemain, i mars, nous mîmes à découvert trois gros blocs de la même pierre, un de chaque côté, et un dans le haut, jet tous observant une position inclinée vers le centre. Mon attente et mes espérances s’accrurent par cette découverte qui me présageait un prompt succès. En effet, le lendemain 2 mars, à midi, nous atteignîmes enfin la véritable entrée de la pyramide. Les Arabes dont la curiosité avait redoublé à la vue des trois pierres, se livrèrent à la joie d’avoir désormais une nouvelle ressource pour gagner des bahchis des voyageurs.

Ayant débarrassé le devant des trois blocs, nous trouvâmes qu’ils servaient d’entrée à un passage de quatre pieds de haut, et de trois pieds et demi de large, formé de gros blocs de granit, et descendant jusqu’à cent quatre pieds cinq pouces vers le centre, avec une inclinaison de vingt-six degrés. Le passage était encombré presque tout entier de grosses pierres qui étant tombées de la voûte, avaient roulé, à cause de la pente du terrain, jusqu’à ce que des blocs plus pesans les eussent arrêtés.

Ce fut un travail pénible de retirer toutes ces pierres d’un passage encombré à peu près d’un bout à l’autre. Nous employâmes une journée et demie audéblayement. Ensuite nous arrivâmes à un gros bloc qui bouchait exactement le passage, et qui, paraissant être parfaitement encastré, semblait devoir nous ôter tout espoir d’aller jamais plus loin. Cependant, en l’examinant de plus près, j’aperçus qu’il était élevé d’environ huit pouces au-dessus du sol où la pierre avait été coupée pour porter ce bloc, et je me convainquis bientôt que c’était tout simplement une dalle de granit d’un pied trois pouces d’épaisseur, destinée à masquer l’intérieur de la pyramide. En effet, ayant introduit dans une petite ouverture au-dessus de la dalle une longue paille d’orge, je pus l’enfoncer jusqu’à trois pieds de profondeur, ce qui me convainquit que derrière la dalle il y avait un vide.

Mais l’enlever et la faire sortir, était un travail bien difficile. Le passage n’avait, comme je l’ai dit, que quatre pieds de haut et trois pieds et demi de large ; deux hommes, en s’y plaçant côte à côte, ne pouvaient s’y remuer ; cependant les bras de plusieurs ouvriers étaient nécessaires pour enlever la dalle qui avait six pieds de haut sur cinq de large. On ne pouvait employer des leviers bien longs, puis qu’il n’y avait pas assez d’espace pour les retourner ; et si les leviers étaient très-courts, il en fallait trop pour que le peu d’ouvriers capables d’entrer pussent manœuvrer ; le seul moyen de se tirer d’embarras était de soulever avec des leviers la dalle, au point de pouvoir passer en dessous, et de la faire porter ensuite à vide sur quelques pierres introduites au-dessous des deux extrémités. Ce fut le parti que nous prîmes. Dès que la dalle fut soulevée assez pour qu’un homme pût passer en dessous, un Arabe se glissa dans l’intérieur avec une chandelle. Il revint en assurant que la chambre était très-belle. Je continuai de faire soulever la dalle, et à la fin l’ouverture fut assez grande pour me permettre de m’y introduire.

Ainsi, après trente jours de travaux, j’eus la satisfaction d’être parvenu enfin dans l’intérieur d’une pyramide que l’on avait toujours regardée comme impénétrable. Le chevalier Frediani me suivit.

Dès que nous eûmes passé sous la dalle, nous nous trouvâmes dans un passage qui n’était ni plus haut ni plus large que le premier. Le châssis de la dalle a six pieds onze pouces d’épaisseur, et le second passage compte vingt-deux pieds sept pouces de long. Au bout de ce passage les blocs de granit cessent, et l’on arrive à un puits perpendiculaire de quinze pieds et à deux embranchemens du passage, taillés dans le roc. Celui de la droite s’étend, en montant, sur un espace de trente pieds. Il approche de l’extrémité de la partie inférieure du passage percé dans la pyramide dont j’ai parlé plus haut[29]. Devant nous le passage se dirigeait horizontalement vers le centre ; au lieu de le suivre, nous descendîmes par le moyen d’une corde dans le puits ; arrivés au fond, j’y aperçus un autre passage incliné comme celui du haut, sous un angle de vingt-six degrés vers le nord. Comme mon principal but était de connaître le centre de la pyramide, je pris cette route ; en montant la pente, je rencontrai l’autre passage pratiqué horizontalement qui continua de me conduire dans la direction du centre. À partir du puits, tous les passages que nous rencontrâmes étaient creusés dans le roc vif ; le dernier où nous étions entrés, avait cinq pieds onze pouces de haut, sur trois pieds et demi de large.

