Voyages des trois princes de Sarendip/Texte entier

VOYAGES

ET

AVENTURES

DES TROIS PRINCES

DE SARENDIP.

Traduits du Perſan ;

Par le Chevalier de Mailli.




VOYAGES

ET

AVENTURES

DES TROIS PRINCES

DE SARENDIP.

Dans les temps heureux où les rois étoient philosophes, & s’envoyoient les uns aux autres des questions importantes pour les résoudre, il y avoit en Orient un puissant monarque, nommé Giafer, qui régnoit au pays de Sarendip. Ce prince avoit trois enfans mâles, également beaux & biens faits, qui promettoient beaucoup. Comme il les aimoit avec une extrême tendresse, il voulut leur faire apprendre toutes les sciences nécessaires, afin de les rendre dignes de lui succéder à ses états. Dans ce dessein, il fit chercher les plus habiles gens de son siècle pour leur servir de précepteurs. Quand on les eut trouvés, il les fit venir dans son palais, & leur dit qu’il les avoit choisis parmi les plus célèbres de son empire, pour leur confier l’éducation de ses enfans ; qu’ils ne pouvoient lui faire un plus grand plaisir que de les bien instruire, & qu’il en auroit toute la reconnaissance possible ; ensuite il leur assigna de grosses pensions, & donna à chacun d’eux un fort bel appartement près de celui des princes ses fils. Personne n’osoit y entrer pour leur rendre visite, de crainte de les détourner de leurs occupations. Ces hommes illustres, sensibles à l’honneur que cet auguste roi leur faisoit, n’oublièrent rien pour bien exécuter ses ordres, & pour répondre à la haute estime qu’il avoit conçue de leur mérite. Les trois jeunes princes qui avoient beaucoup d’esprit, & autant d’envie d’apprendre, que leurs maîtres en avoient de les enseigner, se rendirent, en peu de temps, très-savans dans la morale, dans la politique, & généralement dans toutes les plus belles connoissances. Ces sages précepteurs, charmés des progrès de leurs disciples, allèrent en rendre compte au roi. Il en fut si surpris, que s’imaginant que c’étoit une fiction plutôt qu’une vérité, il voulut lui-même en faire l’épreuve. Il en étoit capable, car il n’ignoroit rien de tout ce qu’un grand homme doit savoir. Il fit d’abord venir l’aîné ; & après l’avoir interrogé sur les sciences qu’on lui avoit apprises, il lui tint ce discours.

Mon fils, comme je me sens chargé du poids de mes années, & du pénible fardeau de l’empire, je veux me retirer dans quelque solitude, pour ne plus songer qu’à mon repos. Dans cette résolution, je laisse à votre conduite le gouvernement de mes états, & j’espère que vous en userez toujours bien. Cependant avant que de vous quitter, j’ai plusieurs choses de conséquence à vous recommander  : la première, & la plus considèrable, est d’avoir toujours la crainte des dieux dans le cœur ; la seconde, de regarder vos frères comme vos enfans ; la troisième, de secourir les pauvres ; la quatrième, d’honorer les vieillards ; la cinquième, de protéger l’innocence persecutée ; la sixième, de punir les coupables, & la dernière, de procurer à vos peuples la paix & l’abondance. Par ce moyen, vous deviendrez l’objet de leurs vœux & de leurs prières, & le ciel les exaucera, autant pour leur felicité, que pour votre gloire. Voilà, mon fils, les conseils que je vous donne ; je vous exhorte à les suivre, & si vous le faites, votre règne sera toujours heureux.

Ces paroles ayant extrêmement surpris ce jeune prince  : Seigneur, lui dit-il, je suis très-obligé à votre bonté paternelle de l’offre qu’elle me fait, & des conseils qu’elle me donne : mais que diroit-on, & quel blâme ne meriterois-je pas, si j’acceptois le gouvernement de votre empire pendant que vous vivez ; d’ailleurs comme je sais qu’il n’y a point de météores qui surpasse l’éclat des astres, ni de chaleur qui égale celle du soleil, je suis persuadé qu’il n’y a personne plus capable de gouverner vos états que vous-même, puisque vous en êtes la force & l’ornement tout ensemble. Je serai toujours prêt à vous faire connoître, par mes soins & par mon obéissance, la soumission que j’aurai toute ma vie pour vos ordres ; mais dans cette occasion, je supplie très-humblement votre majesté de bien vouloir m’en dispenser. Si votre décès précédoit le mien, ce que je ne souhaite pas, j’accepterois pour lors votre empire, pourvu que vous m’en jugeassiez digne, & je le gouvernerois suivant les bons avis que vous venez de me donner ; je ferois tout mon possible pour n’en rien omettre, & pour faire voir à tous vos peuples que je n’ai point de plus forte passion que celle de vous imiter.

La réponse judicieuse de cet aimable prince donna beaucoup de satisfaction au roi, qui ayant reconnu, par cette prémiere épreuve, la capacité & le bon naturel de son fils, ne douta point qu’il n’eût un jour toutes les qualités nécessaires pour lui succéder glorieusement. Cependant, il dissimula sa joie, & lui dit, d’un air sérieux, de se retirer, à dessein de faire la même expérience sur les deux autres princes ses fils. Il commença par faire venir son puîné, & s’étant servi du même discours qu’il venoit de faire, ce jeune prince lui répondit de cette manière.

Seigneur, si le ciel exaucoit mes désirs, vous seriez immortel. Vous devriez l’être, non seulement pour le bonheur de vos peuples, mais encore pour celui de vos enfans, puisque jamais prince n’a été plus grand, plus généreux, & plus magnanime que vous ; ainsi, jouissez toujours d’une santé parfaite, & d’un empire que vous gouvernez avec tant de sagesse, de prudence, & de bonté. À mon égard, seigneur, je n’en suis nullement capable, cela ne serviroit qu’à faire voir ma foiblesse, & à me combler de confusion plutôt que d’honneur. Si une petite fourmi sortoit présentement de sa demeure, seroit-elle digne de gouverner vos états ? Que suis-je autre chose qu’une petite fourmi sans force & sans adresse ? Il faut infiniment plus de mérite & de génie que je n’en ai, pour régir & administrer votre empire ; d’ailleurs mon frere aîné est plein de vie & de santé, ; c’est à lui qu’appartiennent vos états après vous, & mon cadet & moi, nous n’avons d’autre droit à espérer, que les apanages que votre justice & votre bonté voudront bien nous accorder.

Cette sage réponse ne causa pas moins de plaisir au roi que la précédente ; il remercia les dieux de lui avoir donné deux enfans d’un caractère si doux & si raisonnable. Il fit retirer celui-ci, pour faire venir son cadet, & lui tint le même discours qu’il avoit fait à ses deux autres fils. Ce jeune prince, surpris, & comme interdit de cette proposition, garda un moment le silence, & ensuite il répondit en ces termes : Comment, seigneur, pourrois-je, dans un âge si peu avancé, accepter une dignité si importante & si difficile à remplir ? Je connois trop mon insuffisance, pour ne me pas faire justice : je ressemble à une petite goutte d’eau, & votre empire à une grande & vaste mer ; il faudroit avoir un esprit aussi étendu que le vôtre, pour gouverner dignement : je vois bien seigneur que vous voulez m’éprouver ; mais je me donnerai bien de garde de monter si haut, de crainte d’un sort semblable à celui du malheureux Icare ; sa punition vint de sa témerité, & ma peine naîtroit de l’injustice & du mauvais naturel que j’aurois de vouloir être preféré à mes frères : aux dieux ne plaise, seigneur, que cela n’arrive jamais.

Cette prudente réponse étonna le roi, & ayant trouvé dans ce jeune prince autant d’esprit & de sagesse qu’il en avoit remarqué dans ses frères, il fut convaincu des progrès qu’ils avoient faits dans les sciences. Cependant il ne voulut pas s’en tenir là, il résolut de les rendre encore plus accomplis ; & pour cet effet, de les envoyer voyager par-tout le monde, afin d’apprendre les mœurs & les coutumes de chaque nation. Dans ce dessein ; il les fit venir le jour suivant, & feignant d’être en colère contre eux de ce qu’ils avoient refusé l’administration de ses états, il leur adressa ces paroles.

Après les soins que j’ai eus de vous, & de vous donner les plus habiles gens du monde pour vous instruire parfaitement, j’avois lieu d’espérer de votre part une entière obéissance ; mais comme il me paroît que vous n’êtes pas encore assez instruits de vos devoirs, il faut que vous alliez achever de les apprendre dans les pays étrangers. Je vous prie donc de sortir dans quatre jours de ma cour, & dans quinze de mon empire, avec défense d’y revenir sans ma permission.

Les princes, qui ne s’attendoient pas à un pareil ordre, en furent très-surpris : ce n’est pas que le plaisir de voyager n’eût pour eux beaucoup de charmes, & qu’ils ne souhaitassent de tout leur cœur ; mais aimant le roi au point qu’il faisoient, ils ne pouvoient s’en éloigner de cette manière, sans un extrême chagrin. Ils firent donc tout leur possible pour ne le pas quitter si-tôt ; cependant, voyant qu’il vouloit absolument être obéi, ils partirent dans le temps prescrit, avec un équipage fort modeste, & sous des noms déguisés. Quand ils furent hors de leurs états, ils entrèrent dans ceux d’un grand & puissant empereur, nommé Behram. Comme ils continuoient leur route pour se rendre à la ville impériale, ils rencontrèrent un conducteur de chameaux, qui en avoit perdu un ; il leur demanda s’ils ne l’avoient pas vu par hasard. Ces jeunes princes, qui avoient remarqué dans le chemin les pas d’un semblable animal, lui dirent qu’ils l’avoient rencontré, & afin qu’il n’en doutât point, l’aîné des trois princes lui demanda si le chameau n’étoit pas borgne ; le second, interrompant, lui dit, ne lui manque-t’il pas une dent ? & le cadet ajouta, ne seroit-il pas boiteux ? Le conducteur assura que tout cela étoit véritable. C’est donc votre chameau, continuèrent-ils, que nous avons trouvé, & que nous avons laissé bien loin derrière nous.

Le chamelier, charmé de cette nouvelle, les remercia bien humblement, & prit la route qu’ils lui montrèrent, pour chercher son chameau : il marcha environ vingt-milles, sans le pouvoir trouver ; en sorte que, revenant fort chagrin sur ses pas, il rencontra le jour suivant les trois princes assis à l’ombre d’un plane, sur le bord d’une belle fontaine, où ils prenoient le frais. Il se plaignit à eux d’avoir marché si long-temps sans trouver son chameau ; & bien que vous m’ayez donné, leur dit-il, des marques certaines que vous l’avez vu, je ne puis m’empêcher de croire que vous n’ayez voulu rire à mes dépens. Sur quoi le frère aîné prenant la parole : Vous pouvez bien juger, lui répondit-il, si, par les signes que nous vous avons donnés, nous avons eu dessein de nous moquer de vous ; & afin d’effacer de votre esprit la mauvaise opinion que vous avez, n’est-il pas vrai que votre chameau portoit d’un côté du beurre, & de l’autre du miel, & moi, ajouta le second, je vous dis qu’il y avoit sur votre chameau une dame ; & cette dame, interrompit le troisième, étoit enceinte : jugez, après cela, si nous vous avons dit la vérité ? Le chamelier, entendant toutes ces choses, crut de bonne foi que ces princes lui avoient dérobé son chameau : il résolut d’avoir recours à la justice ; & lorsqu’ils furent arrivés à la ville impériale, il les accusa de ce prétendu larcin. Le juge les fit arrêter comme des voleurs, & commença à faire leur procès.

