Voyages en Égypte et en Nubie/Notes et observations

Traduction par G. B. Depping.
Librarie française et étrangère, 1821 (tome 2).
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Tirées du journal de voyage de madame Belzoni.
(pp. 237–307)
Additions du traducteur   ►

Javais tant entendu parler des Turcs et des Arabes, que je fus curieuse de connaître les mœurs des femmes de ces peuples. Notre séjour en Égypte m’en fournit l’occasion. Je les avais vues de loin pendant que nous étions à Soubra ; mais ce fut particulièrement dans notre voyage au haut Nil, que je pus voir de près les mœurs et coutumes de ces demi-sauvages. Le premier endroit où nous nous arrêtâmes quelque temps, ce fut l’ancienne Thèbes ; mais je parlerai plus tard de ce séjour.

Quand nous fûmes arrivés à Assouan, j’allai faire une visite aux femmes de l’aga de cette ville. Je fus reçue à la porte, par lui, sa femme, sa sœur avec son mari, deux petits enfans, trois vieilles femmes plus laides que les sorcières de Macbeth, et un vieil esclave nègre. Je fus conduite dans une petite cour, où l’on m’apporta un siége. L’aga sortit, et les femmes se tinrent debout autour de moi, pendant que le beau-frère de l’aga me faisait du café et me préparait une pipe, mais sans permettre aux femmes d’y toucher. Il n’osait leur confier la moindre chose, sachant qu’elles lui joueraient mille tours dès qu’il aurait tourné le dos. Il paraissait se piquer de montrer un grand usage du monde, en réprimant la curiosité indiscrète des femmes, quand elles voulaient examiner mon costume avec trop d’importunité. Je fis signe aux femmes de s’asseoir, et j’invitai la sœur de l’aga à prendre du café avec moi ; mais le beau-frère les traita toutes très-rudement, et me fit entendre que le café était trop bon pour elles, et qu’elles n’avaient qu’à boire de l’eau. Quand j’eus fini, il alla serrer la cafetière. J’avais déjà vécu assez avec les femmes d’Égypte, pour m’habituer à fumer, et j’achevai assez lestement ma demi-pipe. Après avoir fumé quelque temps, je déposai la pipe auprès de moi. Une des femmes la prit et commença à fumer ; mais en voyant une profanation aussi horrible, le beau-frère lui arracha la pipe, et il aurait battu la femme si je ne m’y étais opposée. Il alla serrer ensuite la pipe aussi soigneusement que la cafetière.

J’étais choquée, je l’avoue, de la distinction qu’il faisait entre ses compatriotes et moi ; mais, dans la suite, j’ai senti la nécessité de cette conduite. Je trouvai d’abord ces Turcs inconséquens, puisqu’ils traitent leurs femmes avec le plus grand mépris, tandis qu’ils me témoignaient toujours non-seulement des égards, mais le plus profond respect. Cela même me fit voir que leur rudesse ne s’adressait pas à notre sexe en général ; et, en effet, je leur ai entendu dire souvent que s’ils avaient pour leurs femmes les mêmes égards que pour des Européennes, elles en deviendraient intraitables.

Quelque temps après l’aga rentra et m’apporta quelques grappes de raisin sales et froissées, qu’il m’offrit comme un grand régal, tandis que les pauvres femmes regardaient le panier avec des yeux d’envie. Dans le premier mouvement, je pris les grappes et les leur offris ; mais toutes les refusèrent.

Je leur fis ensuite présent de grains de verre et d’une petite glace avec un tiroir. Les grains de verre leur plurent ; mais le miroir les enchanta. Rien n’était plus comique que leur curiosité enfantine, l’avidité avec laquelle elles s’arrachaient ce joujou et tout ce qu’elles inventaient pour l’ajuster, ou plutôt pour le gâter. En vain je leur montrai la seule manière de le placer et d’en faire usage. Quand la femme de l’aga s’aperçut que la glace était déjà démontée, elle la mit dans une petite chambre et la serra avec les grains de verre. Les femmes commencèrent ensuite à examiner mon costume, et, comme ni l’aga ni le beau-frère n’étaient présens, je fus en butte à leurs importunités.

J’étais alors en costume d’homme. La première chose qu’elles examinèrent, ce furent mon chapeau et mes cheveux ; puis ma cravatte de soie noire, qu’elles convoitèrent beaucoup ; puis les boutons de mon habit ; rien ne pouvait leur persuader qu’il n’y eût pas d’argent caché dessous. Je leur en montrai un, pour les convaincre du contraire ; mais cela ne leur parut pas une preuve suffisante. Jugeant apparemment d’après leurs propres ruses, elles s’imaginaient que l’on en avait placé un exprès pour tromper.... Si le beau-frère n’était pas rentré, j’aurais eu à souffrir de leurs indiscrétions. Cette première visite fut un avis pour moi d’être à l’avenir très-circonspecte à l’égard des femmes avec lesquelles je pourrais me trouver ; car, en agissant franchement avec elles, et ne connaissant pas leur caractère, je les avais portées à en abuser.

Quand le beau-frère fut rentré, elles commencèrent à préparer le dîner de l’aga. Il consistait en un plat de bamia, avec du jus de mouton versé sur du pain ; en un peu de viande de mouton ; en d’autres viandes hachées et mêlées à du riz, dont elles faisaient des boulettes. J’ignore quels autres ingrédiens entraient dans cette préparation, dont la malpropreté me dégoûta. L’idée seule que je serais obligée d’en manger, me souleva le cœur en ce moment. Elles m’apportèrent tous les plats avant de les servir à l’aga et à M. Belzoni, qui allait dîner avec lui. Je pris un morceau de mouton cuit, comme étant ce qu’il y avait de plus propre, avec du pain ; mais ce n’était pas assez pour elles. La femme de l’aga saisit de la viande hachée et du riz avec ses mains, et voulut me le faire manger, en me donnant à entendre que c’était excellent. À la fin tout fut emporté chez l’aga. On me servit ensuite, comme de coutume, du café et une pipe.

La maison, ou plutôt l’écurie, dans laquelle nous nous trouvions, n’avait que les quatre murs, et point de plafond ; elle était divisée en deux petites chambres, dont l’une servait à l’aga pour y serrer son trésor, tel que le café, les tasses, le tabac, etc. ; l’autre était la chambre de sa femme et le garde-manger. Les meubles et ustensiles consistaient en jarres d’eau, en cribles pour le grain et la farine, quelques terrines pour la cuisine, des écuelles de bois pour la table, un fourneau, quelques sceaux pour rafraîchir l’eau, une petite cafetière, et de vieilles nattes pour y coucher. Je pris congé de la compagnie, en faisant aux femmes et enfans un petit présent en argent, et promettant de venir les voir de nouveau à mon retour.

Le lendemain matin, une autre femme de l’aga m’envoya dire qu’elle serait bien aise de me voir. Je sentis peu d’envie d’y aller ; cependant, pour ne point faire de distinction, je m’y déterminai enfin. Je trouvai, à ma surprise, une très-jeune femme, qui demeurait tout à côté de l’autre : celle-ci était grimpée sur le mur mitoyen, pour voir ce qui se passait entre nous. La jeune femme me présenta des dattes et des grains de dourrah. Elle paraissait avoir grande peur de l’autre femme. Quoique jolie à mes yeux, elle n’était point regardée comme telle par les gens de sa nation, tandis que l’autre, quoique vieille, passait pour la plus grande beauté d’Assouan, parce qu’elle était extrêmement grasse. Sa chevelure était aplatie, à la manière de celle des Nubiennes, entremêlée de quelques ornemens d’or, et couverte d’une couche de graisse, saupoudrée de l’écorce noire d’un certain arbre, ce qui faisait une pommade dégoûtante, qui passe chez elles pour une grande coquetterie : elles ont une autre poudre pour se noircir les sourcils et les paupières. Je lui fis présent de quelques grains de verre, qu’elle eut grand soin de cacher, et je pris congé d’elle.

A notre arrivée à Ybsamboul, je ne descendis point à terre. La femme de Daoud-Cacheff ayant entendu dire qu’il y avait à bord du bateau une femme franque, envoya une petite négresse pour savoir ce que c’était que cet être-là. Cette jeune fille était si farouche qu’elle n’osait venir d’abord ; mais quand les hommes lui eurent dit qu’elle pouvait venir sans crainte, et que la dame ou setté lui donnerait un bakchis, elle approcha quoiqu’avec répugnance. Je lui donnai quelques grains, et ce petit présent la rassura sur-le-champ. Elle observa très-attentivement tout ce qu’il y avait à bord, et ayant aperçu un pot d’une demi-pinte, elle se leva en sursaut et s’enfuit ; mais au bout de quelques minutes elle revint, m’apporta du pain de dourrah et des dattes, et me dit que sa maîtresse espérait que je ne lui refuserais pas ce beau vase, en me montrant du doigt le pot en question. Il était curieux de voir l’anxiété avec laquelle la petite négresse attendait ma réponse : elle me fit entendre que sa maîtresse lui avait pris tous les grains de verre que je lui avais donnes. Je lui en donnai quelques autres avec le beau vase et une assiette de la même qualité. La pauvre créature en conçut une joie telle que, dans son empressement de s’élancer hors du bateau, elle faillit tout casser.

A notre retour du Chellal, nous nous arrêtâmes au village d’Eschké où mon mari avait à faire chez Osseyn-Cacheff. Pendant qu’il lui rendit visite je restai à bord : dans cet intervalle les femmes du village, avec leurs enfans, accoururent vers le bateau ; mais quelques hommes appartenant au cacheff ne voulurent point les laisser approcher ; ils battirent celles qui avançaient le plus, et jetèrent des pierres aux autres. À cette vue je fis signe aux femmes de venir, et reprochai par des gestes aux hommes leur brutalité. Celles qui purent approcher me baisèrent la main, en reconnaissance de l’intérêt que je prenais à elles ; elles répétaient les gestes que j’avais faits à leurs compatriotes. Je donnai à celles qui n’avaient que peu d’ornemens, des grains de verre pour elles et leurs enfans. Elles m’apportèrent à leur tour du pain de dourrah et des dattes plus belles que celles que j’avais vues jusqu’alors. Ne montrant aucune convoitise, elles paraissaient très-contentes que je leur permisse de me voir. Apercevant M. Belzoni et quelques gens du cacheff à une certaine distance, elles poussèrent un grand cri et me firent entendre qu’il fallait partir. J’étais fâchée de quitter ces femmes sitôt ; elles avaient des manières si amicales que je n’en ai pas vu de semblables ; elles restèrent sur la rive et fixèrent le bateau des yeux, jusqu’à ce que nous eussions quitté la côte.