En nous acheminant sous ce passage, nous en trouvâmes les parois couvertes d’arborisations de nitre ; elles imitaient tantôt des cordes, tantôt la toison d’un agneau blanc, et tantôt les feuilles de chicorée. Enfin j’arrivai à l’entrée de la chambre centrale de la pyramide [30]. Ayant fait quelques pas dans l’intérieur, je m’arrêtai pour examiner ce lieu qui, depuis tant de siècles, avait été dérobé à tous les regards, malgré les efforts faits par la curiosité des savans pour le connaître. La torche qui éclairait mes pas ne put que jeter une faible lueur sur l’ensemble de cette salle ; cependant elle suffisait pour me faire distinguer les principaux objets. Mes regards se portèrent naturellement sur l’extrémité occidentale de la salle, où je m’attendais à trouver un sarcophage placé comme celui de la première pyramide ; mais en cela mon attente fut trompée, car je ne vis rien de ce côté. Cependant, en continuant d’examiner l’ouest de la chambre, je fus agréablement surpris en trouvant un sarcophage enseveli à fleur de terre.

En ce moment, le chevalier Frediani arriva aussi, et nous fîmes une revue générale de ce souterrain. Haut de vingt-trois pieds et demi, long de quarante-six pieds un quart, et large de seize pieds trois pouces, il est taillé dans le roc vif depuis le sol jusqu’à la voûte, ou jusqu’au sommet ; car les gros blocs de pierre calcaire se rapprochent sur les côtés, et se réunissent au centre de la voûte ; en sorte que la salle imite la forme de la pyramide même : cette voûte est peinte. Le sarcophage est long de huit pieds, large de trois pieds et demi, et profond en dedans de deux pieds trois pouces. De gros blocs de granit l’entourent comme pour l’empêcher d’être enlevé, ce qui, en effet, ne pourrait se faire qu’avec une peine extrême. Le couvercle avait été cassé sur le côté, en sorte que l’intérieur est à moitié ouvert. Ce sarcophage est du plus beau granit ; mais, à l’instar de celui de la première pyramide, il ne porte pas un seul hiéroglyphe. En regardant en dedans, j’y trouvai une grande quantité de terre et de pierres ; et, comme je ne cherchais qu’une inscription propre à jeter quelque lumière sur la construction des pyramides, je n’observai pas ce jour-là les ossemens qui se trouvaient mêlés aux décombres.

Nous examinâmes les murs pas à pas. En plusieurs endroits des pierres avaient été enlevées, probablement pour s’assurer s’il n’y avait pas quelque trésor caché. Nous y vîmes bien du griffonnage tracé au charbon : c’était des caractères inconnus à peine perceptibles ; ils se confondaient dès qu’on les touchait. Sur le mur de l’extrémité occidentale de la chambre, je trouvai une inscription arabe écrite ainsi qu’il suit :

[texte arabe]
وفتحهم المعلم محمد/احمد اعجاز وذلك المعلم عتمان حضر والملك علي محمد اولآ ولغلاك

Comme cette inscription a été interprétée de diverses manières [31], et que d’ailleurs elle est remarquable sous un rapport historique, je m’y arrêterai un peu. Il paraît que ce qui a fait varier les interprétations, c’est le sens des derniers caractères que l’on a trouvé obscur ; c’est que ces caractères étaient tellement confondus avec la pierre, qu’on les distinguait à peine. Ne voulant pas m’en fier à moi-même, j’avais fait copier cette inscription par un Copte que j’avais amené, à cet effet, du Caire ; et n’étant pas encore satisfait de cela, quoiqu’il m’assurât avoir copié avec la plus grande fidélité, je priai plusieurs personnes du Caire, versés dans la langue arabe, de vouloir bien comparer la copie avec l’original inscrit sur le mur de la pyramide. Ils la trouvèrent parfaitement correcte, toutefois à l’exception des derniers caractères sur lesquels ils ne furent pas d’accord, puisqu’en effet, comme je viens de le dire, ils n’étaient pas bien lisibles. Cependant, tels que les a transcrits le Copte, ils font un sens raisonnable ; et il paraît qu’effectivement c’est celui que l’auteur de l’inscription a voulu exprimer. Voici la traduction littérale de cette inscription faite par M. Salame :

« Le maître Mohammed-Ahmed, carrier, les a ouvertes, et le maître Othman a assisté à ceci (l’ouverture), et le roi Alij-Mohammed d’abord (depuis le commencement) jusqu’à la clôture[32]

On voit par cette inscription que la pyramide a déjà été ouverte, et qu’on l’a refermée ensuite ; c’est ce que m’avait déjà prouvé l’inspection des lieux.

En quelques endroits de la chambre sépulcrale, le nitre avait formé des arborisations, mais plus grandes et plus fortes que celles des corridors. Il y en avait de six pouces de long, semblables aux feuilles dentelées et frisées de la chicorée. Sous un des blocs de pierre que nous écartâmes, je trouvai un fragment imitant la partie épaisse d’une hache, mais tellement rouillée qu’il en était devenu difforme. Du côté du nord et du sud de la chambre, il y avait deux trous creusés dans une direction horizontale, comme ceux que l’on voit dans la première pyramide, mais ils vont plus haut.