La nouvelle de cette capture étant arrivée aux oreilles de l’empereur, le surprit, il en fut même très-faché, parce que, comme il apportoit tous les soins possibles pour la sûreté des chemins, il vouloit qu’il n’y arrivât aucun désordre. Cependant ayant appris que ces prisonniers étoient de jeunes gens fort bien faits, & qui avoient l’air de qualité, il voulut qu’on les lui amenât. Il fit venir aussi le chamelier, afin d’apprendre de lui, en leur présence, comment l’affaire s’étoit passée. Le chamelier la lui dit ; & l’empereur jugeant que ces prisonniers étoient coupables, il se tourna vers eux en leur disant : vous méritez la mort, néanmoins comme mon inclination me porte à la clémence plutôt qu’à la sévérité, je vous pardonnerai si vous rendez le chameau que vous avez dérobé ; mais si vous ne le faites pas, je vous ferai mourir honteusement. Quoique ces paroles dussent étonner ces illustres prisonniers, ils n’en témoignèrent aucune tristesse, & répondirent de cette manière.

Seigneur, nous sommes trois jeunes gens qui allons parcourir le monde pour savoir les mœurs & les coutumes de chaque nation ; dans cette vue, nous avons commencé par vos états, & en chemin faisant nous avons trouvé ce chamelier qui nous a demandé si nous n’avions pas rencontré par hasard un chameau qu’il prétend avoir perdu dans la route ; quoique nous ne l’ayons pas vu, nous lui avons répondu en riant, que nous l’avions rencontré, & afin qu’il ajoutât plus de foi à ces paroles, nous lui avons dit toutes les circonstances qu’il vous a rapportées : c’est pourquoi, n’ayant pu trouver son chameau, il a cru que nous l’avions dérobé ; &, sur cette chimère, il nous a fait mettre en prison. Voilà, seigneur, comme la chose s’est passée ; & si elle ne se trouve pas véritable, nous sommes prêts à subir avec plaisir tel genre de supplice qu’il plaira à votre majesté d’ordonner.

L’empereur ne pouvant se persuader que les indices qu’ils avoient donnés au chamelier se trouvassent si justes par hasard, je ne crois pas, leur dit-il, que vous soyez sorciers ; mais je vois bien que vous avez volé le chameau, & que c’est pour cela que vous ne vous êtes pas trompés dans les six marques que vous en avez données au chamelier : ainsi, il faut ou le rendre ou mourir. En achevant ces mots, il ordonna qu’on les remît en prison, & qu’on achevât leur procès.

Les choses étoient en cet état, lorsqu’un voisin du chamelier, revenant de la campagne, trouva dans son chemin le chameau perdu ; il le prit, & l’ayant reconnu, il le rendit, d’abord qu’il fut de retour, à son maître. Le chamelier, ravi d’avoir retrouvé son chameau, & chagrin en même temps d’avoir accusé des innocens, alla vers l’empereur pour le lui dire, & pour le supplier de les faire mettre en liberté. L’empereur l’ordonna aussi-tôt ; il les fit venir, & leur témoigna la joie qu’il avoit de leur innocence, & combien il étoit faché de les avoir traités si rigoureusement ; ensuite il désira savoir comment ils avoient pu donner des indices si justes d’un animal qu’ils n’avoient pas vu. Ces princes voulant le satisfaire, l’aîné prit la parole, & lui dit : J’ai cru, seigneur, que le chameau étoit borgne, en ce que, comme nous allions dans le chemin par où il étoit passé, j’ai remarqué d’un côté que l’herbe étoit toute rongée, & beaucoup plus mauvaise que celle de l’autre, où il n’avoit pas touché ; ce qui m’a fait croire qu’il n’avoit qu’un oeil, parce que, sans cela, il n’auroit jamais laissé la bonne pour manger la mauvaise. Le puîné interrompant le discours : Seigneur, dit-il, j’ai connu qu’il manquoit une dent au chameau, en ce que j’ai trouvé dans le chemin, presque à chaque pas que je faisois, des bouchées d’herbe à demi-mâchées, de la largeur d’une dent d’un semblable animal ; & moi, dit le troisième, j’ai jugé que ce chameau étoit boiteux, parce qu’en regardant les vestiges de ses pieds, j’ai conclu qu’il falloit qu’il en traînât un, par les traces qu’il en laissoit.

L’empereur fut très-satisfait de toutes ces réponses ; & curieux de savoir encore comment ils avoient pu deviner les autres marques, il les pria instamment de le lui dire ; sur quoi l’un des trois, pour satisfaire à la demande, lui dit : je me suis aperçu, sire que le chameau étoit d’un côté chargé de beurre, & de l’autre de miel, en ce que, pendant l’espace d’un quart de lieue, j’ai vu sur la droite de la route une grande multitude de fourmis, qui cherchent le gras, & sur la gauche, une grande quantité de mouches, qui aiment le miel. Le second dit : Et moi, seigneur, j’ai jugé qu’il y avoit une femme dessus cet animal, en ce qu’ayant vu un endroit où ce chameau s’étoit agenouillé, j’ai remarqué la figure d’un soulier de femme, auprès duquel il y avoit un peu d’eau, dont l’odeur fade & aigre m’a fait connoître que c’étoit de l’urine d’une femme. Et moi, dit le troisième, j’ai conjecturé que cette femme étoit enceinte, par les marques de ses mains imprimées sur la terre, parce que, pour se lever plus commodément, après avoir achevé d’uriner, elle s’étoit sans doute appuyée sur ses mains, afin de mieux soulager le poids de son corps.

Les observations de ces trois jeunes princes donnèrent tant de plaisir à l’empereur, qu’il leur témoigna mille amitiés, & les pria de séjourner quelques temps chez lui. Il leur donna un fort bel appartement dans son palais, où ils étoient servis comme des rois, & l’empereur les voyoit tous les jours. Il en étoit si charmé, qu’il préféroit leurs conversations à celle des plus grands seigneurs de son empire. Il se déroboit souvent à ses propres affaires, & se cachoit quelquefois pour les entendre parler sans être vu.

Un jour que ces princes étoient à table, & qu’on leur avoit servi, entre autres mets, un quartier d’agneau de la table de l’empereur, & du vin très-exquis, ce prince qui étoit dans un lieu retiré, où il pouvoit ouïr tout ce qu’ils disoient, entendit qu’en mangeant de l’agneau & en buvant de ce vin, l’aîné de ces princes dit : Je crois que la vigne qui a donné ce vin est crue sur un sépulcre ; & moi, dit le second, je suis assuré que cet agneau a été nourri du lait d’une chienne. Ma foi, vous avez raison, mes frères, dit le troisième ; mais cela n’est pas d’une si grande conséquence que ce que j’ai à vous dire présentement. Vous saurez donc que j’ai connu ce matin, par quelques lignes, que l’empereur a fait mourir pour crime le fils de son visir, & que le père ne songe à autre chose qu’à venger cette mort par celle de son maître. L’empereur ayant entendu ces paroles, entra dans la chambre, & dissimulant sa surprise : Eh bien, Messieurs, leur dit-il, de quoi vous entretenez-vous ? Ces jeunes princes feignirent de ne le pas entendre, & lui dirent : Seigneur, nous sortons de table, & nous avons parfaitement bien dîné. L’empereur, qui ne souhaitoit pas de savoir cela, les pressa de lui faire part des choses qu’ils avoient dites pendant leur repas, en les assurant qu’il avoit entendu leurs discours. Alors ils ne purent lui cacher la vérité, & lui racontèrent la conversation qu’ils avoient eue à table.

L’empereur demeura quelque temps à s’entretenir avec eux, & ensuite il se retira dans son appartement. Quand il y fut, il fit venir celui qui lui fournissoit le vin, pour savoir de quel endroit il étoit ; mais ne le pouvant dire, il lui commanda d’aller quérir le vigneron ; ce qu’il fit. Lorsqu’il fut arrivé, l’empereur lui demanda si la vigne dont il avoit soin étoit anciennement ou nouvellement plantée sur les ruines de quelque bâtiment, ou dans quelque désert. Le vigneron lui dit que le terroir où croissoit cette vigne avoit été autrefois un cimetière. L’empereur sachant la vérité de ce fait, voulut savoir le second ; car, pour le troisième, il se souvenoit bien qu’il avoit fait mourir le fils de son visir. Il ordonna qu’on lui fît venir le berger qui avoit soin de son troupeau ; & lorsqu’il fut devant lui, il lui demanda avec quoi il avoit engraissé l’agneau qu’il avoit fait tuer ce jour-là pour la table. Cet homme, tout tremblant, répondit que l’agneau n’avoit eu d’autre nourriture que le lait de sa mère ; mais l’empereur, voyant que la crainte avoit saisi le berger, & qu’elle pouvoit l’empêcher de dire la vérité : Je connois, lui dit-il, que tu ne dis pas la chose comme elle s’est passée ; je t’assure que si tu ne me la découvres présentement, je te ferai mourir. Eh bien, seigneur, repartit-il, si vous voulez m’accorder ma grace, je vous déclarerai la vérité. L’empereur la lui promit, & le berger lui parla de la sorte.

Seigneur, comme l’agneau dont il s’agit étoit encore tout petit, & que la mère paissoit à la campagne aux environs d’un bois, un grand loup affamé la prit, & la dévora, malgré tous mes cris ; car ma chienne n’étoit pas pour lors près de moi, ayant fait ce-jour là ses petits. J’étois assez embarrassé comment je ferois pour nourrir cet agneau, lorsqu’il me vint à l’esprit de l’attacher aux mamelles de ma chienne ; elle l’a élevé si délicatement, que l’ayant jugé digne de vous être présenté, je l’ai fait tuer, & l’ai envoyé ce matin à votre maître d’hôtel. L’empereur, qui avoit écouté ce récit avec attention, crut que ces jeunes princes étoient des prophètes, pour deviner si bien les choses ; de sorte qu’après avoir congédié le berger, il les vint trouver, & leur tint ce discours.

Tout ce que vous m’avez dit, Messieurs, se trouve véritable, & je suis persuadé qu’ayant autant de mérite & de si belles qualités que vous avez, il n’y a personne au monde qui vous ressemble. Mais dites-moi, je vous prie, quels indices avez-vous eu aujourd’hui à table, pour toutes les choses que vous m’avez racontées ? L’aîné des princes, prenant la parole : Seigneur, lui dit-il, j’ai cru que la vigne qui a produit le vin que vous avez eu la bonté de nous envoyer étoit plantée dans un cimetière, parce qu’aussi-tôt que j’en ai bu, au lieu que le vin réjouit ordinairement le cœur, le mien s’est trouvé accablé de tristesse ; & moi, ajouta le second, après avoir mangé un morceau de l’agneau, j’ai senti que ma bouche étoit salée & pleine d’écume, ce qui m’a fait croire que cet agneau avoit été nourri du lait d’une chienne. Comme je vois, seigneur, interrompit le troisième, que vous êtes dans une impatience d’apprendre comment j’ai pu connoître la mauvaise intention de votre visir contre votre majesté impériale, c’est qu’ayant eu l’honneur de vous entendre raisonner en sa présence sur le châtiment qu’on doit faire aux méchans, j’ai reconnu que votre visir changeoit de couleur, & vous regardoit d’un œil noir & plein d’indignation ; j’ai même remarqué qu’il demanda de l’eau à boire : c’étoit sans doute pour cacher le feu dévorant dont son cœur étoit enflammé. Toutes ces choses, seigneur, m’ont fait connoître la haîne & la colère qu’il a contre votre auguste majesté, de ce que vous avez condamné vous-même son fils à la mort.