A notre retour à Ybsamboul j’allai faire une visite à la femme de Daoud-Cacheff. Ayant été prévenue de mon intention, elle avait mis d’avance la maison et la toilette en ordre ; cette maison n’était pas plus belle que la demeure de l’aga d’Assouan. En entrant je la trouvai assise sur des peaux de chèvre noires, cousues ensemble. Je m’aperçus que c’était une distinction dont le vulgaire ne jouissait pas. Elle se leva, et, après m’avoir saluée, elle prit une peau, la plaça devant moi, pour m’y faire asseoir, et s’assit elle-même à terre. Elle était vêtue d’une robe de coton bleu, costume de la basse Égypte qui passait en Nubie pour une grande distinction. Le café que l’on apporta, était de celui que nous leur avions donné en passant, car ils peuvent rarement s’en procurer eux-mêmes ; ils y substituent le kerkadan[1], petit grain qui croît dans le pays. Son enfant était couché tout nu sur une peau ; il n’avait encore que vingt jours ; à peine y faisait-elle attention. Je lui donnai diverses espèces de grains de verre ; la petite négresse qui était venue au bateau, vint s’asseoir auprès de moi, par ordre de sa maîtresse, avec quelques vieilles femmes qu’elle était allée chercher. On examina toutes les parties de mon costume, les boutons les intriguèrent autant que les femmes d’Assouan ; elles crièrent tayb, tayb (bon), à chaque chose que je leur montrai. Je trouvai en général les femmes de Nubie, plus réservées et plus polies que les femmes arabes ; elles ne montraient pas la convoitise et la jalouse envie de celles-ci. Quand leur curiosité fut satisfaite, la femme du cacheff ordonna aux vieilles de danser pour m’amuser ; mais, malheureusement, je ne goûtai point cette marque d’égards qu’elles voulurent me donner.

Pendant mon séjour dans ce lieu, une jeune femme vint à bord pour me prier de lui donner quelques grains de verre ; elle me montra en même temps le peu qu’elle en avait ; j’y trouvai deux ou trois cornalines antiques, avec une goutte d’eau au milieu, qu’elle m’échangea contre d’autres grains, et elle s’en alla charmée. Je fus de mon côté très-contente de l’échange, et je résolus d’aller chez les femmes de tous les endroits où nous nous arrêterions.

Après notre arrivée dans l’île de Philæ, une jeune et jolie femme que je rencontrai, et qui portait un enfant sur ses épaules, s’offrit à me montrer les curiosités de l’île ; quelques momens après nous fûmes accostées par une vieille qui ne paraissait pas contente de voir que je m’occupasse de la jeune femme à l’enfant de laquelle j’avais donné quelques grains de verre. Elle en demanda autant, je lui donnai la même quantité de grains qu’à la première ; elle en demanda davantage avec un ton importun, et fit semblant de vouloir me rendre ceux qu’elle avait ; en voyant cela je lui ôtai tout, et le donnai avec d’autres grains encore à la première jeune femme. La vieille se mit en colère et voulut les lui prendre ; mais je l’en empêchai. En allant voir les différens temples, nous fûmes jointes par d’autres femmes de l’île. Après avoir vu tous les édifices, nous arrivâmes à un très-petit temple, qui était la demeure de la vieille ; elle voulait m’y faire entrer, mais la jeune femme me retint, probablement parce qu’elle connaissait les mauvaises intentions de sa compatriote. Je passai le reste de la journée à la Morada, pour échanger des grains de verre chez les femmes indigènes.

A notre retour à Assouan, nous cherchâmes à nous procurer un bateau pour descendre jusqu’à Louxor. L’aga désira que je vinsse passer le temps auprès de sa femme grasse, jusqu’à ce que nous trouvassions un bateau ; mais je préférais rester sous un palmier plutôt que de me trouver dans une compagnie aussi désagréable. Nous fîmes apporter tout le bagage en plein air, et nous étendîmes par terre une grande natte pour tenir lieu de table et de lit. J’espérais que nous jouirions d’un peu de repos après avoir été renfermés pendant un mois dans un petit bateau. Quand nous eûmes tout arrangé, l’aga parut, suivi d’un domestique qui portait plusieurs plats que son maître disait avoir préparés pour nous et pour lui. Je suis sûr que c’était la première fois de sa vie que l’aga trempait sa main dans un plat avec une femme. Le lendemain matin nous allâmes de bonne heure à bord d’un bateau, à peine assez grand pour nous contenir ; il n’y en avait pas d’autre, et nous étions très-pressés d’arriver à Thèbes.

Arrivés à Louxor, et n’y trouvant point d’embarcation pour transporter la grande tête colossale de Memnon, nous fûmes obligés de nous rendre à Kéneh, où il fallut retourner à Louxor, vu qu’un grand bateau qui avait amené quelques Francs à Assouan et que M. Belzoni avait loué pour le retour, venait d’être pris pour le service du pacha.

M. Belzoni n’eut que le temps de me déposer dans une maison à Louxor où il apprit qu’il y avait une chambre tout en haut pour moi. Il fut obligé ensuite de partir pour Esné afin de s’y assurer le bateau qu’il avait loué.

C’était la première fois que je me trouvais seule avec les Arabes sans un interprète ou un Européen, et ne sachant qu’une vingtaine de mots Arabes. Ce qu’ils appelaient une chambre consistait en quatre murs ; ce réduit, ouvert au ciel, était rempli de dattes qu’on faisait sécher au soleil ; il y avait un fourneau dans un coin, une jarre d’eau, une âtre de trois briques ; encore cette prétendue chambre n’était point la mienne, c’était celle de toutes les femmes de la maison. Jamais de ma vie je ne me sentis aussi isolée et aussi malheureuse. Souffrant d’une fièvre violente, j’étais exposée à toute l’ardeur du soleil, et l’objet de la curiosité de toutes les femmes du village. Pour m’assurer au moins un coin de cette pièce, je m’arrangeai par le moyen de quelques nattes une chambrette commode, fermée de tous les côtés : outre le plaisir d’être chez moi, j’y possédais deux onces de thé ; me voilà tout à coup plus contente que je ne le serais maintenant dans le premier palais de l’Europe. Les habitantes de l’autre partie de la chambre étaient une vieille femme, ses quatre filles et sa brue, femme du maître de la maison. Une des femmes apporta quelques mets ; on me fît entendre que c’était pour moi ; mais la fièvre m’empêcha de manger. Je vis la brue tenant la viande entre ses dents, la tirant avec une main, et la coupant ou plutôt l’arrachant avec un mauvais couteau qu’elle tenait dans l’autre, pour en faire de petits morceaux : je m’estimais heureuse de n’avoir pas envie de manger.

Je commençais à jouir d’un peu de repos quand j’eus une attaque d’ophtalmie. Pendant les premiers dix jours, une humeur purulente découla de mes yeux ; je n’avais rien à y appliquer et je ne pouvais supporter le jour ; je filtrai de l’eau pour les laver. Mais les femmes voyant cela poussèrent des cris et me dirent que les lotions faisaient empirer la maladie : en Nubie elles avaient la même idée.

Je dois rendre aux femmes arabes, tant musulmanes que chrétiennes, la justice de dire qu’elles avaient beaucoup d’égards pour moi. Il ne se passait pas de jour que je ne reçusse des visites des femmes de Louxor, Carnak, et d’autres villages des environs. Les femmes chrétiennes avaient coutume de brûler certaines herbes dans un petit pot de terre, en récitant des prières et faisant le signe de la croix sur le vase ; les femmes mahométanes guettaient avec impatience le moment où elles pouvaient s’emparer des cendres bénites qui restaient, s’imaginant qu’elles auraient bien plus de vertu étant bénites pour un chrétien, que si elles l’avaient été pour elles. La dernière fois que je fus à Louxor et sur le point de quitter ce lieu, j’indiquai à quelques hommes l’huile contenant des scorpions, comme un remède contre la morsure des reptiles ; je crois que l’huile seule serait également efficace. Ils me regardèrent en branlant la tête, et dirent que j’avais quelque secret que je cachais. Quand je fus dans ma chambrette la seconde année de mon séjour, il ne se passa presque pas de nuit que je ne fusse appelée chez des gens qui avaient été mordus ; j’avais beau envoyer mon huile, ils s’étaient mis dans la tête qu’il fallait que je vinsse moi-même pour que mon remède eût de l’effet. Je ne fais ces remarques que pour montrer la crédulité des Arabes ; les choses les plus simples passent à leurs yeux pour de profonds secrets, dont la possession donne une haute réputation de sagesse et de science. La plupart des villages ont de ces grands docteurs ; aussi quand un voyageur a la bonté de leur enseigner quelque chose d’utile, ils s’imaginent qu’il ne dit pas son secret, étant habitués à la conduite mystérieuse de leurs jongleurs.

Pour revenir à mon ophtalmie, je ne pus m’en débarrasser aisément. Semblables aux consolateurs de Job, les femmes me dirent que dans vingt jours peut-être je me porterais mieux ; sinon, cela irait à quarante, et elles finirent par crier malache (ce n’est rien !). Au lieu de me porter mieux au bout de vingt jours je devins entièrement aveugle. Je ne saurais décrire le chagrin que j’éprouvai ; je crus avoir perdu la vue pour jamais ; cependant les femmes criaient toujours, malache. Le dernier terme de la maladie était réellement terrible ; les paupières perdirent tout leur ressort ; je ne pouvais plus les lever. Les femmes firent bouillir de l’ail dans de l’eau pour baigner mes yeux. Je ne sentis pas tout de suite l’effet de leur remède, cependant il paraît m’avoir fait du bien ; les paupières reprirent un peu de force, et au bout de quarante jours je pus voir un peu.

Vers ce temps M. Belzoni ayant embarqué le buste colossal fut attaqué de la même maladie. Je ne prétends point décider quelle est la cause de ce mal ; je dirai seulement comment il me vint. La veille je m’étais tenue auprès d’une ouverture pratiquée dans le mur de ma chambre et qui servait de fenêtre ; je sentis alors un courant d’air frapper mes yeux, mais je n’y fis pas attention. M. Belzoni de même eut les yeux frappés d’un courant d’air. On croit généralement que l’ophtalmie vient de la grande chaleur ou du sable fin dont l’air est quelquefois rempli : cela se peut. Cependant nous étions en Égypte et en Nubie depuis dix-huit mois, dont nous avions passé dix à Soubra, à peu de distance du Caire, vis-à-vis du Nil : exposés à tous les vents, nous n’avions point de vitres à nos croisées ; or si les vents chauds affectaient les yeux, nous n’aurions pu échapper à l’ophtalmie ni en Égypte, ni en Nubie. À Soubra nos chambres ne nous mettaient même pas à l’abri des sables dans le temps des camsihns. L’air était rempli, pendant des heures, de sable chaud qui rendait la respiration difficile, et nous obligeait de tenir nos yeux fermés. Pendant ce temps je m’attendais chaque jour à être attaquée de l’ophtalmie ; cependant il ne m’arriva rien, si ce n’est que je sentais mes yeux fatigués par suite de la chaleur des vents ; mais je les soulageai en les lavant. Je trouvai à cette époque ma vue meilleure qu’elle ne l’avait été en Europe.

Après ma guérison je me fis une règle de laver journellement mes yeux avec de l’eau fraîche mêlée d’eau-de-vie, ce qui les fortifia beaucoup. Toutes les fois que je les sentais disposés à faiblir, je renforçais la lotion, et me lavais plusieurs fois par jour : ce simple remède ne manqua jamais de les rétablir ; cependant ma vue n’a point repris son ancienne force.

À ma seconde arrivée à Philæ le 5 juin 1817, je trouvai M. Belzoni et quelques uns de mes compatriotes qui se préparaient à se rendre à Ybsamboul. Mon mari avait beaucoup d’empressement d’ouvrir le temple, opération qu’il avait commencée l’année précédente, lorsque nous avions visité ce pays sans être accompagnés d’aucun Européen. Je formai des vœux pour y aller aussi ; mais comme nous n’avions pas à notre disposition un bateau particulier, je fus obligée à mon grand regret de rester dans l’île, et de renoncer au plaisir de voir l’intérieur d’un temple intéressant qui nous avait donné tant de mal l’année précédente. À cette occasion je ne puis passer sous silence la partialité de quelques uns de mes compatriotes, qui, visitant dans la suite Ybsamboul, ont attribué à d’autres qu’à M. Belzoni le mérite de cette découverte. Voilà comme on aime la vérité aujourd’hui ! Des voyageurs ne se font pas scrupule de la sacrifier, pour conserver les bonnes grâces de quelques personnes que cette vérité offenserait.