Après être sortis de la chambre sépulcrale, nous retournâmes par le passage inférieur. Au bas du puits perpendiculaire, les pierres se trouvent accumulées au point d’en boucher presque l’entrée. Ce n’est qu’après les avoir écartées que nous avons vu le passage qui se dirige au nord comme le passage supérieur, sous un angle d’inclinaison de vingt six degrés[33], et qui au bout de quarante-huit pieds et demi, va rejoindre l’autre passage qui continue sur un espace de cinquante pieds, dans la direction septentrionale. À la moitié de ce dernier on voit, sur la droite, une cavité de onze pieds de long et de six pieds de profondeur, vis-à-vis de laquelle, sur la gauche, il y a un autre passage qui descend vers l’ouest sur un espace de vingt-deux pieds, et avec une inclinaison qui est également de vingt-six degrés. Nous le suivîmes, et arrivés au bout, nous nous vîmes à l’entrée d’une chambre de trente-deux pieds de long, sur neuf pieds neuf pouces de large, et huit pieds six pouces de haut. Le sol était jonché de petits blocs de pierre, dont quelques uns n’avaient pas plus de deux pieds de long. Cette chambre, taillée dans le roc vif, comme tout ce que l’on rencontre dans le monument, après avoir dépassé le puits, se termine en pyramide, à l’instar de la grande chambre. On voit sur les murs et à la voûte des inscriptions en caractères inconnus comme dans la première chambre ; peut-être sont-ce des inscriptions coptes. Revenant ensuite au passage supérieur, nous prîmes ce chemin pour sortir. À son extrémité, nous trouvâmes une sorte de châssis propre à recevoir une dalle, comme à l’entrée. Il y en avait eu effectivement une, mais on l’avait ôtée jetée parmi les décombres.

Après avoir passé par ce châssis, nous trouvâmes un passage montant comme à l’entrée, et long de quarante-sept pieds et demi. À son extrémité il y avait un gros bloc de pierre, au bout duquel on voyait d’autres pierres ; nous calculâmes que ce passage devait avoir son issue à la base de la pyramide ; ainsi ce monument aurait deux entrées. Nous n’avions trouvé de la maçonnerie dans l’intérieur qu’à la moitié de la longueur du passage horizontal qui conduit à la grande chambre ; mais je crois qu’elle servait uniquement à remplir une cavité dans le roc.

Après avoir fait toutes ces observations, nous sortîmes de la pyramide très-contens de tout ce que nous avions vu. Je me trouvai amplement récompensé, par ce succès, de mon entreprise qui ne m’avait pas coûté un mois de travail, et dont les frais ne se montèrent pas à trois mille six cents francs, quoiqu’on eût présumé auparavant qu’il fallait des centaines de mille francs pour ouvrir cette pyramide.

Le chevalier Frediani étant retourné le même jour au Caire, la nouvelle de l’ouverture de la pyramide se répandit sur-le-champ parmi les Francs de la capitale, et ils s’empressèrent de venir visiter l’intérieur de ce monument. Je l’avais laissé ouvert pour que tout le monde pût y entrer ; et, à l’endroit du puits, je fis placer une pierre pour que l’on pût le traverser, sans empêcher pourtant de descendre au passage inférieur. Un jeune homme nommé Pieri, employé dans les comptoirs de la maison Briggs et Walmas au Caire, étant venu dès le lendemain pour visiter la pyramide, et ayant fouillé les décombres qui remplissaient le sarcophage, y trouva un os qui, selon notre opinion, provenait d’un squelette humain. En continuant de fouiller, nous en trouvâmes encore d’autres ; ils furent tous envoyés à Londres [34] ; des membres de l’académie de chirurgie les examinèrent, et ils déclarèrent que c’étaient des os de bœuf. Quelques personnes même allèrent jusqu’à prétendre, peutêtre pour jeter du ridicule sur cette découverte, que c’étaient des os de vache.

On bâtit ensuite un système sur la décision des savans, en supposant que tous les grands sarcophages trouvés dans les tombeaux d’Égypte, n’avaient été destinés qu’à des bœufs sacrés, et non aux corps humains : ce qui donna quelque apparence à cette supposition, c’était la capacité énorme du sarcophage que nous avions trouvé dans les sépulcres de Thèbes, et qui, en effet, paraissait avoir été fait pour renfermer un bœuf plutôt qu’un corps d’homme. Mais ceux qui ont formé cette conjecture n’ont pas eu lieu d’observer comme moi la manière des anciens Égyptiens d’ensevelir leurs morts ; ils n’ont pas su que les classes riches se faisaient ensevelir dans des caisses que l’on déposait dans d’autres cercueils beaucoup plus amples. Peut-être les rois avaient-ils, sous ce rapport, encore une prérogative en se faisant ensevelir dans plus de deux caisses. Le sarcophage destiné à les renfermer toutes devait donc avoir un volume très-considérable.