L’empereur voyant que ces jeunes gens avoient fort bien prouvé tout ce qu’ils avoient avancé, s’adressa à celui qui venoit de parler, & lui dit : Je ne suis que trop persuadé de la mauvaise intention que mon visir a de se venger de la mort de son fils que j’ai condamné, à cause des crimes qu’il avoit commis. Mais comment pourrois-je trouver le moyen de prouver le dessein funeste qu’il a contre moi ; car, quelque menace que je lui fasse, il ne me le découvrira jamais : c’est pourquoi, comme vous avez infiniment d’esprit, je vous prie de me donner quelque expédient pour l’en convaincre. Le moyen le plus sûr que je puis vous proposer, seigneur, lui dit-il, est de gagner une fort belle esclave qu’il aime, & à laquelle il fait part de tous ses secrets. Pour la gagner, il faut que vous tâchiez de lui faire connoître que vous êtes si fort épris de ses charmes, qu’il n’y a rien au monde que vous ne fassiez pour elle. Comme les femmes souhaitent toujours d’être plus qu’elles ne sont, je suis sûr que cette esclave vous donnera son cœur d’abord qu’elle croira que vous lui aurez donné le vôtre. Par ce moyen, vous pourrez avoir des preuves convaincantes de la mauvaise intention de votre visir, & le punir suivant la rigueur des lois.

L’empereur Behram approuva ce conseil, & ayant trouvé une femme fort propre à l’exécution de son dessein, il lui promit une somme considérable, si elle pouvoit lui ménager un rendez-vous avec la maîtresse de son visir. Il la chargea de lui découvrir l’extrême passion qu’il avoit pour elle, & de l’assurer qu’il la feroit une des premières dames de son empire. Cette messagère d’amour, charmée d’une pareille commission, ne manqua point de l’exécuter avec toute la diligence & l’exactitude possibles. Elle parla à cette belle esclave, & excita son ambition, en lui disant les sentimens d’amour & de tendresse que l’empereur avoit pour elle. Elle ajouta, que si ce prince vouloit se servir de son autorité, il ne lui seroit pas difficile de l’avoir en sa possession, soit en la faisant enlever, ou en ordonnant à ses officiers d’étrangler son visir ; mais qu’il n’en vouloit pas venir à ces extrémités, & qu’elle la prioit, par la part qu’elle prenoit à ses intérêts, d’être sensible à la passion de l’empereur, & à la fortune qu’il lui offroit.

La maîtresse du visir ayant fait attention aux paroles de cette adroite messagère, la pria instamment de témoigner à l’empereur qu’elle lui étoit fort obligée des sentimens favorables qu’il avoit pour elle ; mais qu’étant gardée à vue, il n’y avoit qu’un seul moyen pour la posséder ; qu’elle le lui diroit volontiers, pourvu qu’elle l’assurât de garder le secret, & de ne le découvrir qu’à l’empereur. La messagère le lui promit, & aussi-tôt l’esclave lui parla de la sorte.

Tu sauras que le visir a un dessein également perfide & cruel contre la vie de l’empereur. Il ne songe jour & nuit qu’à l’exécuter. Il a préparé un poison qu’il prétend lui faire boire dans un festin qu’il veut lui donner au premier jour ; &, après sa mort, s’emparer de l’empire. Comme mon intention a toujours été de le faire savoir à l’empereur, je te prie de ne pas manquer de le lui dire ; & que s’il se trouve au festin du visir, lorsqu’on lui présentera à la fin du repas, sur une soucoupe d’or, enrichie de pierreries, une tasse de cristal de roche, où sera le poison ; qu’il n’y touche pas, & qu’il oblige le visir de boire ce breuvage ; s’il le fait, l’empereur donnera la mort à celui qui la lui préparoit ; s’il le refuse, ce sera une conviction de son crime, & un moyen de le faire mourir avec ignominie. Ainsi, par l’une ou par l’autre de ces deux voies, l’empereur se vengera de cet insigne traître, & m’aura en sa possession. La messagère ayant bien retenu tout ce que la maîtresse du visir lui avoit dit, prit congé d’elle, & alla aussi-tôt en rendre compte à l’empereur, qui la récompensa du service important qu’elle lui avoit rendu.

Comme quelques jours auparavant, ce prince avoit gagné une grande bataille contre un puissant roi qui lui faisoit une guerre injuste, il crut être obligé de gratifier les principaux officiers de son armée par des pensions considérables, & de nouvelles dignités qu’il leur accorda. Il commença par son visir, à qui il fit un présent de grand prix ; ce qui donna occasion à ce scélérat de le convier à un fameux repas qu’il vouloit lui donner. L’empereur ne manqua pas de s’y rendre, & fut reçu au bruit des trompettes, des timbales, & des hauts-bois, qui faisoient une harmonie charmante. Le visir, pour mieux couvrir sa perfidie, lui fit, à son tour, de beaux présens, & ensuite l’empereur se mit à table, qui fut servie avec toute la délicatesse & toute la magnificence possibles. Une musique, pendant le festin, enlevoit tous les cœurs, & l’attention de tous les courtisans. Sur la fin du repas, le visir présenta lui-même à l’empereur la soucoupe d’or & la tasse de cristal dont nous avons parlé, laquelle étoit remplie d’un poison très-odoriférant ; & pour obliger ce prince à le prendre : Seigneur, lui dit-il, voici un breuvage, le plus exquis & le plus précieux qui soit au monde ; entre plusieurs vertus admirables qu’il a, il rafraîchit le foie, & chasse du cœur toute la bile qu’on pourroit avoir. L’empereur connoissant, aux marques de la soucoupe & de la tasse, que c’étoit le breuvage dont la messagère lui avoit parlé, le refusa, en lui disant : Tu en as plus besoin que moi ; car comme tu sais que j’ai fait mourir ton fils, à cause des crimes qu’il avoit commis, je ne doute pas que ton cœur & ton foie n’en soient échauffés, & remplis de beaucoup de bile : c’est pourquoi je te prie de le prendre en ma présence, & de croire que je t’en serai aussi obligé que si je l’avois pris moi-même. Le visir fut un peu troublé de cette réponse ; & revenant à la charge : Aux dieux ne plaisent, seigneur, lui dit-il, que je vous obéisse en cette rencontre ; il n’appartient pas à un simple mortel comme moi de boire le nectar des dieux ; cette boisson est si rare & si précieuse, qu’elle ne peut convenir qu’à un grand monarque comme vous, qui êtes l’amour & les délices de l’empire.

Ce prince lui repartit, que quelque agréable que fût cette boisson, elle l’étoit encore davantage, étant présentée de si bonne grace, & par une personne dont il connoissoit le zèle & l’affection pour son service. Ainsi, sachant le besoin qu’il en avoit, il étoit trop de ses amis pour le priver d’une chose qui lui étoit si salutaire, & qu’à son égard elle lui seroit fort inutile.

Le visir, voyant que l’empereur le pressoit de boire ce poison, se douta que la trahison étoit découverte. En cet état, tout rempli de crainte & de confusion : Seigneur, lui dit-il, je suis tombé dans le malheur que je voulois préparer aux autres. Mais comme je vous ai toujours connu d’un naturel porté à la clémence plutôt qu’à la rigueur, j’espère que, quand je vous aurai donné un avertissement pour la conservation de votre auguste personne, vous voudrez bien avoir la bonté de me pardonner. S’il vous arrive de condamner à mort le fils de quelqu’un de vos officiers, ne permettez jamais que le père reste à votre cour. Vous avez condamné le mien pour ses crimes ; cependant quoique vous ayez eu raison, & que vous m’ayez témoigné mille amitiés, en me comblant de bienfaits, je n’ai pu oublier la douleur que m’a causée la mort de mon fils. Toutes les fois que je vous voyois, votre présence excitoit ma haîne, & me portoit à la vengeance ; c’est ce qui m’a obligé de vous présenter ce poison, afin d’honorer les mânes de mon fils, & de venger sa mort par la vôtre.

Quoique l’empereur fût très-convaincu par ces paroles du funeste dessein de son visir, & qu’il avoit droit de le faire mourir de la mort la plus cruelle ; cependant il n’en usa pas avec tant de rigueur ; il se contenta seulement de confisquer ses biens & de le chasser de ses états. C’étoit là une punition bien douce pour un crime si énorme ; mais il est quelquefois bon de pardonner, ou du moins d’adoucir le châtiment. Quant à la maîtresse de ce perfide, l’empereur la maria à un grand seigneur de sa cour, & lui fit des présens considérables, pour reconnoître le service qu’elle lui avoit rendu.

Après que l’empereur eut ainsi banni de son empire cet indigne visir, il vint trouver les jeunes princes, pour leur apprendre tout ce qui s’étoit passé au repas que ce perfide lui avoit donné ; & les remerciant de l’avoir, par leur conseil, délivré d’un si méchant homme ; il leur dit : Je ne doute pas, Messieurs, qu’ayant autant d’esprit & de prudence que vous en avez, vous ne trouviez un prompt remède pour m’ôter un chagrin qui me fait bien de la peine ; j’espère que vous ne me refuserez pas ce secours, m’ayant donné des preuves de votre savoir, & de votre affection dans une affaire où il s’agissoit de ma vie. Ces jeunes princes lui répondirent qu’il pouvoit compter sur eux, & qu’il n’y avoit rien au monde qu’ils ne fissent pour lui marquer le zèle qu’ils avoient pour son service. L’empereur, charmé de ces paroles, les remercia de tout son cœur, & ensuite leur fit ce discours.

Les anciens philosophes de cet empire, dont mes ancêtres faisoient beaucoup de cas, avoient trouvé une forme de miroir qu’ils nommoient le miroir de justice ; il avoit la vertu de faire le juge, lorsqu’il y avoit deux personnes qui, plaidoient l’une contre l’autre, on les obligeoit de regarder dedans, pour savoir celle qui avoit tort ou raison. La partie qui faisoit d’injustes demandes, avoit aussi-tôt le visage noir, & celle qui avoit raison, conservoit toujours sa première couleur, & gagnoit sa cause. Celui dont le visage étoit devenu noir, ne pouvoit revenir en son premier état, à moins qu’il ne descendît dans un puits très-profond, pour y passer quarante jours au pain & à l’eau. Cette pénitence étant faite, on le tiroit du puits, & on l’exposoit à la vue de tout le peuple ; là, après avoir publiquement confessé sa faute, & demandé pardon aux dieux & à la justice, il reprenoit sa première couleur. Comme l’on vivoit toujours dans la crainte de ce miroir, qui tenoit lieu de juge, chacun se contenoit dans le devoir, & s’appliquoit à son métier, le pays étant abondant en toute chose ; & quelque pauvre que fût un étranger qui venoit s’y refugier, il faisoit aisément sa fortune.