Pendant l’absence de M. Belzoni, je m’établis sur le sommet du temple d’Osiris dans cette île, et, à l’aide de quelques murs de boue, j’y pratiquai deux chambres passables. Le bruit courait qu’il y avait des voleurs dans une île voisine ; mais je crois que ce n’était qu’une ruse inventée pour voir quel effet cette nouvelle ferait sur moi ; ceux contre lesquels je jugeai à propos de prendre des précautions, ce furent les Barabras mêmes que mon mari avait loués pour me garder. On avait déposé nos bagages chez moi, et quand ces gens voient des malles appartenant à des Européens, ils s’imaginent qu’elles sont pleines d’or et d’argent. J’avais avec moi un domestique qui nous servait depuis quelques années ; nous entretenions nos armes à feu toujours en bon état, et nous faisions voir à nos gardes que nous avions de la poudre et des munitions pour nous en servir en cas de besoin. Les Barabras commencent à craindre lorsqu’ils ne peuvent réussir à vous faire peur.

Je recevais chaque jour la visite des femmes de divers villages de l’autre côté du Nil ; elles traversaient ordinairement ce fleuve sur un fagot de branches ; quelquefois elles m’apportaient une ou deux cornalines antiques ou un peu d’orge, des œufs et des ognons, et je leur donnais en échange des grains de verre ou de petits miroirs. La jeune femme dont j’avais fait connaissance, la première année, venait me voir avec une bonne vieille qui me montra une affection constante jusqu’au dernier moment : c’était la plus enjouée et la meilleure femme que j’aie vue, elle n’aurait pas fait honte à l’Angleterre même ; ses remarques sur nos usages me frappaient quelquefois par leur justesse. Son mari et deux fils charmans avaient été tués dans un combat contre une autre tribu ; notre ami M. Burckhardt fait mention de cette guerre dans la relation de son voyage, page 6, en parlant de Philæ.

Les femmes de l’île me priaient de n’avoir aucune relation avec la diablesse : c’était sous ce nom qu’elles désignaient la méchante femme qui habitait le petit temple, et qui avait voulu m’attirer chez elle l’année précédente. Cette femme était la terreur du pays. Elle avait l’habitude de frapper les enfans qu’elle rencontrait parce qu’elle n’en avait pas elle-même.

Quand les femmes de l’île me racontaient tout ce qu’elles souffraient de la vieille, je leur exprimais mon étonnement de ce qu’elles n’en disaient rien à son mari. Les femmes arabes n’y auraient pas manqué, et elles auraient encore exagéré leurs griefs. Mais une jeune femme barabra me répondit que si elles dénonçaient leur ennemie, le mari la couperait en pièces et la jeterait dans le Nil, et les autres maris battraient leurs femmes à cause de la dénonciation[2]. Je suis portée à croire que c’est moins par un sentiment d’humanité que par crainte des suites de ces querelles entre les différentes tribus que les femmes de ce pays ont appris à être prudentes.

M. Belzoni étant revenu d’Ybsamboul, nous partîmes ensemble quelques jours après pour Louxor. De retour dans ce lieu, j’allai retrouver mon ancienne demeure qu’ils avaient entourée de murs de briques. Malheureusement le mari avait pris une autre femme pendant mon absence, et lui avait bâti une chambre, tenant au mur de notre maison dont le comble était couvert de nattes. Sa première femme, dont le frère avait épousé la sœur du mari, avait pris, en vertu de cette double parenté, un ascendant qu’on n’accorde pas ordinairement aux femmes de ce pays : aussi il y avait chaque jour des troubles domestiques ; et quand le mari menaçait la femme de la renvoyer chez elle, le beau-frère lui faisait dire qu’il renverrait la sienne. Les villageoises contribuaient imprudemment à aigrir la première femme contre la nouvelle. On s’imaginait, à mon arrivée, que je prendrais aussi le parti de la première, pour laquelle j’avais de l’attachement, à cause de l’intérêt qu’elle m’avait témoigné pendant ma maladie. Cependant je lui fis sentir qu’elle était dans son tort et qu’elle agissait contre les lois de son pays. En effet, d’après ces lois, un homme peut prendre quatre femmes s’il les peut nourrir ; ainsi son mari pouvait en épouser encore deux autres, et puisqu’elle n’avait qu’une fille, il pouvait la renvoyer ou du moins la traiter comme la dernière de ses femmes, et comme une esclave. Quoique cet usage d’épouser quatre femmes existe depuis un temps immémorial, cependant elles se haïssent cordialement les unes les autres. Les méchancetés qu’elles peuvent se faire, et la haine qui croît avec leurs enfans occupent toute leur attention. Le mari est rarement informé de leurs petites persécutions ; car devant lui elles sont obligées de paraître de bon accord, du moins si c’est un mari qui sait gouverner sa maison.

Le soir, en revenant de mes promenades, je trouvais quelquefois le plus grand tumulte dans la maison. Sa première femme avait pour elle un grand parti, surtout parmi les femmes chrétiennes : ce n’est pas qu’elles lui fussent dévouées, mais l’autre femme était native de Carnak : or les habitans de Carnak et ceux de Louxor ne vivent jamais en bonne intelligence : Un soir, en rentrant, je vis la cour remplie de monde ; des pierres, des briques et tout ce qu’ils pouvaient saisir fut lancé dans la chambre de la nouvelle femme. Quand on me vit, on voulut m’entraîner dans le complot ; mais je déclarai positivement à la première femme que les Anglais ne se mêlaient pas des lois et coutumes des autres peuples. Dès lors elle me garda rancune et me fit toutes les petites méchancetés qu’une Arabe est capable de faire, jusqu’à jeter des drogues dans l’eau destinée à mon déjeuner. Immédiatement après en avoir bu je fus saisie de vives douleurs, et je restai malade pendant plusieurs jours. Je ne la soupçonnai pas d’abord, cependant je ne tardai pas à remarquer le changement qui s’était opéré dans sa conduite. Environ quinze jours après elle en fit autant. Dès lors j’eus soin d’empêcher qu’elle ne fît plus rien pour moi, et bientôt après nous allâmes résider à Beban-el-Malouk, à l’entrée d’une des tombes des rois. L’Écossais Osman m’apprit que les femmes de ce pays poussaient souvent la méchanceté au point de chercher à détruire la santé de leurs adversaires par des poisons. Peu de temps après nous quittâmes ce lieu pour retourner au Caire.

De retour dans cette capitale, je trouvai qu’il était impossible d’y rester ; cependant je ne voulais pas retourner à Thèbes. J’engageai donc M. Belzoni à me laisser visiter la Terre-Sainte ; c’était ce projet qui m’avait amené en Égypte : et comme je craignais que des circonstances n’empêchassent mon mari de faire ce pélerinage, et que je ne fusse obligée moi-même de retourner en Europe, je voulus faire ce voyage le plus tôt possible. Je quittai donc le Caire le 5 janvier 1818, et le 10 j’arrivai à Damiette, où je fus retenue deux mois par la négligence de notre agent : je restai un mois chez lui dans l’appartement de sa mère, guettant avec la plus grande impatience le moment où il y aurait assez d’eau pour permettre aux bâtimens de franchir le boghaz. Un jour, étant au sommet de la maison, je vis un vaisseau sortir ; cependant on m’avait assuré avoir retenu une place pour moi dans le premier bâtiment qui partirait. J’insistai donc pour aller à bord, ce que je fis le soir même ; néanmoins, en recevant journellement la promesse d’un prochain départ, je fus retenue un autre mois. Enfin, nous mîmes à la voile, et nous arrivâmes à Jaffa le 9 mars ; nous en partîmes le 11 pour Rama où nous couchâmes, et le lendemain nous arrivâmes à Jérusalem. Je n’oublierai jamais l’effet que la première vue des murs de cette cité mémorable produisit sur moi. J’arrivai à temps pour voir les cérémonies des catholiques, qui eurent lieu les trois derniers jours de la Semaine-Sainte, dans l’intérieur de l’édifice élevé au-dessus du Saint-Sépulcre. Un voyageur estimé, mon compatriote Maundrell, en a fait une description si exacte et si détaillée, que je me sens incapable de faire mieux.

Le premier mai, je me rendis au Jourdain : un négociant chrétien de Jérusalem, parent de notre consul à Jaffa, me fournit une mule et un conducteur sûr et fidèle pour m’accompagner. Je partis quelque temps avant le gouverneur qui protège le voyage des pélerins. Ils se tenaient tous sur les deux côtés de la route, attendant le signal du départ. Lorsque j’arrivai aux limites que personne n’osait franchir, un homme noir qui était placé là pour les garder, me voyant passer outre, courut à plein galop sur moi, donna un coup à ma pauvre mule et voulut que je m’arrêtasse. Pendant qu’il cherchait à saisir la mule, je lui donnai un coup de cravache, mais il l’évita et brandit son sabre contre moi. La mule s’arrêta alors, et je descendis étant déterminée à me montrer aussi obstinée qu’elle. Je défiai l’homme noir de me toucher, et je poursuivis mon chemin, laissant derrière moi et la mule et le conducteur très-effrayé de ma témérité. Quand je fus au delà des limites, je regardai derrière moi, et, à ma grande surprise, je vis l’homme qui me suivait avec la mule.

Mon désir était d’arriver dans la vallée de Jéricho avant la grande affluence des pélerins. N’ayant personne sur qui je pusse compter, je voulais me procurer un endroit éloigné de la foule : j’arrivai à temps pour prendre possession de deux buissons. Je les fis couvrir de schalls par le conducteur pour me garantir du soleil, et j’y restai jusqu’à notre départ pour le Jourdain. Un voyageur européen que nous avions connu en Égypte, me rencontra dans ses excursions, et en informa les Anglais que la curiosité avait conduits dans cette vallée. Quelques uns me firent une visite, et m’invitèrent à venir dans leur tente, mais je m’y refusai. Étant la seule Européenne, j’aimais mieux rester là où j’étais, que d’aller recevoir quelques politesses insultantes, que des hommes de cette société savaient si bien adresser aux femmes. Cependant j’avoue que mon courage me quitta un peu vers la nuit.

Notre domestique Irlandais avait pris du service chez un voyageur qui allait retourner en Angleterre ; celui-ci fut assez bon de lui permettre de venir me garder jusqu’à notre départ. Dès lors je n’avais plus rien à craindre. Quant au pauvre conducteur qui m’accompagnait, je n’aurais jamais exigé de lui assez de courage pour répondre aux gardes qui faisaient la ronde. Le lendemain, quelque temps avant l’aube, je montai sur ma mule, puisque tous les pélerins étaient en mouvement, pour se rendre au Jourdain. Il est impossible de décrire la confusion de cette marche. Des chameaux, des chevaux, des mules, des ânes, tout était pêle-mêle ; des femmes et des enfans poussant des cris aigus étaient suspendus dans des paniers sur les flancs des chameaux. Je risquai à chaque instant d’être renversée de ma monture par ces animaux chargés. Tout ce que mon conducteur pouvait faire, c’était de pousser la mule sans savoir où elle allait ; quelquefois nous étions dans une obscurité complète ; d’autres fois la lueur des pots à feu nous montrait la confusion de la caravane ; les gardes nègres galoppaient autour des groupes pour nous tenir ensemble.