En observant le dehors de la pyramide, je remarquai que le roc qui l’entourait du côté du nord et de l’ouest, était de niveau avec le haut de la chambre sépulcrale ; et comme il est coupé et enlevé tout autour, il m’a paru que les pierres provenant de ces excavations ont été employées dans la construction de la pyramide[35]. Je pense donc que toutes les pierres de ce monument gigantesque n’ont pas été tirées de la rive occidentale du Nil, comme d’anciens auteurs le rapportent et le croient. Je ne saurais concevoir comment les Égyptiens auraient été assez simples d’aller chercher des pierres à la distance de sept à huit milles, et de les transporter à travers le Nil, quand ils pouvaient s’en procurer dans le voisinage et sur le lieu même où ils construisaient les pyramides. Il n’y a pas de doute qu’ils n’aient coupé dans les rochers autour des pyramides, des blocs d’une grosseur prodigieuse : à quelle fin auraient-ils fait ces extractions, si ce n’est pour élever les monumens artificiels qui ont remplacé les rochers naturels ? D’ailleurs, quiconque se donne la peine de s’éloigner à un demi-mille des pyramides, surtout du côté de l’est et du sud, y peut trouver beaucoup d’endroits où les carrières ont été exploitées à une grande profondeur : il remarquera qu’il reste encore de quoi bâtir beaucoup d’autres pyramides, s’il le fallait. Hérodote assure, il est vrai, que les pierres employées à la construction des pyramides, ont été tirées des carrières de l’autre rive du Nil ; mais je crois fermement que l’historien grec a été induit en erreur à ce sujet, à moins qu’il n’ait voulu parler seulement du granit. Quant aux chaussées pratiquées en face de ces monumens, et qu’on suppose avoir servi à faciliter le transport des pierres, il me paraît qu’elles ont été construites plutôt pour la commodité de ceux qui viendraient visiter les pyramides, surtout dans la saison des inondations. En effet, si on avait pratiqué ces chemins uniquement pour le transport des pierres, la peine de les construire aurait presque égalé celle d’élever les pyramides.

Au reste, on a déjà tant dit sur ces raonumens, qu’il ne reste guère de remarques à faire. Leur vétusté annonce suffisamment qu’il faut qu’ils aient été construits antérieurement à tous les autres monumens qu’on voit encore en Égypte. Il est assez singulier qu’Homère n’en fasse aucune mention ; mais son silence ne prouve point qu’ils n’aient pas encore existé de son temps. Peutêtre n’a-t-il pas jugé à propos d’en parler, précisément parce qu’ils étaient connus de tout le monde. Il paraît que du temps d’Hérodote on n’en savait pas plus, sur la seconde pyramide, que lorsque je commençai à l’ouvrir, avec cette différence que, de son temps, la pyramide était à peu près dans le même état où l’avaient laissée ses constructeurs. Ainsi l’entrée devait être cachée par le revêtement qui s’étendait sur le monument entier, tandis qu’à l’époque où j’entrepris de l’ouvrir, cette entrée n’était plus masquée que par les décombres de ce revêtement : ce qui n’empêchait pas que nous ne fussions aussi ignorans qu’au temps d’Hérodote sur la distribution de l’intérieur de la pyramide. L’inscription arabe que j’ai trouvée en dedans prouve qu’elle a été ouverte par quelques uns des maîtres mahométans de l’Égypte, il y a un millier d’années. Il est sans doute fâcheux qu’on n’ait pas découvert des inscriptions plus anciennes, et plusieurs personnes ont exprimé leurs regrets à cet égard. Mais cette inscription même nous apprend un fait assez curieux ; et d’ailleurs, sans avoir besoin d’inscription, on peut maintenant savoir, presque avec certitude, quelle a été la véritable destination des pyramides.

Puisqu’elles renferment l’une et l’autre des chambres et un sarcophage destiné, sans doute, à la sépulture de quelque grand personnage, il ne reste guère de doute qu’elles n’aient servi toutes deux de tombeaux ; et je conçois à peine comment on a pu en douter d’après ce qu’on avait vu dans la première pyramide, qui depuis long-temps est ouverte. N’y trouve-t-on pas en effet une vaste chambre avec un sarcophage ? Les couloirs n’ont pas plus de largeur que ce qu’il en faut tout juste pour que ce sarcophage ait pu passer. On les avait fermés ensuite en dedans par de gros blocs de granit, dans l’intention évidente d’empêcher l’enlèvement de ce cercueil. Les auteurs anciens s’accordent d’ailleurs à assurer que ces deux monumens ont été élevés pour servir de sépulture aux deux frères Chéops et Céphrénès, rois d’Égypte. Ils sont entourés d’autres pyramides plus petites, entremêlées de mausolées élevés dans des champs de sépulture. On y a trouvé un grand nombre de puits à momies ; et, en dépit de tant d’indices concluans, on a supposé des destinations plus absurdes les unes que les autres, jusqu’à avancer que les pyramides n’ont été que des greniers d’abondance.