Dans ces temps heureux où l’empire jouissoit d’une félicité parfaite, régnoit mon aïeul, qui n’avoit que deux enfans, mon père & mon oncle. Après la mort de mon aïeul, ils eurent quelques différens au sujet de sa succession : mais comme mon père avoit raison, il eut le dessus. Mon oncle, chagrin de cet avantage, déroba ce précieux miroir, & le porta aux Indes, où règne une grande & puissante reine, qui a donné le soin des affaires de son royaume à un de ses ministres. Mon oncle, qui vouloit s’acquérir les bonnes grâces de cette princesse, lui fit présent de ce miroir, en lui disant néanmoins que ce miroir n’avoit de vertu que dans mon empire. L’on voyoit tous les jours au dessus de la ville capitale de cette reine, qui étoit située sur le bord de la mer, une main droite ouverte, qui paroissoit en l’air au lever du soleil, laquelle, sans sortir de sa place, restoit au même état jusqu’à la nuit ; & alors, s’approchant du rivage, elle prenoit un homme, & le jetoit dans la mer. Le peuple, affligé de cette désolation, porta ce miroir sur le rivage de la mer, s’imaginant qu’il pourroit détourner le malheur dont il étoit accablé. En effet, l’ayant opposé à cette main fatale, il en reçut cet avantage, qu’au lieu qu’elle prenoit un homme chaque jour, elle ne prit qu’un cheval ou un bœuf.

Cependant, par la perte de ce miroir, cet empire ayant perdu son ancien bonheur, & mon père souhaitant ardemment de le ravoir, envoya un ambassadeur à cette reine, avec une lettre fort obligeante, pour la prier de le lui rendre, & même lui offrit une somme considérable, si elle le désiroit ; & afin de l’engager encore mieux à faire la chose, il lui représentoit par sa lettre, que ce miroir ne pouvoit pas être pour elle d’une fort grande utilité ; mais que pour lui, il n’en étoit pas de même, vu qu’il pouvoit remettre cet empire dans son premier état, & lui rendre son ancienne tranquilité. Cependant la lettre, & les paroles de l’ambassadeur ne firent pas de grands progrès sur l’esprit de cette reine ; en sorte qu’il fut obligé de retourner à la cour de mon père, & lui dit, qu’à cause que le royaume de cette princesse avoit eu l’avantage, par la vertu de ce miroir, de changer la perte de l’homme en celle d’un cheval ou d’un bœuf, qu’une main en l’air emportoit tous les jours dans la mer, cette reine ne vouloit pas rendre le miroir, à moins que mon père n’eût trouvé quelque remède à la ruine que cette main lui causoit ; & que si, par son moyen, ce royaume étoit délivré d’une si grande misère, elle lui rendroit de bon cœur le miroir, ses ancêtres ayant toujours été en bonne intelligence avec les nôtres. Comme mon père n’avoit aucun secret pour contenter cette princesse, les choses sont toujours demeurées dans le même état. Ainsi, messieurs, jugeant de votre mérite par tout ce que vous avez fait jusqu’à présent, & que rien n’est au dessus de votre esprit, je me persuade que si vous entreprenez d’exécuter ce que mon père n’a pu faire, vous en viendrez facilement à bout. Quelle gloire pour vous, & quel plaisir ne ferez-vous point à cette princesse, si vous délivrez son royaume de cette cruelle main qui l’accable ! Elle vous en sera très-redevable, & ne pourra refuser à votre prière la restitution du miroir qui rétablira le repos & la félicité dans mon empire. Je vous prie donc, Messieurs, de m’accorder cette grace, & de croire que je vous en aurai une obligation qui m’engagera à une reconnoissance éternelle.

Ces jeunes princes, plus sensibles aux honnêtetés qu’ils avoient reçues de l’empereur, qu’aux offres obligeantes qu’il leur faisoit, lui promirent d’aller aux Indes au plutôt, & de faire tout leur possible pour lui rendre le service qu’il leur demandoit. L’empereur, ravi de ces paroles, les embrassa de tout son cœur ; & le lendemain, les jeunes princes étant venus de bon matin prendre congé de lui, il leur donna de beaux présens pour cette reine, & ensuite il les accompagna, avec plusieurs grands seigneurs de sa cour, jusqu’à deux lieues de la ville capitale. Après leur départ, il fit plusieurs sacrifices aux dieux, pour les prier de lui être favorables, & de rendre le voyage & le retour de ces jeunes princes également prompt & heureux. Comme il ne doutoit point que les dieux ne favorisassent un dessein si juste, il demeuroit tranquille, & passoit les jours tantôt à la chasse, & tantôt à entendre la musique, qu’il aimoit passionnément.

Dans ce temps, il arriva un marchand, qui ayant appris que l’empereur faisoit grand cas des belles voix & des instruments harmonieux, & qu’il récompensoit généreusement ceux qui lui en indiquoient, lui dit qu’il avoit une esclave d’une beauté charmante, qui chantoit divinement, & qui savoit la musique en perfection. L’empereur lui ordonna de la lui amener au plutôt. Cette fille, qui se nommoit Diliram, parut le lendemain dans un habit magnifique, en présence de l’empereur. Il fut si surpris de voir une beauté si rare, qu’il lui fit connoître qu’elle n’étoit pas du nombre de celles qui ont besoin d’ornemens pour paroître, mais que les ornemens avoient besoin d’elle, pour avoir plus de brillant & d’éclat. Cette galanterie ne fit pas moins de plaisir au marchand qu’à la belle esclave. L’empereur, prévenu en faveur de cette fille, la pria de chanter, & d’accompagner sa voix de quelque instrument. Elle le fit, mais avec tant d’art & de délicatesse, que ce prince lui dit cent choses obligeantes, &, entre autres, qu’elle charmoit également les yeux & les oreilles ; ensuite il en donna une somme considérable au marchand, & fit préparer à cette fille un appartement magnifique, où rien ne manquoit. Comme il avoit pour elle une extrême passion, il ne pouvoit vivre sans la voir, & préféroit son entretien à celui des plus belles de sa cour.

Un jour, ce prince étant allé avec Diliram à la chasse, & ayant rencontré un cerf, il lui dit : En quel endroit voulez-vous que je perce cet animal de mon dard ? Je ne doute pas, seigneur, de votre adresse, répondit-elle, & je suis persuadée que vous le frapperez où il vous plaira ; mais puisque vous souhaitez que je vous le dise, je serois bien aise que, d’un seul coup, vous lui perçassiez le pied & l’oreille tout ensemble. L’empereur voyant que la chose étoit impossible, ne put s’empêcher de rire de cette proposition. Cependant comme il étoit doué de beaucoup d’esprit & d’une adresse admirable, il prit son arbalête, & tira droit à l’oreille, qu’il atteignit. Cet animal sentant la douleur du coup, la gratta aussi-tôt avec le pied, comme font ordinairement tous les animaux. Alors l’empereur prenant son arc, lui décocha une flèche armée d’un fer pointu, qui lui perça en même temps le pied & l’oreille. Plusieurs grands seigneurs, qui avoient vu le coup, félicitèrent l’empereur, non seulement sur son adresse, mais encore sur sa précaution. Ce prince, tout joyeux d’avoir si bien réussi, se tournant du côté de Diliram : Eh bien, Madame, lui dit-il, que vous semble de ce coup ? Ai-je satisfait à votre curiosité ? Il n’y a rien en cela, seigneur, de fort extraordinaire, répondit-elle. Je suis sûre que vous n’auriez jamais pu faire ce coup, si vous n’aviez trompé le cerf & moi, lorsque vous avez tiré l’arbalête ; & il n’y a personne qui n’en fît autant, en se servant de l’artifice dont vous vous êtes servi. Ces paroles, trop libres, déplurent d’autant plus à l’empereur, qu’elles furent dites en présence de tous ceux qui l’avoient félicité. Il crut que son honneur étoit offensé en cette rencontre, & qu’il falloit punir rigoureusement cette esclave ; de sorte que, malgré l’inclination qu’il avoit pour elle, il ordonna qu’on la dépouillât, & qu’après lui avoir lié les mains derrière le dos, on l’emmenât dans un bois qui étoit à un quart de lieue de là, afin d’être dévorée par les bêtes féroces. Cela fut exécuté sur le champ.

Cependant, deux heures après, l’empereur se représentant les charmes de cette jeune esclave, son cœur fut agité de divers mouvements ; l’amour & la colère y disputoient l’un contre l’autre. Quoi, seigneur, disoit l’amour, faut-il, pour une indiscrétion, pour une bagatelle, traiter si cruellement le plus bel objet du monde ? Souvenez-vous des sentimens de tendresse que vous lui avez témoignés, & des protestations que vous lui avez faites d’une amitié éternelle. Il est de votre honneur de lui tenir parole, & de ne point passer pour un parjure, ni pour un inconstant : ce sont deux crimes qui font horreur, & qui terniroient votre gloire. Ménagez-la donc mieux, seigneur, en rappelant cette aimable personne ; envoyez-la chercher au plutôt ; & si vous êtes assez heureux pour la revoir, n’ayez plus pour elle que des yeux, un cœur, & des vœux passionnés : par-là, vous réparerez la faute que vous avez faite, & les jours que vous passerez avec cet incomparable objet, feront pour vous des jours pleins de douceurs.

La colère, plus furieuse que jamais d’un discours si tendre : Non, seigneur, disoit-elle, c’est une ingrate qui s’est rendue indigne de vos bontés. Vous ne pouvez être accusé d’inconstance & de rigueur à son égard, puisqu’elle a manqué non seulement de respect, de reconnoissance, & d’amitié pour vous, mais même qu’elle a flétri votre gloire en présence de tant de gens de qualité. Vous ne pouvez en avoir trop de ressentiment. Je sais bien que c’est une vertu de pardonner, mais je sais bien aussi que ce n’est pas un crime de punir, quand la punition est légitime. Il n’y a personne qui ne condamne cette malheureuse esclave ; les plus pacifiques en sont indignés, & son procédé déplaît à tous le monde. Si, après cela, vous la rappelez, pour qui passerez-vous ? Pour un homme foible, semblable à une girouette qui tourne à tous vents. Il faut avoir plus de pouvoir sur vous, & ne jamais révoquer des ordres aussi justes que les vôtres, par ce moyen, vous vous rendrez redoutable, & la crainte de vous déplaire retiendra chacun dans le devoir.