Nous arrivâmes au Jourdain à la pointe du jour ; la plupart des pélerins étaient des Grecs. Ils apportaient tous un vêtement neuf avec lequel ils se baignent dans le Jourdain ; ils le ploient aussitôt après tout mouillé, et à leur retour dans la vallée de Jéricho, ils l’ouvrent et le sèchent ; quand ils arrivent à Jérusalem, ils prennent quelques cierges qui ont été allumés au feu sacré, qui est descendu du ciel dans le Saint-Sépulcre le jour d’une de leurs fêtes, et ils font le signe de la croix sur le vêtement avec les mêches de ces cierges ; le vêtement se garde jusqu’à la mort et on s’y fait enterrer. L’enfer n’a pas de pouvoir sur ceux qui en sont couverts.

Revenus dans la vallée, nous nous y reposâmes quelque temps avant de retourner à Jérusalem, où nous arrivâmes dans la nuit tous assez fatigués. Une famille noble d’Angleterre qui se trouvait alors dans cette ville, et de laquelle je reçus beaucoup de politesses, apprenant que je désirais aller à Nazareth avant de quitter la Terre-Sainte, m’invita avec beaucoup de prévenance à l’accompagner, attendu qu’elle allait faire la même excursion ; je saisis avec plaisir cette occasion favorable. Nous quittâmes Jérusalem en grand nombre, le huit mai 1818 ; et prenant les routes les plus commodes, mentionnées dans l’Écriture Sainte, mais qui ne sont pas toujours les plus sûres pour des voyageurs isolés, nous arrivâmes à Nazareth le 14. Mon intention était de demeurer quelque temps dans ce village ; mais les Arabes chrétiens, employés dans le couvent, avaient répandu le bruit que j’étais quelque grand personnage déguisé. C’est ce qui fit que je ne pus jamais sortir sans être suivie d’une foule de femmes et d’enfans. Aussi après avoir vu tout ce qu’il y avait d’intéressant, je quittai Nazareth le 22 mai dans la soirée, afin de voyager toute la nuit, à cause de la chaleur, et d’éviter la rencontre des tribus arabes ; le supérieur du couvent avait engagé un mokaro chrétien à m’accompagner. Vers le coucher du soleil, nous arrivâmes à quelques longues tentes noires appartenant aux bergers du pacha d’Acre. Me jugeant sur mes habits, ils me firent entrer dans la tente des hommes ; celle des femmes y touchait, mais aucune n’osa paraître. On me régala de café et de lait de chèvre tout frais. Ils tuèrent un chevreau, et nous mangeâmes ensemble avec une cordialité hospitalière inconnue en Europe. Le secret de mon sexe fut gardé, grâce à la grande poltronnerie de mon mokaro. Il me pria de retarder mon départ jusqu’à minuit pour voyager avec plus de sûreté ; j’y consentis, mais à minuit il refusa de partir, prétendant qu’en passant auprès des tentes dans les campagnes, nous risquerions d’être assaillis par leurs chiens. Voyant que je n’obtiendrais rien de lui, je pris patience, et ce ne fut qu’avec peine que je le fis partir le matin une heure avant la pointe du jour. Je n’ai jamais souffert en Égypte ou en Nubie une chaleur aussi accablante que pendant cette journée.

Je fus témoin en passant de plusieurs usages des Arabes campés sous des tentes. Dès le point du jour, ils étaient tous activement occupés à faire du fromage, du lait aigre et de la gista ou crème caillée ; les femmes faisaient du beurre dans des peaux de chèvres suspendues entre trois bâtons et balancées sans relâche. Quelques uns des Arabes que nous rencontrâmes avaient un air sauvage, qui effraya non-seulement mon pauvre mokaro, mais qui m’ôta à moi-même, je l’avoue, un peu de mon courage.

Dans la soirée nous arrivâmes au plus misérable village turc où j’aie jamais passé. Je ne voulus pas aller chez le cheik comme c’est l’usage, parce que je prévoyais que mon mokaro lui dirait qui j’étais. Nous nous rendîmes donc à un enclos appartenant à quelques paysans, les plus indigens du pays. Après la nuit et la journée désagréable que j’avais passée, j’espérais pouvoir me reposer un peu dans le lieu que j’avais choisi ; mais pendant que je mangeais du pain et des concombres, la seule chose que j’avais pu me procurer, un grand nombre d’hommes, de femmes et d’enfans vinrent pour me dire que je passais par cette route pour éviter de payer le tribut auquel les chrétiens sont soumis. J’avais laissé mon firman à Jérusalem ; mais sachant que les Européens sont exempts de payer, je résolus de ne rien donner, et je chargeai mon mokaro de leur dire de s’en aller puisqu’ils n’avaient pas le droit de me rien demander. Au lieu de s’acquitter de sa commission, il mendia pour les habitans, en ajoutant qu’autrement nous pourrions avoir à nous en repentir. Cette conduite me fit presque perdre patience. Je leur fis signe de s’en aller : comme ils continuaient de m’importuner, je me levai d’une manière menaçante et commençai d’ouvrir mon porte-manteau. Alors le mokaro pensant que je pourrais avoir des pistolets, engagea lui-même le peuple à se disperser. J’avais été tourmentée des mouches dans la tente des bergers ; mais ce n’était rien en comparaison de ce que je souffrais cette nuit-ci ; elles m’assaillirent par milliers et me firent subir la plus horrible torture. J’aurais mérité une prime de l’inquisition d’Espagne, si je lui avais fait connaître ce nouveau genre de tourmens. Les habitans même tout accoutumés qu’ils étaient à ce fleau, loin de dormir tranquilles, se secouaient de temps en temps avec une sorte de fureur, et se levaient en sur saut presque sans savoir ce qui les rendait si malheureux.

Nous quittâmes ce village le 24, deux heures avant le jour. La contrée que nous traversâmes était bien cultivée et la plus belle que je voyais depuis mon départ de l’Europe. Elle était plantée d’une quantité immense de figuiers d’Inde.

Nous arrivâmes au couvent de Rama à une heure. Je restai trois jours dans cette retraite paisible et tranquille dont la situation est charmante ; du sommet du couvent on jouit de la belle vue de la vaste contrée d’alentour. Je revins ensuite à Jérusalem, pour y attendre M. Belzoni qui devait venir me prendre comme nous en étions convenus.

Je profitai de l’intervalle pour essayer d’entrer dans le temple de Salomon ; mais j’y trouvai beaucoup d’obstacles. Quand les Turcs ont besoin de réparer quelques bâtimens, ils envoient chercher de pauvres chrétiens arabes, pour exécuter ces travaux. Ainsi quoiqu’ils ne laissent pas entrer de chrétiens dans le temple de Salomon, ils le font pourtant réparer par eux. Ils les emploient à la construction de leurs propres édifices sacrés ; mais quand les chrétiens ont achevé leur ouvrage, les Turcs les purifient de leur souillure. À mon arrivée à Jérusalem ils faisaient justement faire des réparations aux temples. Les chrétiens employés à ce travail étaient presque tous des catholiques. On les avait logés par hasard dans le quartier réservé par le couvent aux pélerins et aux voyageurs européens. Me trouvant dans ce quartier, puisque les femmes ne peuvent entrer dans le couvent même, et ayant des relations journalières avec ces gens, il me vint dans l’idée que par leur entremise je pourrais pénétrer dans le temple de Salomon. Je les engageai à demander pour leurs femmes la permission de voir ce temple comme on la leur avait déjà accordée au commencement des travaux de réparation ; en m’habillant alors comme l’une d’elles, je pouvais réussir à le voir aussi. Malheureusement les réparations étaient presque finies, et les Turcs ne se souciaient guère d’accorder la demande des ouvriers. Cependant ceux-ci m’assurèrent qu’ils avaient obtenu la permission, et que je pourrais aller avec leurs femmes. Ainsi au jour fixé pour notre excursion on m’apporta des vêtemens. Après m’être habillée, je me noircis la figure, et serrai mes pieds dans des bottes à hauts talons, qui n’étaient pas assez larges pour moi ; mais j’aurais tout souffert plutôt que de ne pas aller. J’accompagnai donc les femmes Arabes. Je ne saurais décrire les sensations que me faisait éprouver l’alternative de l’espoir et de la crainte. Je souffrais extrêmement des bottes qu’on m’avait données ; mais j’endurais mon martyre, et nous arrivâmes enfin au mont Sion, où une mosquée marque la place de la sainte cène de notre Seigneur et de ses disciples, et où sont les temples de David et de Salomon. J’avais déjà vu l’extérieur de la mosquée à ma première arrivée, et je savais que je la verrais en dedans moyennant un dollar quand je voudrais. Arrivées à ce lieu, les femmes commencèrent à chuchoter entre elles et appelèrent leurs maris ; je crus que c’était pour qu’ils nous accompagnassent au temple, mais je fus trompée dans mon attente. Les ouvriers s’imaginant que j’étais crédule comme eux et voulant attraper un bakchis de moi, cherchèrent à faire passer cette mosquée pour le temple que je voulais voir. J’étais indignée de leur imposture après tout ce que j’avais fait et souffert pour venir à bout de mon dessein ; je refusai d’entrer et leur reprochai le tour qu’ils voulaient me jouer. Voyant que leur ruse ne réussissait pas, ils restèrent d’abord stupéfaits ; ils s’excusèrent ensuite en me disant qu’ils venaient d’apprendre que les Turcs refusaient à leurs femmes la permission d’entrer. Je n’étais pas d’humeur à me laisser payer de cette défaite ; pour m’apaiser ils me dirent que le rhamadan allait commencer sous peu de jours, et qu’alors il serait assez aisé de me faire entrer. J’avais perdu toute confiance et je me souciais peu de leurs promesses ; après avoir calmé un peu mes sens j’allai voir la mosquée.

Je revins chez moi bien mortifiée, et m’enfermai dans ma chambre, ne permettant à aucune des femmes de venir me voir. Elles me firent faire toutes les excuses possibles avec un millier de promesses. Après cela j’allai visiter Bethléem, le désert où prêcha St.-Jean, et la vallée où David tua Goliath. À mon retour ayant reçu des lettres de M. Belzoni, qui m’annonçaient qu’il ne voyait pas la possibilité de visiter la Syrie dans les premiers mois, je m’apprêtai à revenir au grand Caire. Pendant que je faisais les préparatifs du voyage, le drogman de M. Bankes arriva à Jérusalem, afin de chercher le docteur du couvent pour le voyageur anglais, malade à Jaffa. Cet homme avait été quelque temps en Nubie avec mon mari. N’ayant pas voulu me confier à l’interprète du couvent, je m’adressai à ce drogman pour l’engager à aller trouver le principal écrivain du temple, et à lui offrir un présent pour me faire entrer. Le drogman y alla, et revint me dire que l’homme me ferait réponse dans la soirée. Cette réponse fut que si j’étais homme il m’y introduirait, ce qui rappela à l’interprète le grand désir qu’avait eu aussi son maître, il y avait deux ans, de voir ce temple.