Quelques savans ont présumé qu’on les avait élevées pour servir à des observations astronomiques ; mais il n’y a dans la construction des pyramides rien qui appuie cette conjecture. D’autres ont pensé que les pyramides servaient à la pratique des cérémonies religieuses. Enfin, le désir de trouver quelque chose de neuf a fait faire les suppositions les plus singulières, et il semble qu’on ait pris bien des soins pour s’écarter de ce qui se présentait si naturellement aux regards et à l’esprit. Peut-être si les anciens avaient dit que les Égyptiens avaient bâti les pyramides pour servir de dépôt à leurs trésors, les modernes auraient prouvé très-savamment que les pyramides n’ont pu servir que de tombeaux, et alors on aurait fait valoir en faveur de la vérité toutes les circonstances qu’on néglige aujourd’hui. Cependant je conviens avec les savans que les Égyptiens, en élevant ces masses énormes, ne manquèrent pas d’en construire les deux côtés principaux, de manière à les faire correspondre au sud et au nord ; et, comme elles sont carrées, les deux autres côtés correspondent naturellement à l’est et à l’ouest. Leur inclinaison est d’ailleurs telle que le nord se trouve éclairé à l’époque du solstice ; mais c’est là tout ce que les pyramides ont d’astronomique. Il est toutefois certain que les Égyptiens liaient l’astronomie à leurs pratiques religieuses ; car j’ai trouvé des zodiaques non-seulement dans leurs temples, mais encore dans leurs tombes.

En mesurant la seconde pyramide, j’ai trouvé les proportions suivantes :

La base 684 pieds.

L’apotome ou la ligne centrale tirée le long de la surface depuis le sommet jusqu’à la base 568 pieds.

La hauteur perpendiculaire 456 pieds.

La longueur du revêtement depuis le sommet jusqu’à l’endroit où ce revêtement finit, 140 pieds.

Il est assez singulier qu’on ne trouve pas un seul hiéroglyphe ni en dedans ni en dehors de ces monumens gigantesques ; il en est de même de la plupart des mausolées répandus autour des pyramides ; ceux qui en contiennent sont évidemment d’une époque moins ancienne que les autres. Ne doit-on pas en conclure que lors de la construction des pyramides et de la plupart des mausolées d’alentour, les hiéroglyphes étaient inconnus ou inusités dans cette partie d’Égypte ? Cependant une circonstance que je vais citer paraît combattre cette opinion. Un des mausolées situés à l’ouest de la première pyramide est dans un tel état de vétusté et de dégradation qu’il s’est écroulé en partie : en bien, sur un des blocs de ce mausolée j’ai trouvé, et j’ai fait remarquer à d’autres des hiéroglyphes, mais placés en sens inverse ; ces blocs proviennent évidemment d’un édifice bien plus ancien que le mausolée, et qui a dû être orné d’hiéroglyphes. Tout ce que l’on peut donc conclure de l’absence des hiéroglyphes dans les pyramides et dans la plupart des mausolées, c’est que les générations ou les peuples qui les ont élevés ne faisaient pas usage de cette écriture symbolique dans leurs tombes ; mais l’absence des hiéroglyphes ne prouve rien en faveur de l’antiquité de ces monumens.

On a présumé que la première pyramide, ou celle de Chéops n’avait point de revêtement. Je le crois aussi : du moins on n’en trouve pas la moindre trace. Quant au revêtement de la seconde pyramide, j’eus l’occasion de faive des recherches à ce sujet pendant les excavations que je fis faire sur le côté oriental du monument. J’y trouvai la partie de la construction inférieure au revêtement restant, travaillée partout avec la même rudesse ; cette observation vient à l’appui de l’assertion d’Hérodote qui dit que le revêtement fut commencé par le haut ; je crois qu’il n’a jamais été continué jusqu’à la base ; car s’il l’avait été, j’en aurais probablement trouvé en bas sous les décombres qui, s’étant amoncelés autour de la base, auraient maintenu les pierres dans leur position naturelle, ou qui du moins auraient conservé quelques fragmens de l’ancien revêtement, comme ce fut le cas sur la troisième pyramide dont je vais parler.

On a présumé aussi que le Nil, dans ses inondations, a entouré autrefois les pyramides de manière à les isoler comme des îles. Je ne saurais soutenir le contraire ; puisque effectivement les pyramides sont situées, comme dans une île, sur un banc de rochers qui ne sont séparés de ceux de l’ouest que par une vallée de sable accumulés par le vent dans le cours d’une suite de siècles. On voit une preuve évidente de cette accumulation sur le sphinx dont la base est tel lement enfoncée dans le sable, que si les pyramides le sont autant, il n’y a pas de doute que le Nil n’ait pu les entourer de ses eaux dans des temps très-reculés.