L’amour, peu content de cette cruelle politique, revint à la charge avec plus d’ardeur que jamais. Il attaqua le cœur de ce prince par toute sorte d’endroits, & y mit des sentimens si tendres, que n’y pouvant plus résister, l’amour triompha de la colère. L’empereur aussi-tôt commanda à ceux qui avoient mené Diliram dans le bois, de l’aller chercher pour lui rendre ses habits, & de la ramener dans son palais. Pendant qu’on s’empressoit à exécuter ses ordres, cette aimable fille pleuroit amèrement, & attendoit à toute heure le funeste moment d’être dévorée par des lions, ou par quelque autre bête féroce. Comme elle avoit la liberté de marcher, elle doubla tellement le pas, qu’avant le soleil couché, elle se trouva heureusement dans le grand chemin. Elle étoit fort en peine quelle route elle devoit prendre, lorsqu’une compagnie de marchands qui passoient, l’aperçut. Le plus vieux l’aborda, & étant surpris de sa beauté & de l’état misérable où elle étoit, il en eut pitié ; il lui délia les mains, & l’ayant couvert de quelques vêtemens, il l’emmena au lieu où il alloit loger. Quand ils furent arrivés, il lui demanda de quelle profession elle étoit, quels gens l’avoient réduite en cet état, & enfin quel étoit le sujet de son malheur. Elle ne répondit autre chose, sinon qu’elle étoit musicienne, & qu’elle savoit toucher de la guitare. Le marchand en ayant fait venir une, la lui présenta, & elle en joua avec tant de délicatesse, mariant sa voix au son de cet instrument, que le marchand en fut charmé. Comme il n’avoit point d’enfant, il l’adopta pour sa fille, & l’emmena en son pays.

L’empereur, qui étoit de retour de la chasse, attendoit avec beaucoup d’impatience ceux qu’il avoit envoyés dans le bois pour lui ramener Diliram. Enfin ils arrivèrent, & lui dirent qu’ils l’avoient cherchée par-tout, sans l’avoir pu trouver. Ce prince croyant aussi-tôt qu’elle avoit été dévorée par quelque bête cruelle, en fut dans un chagrin terrible ; il en tomba malade, & son mal, qui augmentoit de jour en jour, faisoit perdre aux médecins l’espérance de sa guérison. Dans cette fâcheuse conjoncture, tous les grands de sa cour s’assemblèrent, & après avoir tenu conseil, on fut d’avis que, puisque les remèdes ne pouvoient le guérir, il falloit ne s’en plus servir, & lui donner seulement des nourritures convenables à son mal, en attendant le retour des trois princes qui étoient allés aux Indes pour tâcher de ravoir le miroir de justice.

Quand ces jeunes princes furent arrivés avec leur suite dans les états de cette reine, où la main fatale faisoit tant de ravages, le gouverneur de la province où ils étoient en donna aussi-tôt avis à cette princesse ; elle leur envoya une belle & nombreuse escorte, pour les accompagner jusques dans sa ville capitale. Le lendemain ils eurent audience de son premier ministre, auquel ils dirent qu’ils étoient venus de la part de l’empereur Behram, pour délivrer la reine de la main terrible qui désoloit son royaume ; & qu’aussi-tôt que cela seroit fait, ils la prieroient d’avoir la bonté de leur remettre le miroir, pour le reporter à l’empereur leur maître. Ce ministre ayant entendu cette proposition, alla en rendre compte à la reine, qui en eut une joie extrême. Le jour suivant, on les alla chercher dans des chars superbes, pour leur donner audience. Étant arrivés au palais, on les fit passer au travers de quatre chambres, toutes plus belles les unes que les autres : la première est faite de fonte artistement travaillée, avec un grand nombre de figures qui imitent parfaitement le naturel ; la seconde a le plancher & le lambris faits d’argent d’une riche valeur ; la troisième est d’or massif excellemment bien émaillé ; mais le lustre, l’éclat, & le grand prix de la quatrième surpasse de beaucoup les trois autres ; elle est remplie de joyaux d’un prix inestimable, où l’on voit reluire un trône royal, tout couvert de diamans & d’escarboucles, qui rendent, avec quantité d’autres pierres précieuses, une telle lumière, que la chambre est aussi claire dans la plus sombre nuit, que s’il y avoit plusieurs flambeaux allumés. Ce fut dans cette superbe chambre où cette auguste reine donna audience à ces illustres ambassadeurs. Je ne parlerai point ici des beaux présens qu’ils lui firent au nom de l’empereur Behram, parce qu’outre que le détail en seroit inutile, il m’éloigneroit trop de mon sujet : je dirai seulement que la reine les reçut fort honorablement, & qu’elle promit de leur remettre le miroir d’abord que la main ne paroîtroit plus ; ensuite on les conduisit dans une salle toute bâtie de marbre, de jaspe, & de porphyre, où on leur fit un festin magnifique, accompagné d’instrumens mélodieux & de voix charmantes. Plusieurs seigneurs de la cour étoient de ce repas. L’on y but à la santé de la reine & de l’empereur Behram, au bruit de l’artillerie & au son des trompettes ; ce qui dura jusqu’à la nuit : ensuite les ambassadeurs se retirèrent ; & comme il n’y avoit point de temps à perdre, ils se levèrent de grand matin, & allèrent avec les principaux officiers de la reine sur le bord de la mer avant le lever du soleil. Un moment après il parut, & aussi-tôt la main droite ouverte se fit voir sur la mer. L’aîné de ces princes, la regardant fixement, leva la sienne, & lui montra le second & le troisième doigts étendus, tenant les trois autres pliés. Cette main, qui causoit tant de maux, s’enfonça tout d’un coup dans la mer, & ne parut plus. Le peuple, qui avoit été présent à ce spectacle, ne pouvoit croire ce que ses yeux avoient vu. La reine ayant été informée de ce succès, en fut dans une joie & un étonnement qu’on ne peut exprimer. Son peuple & elle s’imaginant que cela ne se pouvoit faire naturellement, crurent que ces princes étoient quelques divinités. Ils voulurent leur faire des sacrifices, & élever des statues à leur gloire, afin d’immortaliser leur reconnoissance ; mais la modestie & la sagesse de ces jeunes princes s’y opposèrent. La reine fut curieuse de savoir le secret dont ils s’étoient servis pour faire un si grand miracle : alors l’aîné de ces princes, pour ne pas être entendu de tous ceux qui étoient dans la chambre, tira la reine à part, & lui expliqua la chose de cette manière.

Vous saurez, madame, lui dit-il, qu’à peine ai-je vu ce matin la main ouverte sur la mer, que j’ai jugé que cela ne signifioit autre chose, sinon que, dans un royaume, cinq hommes bien unis & de même sentiment étoient capables de prendre tout le monde ; & comme cette main vouloit être ainsi entendue, & qu’il ne s’est trouvé personne qui ait pu deviner ce qu’elle vouloit dire, elle a causé tous les désordres qui sont arrivés dans vos états ; c’est ce qui a fait qu’avec l’aide des dieux je m’en suis aperçu, & qu’étant vis-à-vis d’elle, j’ai levé la main, tenant le second & le troisième doigts étendus & les autres étant pliés ; je l’ai fait cacher de honte & de confusion dans le fond de la mer ; en sorte que je vous assure, madame, qu’elle ne paroîtra jamais. Elle vouloit faire entendre, comme j’ai eu l’honneur de vous dire, que cinq hommes bien unis étoient capables de se rendre maîtres de l’univers, & je lui ai montré que seulement deux bien d’accord pouvoient faire cette entreprise.

Ces paroles donnèrent de l’admiration à la reine ; elle vit bien que ces princes, qu’elle ne connoissoit pas pour tels, étoient d’une haute naissance & d’un esprit sublime. Elle leur fit rendre tous les honneurs possibles, & leur témoigna qu’elle n’oublieroit jamais le service important qu’ils lui avoient rendu ; ensuite ils se retirèrent dans un des plus beaux endroits du palais, où on leur avoit préparé, par ordre de la reine, un dîné des plus magnifiques.

Pendant qu’ils étoient à table avec plusieurs grands seigneurs qui les avoient accompagnés le matin, les ministres d’état étant dans le conseil avec cette princesse, parlèrent de renvoyer à l’empereur Behram son miroir, en considération du service signalé qu’il leur avoit procuré. Le plus vieux d’entre eux prit la parole ; & s’adressant à la reine : Je ne doute pas, madame, dit-il, que, par le miracle que nous avons vu ce matin, ces jeunes ambassadeurs n’ayent délivré le royaume d’un grand malheur ; mais qui peut nous assurer que, dans quelque temps, la main ne revienne encore, & ne nous jette dans de nouveaux malheurs, pires que les premiers ; c’est pourquoi, avant que de rendre le miroir, il faut y songer plus d’une fois, vu l’importance de cette affaire. J’avoue, répondit la reine, qu’elle est de conséquence ; mais après les bons offices que nous venons de recevoir de la part de l’empereur Behram, nous sommes obligés de le satisfaire. À l’égard de la sûreté que nous devons prendre pour que la main ne paroisse plus dans ce royaume, j’ai un remède infaillible pour cela. Le feu roi mon père, avant que de mourir, me parla en ces termes. Ma fille, comme vous devez, après ma mort, hériter de mes états, plusieurs princes se présenteront pour vous épouser, afin de s’en rendre les maîtres ; & comme les états se conservent & s’augmentent ordinairement par la prudence autant que par la force, je vous ordonne de ne prendre pour époux que celui qui saura deviner une des deux choses que je vais vous dire. Après me les avoir expliquées, il répéta ces mots : Quand vous aurez trouvé un homme qui devinera l’une de ces deux choses, ne manquez pas de le prendre pour votre époux : c’est pourquoi, messieurs, à voir l’air & la mine de ces trois jeunes ambassadeurs, on peut juger de leur mérite, & qu’ils sont nés de quelque grand prince. Comme je suis persuadée de cette première circonstance par tout ce qu’ils ont fait, & que je n’ai que des conjectures de la dernière, un de vous ira les prier de ma part de vouloir bien l’éclaircir sur ce sujet ; car si-tôt que je saurai qu’ils sont sortis d’une race illustre, je tâcherai d’avoir pour mari celui qui m’expliquera l’une des deux choses que mon père m’a dites. Ainsi, comme il restera avec moi, & qu’il aura part au gouvernement de mon royaume, nous n’appréhenderons pas que la main revienne & nous cause aucun dommage. Ce raisonnement fut approuvé par tous les ministres d’état, & un d’eux alla le lendemain trouver ces illustres ambassadeurs. Après s’être entretenu quelque temps ensemble, il leur dit que le pays ayant été délivré, par leur secours, des maux que la main leur faisoit, ce qui ne devoit être attribué qu’à la grandeur de leur génie & de leur prudence, la reine, qui avoit infiniment d’estime pour eux, souhaitoit savoir de qui ils étoient fils, & qu’elle les prioit de ne lui rien cacher là-dessus. Ces jeunes princes, qui, jusqu’alors, n’avoient point déclaré à personne qui étoit leur père, répondirent qu’ils étoient nés d’une pauvre famille, & que la fortune les ayant conduits à la cour de l’empereur Behram, ce prince avoit bien voulu se servir d’eux dans cette occasion. La reine, ni personne au monde, repartit le ministre, ne croira ce que vous dites : votre air, vos regards, & vos manières font voir que vous êtes d’un sang illustre. Cependant, Messieurs, afin que vous ne soyez plus importunés sur ce sujet, je vous prie de confirmer par serment, que ce que vous venez de me dire est véritable ; car alors que j’aurai rapporté à la reine que vous me l’avez assuré de la sorte, je sais qu’elle ajoutera foi à vos paroles.

Les princes, se voyant pressés de cette manière, tinrent conseil entre eux pour voir quel parti ils prendroient ; enfin, après avoir délibéré, ils jugèrent qu’il valoit mieux dire la vérité, que de faire un faux serment. Ainsi, s’étant approchés de ce ministre, ils lui découvrirent qu’ils étoient fils de Giafer, roi de Sarendip, & le confirmèrent par leur serment. La reine l’ayant appris, en eut une joie incroyable, se persuadant que, par le mariage qu’elle pourroit faire avec l’un de ces trois princes, son royaume seroit pour toujours délivré du malheur de la main. Dans cette pensée, elle les fit venir le jour suivant, & après leur avoir fait plusieurs honnêtetés, elle leur parla en ces termes.