Quelques jours après, mes bagages et mes mules étant prêts, je pris avec moi un petit garçon de neuf ans, fils du portier, très-connu des voyageurs, et l’engageai à me montrer le chemin de la porte qui conduit au terrain où est situé le temple de Salomon. Laissant ensuite l’enfant à la porte, j’avançai lentement ; étant à moitié chemin des marches de l’entrée, je vis un Turc à quelque distance ; mais comme je portais son costume il ne fit point attention à moi ; j’avais pourtant des souliers noirs qui auraient pu me trahir comme chrétienne ; heureusement les roseaux couvrirent mes pieds. J’arrivai enfin aux marches du nord qui conduisent à la plate-forme ou au Saint des Saints. Pendant que je réfléchissais encore si je devais avancer, je me trouvai au haut de l’escalier. Là, je réfléchis de nouveau mais insensiblement j’avançai, je passai la porte de l’est, et arrivai à celle du midi, au-dessus de laquelle il y a une inscription ; et devant cette porte je trouvai des marches opposées à celles par lesquelles j’étais venue. Je passai encore et j’arrivai vers la porte de l’ouest, et puis à celle du nord : de là je revins à celle de l’est, et puis encore à celle du midi : je regardai par celle-ci, et je vis en dedans quelques piliers de granit et de marbre : je quittai cette porte de nouveau avec l’intention d’examiner en dehors s’il n’y avait point de Turcs dans le voisinage. J’étais arrivée à la porte de l’ouest pour la seconde fois, quand je remarquai un homme qui me suivait ; mais je n’osai le regarder : tout en marchant il me dit en italien : Suivez-moi, et passa comme s’il ne me voyait point. Je fus surprise ; mais en le regardant je trouvai que c’était un chrétien, dont je connaissais particulièrement la femme ; il habitait notre quartier et disait souvent que s’il n’avait pas eu peur des autres chrétiens il m’aurait fait entrer : c’est que les chrétiens sont perfides en Turquie, et se trahissent les uns les autres auprès de leurs maîtres ; ce qui est la cause du mépris que les Turcs ont pour les chrétiens.

Je pensai naturellement qu’il allait me conduire dans cet édifice ; mais ne pouvant lui parler, je le suivis en silence. Nous descendîmes les marches du midi et passâmes auprès d’une fontaine, qui vient des étangs de Salomon à Bethléem. Les Turcs font autant de cas que les chrétiens de l’eau de cette source. Pendant que les ouvriers travaillaient aux réparations, on permettait à chacun d’en emporter tous les soirs un grand vase pour son usage, et les femmes m’en cédaient journellement un peu comme un présent. Après avoir passé auprès de quelques cèdres, nous arrivâmes à la grande mosquée appelée, selon Ali-Bey, Elaksa. D’après ce voyageur, aucun gouverneur musulman n’oserait permettre à un infidèle de mettre le pied sur le territoire de la Mecque, et dans le temple de Salomon à Jérusalem. Une permission de cette espèce serait regardée comme un sacrilége horrible et ne serait point respectée par le peuple qui rendrait le mécréant victime de sa témérité. Cet édifice forme l’extrémité du sud-est de la ville de Jérusalem, et occupe l’emplacement de l’ancien temple de Salomon.

Le docteur Richardson a obtenu, il est vrai, la permission d’y entrer ; mais cet exemple unique ne contredit point l’assertion d’Ali-Bey. En effet, le docteur avait rendu, en sa qualité de médecin, au capodi-verdé un grand service, que celui-ci ne sut récompenser autrement qu’en accordant au docteur la permission d’entrer dans le sanctuaire ; permission que l’empereur même n’a pas le pouvoir d’accorder. Il peut, à la vérité, expédier un firman à cet effet : cependant quand le porteur de cette licence vient la présenter à Jérusalem, on lui déclare qu’on ne peut lui refuser l’entrée du temple ; mais que le firman qui la lui accorde, ne parle point de la sortie ; et qu’ainsi il pourra entrer quand il voudra, mais que s’il désire en sortir il faudra qu’il embrasse la religion mahométane, ou qu’il subisse une mort horrible sur le bûcher. Voilà les renseignemens que je reçus à Jérusalem, et je n’ai pas de raisons d’en suspecter la vérité.

En entrant dans le temple, l’homme ôta ses souliers et les mit sous le bras ; j’ôtai aussi les miens ; mais, dans l’empressement que j’avais d’entrer, je les laissai à la porte, et suivis le chrétien. Ce lieu était rempli de grandes colonnes et de piliers, dont quelques uns étaient de granit ; ils étaient surmontés de chapiteaux différens, taillés dans le style grossier des Turcs : d’après ce que j’avais vu en Égypte, je les jugeai à peine dignes d’attention. Nous entrâmes dans un réduit percé d’une grande croisée ; nous y trouvâmes un chrétien à l’ouvrage. C’était un homme très-connu, ayant eu le nez coupé par le pacha d’Acre, peu de temps après le siége des Français. Il me dit que c’était le lieu où saint Simon et sainte Anne avaient prophétisé en tenant l’Enfant Jésus entre leurs bras ; il est décoré de quelques petits piliers de marbre et de granit. En marchant vers l’extrémité de cet édifice, dont les croisées donnent sur Siloé, ils me montrèrent dans le mur un endroit où était, à ce qu’ils disaient, anciennement une porte par laquelle notre Seigneur avait la coutume de passer. Une pierre placée en cet endroit portait encore, à ce qu’ils prétendent, lès traces des pieds du Sauveur. Auprès de là on monte un petit escalier semblable à celui de nos chaires à prêcher ; je présume que les prêtres y prêchent et prient avec le peuple. Les ouvriers me conduisirent ensuite dans deux autres petites salles, l’une à la droite, l’autre à la gauche : comme on y travaillait aux réparations, elles étaient remplies de décombres, de pierres et de mortier. Ils me dirent qu’elles étaient saintes à cause de notre Seigneur ; je n’ai pas compris pourquoi. En général je ne puis donner une description exacte de ce monument ; je ne savais que quelques mots arabes, et je ne parlais qu’imparfaitement l’italien, qui, d’ailleurs, ne m’aurait servi à rien, car ces gens ne le parlaient pas ; ils avaient seulement ramassé dans leur enfance, en servant la messe, un mélange de mots italiens, portugais et espagnols. Après avoir tout vu dans cet édifice, je m’attendais à retourner par le même chemin que j’avais pris en arrivant. Je me rappelai alors d’avoir laissé mes souliers à la porte d’entrée ; je voulus aller les prendre ; mais mon guide m’arrêta en me disant qu’il allait les chercher lui-même. Il revint après quelques instans sans mes souliers, disant qu’un Turc, les ayant aperçus, les avait emportés pour prouver que l’ouvrier avait laissé entrer un chrétien. En me disant cela il parut très-effrayé. Je ne sais si tout cela était vrai ; il me donna une paire de souliers rouges. Je fus alors plus fâchée de la perte de mes beaux souliers, qu’alarmée des suites de ma démarche ; et je lui dis qu’il fallait absolument me retrouver ma chaussure européenne, lui promettant un bakchis s’il me l’apportait : ce qu’il fit le lendemain. Il me mena ensuite à une petite porte, et je crus qu’il allait me montrer quelque chose de plus ; mais je me trouvai tout à coup hors de l’édifice dans un endroit d’un aspect sauvage ; et, quoique je lui demandasse où nous allions, il ne répondit point et me fit signe de ne point parler ; à mon regret je vis bientôt que nous étions auprès du couvent arménien. J’avais laissé à la porte le pauvre enfant qui ne savait pas ce que j’étais devenue. Un quart d’heure après mon retour il revint dans notre quartier, criant, se frappant et disant que j’étais perdue, et qu’après m’avoir attendu quelque temps à la porte, il avait couru partout pour me chercher, mais qu’il ne m’avait trouvée nulle part.

Ce ne fut pas tout : à mon retour les charpentiers et d’autres ouvriers avec leurs femmes disputèrent entre eux, et se reprochèrent mutuellement de m’avoir fait entrer en secret pour avoir seuls mon bakchis. Pendant que cette querelle avait lieu dans la cour, j’étais tranquillement dans ma chambre sans me douter que j’en fusse le sujet. Le padre curato, Espagnol de naissance, ayant pris connaissance de la rixe, vint me trouver dans ma chambre ; ses premiers mots furent : « Est-il vrai, signora, que vous avez été dans le temple ? » Je compris que le pauvre religieux craignait que les Turcs n’en fussent informés, et n’imposassent au couvent une somme d’argent comme ils ont l’habitude de faire sous les plus légers prétextes. Je lui répondis que j’avais été dans un édifice où, à ce que l’on m’avait assuré, notre Seigneur avait été présenté ; que j’y avais vu une pierre avec les empreintes des pieds du Sauveur, et que j’avais eu la satisfaction de m’agenouiller pour les baiser. Il était évidemment venu chez moi pour me gronder ; mais voyant que j’étais si bonne chrétienne, il était trop pieux pour continuer, et il se borna à dire : che coraggio ! (quel courage). Il m’assura que le moine le plus âgé de son couvent n’avait jamais osé aller seulement dans la rue qui conduit au temple, ce dont je suis bien persuadée.

Dans la soirée les femmes chrétiennes du quartier s’étant assurées que personne ne m’avait menée au temple, vinrent me trouver, et après avoir pris place autour de moi, elles s’écrièrent par intervalles, en levant les mains au ciel, que c’était Dieu qui m’avait sauvée. Lorsque je leur exprimai mon regret de n’être pas entrée dans le saint des saints pendant que j’étais sur la plateforme, elles s’écrièrent, en faisant le signe de la croix, que je devais à la protection de Jésus-Christ et de la Vierge Marie de n’être pas entrée, puisque autrement j’aurais été brûlée vive.

Cependant je jugeai prudent de quitter Jérusalem le surlendemain pour me rendre à Jaffa. En y arrivant je trouvai chez notre agent du Levant, M. Bankes qui était en convalescence de la fièvre. Son drogman me dit qu’il allait acheter pour son maître un costume albanais, avec lequel celui-ci, sous prétexte de passer quelques jours à Rama pour se rétablir, voulait se rendre à Jérusalem et aller tout droit au temple. Cette ruse était très-bonne et facile à exécuter ; comme le drogman était Albanais, il pouvait faire passer M. Bankes pour un compatriote qui ne savait parler ni arabe ni turc, et pour peu que M. Bankes apprît de son drogman la cérémonie des prières, il y avait peu de doute qu’il ne réussît.