Après avoir fini mes opérations sur la seconde pyramide, j’éprouvai un vif désir de soumettre aussi la troisième à un examen au moins rapide. J’observai qu’on avait déjà fait un effort du côté de l’est, pour pénétrer dans l’intérieur. Ce fut du côté du nord que je commençai mes fouilles ; après avoir écarté une grande quantité de matériaux, je rencontrai un amas considérable d’énormes blocs de granit qui provenaient évidemment du revêtement de la pyramide ;.et, en descendant davantage dans les excavations, je trouvai le revêtement encore en place jusqu’à la base. L’enlèvement de ces blocs m’aurait certainement conduit à l’entrée, si j’avais pu consacrer plus de temps et plus de fonds à cette entreprise.

Le consul ayant appris àThèbes l’ouverture de la seconde grande pyramide, m’écrivit qu’il allait descendre le Nil, et au même temps, lord Belmore et sa famille arrivèrent du Caire. Ce seigneur, le premier voyageur anglais qui fût entré dans la tombe de Psammétique à Thèbes après que je l’eus ouverte, fut aussi le premier de cette nation qui visita l’intérieur de la pyramide. Sa seigneurie avait passé quelque temps à Thèbes, et avait fait une des plus belles collections qu’un amateur puisse se former. Le docteur Richardson qui l’accompagnait, avait profité de cette occasion pour étudier à loisir les antiquités de Thèbes ; et je crois que le soin avec lequel il a observé ce lieu, l’a mis à même de faire beaucoup de remarques neuves qui, sans doute, intéresseront vivement le public, lorsqu’elles seront mises au jour.

Quelque temps après, le comte partit avec sa famille pour Jérusalem, en prenant la route du désert ; quant à moi, je me préparai à retourner encore à mon ancien séjour à Thèbes, lieu qui m’était devenu plus familier que tout autre endroit en Égypte. Le consul ne tarda pas d’arriver au Caire, et, une demi-heure après lui, nous vîmes arriver le colonel Fitzclarence, chargé de dépêches de l’Inde. M. Salt aurait eu la complaisance de rembourser tous les frais que j’avais eus pour ouvrir la pyramide ; mais je le refusai positivement, ne trouvant pas juste qu’un autre payât les dépenses d’une entreprise à laquelle il n’avait pas eu la moindre part. J’eus le plaisir d’accompagner le colonel dans une excursion qu’il fit aux pyramides ; il en a rendu compte dans la relation de son voyage de l’Inde en Angleterre, en passant par l’Égypte[36]. Il avait essuyé beaucoup de privations dans ce voyage pénible ; cependant il n’en parut aucunement fatigué. La briéveté de son séjour au Caire ne me permit pas de rédiger un exposé détaillé de mes opérations ; cependant je profitai de la nuit pour jeter sur le papier un précis succinct, adressé à la société des antiquaires à Londres, et dont le colonel eut la complaisance de se charger à son départ. M. Salt profita de la même occasion pour envoyer au ministère anglais un rapport officiel sur mes opérations en Égypte et en Nubie ; s’il ne l’avait pas fait plus tôt, c’est probablement parce qu’il n’avait pas eu d’occasion de l’envoyer.

Je voulais faire un nouveau voyage, afin de former encore une collection d’antiquités pour mon propre compte, dessiner les ornemens de la tombe de Psammétique, ou en prendre des empreintes en cire, comme je l’ai dit plus haut. Il fallut calculer le temps et les fonds qu’exigeait cette entreprise ; je ne fus pas embarrassé de trouver au Caire les facilités dont j’eus besoin, surtout sous le rapport pécuniaire ; je terminai mes affaires avec le consul, et au bout de quelques jours tout fut prêt pour mon retour à Thèbes, et pour une nouvelle excursion sur le Nil.

FIN DU PREMIER VOLUME.