Je vous donnerai, quand il vous plaira, Messieurs, le miroir que souhaite l’empereur Behram ; il ne pouvoit envoyer pour me le demander des personnes qui me fussent plus agréables que vous, & je ne saurois le remettre entre des mains qui soient plus précieuses que les vôtres. L’estime particulière que j’ai conçue de votre mérite & des services importans que vous nous avez rendus, s’est encore beaucoup augmentée par la connoissance que nous avons que vous êtes du plus auguste sang du monde. Cette estime, que je ne puis assez vous exprimer, me porte, par des raisons essentielles, à vous demander une grace, que j’ose espérer de la générosité de votre cœur & de l’étendue de votre génie. Mais avant que de m’expliquer, je vous prie de me donner parole de ne me la point refuser.

Ces jeunes princes, très-polis, & instruits que les dames sont plus sensibles aux refus qu’aux présens, ayant assuré la reine qu’elle pouvoit se promettre tout de ce qui dépendoit d’eux, elle reprit le fil de son discours, & leur dit : Je me souviens d’avoir ouï dire au feu roi mon père, que bien qu’il ne fût pas impossible à un homme de manger en un jour un magasin de sel, que cependant il n’avoit jamais trouvé personne qui osât l’entreprendre. Comme je sais que vous avez autant d’esprit que de prudence, je vous prie de m’en faire voir la possibilité ; car je ne saurois m’imaginer qu’un homme puisse manger en si peu de temps un magasin de sel. La chose, madame, répondit le puiné de ces princes, n’est pas difficile à croire, & j’offre de le faire toutes les fois qu’il plaira à votre majesté.

La reine, surprise de cette réponse, voulut le lendemain qu’il en fit l’épreuve. Le jour venu, il l’alla trouver, & lui dit : Je viens, madame, pour exécuter vos ordres. En achevant ces mots, il tira de sa poche une petite boule d’or de la grosseur d’un pois, pleine de sel, & l’ayant ouverte, il mangea tout ce qui y étoit. La reine se mit à rire de cette épreuve, & dit, que ce n’étoit pas ainsi qu’elle l’entendoit, que c’étoit d’un de ses magasins à sel, dont elle vouloit parler. Le jeune prince, sans s’étonner, répondit que cela n’étoit pas plus difficile que ce qu’il venoit de faire, & demanda à aller à ce magasin. La reine y consentit, & ce prince y étant entré avec plusieurs personnes qui devoient être témoins de ce qu’il feroit, il mouilla le bout de son doigt de sa salive, le posa sur le sel ; & après en avoir pris quelques grains qu’il mangea, il dit aux spectateurs de fermer la porte du magasin, puisqu’il avoit exécuté tout ce qu’il avoit promis. Cette conduite surprit les assistans, qui ne pouvoient croire qu’il eût satisfait à sa parole. Alors il les pria de rendre compte à la reine de ce qu’ils avoient vu, ajoutant qu’il lui expliqueroit la raison pour laquelle il en avoit usé de la sorte. Cette princesse ayant été informée de ce qui s’étoit passé, désira de parler à ce jeune prince ; & comme elle voulut savoir comment il pouvoit avoir accompli la promesse qu’il avoit faite, en ne mangeant que trois ou quatre grains de sel, il lui répondit, que quiconque auroit mangé avec son ami trois grains de sel, & ne connoîtroit pas ce qu’il doit à son ami, ne seroit jamais en état de le savoir, quand même il mangeroit avec lui tout le sel des magasins du monde ; mais qu’à son égard il avoit assez mangé de celui de sa majesté, pour avoir toujours pour elle tous les sentimens d’estime, d’amour, & de respect. La reine trouva cette réponse d’autant plus agréable, que c’étoit celle que le feu roi son père lui avoit faite, lorsqu’il lui avoit proposé cette question. L’applaudissement de cette princesse fut suivi de celui de la compagnie, qui admiroit l’adresse de cette réponse, & la galanterie de celui qui l’avoit faite.

La reine voulant pousser plus loin sa curiosité : J’ai encore, ajouta-t-elle, une autre chose à vous demander, Messieurs ; si vous m’en donnez l’explication, vous me ferez le plus grand plaisir du monde. Le plus jeune des trois princes prenant la parole : Madame, lui dit-il, je me flatte de vous satisfaire, si vous me faites l’honneur de me dire de quoi il s’agit. La reine ordonna à tous ceux qui étoient dans sa chambre de se retirer, & il ne resta auprès d’elle que le jeune prince & son premier ministre : alors elle ouvrit une petite cassette où il y avoit cinq œufs, & s’adressant à ce prince : Je voudrois bien, lui dit-elle, que vous partageassiez également ces cinq œufs entre nous trois, sans en casser aucun. Si vous le faites, je dirai hardiment qu’il n’y a personne au monde qui soit comparable à vous & aux deux princes vos frères. Cet éloge, madame, est trop grand, répondit-il, pour un si petit sujet, & je vais exécuter vos ordres. En achevant ces mots, il prit les cinq œufs, en mit trois devant la reine, donna le quatrième au ministre, & garda l’autre pour lui : Voilà, madame, ajouta-t’il, le partage égal, sans aucune fraction. La reine, ne comprenant pas d’abord cette réponse, le pria de lui en donner une moins énigmatique. Le prince en même temps lui dit : Les parts sont égales, madame, votre ministre en ayant naturellement deux autour de sa personne, & moi deux de la même manière, & non pas vous ; de cinq que vous m’avez donnés, j’ai eu l’honneur d’en présenter trois à votre majesté ; j’en ai donné un à votre ministre, & j’ai gardé l’autre pour moi. Ainsi, par ce moyen, toutes les parts sont égales ; il n’y a rien de plus juste. Cette réponse, qui fut faite d’un air enjoué, fit rire le ministre ; & quelque pudeur que la reine affectât de faire paroître, néanmoins, dans le fond de l’âme, elle en fut bon gré à ce jeune prince, qui, peu après, se retira fort content d’une scène si agréable.

La reine se voyant seule avec son ministre, lui dit, que puisque ces jeunes princes étoient fils d’un grand roi, & qu’ils avoient si bien expliqué les difficultés qu’elle leur avoit faites, elle étoit résolue, suivant le conseil du feu roi son père, d’en prendre un pour mari, & qu’elle souhaitoit passionnément que ce fût celui qui avoit éclairci la question du sel avec tant de sagesse & d’agrément. La reine, voyant que son ministre approuvoit ce choix, lui commanda d’aller le lendemain trouver les trois jeunes princes, & de leur dire de sa part, que pour satisfaire au conseil que le roi son père lui avoit donné avant son décès, elle désiroit avoir pour époux celui qui avoit expliqué la question du sel. Le ministre ne manqua pas, le jour venu, d’aller chez ces jeunes princes ; & après leur avoir témoigné l’estime que la reine avoit pour leur mérite, il leur déclara qu’elle vouloit avoir pour mari celui qui avoit si bien expliqué la question du sel. Cette proposition les surprit ; & après avoir conféré ensemble s’ils l’accepteroient, celui qu’on demandoit pour époux dit à ce ministre, que les princes ses frères & lui étoient fort obligés à la reine des honneurs qu’elle leur avoit fait rendre depuis le temps qu’ils étoient à sa cour, & qu’il acceptoit avec beaucoup de plaisir l’offre qu’elle lui faisoit ; mais qu’il étoit juste, avant que de rien conclure, de le faire savoir au roi son père, & pour cela de retourner auprès de lui, afin de lui faire mieux entendre toutes choses, & de revenir au plutôt, avec sa permission, pour conclure le mariage. Le ministre ayant rapporté cette réponse à la reine, elle fit venir les trois princes, & après s’être engagés secrètement de par & d’autre, elle ordonna de remettre entre leurs mains le miroir, pour le rendre à l’empereur Behram, & de là aller chez eux, pour obtenir la permission de leur père, & s’en revenir aussi-tôt, afin d’assister à la célébration du mariage.

Ces princes ayant le miroir, ne songèrent plus qu’à leur départ : ils vinrent le lendemain prendre congé de la reine, qui leur fit mille amitiés, & même les chargea de plusieurs beaux présens, tant pour eux que pour le roi leur père & l’empereur Behram. Je n’en ferai point ici le détail, mais je dirai seulement qu’elle donna au prince qu’elle vouloit épouser son portrait sur une agathe d’orient, qui, d’un côté, représentoit au naturel tous les traits & linéamens de son visage, & de l’autre le triomphe de l’amour : il étoit garni de diamans, de rubis, & d’émeraudes d’une beauté admirable. Ce présent étoit accompagné d’un bracelet de ses cheveux, entrelassés de cœurs d’or émaillés sur lesquels on voyoit plusieurs devises ingénieusement inventées. Les princes partirent fort satisfaits de la reine, & furent escortés par un grand nombre de seigneurs jusqu’aux extrémités de son royaume. Quand ils furent sur les états de l’empereur Behram, ils lui dépêchèrent un courrier, pour lui donner avis de leur arrivée, & qu’ils apportoient ce fameux miroir qu’il souhaitoit depuis long-temps. Quoiqu’il fût toujours malade, cette nouvelle lui causa beaucoup de joie, non seulement par rapport au miroir, mais encore par l’espérance qu’il avoit que ces princes, ayant infiniment d’esprit, pourroient trouver quelque remède à son mal. Aussi-tôt qu’ils furent dans la ville impériale, ils allèrent voir le premier ministre de l’empereur, auquel, après lui avoir rendu compte de leur ambassade, ils déclarèrent qu’ils étoient les fils du roi Giafer, & le mariage qui avoit été résolu avec cette reine des Indes. L’empereur ayant su toutes ces choses, ordonna au ministre de lui faire venir ces princes. Il leur témoigna la joie qu’il avoit de leur heureux retour, & d’apprendre de qui ils étoient fils, aussi bien que le mariage qu’on leur avoit proposé. Cependant, malgré le sensible plaisir que tout cela me donne, je crois, leur dit-il, que je mourrai bientôt, si, par votre esprit, vous ne trouvez quelque moyen pour me guérir.

Les princes, après l’avoir assuré qu’ils y feroient tout leur possible, lui demandèrent d’où procédoit son mal ; il leur apprit qu’il venoit de la part de Diliram, & leur en raconta l’aventure. S’il n’y a que cela, seigneur, répondit l’aîné des princes, il ne nous sera pas difficile de trouver un remède, ou du moins quelque soulagement à vos maux. Vous avez ici proche de la ville une belle & vaste campagne, ornée de plusieurs paysages, dont les différentes vues forment autant de perspectives agréables. Il faut, pour recouvrer votre santé, que vous y fassiez bâtir sept beaux palais de diverses couleurs, dans lesquels vous passiez une semaine, & que dans chacun vous y demeuriez un jour & une nuit, à commencer du lundi ; outre cela, interrompit le puîné, vous enverrez sept ambassadeurs dans les sept plus beaux climats du monde, d’où ils vous amèneront sept princesses, filles des plus grands rois qu’ils y trouveront. Vous en logerez une dans chaque palais, & vous vous amuserez tout le long de la semaine à goûter avec elles les plaisirs de la conversation. Vous ordonnerez, ajouta le troisième, de publier dans les sept plus grandes villes de vos états, que le plus fameux nouvelliste qui se trouvera dans chacune de ces villes, ait à se rendre à votre cour, afin qu’après vous avoir conté quelque agréable nouvelle, les humeurs cacochimes qui nourrissent votre chagrin, se dissipent.