Les femmes chrétiennes avec lesquelles j’avais eu occasion de vivre à Jérusalem, jouissaient de plus d’aisances domestiques, et étaient plus respectées par leurs maris que celles de l’Égypte, où les femmes chrétiennes ne sont guère mieux traitées que les musulmanes. Pendant le peu de mois que j’ai passés dans la Terre Sainte, surtout à Jérusalem, je les ai fréquentées chaque jour. Dans leurs maisons elles sont très-propres et rangées ; les siéges et les tables ne sont pas d’usage ; mais elles ne s’en piquent pas moins de bien meubler leurs demeures. Cet ameublement consiste en matelas bien couverts et en coussins de coton imprimé, choses qui ont une certaine valeur en Syrie. Il leur faut en outre une belle rangée de tasses à café, et des tableaux sur les murs ; elles aiment en général les objets d’ornement, surtout ceux qui ont une destination utile. Le vendredi ou le samedi elles blanchissent leur linge, le raccommodent, le ploient avec la plus grande propreté, et elles nettoient toute la maison pour le dimanche, jour qu’elles passent d’une manière assez agréable : elles n’ont, ce jour, qu’à préparer leur petit dîner ; toute la famille dîne ensemble, et quelquefois on invite des amis à dîner ou à promener. Parmi les femmes que je connaissais, la plupart étaient très-jolies, et quelques unes auraient passé pour belles en Angleterre même. Une jeune femme de ma connaissance qui était mariée, réunissait tout ce qui, suivant mes idées, constitue la beauté d’une femme, sans avoir cet air de langueur maladive qu’on voit si souvent dans l’Orient. Je n’ai jamais rencontré depuis une figure qui m’ait plu autant. Il y avait dans sa physionomie une expression étonnante ; ses grands yeux, d’un bleu clair, annonçaient une candeur qu’on trouve rarement dans les physionomies orientales. Les femmes y ont en général les yeux noirs, qui plaisent beaucoup quand ils expriment la modestie ; mais on en trouve qui repoussent par la hardiesse ou la stupidité extrême des regards. A Jérusalem j’allais voir la famille d’un négociant chrétien ; il ne faisait pas des affaires comme nos négocians anglais ; cependant il était à son aise ; sa maison était fournie de tout ce qui contribue aux agrémens de la vie, et il y régnait un luxe qui en Angleterre même passerait pour tel. A Bethléem les Turcs ont grande peur des chrétiens. J’y allai voir un jour la femme et la famille du drogman ; il se présenta une pauvre femme musulmane qui m’étonna par son humilité ; la femme chrétienne la traita comme une esclave. Les chrétiens avaient massacré cinquante ans auparavant un grand nombre de Turcs ; et cette femme avait appartenu à une famille victime de ce massacre. D’après ce que j’ai vu, les femmes chrétiennes, dans ces endroits, sont bien supérieures aux autres, tant sous le rapport de leur aisance domestique que de la considération avec laquelle elles sont traitées. En Égypte les chrétiens mangent rarement avec leurs femmes.

Je fus obligée d’attendre quelques jours à Jaffa un bâtiment pour faire la traversée à Damiette. L’agent anglais me retint enfin un cabinet à bord d’un bâtiment turc, et, la veille du jour où il devait partir, il m’invita à voir son jardin. A peine y fûmes-nous arrivés que quelqu’un courut après nous pour nous dire que le bâtiment allait mettre sur-le-champ à la voile ; je n’avais pas encore fait de provisions pour le voyage. Heureusement j’eus les secours de deux Italiens qui étaient revenus à Jaffa du pélerinage de Jérusalem ; l’un était un potier d’étain et l’autre un cirier, profession très-rare en Égypte. Ils avaient voulu se rendre tout droit à Alexandrie ; mais ne trouvant point de bâtiment pour ce port, et ayant appris que M. Belzoni était de leur pays, ils consentirent à faire un détour de quelques jours en m’accompagnant au Caire. Ces deux Italiens et un domestique portugais de M. Bankes se hâtèrent d’envoyer mes effets au bâtiment, et de me procurer le peu de provisions qu’on put avoir dans la soirée. Nous nous dirigeâmes vers la mer pour nous embarquer. En arrivant à la porte qui ferme le port, je fus informée que le gouverneur était assis sur le seuil, mais qu’il s’en irait dans quelques minutes. Après avoir attendu une bonne demi-heure, je demandai au consul pourquoi on me faisait attendre si long-temps. Il me répondit qu’il n’y avait pas d’autre porte pour se rendre au port que celle sous laquelle le gouverneur était assis, et que personne ne pouvait y passer qu’après qu’il l’aurait quittée. Je leur dis que si tout le monde ici était esclave des Turcs, moi je ne voulais pas l’être ; et sachant qu’aucun de ces messieurs n’aurait le courage de dire un mot aux Turcs, je commençai à me plaindre, en mauvais italien et en mauvais arabe, de ce que les Turcs s’avisaient de me garder prisonnière à Jaffa. Un musulman respectable, de la côte de Barbarie, qui avait été en Angleterre, c’est-à-dire, à Gibraltar qu’ils nomment ainsi, et qui parlait très-bien italien, me dit que le gouverneur allait partir tout à l’heure, et me pria d’avoir patience. Je lui dis en baragouin arabe, mais assez haut pour que le gouverneur pût m’entendre, que les Anglais n’étaient point esclaves des Turcs.

Je ne m’attendais sûrement pas à ce que mes paroles eussent quelque effet. Cependant le musulman ayant dit quelques mots au gouverneur, celui-ci quitta sur-le-champ la place : je fus fort aise de son départ. L’agent anglais, homme né dans le Levant, prétendit que le gouverneur s’était placé là par curiosité, ayant appris que j’étais une femme. Ou cela était faux, ou c’était l’agent même qui avait appris au gouverneur de quel sexe j’étais. Quand des Anglais arrivent à Jaffa, cet agent a l’habitude de les accompagner chez le gouverneur. Pour se faire valoir il s’imagine alors qu’il ne peut être assez libéral en disposant de leurs présens, afin de vanter les grandes richesses des mylords voyageurs. Sachant que je n’étais pas riche, il avait probablement dit au gouverneur que j’étais une personne sans importance, ce qui avait engagé celui-ci à déployer la sienne devant moi. Si telle était sa pensée, mes expression sur lui et sa nation ont dû le faire réfléchir un peu.

Nous allâmes à bord du bâtiment qui était prêt à mettre à la voile ; mais quel fut mon chagrin quand je trouvai le cabinet loué pour moi à raison de cent trente piastres, rempli de melons, et le pont couvert de soldats albanais qui m’effrayaient d’après ce que j’avais vu en Égypte de cette soldatesque. Quoique je me trouvasse incommodée dès que j’eus mis le pied dans le bâtiment, j’insistai pour qu’on me fît débarquer, afin de me plaindre au consul ; la chaloupe était encore à côté du bâtiment ; mais au moment où je demandais à y descendre, et à y faire déposer mes bagages, on ordonna de le faire filer, et tout ce que je pus dire fut inutile. Les deux pauvres artisans qui étaient avec moi et qui ne savaient que peu de choses des usages des Turcs, et rien de leur langage, me prièrent, pour l’amour de la Sainte-Vierge, de ne leur rien dire puisque nous étions en leur pouvoir. Il faisait déjà sombre, et nous étions dans une grande confusion, comme c’est l’usage dans les bâtimens turcs où l’on n’a d’autres guides que les étoiles, ce qui n’empêche pas ces gens de se prétendre bien plus instruits que les Européens.

J’insistais sur ce que l’on évacuât mon cabinet, conformément au contrat. Après avoir employé tous les moyens pour maintenir le dépôt de melons dans ce cabinet, ils consentirent enfin à en enlever une partie le soir même, et le reste le lendemain matin ; mon bagage fut descendu et je m’arrangeai aussi bien qu’il était possible. Les vents changèrent et après trois jours de contrariété nous fûmes obligés d’entrer à Chypre, où nous nous arrêtâmes trois autres jours. Après avoir mis de nouveau à la voile, nous fûmes encore contrariés par les calmes, et ce ne fut que treize jours après avoir quitté Jaffa, que nous entrâmes dans le port de Damiette. Je n’ai jamais autant souffert de la mer que pendant ce voyage insignifiant ; pendant toute la traversée j’étais attaquée d’une fièvre bilieuse. Je ne puis assez me louer de la conduite respectueuse et décente des deux Italiens, et des secours qu’ils me fournirent. C’est dans ces momens qu’on apprécie ce que valent les hommes, et je regrette beaucoup de n’avoir pu être plus généreuse à leur égard, que ne me le permettait ma petite fortune ; il n’y a pas de récompense que j’eusse crue trop forte pour l’assistance que j’en avais reçue.

En arrivant à Damiette, je trouvai que dans le court espace de six mois, le consul avait perdu sa mère et sa sœur avec laquelle j’avais vécu un mois dans une grande amitié ; la mère n’était guère âgée que de quarante ans et la fille que de dix-huit.

Je crois en effet, avec les ouvriers Arabes, que j’avais la protection de Dieu ; car, pendant que j’étais dans cette maison, avant mon départ pour la Terre Sainte, un jeune frère du consul, enfant de neuf ans, fut également saisi de la fièvre ; la résolution que je pris de m’embarquer sur-le-champ pour ne pas rester plus long-temps dans cette maison, m’aempêchée, probablement, de gagner cette fièvre, qui, quelques jours avant mon départ, prit un caractère de malignité, attaqua la mère et fit périr l’enfant et sa sœur. Je ne pouvais persuader aux femmes dans l’Orient, que bien des choses qu’elles mangeaient n’étaient point salutaires ; elles me répondaient : « Qu’y puis-je faire, j’aime telle ou telle chose et Dieu est bon ! » Enfermées comme elles sont, les femmes passent le temps à manger tout ce dont elles peuvent s’emparer pour devenir grasses ; aussi n’est-il point étonnant qu’elles soient toujours malades.

Après avoir passé cinq jours chez une parente du consul, nous partîmes pour le Caire, où j’espérais rejoindre M. Belzoni : j’y restai deux mois ; pendant ce temps Abdalla, chef des Wahabis, fait prisonnier par les Turcs, fut conduit dans cette capitale pour être envoyé à Constantinople, où il devait subir le dernier supplice. M’étant informée du jour où il devait entrer au Caire, je pris un Mamelouk qui s’était enfui de Dongola, et avait passé quelque temps auprès de mon mari à Ybsamboul ; sous l’escorte de cet homme je sortis de la ville à la pointe du jour, et parcourus les environs en tout sens, parce que chaque Arabe nous désignait différemment la route par laquelle ce chef devait entrer. Nous apprîmes enfin qu’il était arrivé et qu’on l’avait conduit à la citadelle ; nous rentrâmes, et à notre arrivée nous trouvâmes qu’il n’était point encore venu, mais qu’on l’attendait. Nous entrâmes dans un café qui avait la vue sur la porte ; et, après avoir passé environ une heure à prendre du café et à fumer, il se trouva à la fin qu’il était chez le Kakia-Bey, où tous les Turcs allaient le voir : je perdis alors tout espoir. Cependant nous nous mîmes encore une fois en route ; mais arrivant auprès de la maison du Kakia-Bey, je sentis mon courage faillir à la vue de tant de Turcs, et je balançai d’entrer. Je demandai enfin au Mamelouk ce qu’il répondrait dans le cas où on lui demanderait qui j’étais ; il dit qu’il répondrait que j’étais un Turc anglais. J’étais habillée en mamelouk ; prenant tout mon courage j’entrai sans autre crainte, que celle d’être reconnue par les Turcs pour femme. Ce n’est pas qu’il m’eussent molestée ; mais leur curiosité m’aurait importunée.

Après avoir traversé une grande cour, j’entrai dans une petite chambre où Abdalla le chef était assis ; il paraissait très-fatigué. Le pacha avait envoyé sa voiture au-devant de lui ; mais ils avaient eu soin de le charger de chaînes pesantes. Il avait l’air d’un homme de vingt-huit à trente ans ; sa physionomie était très-expressive et intéressante ; peut-être sa situation me la faisait-elle paraître ainsi. Il avait un frère dont l’extérieur était celui d’un paysan ordinaire ; celui-là parlait à tous les Turcs, surtout à ceux qui appartenaient à la mosquée ; il voulait leur faire croire qu’il n’avait jamais combattu contre eux comme son frère. Après que nous eûmes regardé Abdalla quelque temps, on nous fit tous sortir pour faire place à d’autres. Je sortis avec plus de courage que je n’étais entrée, et bien contente d’avoir satisfait ma curiosité si facilement.