  1. Voyez l’Atlas, planche 22.
  2. Voyez l’Atlas, planche 30.
  3. La planche 24 de l’atlas peut donner une idée sommaire de ces ruines, et la petite esquisse, planche 3i, représente une faible partie de l’intérieur du grand temple.
  4. Hérodote, trad. par Larcher, liv. II, 86–88.
  5. Depuis long-temps on éprouve de la difficulté à accorder quelques-uns des détails donnés par Hérodote, avec ceux des autres auteurs, et avec les principes de la chimie. Voyez les Mémoires de Rouelle, dans le Recueil des Mémoires de l’Académie des Sciences. Paris, an 1750. (Le Trad.)
  6. L’auteur a dit plus haut, page 249, qu’il a trouvé des momies debout ; mais dans cet endroit il a voulu parler des caveaux où les momies ont été bouleversées. (Le Trad.)
  7. Voyez l’Atlas, planche 44.
  8. Il y a dans l’original Mosmos ; mais l’auteur vient de dire que les cachefls étaient à Tomas. (Le Trad.)
  9. Voyez l’Atlas, planche 43.
  10. L’auteur ayant laissé à d’autres voyageurs le soin de Faire la description des figures de ce temple remarquable, je crois entrer dans ses vues, en insérant ici les détails publiés, dans le Journal Philosophique d’Édimbourg, par le lieutenant-colonel Stralton, qui est un des premiers qui ait visité ce temple, depuis que M. Belzoni l’a ouvert.
    « La première salle, dit M. Stralton, est décorée de huit piliers qui s’élèvent sur des piédestaux de six pouces de saillie. Sur chacun de ces piliers, on a représenté une figure colossale, taillée dans le même bloc. Ces figures gigantesques, hautes d’environ vingt-deux pieds, tiennent dans leurs mains, croisées sur la poitrine, la crosse et le fléau, et elles sont coiffées d’un bonnet ; elles sont, sous tous les rapports, bien faites ; leurs prunelles et les sourcils, qu’on a prolongés de part et d’autre, sont teints en noir. Elles sont nues jusqu’à la ceinture, qui est fermée par une agraffe ; depuis les reins, une robe étroite descend à peu près jusqu’aux genoux ; elle est munie sur le devant d’une espèce de poche semblable à celle des montagnards écossais. Enduites de stuc, ces figures sont peintes de couleurs riches et variées ; elles ont le nez légèrement courbé et la lèvre inférieure un peu saillante ; le sourire se manifeste aux extrémités de la bouche ; le menton est agréablement arrondi ; les yeux sont grands et bien fendus, les sourcils bien arqués, et, en total, leur physionomie douce et bienveillante, ressemble, par ses agrémens, à celle du Jupiter mansuetus des Romains. Le plafond est peint en bleu et rouge, et encadré d’une belle bordure sur laquelle on a représenté de grandes ailes étendues.
    Les tableaux peints sur les murs représentent le héros sur son char de guerre ; il est sur le point de décocher une flèche ; son altitude prononcée paraît indiquer un but fixe auquel il vise ; un génie ailé plane sur lui ; il est couvert d’un casque, et il porte des brassières et des bracelets, ainsi qu’un collier. Une robe descend de sa ceinture au-dessous des genoux. Il a les rênes des chevaux attachées autour du corps. Un carquois pend à son char, peint en bleu, jaune et rouge. De riches couvertures et des panaches ornent ses coursiers à longue queue, qui, au lieu de mors, ont une courroie passée par les narines. Trois chars plus petits suivent celui du héros ; chacun d’eux porte deux personnes, dont l’une guide les chevaux, tandis que l’autre est armée d’un arc, de flèches et d’un bouclier couvert d’une peau de léopard. Les guerriers donnent l’assaut à un fort qui paraît se rendre dans le moment. Ce fort est composé de deux étages : du haut du dernier, on voit tomber des ennemis ; d’autres sont percés de javelots : dans l’étage inférieur, quelques hommes agenouillés et dans l’attitude de supplians, ont le corps penché en avant. L’un a un javelot fixé sous l’œil ; un autre s’en arrache un de la tête ; plusieurs tendent les mains comme pour se rendre. Sur le second plan, des vieillards, dont les traits expriment la douleur et le désespoir, tendent également les mains. Dans l’étage supérieur on voit encore deux hommes qui tiennent en dehors un encensoir allumé, et derrière eux, deux figures de femmes paraissent implorer, avec les bras tendus, la pitié des assiégeans ; mais déjà les flèches redoutables du héros vainqueur les ont percées. Sous les murs du fort, un laboureur, avec des yeux hagards, cherche à fuir. Cinq bœufs qui sautent devant lui paraissent partager la terreur générale.
    « Ailleurs le héros est occupé à percer d’une lance un prisonnier de distinction ; il en foule d’autres sous ses pieds, ou les tient par les cheveux, prêt à leur couper la tête. Un mulâtre chasse devant lui des prisonniers, dont quatre sont noirs, quatre bruns et quatre blancs. Leurs traits annoncent des peuples divers, sans doute pour exprimer les conquêtes nombreuses et éloignées du héros. On voit par les tailles différentes des figures, que les anciens Égyptiens exprimaient les rangs par les proportions de la grandeur du corps. Le héros est un colosse énorme ; le chef ennemi est aussi très-grand ; celui qui conduit les prisonniers est plus petit, et les prisonniers mêmes ne sont que des nains en comparaison des autres.