L’empereur ordonna d’exécuter les trois choses proposées par les jeunes princes. On commença par la construction des palais : on y travailla avec tant de diligence, qu’ils furent faits promptement, & presque en même temps. Comme ils étoient bâtis de différentes manières, ou les avoit aussi ornés de différens ameublemens. Chacun, dans son espèce, étoit très-beau, & pouvoit passer pour un chef-d’œuvre. À peine le tout fut achevé, que les princesses & les nouvellistes arrivèrent. On les mit deux à deux dans chaque palais, c’est-à-dire, une princesse & un nouvelliste, ayant l’un & l’autre un appartement séparé, & des officiers pour les servir. Alors l’empereur se fit porter dans une litière, au premier palais, dont les ameublemens étoient de toile d’argent ; sa suite & lui étoient habillés de la même étoffe. Aussi-tôt qu’il y fut arrivé, il se coucha sur un sopha, parce que sa maladie l’avoit tellement abattu, qu’il n’avoit pas la force de se tenir assis. Il fit venir la princesse qui y étoit logée, & après les complimens de part & d’autre, elle lui dit cent choses les plus agréables du monde. Elle resta tout le jour avec l’empereur ; le soir étant venu, elle se retira dans son appartement, & le prince fit venir le nouvelliste, qui lui raconta l’histoire suivante.

PREMIÈRE NOUVELLE.

Il y avoit dans le pays de Béker un roi nommé Oziam, qui avoit quatre femmes, l’une fille de son oncle, & les autres de trois grands princes ses voisins. Comme il étoit savant, il aimoit les gens de lettres ; & lorsqu’il apprenoit qu’il y en avoit quelqu’un dans ses états, soit qu’il fût étranger ou de ses sujets, il le faisoit venir à sa cour, & l’engageoit à y demeurer, par de grosses pensions qu’il lui donnoit. Cette générosité lui attiroit toujours de beaux génies, avec lesquels il s’entretenoit souvent de matières très curieuses. Un jour, comme il causoit avec un philosophe qui passoit pour fort habile, en parlant des secrets de la nature, ils tombèrent insensiblement sur les merveilles de la métempsycose. Le roi, qui doutoit fort de cette transmigration des ames, lui commanda de lui en dire son sentiment. Le philosophe, qui ne cherchoit qu’à lui plaire, lui répondit : Seigneur, puisque vous m’ordonnez de vous déclarer là-dessus ce que je pense, je vais vous rapporter un exemple, qui est plus fort que tous les raisonnemens du monde, & vous demeurerez d’accord que vous n’avez jamais rien vu de plus grand, ni de plus surprenant.

La passion de voyager, dit-il, m’ayant inspiré le dessein d’aller dans les régions occidentales ; je partis avec un jeune homme très-savant & très-poli. Pendant le chemin, pour rendre notre voyage plus agréable, nous nous entretenions de diverses matières, & principalement des choses les plus remarquables de la nature. Dans le temps que nous causions ainsi, il me dit qu’il savoit un phénomène qui surpassoit tout ce qu’on voyoit de plus extraordinaire. Ces paroles me surprirent ; & comme je le priois de m’apprendre ce que c’étoit. Je tuerai, reprit-il, tel animal qui me plaira, & alors, m’approchant de son corps, après avoir proféré quelques mots, mon esprit y entrera, & je lui redonnerai la vie : j’y resterai autant que je voudrai, &, retournant à mon corps, il ressuscitera, & celui de cet animal tombera mort sur la place, sans jamais revenir en son premier état. Cela me parut impossible ; & le jeune homme voyant que je doutois de ce qu’il venoit de me dire, en fit l’épreuve aussi-tôt. Je vous avoue, seigneur, que je n’ai jamais rien vu de plus surprenant. Je lui ai fait mille caresses, pour tâcher d’avoir son secret ; enfin, après m’avoir bien fait languir, il me l’a enseigné.

Le roi Oziam ne pouvant croire ce que ce philosophe lui racontoit, l’interrompit, en lui disant que cette histoire lui paroissoit bien fabuleuse, & qu’il craignoit fort que son esprit n’eût été la dupe de ses yeux. Cependant, ajouta-t’il, si vous voulez me faire connoître que vous n’avez pas été trompé, faites-en l’épreuve en ma présence, & si vous réussissez, je dirai que vous avez raison.

Le philosophe, qui ne voulut point passer pour visionnaire, & qui étoit assuré de son fait, demanda un animal : on lui apporta un moineau, & l’ayant entre les mains, il l’étrangla, le jeta à terre, & après avoir dit tout bas quelques paroles sur le moineau, il tomba mort, & le moineau reprenant vie, vola par la chambre où ils étoient. Quelques temps après, le moineau s’étant reposé sur le corps du philosophe, & y ayant chanté agréablement, le philosophe ressuscita, & le moineau demeura mort pour toujours.

Le roi Oziam, surpris & charmé tout ensemble d’une si grande merveille, voulut en savoir le secret. Le philosophe, ne pouvant rien refuser à un prince qui étoit son bienfaiteur, le lui apprit. Il s’en servoit très-souvent ; car se faisant apporter presque tous les jours quelque oiseau qu’il tuoit, il passoit avec son esprit dans le corps de l’oiseau, en laissant mort le sien sur la place ; & lorsque son esprit vouloit retourner dans son propre corps, il ressuscitoit, & laissoit mort celui de l’oiseau. Par cet art magique, le roi s’assuroit de l’esprit de ses sujets ; il châtioit les méchans, récompensoit les bons, & tenoit son royaume dans une douce & agréable tranquillité.

Le visir étant informé de toutes ces choses, & sachant l’amitié que ce prince lui portoit, le pria, avec beaucoup d’instance, de vouloir bien lui enseigner ce secret. Le roi qui l’aimoit, en considération des services qu’il en avoit reçus, ne fit point de difficulté de le lui découvrir. Cet homme en fit l’expérience, & voyant qu’elle avoit réussi, il forma de grands desseins contre ce prince. Un jour, étant à la chasse avec lui, & s’étant tous deux écartés de leur compagnie, ils firent rencontre de deux biches, qu’ils tuèrent. Le visir voyant l’occasion favorable pour exécuter le dessein qu’il avoit formé contre le roi : Eh bien, seigneur, lui dit-il, voulez-vous que nous entrions pour un moment, avec notre esprit, dans le corps de ces deux biches ; nous irons nous promener sur ces belles collines, où nous aurons sans doute du plaisir. Oui-dà, répondit ce prince, c’est fort bien penser, & je vais commencer. En achevant ces mots, il descendit de son cheval, qu’il lia à un arbre, & alla sur une des bêtes mortes, où ayant dit les paroles du secret, il passa avec son esprit dans la biche, & laissa son corps mort. Le visir ayant vu cela, mit aussi-tôt pied à terre, & sans se mettre en peine de lier son cheval, alla sur le corps mort du roi. Après y avoir dit les paroles du secret, il laissa son corps mort étendu à terre, & passa dans celui du roi. Alors il monta sur le cheval de ce prince, & s’en alla chercher sa suite ; mais ne la trouvant point, il s’en retourna dans la ville avec le corps & la forme de ce prince. Quand il fut arrivé au palais, il demanda à ceux de sa chasse des nouvelles du visir ; & comme on lui répondit qu’on ne l’avoit pas vu, il feignit de croire que s’étant écarté dans la forêt, quelque lion l’avoit dévoré, & affecta d’en être fort touché. Cette action étoit bien lâche, & comme un crime ouvre souvent le pas à un autre, il arriva que ce misérable étant en particulier avec trois femmes de son maître, il eut encore l’insolence de vouloir connoître celle qui étoit la fille de son oncle ; mais voyant qu’elle n’étoit pas caressée à la manière du roi, & sachant qu’il avoit le secret de faire passer son esprit dans le corps mort de quelque animal, joint que, depuis la chasse, le visir ne paroissoit plus, elle se douta de la tromperie, & du malheur qui étoit arrivé au roi son mari. C’est pourquoi, bien que le visir eût le corps & la figure de ce prince, elle ne voulut plus lui permettre la moindre privauté, & feignant de ne s’être point aperçue de cette tromperie : Seigneur, lui dit-elle, j’ai eu la nuit passée un songe si terrible, que le souvenir seul m’en fait horreur : tout ce que je puis vous dire, c’est que je veux vivre dans la continence : ainsi, je vous supplie de ne me point approcher ; & si vous le faites, je me donnerai plutôt la mort, que de consentir à vos désirs.

Le faux roi eut un sensible chagrin de ces paroles, parce qu’il aimoit passionnément cette princesse, qui étoit d’une beauté charmante. Comme il ne vouloit point lui déplaire, il résolut de ne plus la voir qu’en compagnie, & de lui marquer toujours beaucoup de considération. Il espéroit, par ce moyen, de fléchir sa rigueur, ou du moins de lui donner des bornes, pour qu’elle n’allât pas plus loin. Les coupables, quelque autorité qu’ils aient, sont toujours dans la crainte. Le crime poursuit par-tout le criminel, & sa conscience en est le bourreau. C’est pourquoi ce prétendu roi tâchoit non seulement de se faire aimer de cette princesse, mais encore de tout le monde ; &, par un aveuglement extrême, tout le monde s’efforçoit à lui donner des marques de son zèle & de son amour ; c’étoit tous les jours de nouveaux plaisirs qu’on lui offroit, & des hommages qu’on lui rendoit, dont il témoignoit beaucoup de reconnoissance, par les gratifications qu’il faisoit, suivant le mérite & la qualité de chacun.

Pendant qu’il goûtoit ainsi les douceurs de son usurpation, le véritable roi, qui étoit métamorphosé en biche, souffroit tous les maux imaginables. Il étoit continuellement persécuté par les daims, par les cerfs, & par tous les animaux les plus cruels, qui le mordoient & le battoient toujours. Las & rebuté d’un état si malheureux, & si indigne de son mérite, il fuyoit sans cesse la compagnie des autres animaux. Un jour, se promenant seul dans une plaine, il trouva un perroquet qui étoit mort, & s’imaginant de mener une vie plus tranquille, s’il entroit avec son esprit dans le corps de cet animal, il prononça les paroles du secret, & aussi-tôt laissant le corps de la biche mort par terre, il devint perroquet. Cette transformation lui fit plaisir ; & comme il voltigeoit d’un côté & d’autre, il aperçut un oiseleur de sa ville capitale, qui tendoit des filets pour prendre des oiseaux. Cette vue lui donna de la joie, & se figurant que s’il se laissoit prendre, cet homme pourroit le rétablir dans son premier état, il donna aussi-tôt dans les filets, & fut pris avec plusieurs autres oiseaux. À peine l’oiseleur eut fait cette capture, qu’il la mit dans une grande cage, & retourna derechef tendre ses filets. Le perroquet, qui avoit assurément plus d’esprit que tous les autres oiseaux du monde, fit en sorte, avec son bec, de tirer une petite cheville qui fermoit la porte de la cage, & l’ayant ouverte, il donna la liberté aux prisonniers, qui s’envolèrent promptement. Quant à lui, il resta seul dans la cage, s’abandonnant entièrement à sa destinée. Quelque temps après, l’oiseleur étant retourné à sa cage, fut fort surpris de la fuite de ses oiseaux, & voulant refermer la cage, de crainte que le perroquet ne s’envolât, celui-ci l’assura de sa fidélité, par le langage agréable qu’il lui tint. Cet homme en fût fort étonné, ne pouvant s’imaginer qu’un perroquet nouvellement pris sût si bien raisonner. Cela le consola de la perte de ses autres oiseaux, & il se flatta de l’espérance de faire sa fortune par le moyen de ce perroquet. C’est pourquoi il borna là toute sa chasse, & reprit ses filets, pour s’en retourner chez lui à la ville.