Après avoir attendu deux mois au Caire M. Belzoni, qui ne pouvait encore y revenir, je résolus de faire un troisième voyage à Thèbes sous l’escorte du Mamelouk dont je viens de parler. Je louai à Boulak pour cent vingt-cinq piastres une cange avec deux petits cabinets ; l’un pour mes effets, et l’autre pour mon coucher. Je quittai le Caire le 27 novembre, et j’arrivai à Akmin le 11 décembre dans la nuit ; une violente averse accompagnée de tonnerre et d’éclairs commença une heure après le coucher du soleil, et dura toute la nuit. Les jours suivans, quoique la pluie eût cessé, l’eau continuait de descendre des montagnes pour se rendre au Nil.

Arrivée à Louxor le 16, j’appris que M. Belzoni était allé à l’île de Philæ, et je m’établis à Beban-el-Malouk[3]. Les hommes que M.  Belzoni avait laissés pendant son absence pour garder la tombe royale, m’apprirent que la grande averse qui était tombée dans la nuit dont j’ai parlé, avait fait entrer l’eau dans le souterrain malgré tous leurs efforts ; elle y avait entraîné une grande quantité de boue. La chaleur avait converti l’humidité en vapeur, plusieurs murs s’étaient fendus, et des pierres étaient tombées. À cette nouvelle, je me rendis dans la tombe ; la seule chose que nous pouvions faire c’était de faire enlever la boue ; car tant qu’il restait de la vapeur, les murs étaient sujets à se fendre. Deux jours avant Noël M. Belzoni arriva ; le jour de St. Étienne ayant traversé le Nil pour examiner à Carnak les divers terrains qu’il avait à excaver, il faillit être assassiné. J’avais alors une violente fièvre bilieuse ; la frayeur causée par l’attentat contre mon mari s’y joignit pour me donner la jaunisse. J’envoyai un exprès pour chercher des médîcamens chez un docteur d’Akmin ; au bout de cinq jours il revint avec environ une demi-once de crème de tartre et deux petites cuillerées de rhubarbe. Heureusement deux voyageurs anglais qui revenaient de la Nubie et retournaient au Caire, me donnèrent de la calomelle qui me fut d’un grand secours.

Nous fîmes ensuite nos adieux à Thèbes, et nous nous embarquâmes pour le Caire. Dans la traversée le Mamelouk m’apprit qu’il y avait un grand bateau avec quatre dames turques qui revenaient d’un pélerinage à la Mecque et qui retournaient à Constantinople. Elles s’étaient arrêtées deux nuits dans les mêmes endroits que nous ; ayant appris qu’il y avait une Anglaise dans notre bateau, elles avaient exprimé le désir de me voir. Le soir, en nous arrêtant, j’envoyai notre Mamelouk leur dire que je serais bien aise de leur faire une visite. L’homme qui les escortait vint avec le Mamelouk pour me prendre ; leur bateau était une maïche avec deux grandes chambres. On ne fit qu’entr’ouvrir la porte ; en entrant je trouvai les dames assises sur de beaux coussins, placés autour de la chambre. Elles me reçurent avec beaucoup de politesse ; deux servantes étaient assises devant la porte du milieu pour attendre les ordres de leurs maîtresses, et servir du café, des sorbets et des oranges. Les dames ne savaient pas un mot d’arabe, et moi, je ne savais pas un mot de turc ; mais les femmes ne sont jamais embarrassées de causer. Mon Mamelouk se tenait en dehors de la porte, et me traduisait en arabe mêlé d’un peu d’italien ce que les femmes me disaient ; par ce moyen nous entretînmes une conversation pendant quelque temps. Elles commencèrent par me parler du pélerinage qu’elles venaient de faire et des fatigues qu’elles avaient subies. Comme le Mamelouk avait dit à leurs gens que j’étais une hadgi ; et que j’avais été à Jérusalem, elles me dirent que j’étais bien heureuse d’avoir vu cette ville. Jérusalem est regardée par les Turcs comme une cité sainte, parce que c’est une des échelles de la route de la Mecque, et par ce qu’elle contient les tombeaux de Suleiman et Daoud ; elles exprimèrent de l’admiration et de la surprise quand je dis que j’étais allée voir leur tombe. Elles ne pouvaient concevoir comment des Anglais savaient quelque chose de David, de Salomon et de Joseph ; noms qui tous appartiennent aux Turcs. Je leur dis qu’ils nous appartenaient aussi, et je commençai à leur citer couramment quelques noms du Vieux-Testament, en ajoutant que Jésus-Christ descendait de David. Elles furent les premières à me faire des questions sur la vierge Marie et notre Sauveur ; et elles parurent contentes de mes réponses. Les Turcs ont un grand respect pour la vierge Marie, ainsi que pour notre Seigneur. Nos places saintes le sont aussi pour eux, excepté le Saint-Sépulcre. Ils rient de ce que nous nous agenouillons dans ce tombeau, et disent que Jésus-Christ, étant un esprit, n’a pu être crucifié, et qu’un homme de sa taille et de sa figure a été mis à sa place. Les dames levèrent les yeux et les mains de surprise, et osèrent demander si je savais lire ; et comme je connaissais les noms de leurs saints, elles me demandèrent comment il se faisait que je ne connaissais pas Mahomet ; je leur dis que c’était un grand homme.

Le seul moyen de gagner ces gens pour nos opinions c’est de céder un peu à leurs préjugés ; d’après ma faible expérience il n’y a point de peuple qu’il serait plus aisé de convertir que les Turcs, et j’ose dire qu’il n’y a pas de religion qui leur convienne mieux, sous le rapport de la simplicité, que la religion protestante d’Angleterre ; car ils ne peuvent supporter aucune espèce de figure ou d’image. Je suis loin de vouloir que l’on contraigne quelqu’un d’embrasser notre religion ; cependant puisqu’on a commencé à traduire la Sainte-Écriture en toutes les langues, je voudrais que l’on traduisît aussi notre livre de prières dans les langues de l’Orient.

Pendant toute cette conversation religieuse, les dames auraient bien voulu savoir si j’avais des bijoux dans mes cheveux sous mon turban. Pour parvenir à cette connaissance, elles ôtèrent leur coiffure afin de me montrer les leurs. Je remarquai, en général, dans leurs manières envers moi, beaucoup de discrétion. À la vue des perles et des diamans dont brillaient leurs cheveux, je ne fus étonnée que du bonheur qu’elles avaient eu d’aller à la Mecque et d’en revenir sans être pillées ; quoique Mahomet-Ali y eût des troupes alors, la route était encore un peu dangereuse. Quand elles m’eurent montré leurs bijoux, elles eurent un bon prétexte pour demander à voir les miens ; je leur répondis qu’étant obligée de voyager sous le costume des Turcs, je ne pouvais porter rien qui fît partie de la parure de femme. Elles me donnèrent raison, et me demandèrent si en Angleterre les femmes portaient des perles, des bracelets, des pendans d’oreilles, etc. J’ôtai ensuite mon turban et leur montrai ma longue chevelure ; elles se levèrent pour s’assurer au toucher que c’était la mienne ; elles eurent ensuite une longue conversation entre elles à ce sujet.

Parmi les quatre dames, il y avait une mère avec sa fille ; celle-ci mariée depuis quelques années n’avait point d’enfans, ce qui avait été la cause de son voyage à la sainte Mecque. Elles me montrèrent plusieurs reliques qu’elles en rapportaient. Elles me dirent que leurs maris étaient attachés au service du sultan, et qu’à leur arrivée au Caire elles logeraient chez le Khalil-bey, avant de se rendre à Alexandrie ; et qu’elles espéraient que nous nous verrions chaque soir si nous nous arrêtions au même endroit, ou au plus tard au Caire. Nous nous quittâmes très-amicalement dans l’espoir de nous revoir ; je leur envoyai quelques morceaux de beau savon de Jérusalem qui leur fit beaucoup de plaisir. À mon arrivée au Caire, je fus trop occupée des préparatifs du voyage d’Alexandrie pour aller voir ces dames ; le Mamelouk les y vit, et elles me firent dire qu’elles allaient également se rendre à Alexandrie, dans un jour ou deux, et qu’elles espéraient me rencontrer dans ce port.

Arrivée à Rosette, j’y restai quelque temps, ce qui me fit perdre l’occasion de voir ces dames encore une fois. Comme M. Belzoni avait résolu de faire une excursion dans la Libye, il m’installa dans une maison commode de Rosette, appartenant à un négociant anglais d’Alexandrie, qui avait eu la complaisance de la lui prêter. Il partit pour son voyage après m’avoir pourvue des provisions qu’il eût été dangereux pour moi d’acheter journellement au dehors, à cause de la peste qui commençait à se manifester. Je n’eus pour compagnes de ma solitude que des antelopes, des brebis, des chèvres et des volailles. J’avais recueilli un grand nombre de caméléons ; mais, pendant cinq mois d’essai, je ne pus jamais réussir de les faire vivre au-delà de deux. Les Arabes de la basse Égypte, pour les prendre, se jettent sur ces animaux ou leur lancent des pierres, ou les frappent avec des bâtons ; les Nubiens, au contraire, quand ils font la chasse aux caméléons, se couchent doucement à terre, et quand ces animaux descendent des dattiers, ils les saisissent par la queue, et y attachent un cordon, ce qui laisse au moins leur corps intact.

Je ne dirai, àu sujet des caméléons, que ce que j’ai eu lieu d’observer pendant plusieurs mois, que j’en ai eu avec moi. D’abord ils sont très-acharnés contre leur propre espèce, et on ne peut les tenir enfermés ensemble sans qu’ils se mordent la queue et les jambes. Il y a trois espèces de caméléons, qui diffèrent par leurs couleurs. L’espèce la plus commune a le corps vert, mais marqué, d’une manière belle et régulière, de noir et de jaune. Cette espèce, très-abondante, ne change point de couleur, si ce n’est que, pendant le sommeil, le vert est plus clair, et quand l’animal est malade, il devient jaunâtre. De quarante que j’avais la première année en Nubie, il n’y avait qu’un très-petit de la seconde espèce, qui eût des taches rouges. Je le gardai assez long-temps. Il restait fréquemment sur mes épaules ou sur ma tête. Je remarquai que si, après l’avoir enfermé dans la chambre quelque temps, je le portais dehors, il commençait aussitôt d’aspirer l’air, et lorsque je le mettais sur de la marjolaine, sa couleur devenait tout à coup brillante. On serait embarrassé, je crois, d’expliquer ce phénomène. Si le caméléon changeait de couleur seulement dans un jardin, et qu’il restât toujours le même dans la maison, on pourrait supposer que c’est l’atmosphère et l’exhalaison des plantes qui provoquent ce changement ; mais, dans la maison même, on peut observer que sa couleur change toutes les dix minutes. Tantôt l’animal est d’un vert tout uni, tantôt il déploie les plus belles nuances ; et quand il est en colère, il prend un noir foncé, s’enfle comme un ballon, et d’un des plus beaux animaux qu’il était, il en devient le plus laid.

Au reste, il est certain qu’ils sont avides de l’air frais. En les mettant à la croisée, on peut observer le plaisir qu’ils prennent à pomper l’air, et la vivacité que prend la couleur de leur peau. Ils sont très-irritables, et la moindre chose les met de mauvaise humeur ; si, par exemple, on les arrête dans leur marche pour leur faire prendre une autre route, ils s’obstinent à continuer dans leur direction. En ouvrant la bouche vis-à-vis d’eux, on les met en colère ; ils enflent et noircissent, et font entendre quelquefois un faible sifflement.