    « Sur un autre mur, le héros sacrifie, après ses victoires, à une divinité noire, la première de cette couleur que l’on trouve en remontant le Nil, et il offre de l’encens à Isis. Sur le mur le plus proche, il y a des réjouissances publiques, des courses de chars, des processions. Le héros et sa suite se distinguent du parti ennemi par le costume, les chars, les boucliers. Sa figure est la même partout, quoiqu’il porte divers costumes ; quelquefois il a une robe courte et un casque, d’autres fois il est revêtu d’une robe de fête et coiffé d’un bonnet. Dans un compartiment du mur, nous observâmes un combat de chars ; des hommes et des chevaux y sont mêlés dans leur chute. Les uns sont blessés à la tête, les autres à la poitrine ; tous paraissent être dans l’agonie. Il y a de part et d’autre sept chars, dont chacun est attelé de deux coursiers, et porte deux combattans. À cette bataille succèdent des offrandes faites à un Priape noir. À la fin le héros est reçu parmi les divinités Osiris, Sothis, Isis, etc. Cette apothéose est représentée à la fois en peinture et en sculpture. À l’égard du mélange des couleurs, de l’expression et des proportions, la peinture est excellente ; mais les artistes ignoraient l’art de la perspective et celui de grouper les figures. Quant aux figures sculptées, elles ne feraient pas déshonneur à un Praxitèle. Sur les piliers on a représenté des offrandes faites à Osiris ou à Isis, et aux trois divinités Osiris, Isis et Horus à la fois. »
    M. Stralton craint que si l’on n’emploie pas des moyens plus puissans que celui auquel on a eu recours, et qui consiste dans des troues de palmiers et de grosses pierres, mis en travers de l’ouverture, l’entrée ne soit bientôt comblée de nouveau par le sable. (Le Trad.)
  11. C’était apparemment la petite figure assise dont l’auteur parle, p. 346. (Le Trad.)
  12. Voyez l’Atlas, planche 41.
  13. Voyez l’Atlas, planche 2.
  14. Voyez l’Atlas, planche 2.
  15. Voyez l’Atlas, planche 3.
  16. On verra plus bas que l’auteur croit que ce sont Nichao et Psammétique qu’on a représentés dans ce tombeau. (Le Trad.)
  17. Voyez ce cortège représenté dans les planches 6, 7 et 8 de l’Atlas.
  18. Voyez l’Atlas, planche 19
  19. Voyez l’Atlas, planche 1.
  20. C’est sans doute celle dont l’auteur a parlé au commencement de ce voyage. (Le Trad.)
  21. Voyez l’Atlas, planche 13.
  22. Voyez l’Atlas, planche 17.
  23. Voyez l’Atlas, planche 3.
  24. Voyez l’Atlas, planche 15.
  25. Il est à regretter que l’auteur ne fasse pas connaître ces groupes. (Le Trad.)
  26. Voyez l’Atlas, planches 4 et 9.
  27. Voyez dans la planche 2 de l’Atlas, la copie d’un Compartiment de figures placées au-dessus de la porte.
  28. Voyez l’Atlas, planche 11.
  29. Voyez l’Atlas, planches 9 et 10.
  30. Voyez l’Atlas, planche 12.
  31. Le colonel Fitzclarence, par exemple, donne dans son voyage l’interprétation suivante de cette inscription ; « Cette pyramide fut ouverte par les maîtres Mahomet-El-Hagar et Otman, et examinée en présence du sultan Ali Mahomet, le 1er. de youglouck. » Le même voyageur nous apprend que M. Belzoni a inscrit sur le mur de la chambre sépulcrale, vis-à-vis de l’entrée, en italien, son nom et la date de sa découverte. (Le Trad.)
  32. « Le mot arabe auquel je donne la signification de jusqu’à la fin ou la clôture, n’est pas écrit correctement dans la copie que j’ai sous les yeux. Il faudrait وللغلاق au lieu de ولغلاك mot qui n’existe pas dans la langue arabe. » Note de M. Salame.
  33. Voyez l’Atlas, planche 10.
  34. Ces os, ainsi que le fragment de hache, sont maintenant déposés au musée britannique. (Le Trad.)
  35. Des voyageurs plus anciens, tels que Niebuhr et BruGe, avaient formé la même conjecture. Ne serait-il pas possible que des excavations du roc eussent servi d’abord de tombeaux à des rois ou d’autres personnages, avant que l’on songeât à les revêtir de pierres équarries, et à envelopper le rocher d’un monument artificiel, exécuté dans des proportions gigantesques ? (Le Trad.)
  36. Voici en quels termes le colonel Fitzclarence parle de cette excursion : « Il était très-intéressant d’entendre sur les lieux les remarques de deux hommes dont l’un a profondément étudié ce sujet (M. Salt), et dont l’autre (M. Belzoni) s’est immortalisé par Ja découverte de l’entrée des chambres pratiquées dans cette masse énorme. Le sol au-dessous de l’ouverture, qui est du côté du nord, au pied des décombres, est jonché de grosses pierres, que cet Italien entreprenant a enlevées, et qui nous donnent une idée des difficultés qu’il a eu à vaincre. Il avait pratiqué à travers les décombres, un chemin en grosses pierres, pour arriver à l’ouverture Nous nous rendîmes ensuite à la véritable entrée, et je ne puis encore comprendre sur quels indices M. Belzoni avait fait ses fouilles, précisément devant cette entrée, éloignée de trente pieds du passage forcé. Cette sagacité paraîtra d’autant plus étonnante que dans ses grandes découvertes dans les sépulcres des rois à Thèbes, ses fouilles sont également tombées juste devant l’entrée, quoique le temps l’eût cachée par une ravine dans laquelle coulait un torrent. » (Le Trad.)