Un caméléon que j’apportai de Jérusalem, était le plus singulier de ceux que j’avais eus. Cet animal avait une sagacité et une gentillesse extrême ; il n’était point de l’espèce verte, mais il avait une couleur grossière qui ne variait pas une fois en deux mois. Au Caire, je le laissais ramper sur les meubles de la chambre. Il descendait et se cachait quelquefois, mais toujours de manière à me voir ; et quand je rentrais, il s’aplatissait de manière à ce que je le distinguais à peine des objets sur lesquels il était couché. Un jour, l’ayant perdu, je le cherchai en vain dans toute la chambre, et comme je ne le trouvais nulle part, je présumai qu’il s’était échappé ; mais le soir, à la lumière, voulant prendre un petit panier, j’y remarquai une anse qu’il n’avait pas auparavant, et cette prétendue anse, c’était mon caméléon. Il avais pris cette fois des couleurs que je ne lui avais pas encore vues, étant d’un brun tacheté de noir, et avec de belles marques couleur d’orange. Mais quand je le pris, toutes ces couleurs disparurent. Quelque temps après il s’échappa, et je le perdis. Quoiqu’il ne m’eût coûté que six sous, j’aurais volontiers donné vingt dollars pour le ravoir.

Dans la suite, pendant mon séjour à Rosette, j’eus plus d’une cinquantaine de ces animaux ; mais ils étaient tous verts, jaunes et noirs, et les Arabes, en les prenant, les avaient blessés plus ou moins ; aussi moururent-ils tous au bout d’un mois ou de six semaines ; cependant le caméléon a la vie très-dure. J’avais préparé deux cages avec plusieurs compartimens, pour apporter des caméléons en Angleterre ; mais les Arabes, au lieu de les prendre par la queue, les avaient saisis trop rudement par le corps, et quand une fois leur corps est froissé, ils ne vivent jamais au-delà de deux mois. La nuit, quand ils dormaient, il était facile de voir l’endroit où ils avaient été froissés, et qui était d’un noir foncé, tandis que le reste était d’une nuance très-claire.

La principale nourriture des caméléons consiste en mouches ; l’insecte ne meurt pas immédiatement après avoir été avalé ; il se débat encore dans l’air humé par l’animal, et il est aisé de sentir avec la main la mouche remuer dans le corps du caméléon. Quand cet animal saute d’une grande hauteur, il s’enfle beaucoup. La chute ne lui fait aucun mal, excepté au museau, qu’il se froisse quelquefois. Ils peuvent se passer trois à quatre jours de boire ; mais aussi quand ils commencent, ils y emploient environ une demi-heure. Je tenais quelquefois l’animal sur ma main pendant qu’il buvait dans un verre ; il se tenait debout en buvant, et élevait la tête comme un oiseau. Il peut faire sortir sa langue de toute la longueur de son corps ; dès qu’elle a saisi une mouche, elle rentre comme dans un ressort.

Un professeur d’histoire naturelle que je vis en Italie, avait disséqué deux caméléons qu’on lui avait envoyés de la côte de Barbarie, mais qui n’avaient pas survécu long-temps à leur transport. Selon ce savant, qui va bientôt publier son opinion, le changement des couleurs des caméléons, provient de ce qu’ils ont quatre peaux très-minces. Quelle que soit la cause du phénomène, je suis persuadée que les couleurs de ces animaux sont distinctes et indépendantes l’une de l’autre, et des animaux mêmes. Je pourrais encore faire d’autres remarques ; mais n’étant pas capable de les expliquer, j’aime mieux en finir.

Ayant été obligée de changer de commissionnaire pour faire mes achats, je pris un Juif qu’on me recommanda. Je pensai que, par l’entremise de cet homme, je pourrais distribuer des Bibles, en lui promettant un bénéfice ; car on sait que les Juifs font commerce de tout, pourvu qu’ils y trouvent leur avantage. J’écrivis donc au consul anglais, à Alexandrie, pour m’en procurer des exemplaires ; et ne sachant point de quelle manière la société biblique désirait en disposer, je priai M. Lee de m’en informer. Il me répondit que, quant à l’affaire de l’argent, il la laissait à ma discrétion. J’ordonnai donc au Juif d’aller chez tous les chrétiens, et de les informer quelle espèce de livres j’avais à vendre. La peste faisait alors des ravages dans la ville, et il n’était pas aisé de débiter des Bibles sans risquer de répandre la contagion, puisque le papier est susceptible d’être infecté. Le premier chrétien qui vint en demander une, voulut d’abord la voir ; car, dans ce pays, c’est une affaire importante de se décider à faire la dépense d’une somme de trente piastres ou trois dollars. J’étais assise au haut d’un escalier ; le chaland monta quelques marches, et approcha assez pour lire pendant que je tournai les feuilles. Il marchanda beaucoup et ravala la marchandise pour l’avoir à meilleur marché, selon la coutume du pays ; enfin il l’acheta. Je priai ce jeune chrétien de faire savoir à ses amis que j’en avais d’autres à vendre ; mais, fier d’avoir seul un aussi beau livre, il se garda bien de dire aux autres où il l’avait acheté. Heureusement mon Juif, à qui j’avais promis un bakchis si je vendais toutes les Bibles, me fit venir d’autres chalands. Le second qui vint, ce fut le scrivan ou inspecteur de la fabrique de toiles ; il en prit cinq. Il ne m’en resta plus que deux. Le même jour, ce scrivan passa avec une Bible ouverte, à la main, devant la maison du gouverneur, au moment où celui-ci était assis à la porte, selon sa coutume. Le gouverneur voulut savoir quel était ce livre, et pria le Copte d’en lire quelque chose. Je présume que le chrétien lut quelques passages du Vieux-Testament, connu des Turcs. Ayant appris qu’il avait acheté ce livre d’une personne d’Angleterre, à Rosette, le gouverneur envoya chez M. Lenzza, notre agent, afin d’en acheter un exemplaire, pour trente piastres. Je vendis la dernière à un autre Copte, qui fut très-grossier. Pour tout autre objet, je n’aurais pas supporté l’humiliation de marchander avec des gens qui croient toujours qu’on agit par intérêt. Ils me dirent tous que des personnes de leurs amis avaient acheté à Alexandrie des Bibles pour deux dollars. Cependant comme je les voyais empressés d’en avoir, malgré tout leur babil, je persistai à demander trente piastres. Je me piquai de faire voir aux Arabes que nous autres Anglais, nous n’avions qu’une parole ; ce qui inspire à ce peuple plus de considération et de confiance dans les transactions sociales.

Après avoir vendu mes Bibles, j’informai M. Lee du prix auquel j’en avais disposé, en lui demandant d’autres exemplaires. Il me répondit : « Le prix des Bibles est de quarante-cinq à cinquante piastres ; mais comme l’essentiel est de les faire circuler, on peut les laisser à trente quand on ne peut avoir davantage. Il faut que les gens riches paient pour ceux qui ne le sont pas. » Mais quiconque connaît les Arabes et les Coptes peut décider s’il est possible de faire payer à l’un plus qu’à l’autre. En vain dirait-on à ces gens que les Européens ont fait imprimer ces livres par charité chrétienne, pour répandre la parole de Dieu, et que nous les vendons au-dessous de ce qu’ils coûtent. On aurait beau prêcher aux Arabes que l’homme riche doit payer la Bible plus cher, afin que l’homme pauvre l’ait à meilleur marché ; une pareille doctrine arrêterait la distribution des Bibles, et les Arabes croiraient que nous voulons les tromper. D’ailleurs, pour que la lecture de la traduction de la Bible pût leur être utile, il faudrait d’abord établir des écoles comme dans l’Inde, afin de réformer leur morale ; sous ce rapport l’état des chrétiens indigènes de l’Égypte est déplorable, et je ne vois pas qu’il puisse s’améliorer tant qu’ils seront soumis aux Turcs ; car le mauvais exemple est le pire des maux.

La réponse de M. Lee, qui était accompagnée de plusieurs exemplaires, me fâcha un peu ; et sachant que je ne les vendrais pas plus de trente piastres, puisqu’ils n’avaient jamais été débités aussi cher auparavant, je perdis l’envie de distribuer des Bibles ; je n’en vendis plus que deux que j’avais promises, et je renvoyai le reste.

Dans notre premier voyage en Nubie, pendant l’an 1816, la plante ochour, mentionnée par Norden, était en pleine floraison. En examinant ce végétal, je fus frappé de la contexture soyeuse de l’intérieur, et je pensais que si cette plante était cultivée convenablement, on pourrait en tirer parti. Les capsules en varient de volume : j’en ai vu qui étaient plus gros que des œufs d’autruche ; l’écorce extérieure est remplie d’un suc épais, laiteux, et astringent ; la cosse qui contient la soie se trouve au centre de la capsule, et elle est détachée de l’écorce extérieure par des cordons ou bourrelets. Quand on coupe une branche, le suc en découle abondamment ; d’après le peu d’expérience que j’ai été à même de faire, je suis persuadée que la partie soyeuse se filerait très-bien. Le Mamelouk dont j’ai parlé, voyant que je m’intéressais à cette plante, me dit qu’à Dongola on l’employait à la confection de tous les cordages, et que les cordes d’ochour étaient bien plus fortes que celles que l’on faisait avec les filamens. de palmiers ou dattiers. Les Nubiens préparent cette plante, d’après ce qu’il me dit, comme nous apprêtons le chanvre. On la trouve en Syrie, dans la haute et basse Égypte, et très-probablement aussi en Grèce. Je crois qu’elle prospérerait à Malte, attendu qu’elle ne demande pas un bon terrain ; je l’ai vue croître auprès des montagnes et dans un sol sablonneux, pourvu qu’il y ait de l’eau fraîche dans le voisinage. Je présume aussi qu’elle réussirait dans les îles Ioniennes. Dans son état sauvage, elle produit plus que le cotonnier. Il me semble que pour que la soie eût plus de consistance, il ne faudrait récolter la plante que dans un état parfaitement sec. Il faut quelques précautions pour ôter la soie de la cosse ; car le moindre mouvement de l’air la disperse et, peut la faire voler dans les yeux.


  1. C’est sans doute le même grain que M. Belzoni, dans la relation de son voyage, appelle Gryadan. (Le Trad.)
  2. Cette assertion vient à l’appui des détails que M. Burckhardt donne dans son voyage sur la mort cruelle que les Nubiens font quelquefois subir à leurs femmes.
  3. Je citerai ici une anecdote qui prouvera l’esprit vindicatif des gens de ce pays. J’avais pris pour ma compagnie une jeune fille, belle-sœur de la femme de Louxor qui avait voulu se venger de moi, parce que j’avais refusé de faire cause commune avec elle contre la seconde femme de son mari. Aimant beaucoup cette jeune personne, je lui dis un jour que sa belle-sœur avait voulu attenter à ma santé. La jeune fille parut altérée, me dit le lendemain qu’elle avait besoin de voir sa mère, et ne revint plus. J’en fus étonnée ; mais un chrétien m’apprit que la jeune fille s’était enfuie, de peur que je ne me vengeasse sur elle du mal que m’avait fait sa belle-sœur, attendu que ces vengeances sont très-communes chez elles.