Pendant le chemin, il s’entretenoit avec son perroquet, qui lui répondoit toujours fort spirituellement. Lorsqu’il fut arrivé dans la ville, il passa dans une grande place, où il rencontra plusieurs de ses amis, avec lesquels il s’arrêta, pour leur faire voir l’aimable capture qu’il avoit faite. Dans ce temps, il s’éleva un grand bruit à quelques pas de là. Le perroquet en voulut savoir la cause. L’oiseleur s’en étant informé, lui dit que c’étoit une courtisane, qui ayant songé la nuit précédente, qu’elle l’avoit passée avec un jeune cavalier de la ville, lui demandoit cent écus, disant qu’elle n’a jamais eu de commerce avec personne pour un si bas prix ; mais le cavalier, qui n’est pas dupe, se moque de la courtisane & de sa demande. Cependant, malgré tout cela, elle le retient par ses habits, & veut absolument être payée : voilà le sujet de ce vacarme. Le perroquet ayant entendu ce rapport, dit à son maître, que si on vouloit les lui faire venir, il les mettroit bientôt d’accord. L’oiseleur, connoissant l’esprit de son perroquet, laissa pour un moment la cage entre les mains d’un de ses amis, & courut vers les personnes qui disputoient. Il les aborda avec des paroles fort honnêtes, & ayant pris le cavalier & la courtisane par la main, il les mena devant son perroquet. Alors cet homme leur dit, que s’ils vouloient s’en rapporter à cet animal, il rendroit un jugement dont ils n’auroient pas lieu de se plaindre. Cette proposition fit rire la compagnie, qui ne pouvoit croire que ce perroquet pût faire ce que son maître avoit avancé. Cependant le cavalier, curieux de voir ce miracle, se tourna du côté de la courtisane, & lui dit : Si vous voulez vous en rapporter à ce que cet animal ordonnera, j’y souscrirai volontiers. La courtisane, qui n’étoit pas moins curieuse que le cavalier, y consentit. Ils s’approchèrent du perroquet, lequel après avoir entendu toutes leurs raisons, demanda une table & un grand miroir : on les lui apporta, & ayant fait poser devant sa cage le miroir sur la table, il dit au cavalier de compter sur cette table les cent écus que la courtisane lui demandoit. Si ces paroles donnèrent de la joie à cette créature, dans l’espérance d’avoir cette somme, elles ne causèrent pas moins de chagrin au cavalier, dans la crainte de perdre son argent. Mais il arriva tout le contraire ; car le perroquet adressant la parole à la courtisane : Ne touchez pas, madame, lui dit-il, aux cent écus qui sont sur la table ; prenez seulement ceux que l’on voit dans le miroir. Comme vous n’avez eu affaire avec ce cavalier qu’en songe, il est juste que la récompense que vous en demandez soit semblable à un songe.

La compagnie, qui avoit été témoin de ce jugement, en fut extrêmement surprise ; elle ne pouvoit croire qu’un animal dépourvu de raison eût prononcé une sentence si judicieuse. Cela s’étant répandu par toute la ville, parvint jusqu’aux oreilles de la reine, qui s’imaginant que l’esprit du roi son mari avoit passé dans le corps de cet animal, fit venir aussi-tôt l’oiseleur avec le perroquet. Quand l’un & l’autre furent en sa présence, elle interrogea cet homme sur la capture & la vertu de cet animal ; il lui en rendit un compte fidèle, & elle lui dit, que s’il vouloit le lui vendre, elle le mettroit en état de n’avoir plus besoin d’aller chercher des oiseaux pour gagner sa vie, & qu’enfin elle lui feroit sa fortune. L’oiseleur lui répondit que le maître & le perroquet étoient à son service ; qu’il ne demandoit point d’autre récompense que de lui en faire le don, & qu’il préféreroit cet avantage à toutes les richesses du monde. La reine, surprise de voir tant de noblesse & de générosité dans un homme d’une si basse extraction, accepta son présent, & lui donna une pension considérable pour vivre honorablement le reste de ses jours.

Comme la cage du perroquet étoit des plus communes, cette princesse lui en fit faire une des plus belles. Elle étoit d’écaille de tortue, & sa garniture & ses auges étoient d’or. Elle la fit couvrir d’un pavillon de drap d’or, doublé de velours, afin de le tenir plus chaudement la nuit. Et pour empêcher qu’il ne s’ennuyât, elle le fit mettre dans un grand cabinet, dont la

muraille
muraille étoit revêtue de miroirs ; en sorte qu’il ne pouvoit s’y regarder, sans voir qu’il n’étoit pas seul. Le plancher & le plafond de ce cabinet représentoient des arbres, des fleurs, & des fruits, qui étoient autant d’objets capables de réjouir la vue du perroquet. Elle prit elle-même le soin de le servir, & de lui donner les choses les plus exquises, pour le faire vivre avec plus d’agrément. Non contente de tous les plaisirs qu’elle lui procuroit, elle y joignit encore celui de la musique. Elle faisoit venir, toutes les après-dinées, des voix plus douces que celles des syrênes, qui, mariant leur chant au son de plusieurs instrumens harmonieux, formoient un concert qui enlevoit les cœurs, & qui à peine permettoit de respirer, de crainte de troubler une si charmante mélodie. Ô trop aimable perroquet, que vous êtes heureux dans votre malheur, & que l’état où vous êtes présentement est bien différent de celui où votre esprit étoit dans le corps d’une biche ! Réjouissez-vous, votre bonheur augmentera, & les dieux, sensibles à votre mérite, vous rendront bientôt votre liberté & votre royaume. Si le souvenir des maux est agréable, quand on en est délivré, quelle joie n’aurez-vous point, quand, au milieu de votre triomphe, vous repasserez dans votre mémoire les peines & les outrages que vous avez soufferts. Les maux ne sont plus rien, quand le plaisir leur succède, & le plaisir n’est jamais plus grand que lorsqu’il succède aux maux. Voilà ce que produisent les maux & les plaisirs.

Mais c’est assez moraliser sur ce sujet ; retournons à la reine, & disons que l’attachement qu’elle avoit pour son perroquet ne se peut exprimer. Elle n’étoit occupée que du soin de lui plaire, & de lui donner à tous momens des marques de sa tendresse. Le perroquet en étoit d’autant plus ravi, qu’il voyoit que, depuis près de deux ans qu’il étoit avec cette princesse, le faux roi n’avoit eu aucun commerce particulier avec elle. Il jugeoit de là qu’il falloit que ce perfide n’en fût pas bien reçu, & qu’elle conservoit toujours dans son cœur le feu sacré qu’elle avoit promis à son mari. Comme il raisonnoit un matin avec elle, & qu’il lui disoit des choses toutes pleines d’esprit : En vérité, perroquet mignon, lui dit-elle, vous parlez tous les jours avec tant de jugement & de prudence, que je ne puis m’imaginer que vous soyez un animal irraisonnable ; je croirois plutôt que vous avez l’esprit de quelque grand personnage, & que, par l’art nigromantique, on vous a métamorphosé en perroquet. C’est pourquoi je vous prie instamment de vouloir m’éclaircir là-dessus.

Le perroquet ne pouvant plus se cacher à l’amour que la reine avoit pour lui, ni dissimuler celui qu’il avoit pour elle, fit un grand soupir, & lui conta la perfidie de son indigne visir. Cette princesse, les larmes aux yeux, lui répondit qu’elle en avoit déjà eu quelques soupçons, par les manières grossières dont il s’étoit servi auprès d’elle pour s’en faire aimer ; mais qu’elle l’avoit toujours rebuté, & même qu’elle lui avoit dit qu’elle aimeroit mieux se donner la mort, que de souffrir qu’il la touchât. J’en suis très-persuadé, madame, répondit le perroquet ; je connois la bonté de votre cœur, & la délicatesse de votre esprit. Je sais que rien au monde ne seroit capable de faire la moindre brèche à votre vertu, & que l’amour que vous m’avez toujours témoigné est inviolable. Mais ce n’est pas assez ; il faut tâcher de retourner à mon premier état, & par ce moyen nous pourrons tirer vengeance de ce traître, qui en a si mal usé à mon égard. La princesse, ravie de ce dessein, lui demanda ce qu’il falloit faire ; c’est, répondit-il, de flatter la passion de ce misérable de l’espérance de vous posséder. Comme il a bonne opinion de lui, il vous croira facilement ; il voudra même prendre quelque privauté avec vous, & alors vous lui direz que vous êtes la plus malheureuse du monde ; qu’il est vrai que vous l’aimez tendrement, mais que le soupçon qu’on vous a donné que son esprit avoit passé dans le corps de votre mari, & le sien dans celui d’un animal, étoit la cause que vous n’aviez pas répondu à ses caresses. Comme il souhaite ardemment de se faire aimer de vous, & de vous faire connoître qu’il est le véritable roi, il ne manquera pas de faire passer son esprit dans le corps de quelque animal mort, & par-là il donnera l’occasion de nous venger de lui ; car aussi-tôt qu’il aura fait cette transformation, vous m’ouvrirez la porte de la cage, & volant sur mon corps, mon esprit y rentrera : je recouvrerai par ce moyen mon premier état, & ensuite nous mènerons une vie aussi douce & aussi tranquille qu’elle a été traversée.

La reine, charmée d’une espérance aussi flatteuse, ne souhaitoit plus que de la voir accomplie. Les dieux lui en fournirent bientôt une occasion favorable. Le faux roi étant entré le soir dans la chambre de cette princesse, où elle étoit seule, & lui disant plusieurs choses agréables, elle feignit de les écouter avec plaisir ; & ensuite, prenant un air sérieux, elle lui fit connoître que, sans le doute où elle étoit qu’il fût son mari, elle n’auroit pas été si long-temps




sans lui donner des marques de son amour ; qu’ainsi elle le prioit de la tirer de peine, & de croire qu’elle lui en seroit obligée toute sa vie. Comme ce fourbe ne désiroit rien tant que de posséder les bonnes grâces de la reine : En vérité, madame, lui dit-il, vous avez grand tort d’avoir gardé si long-temps un soupçon si injuste, & si injurieux à ma gloire. Si vous m’en aviez témoigné la moindre chose, je vous aurois sur le champ tiré d’erreur ; & pour vous montrer que je ne dis rien que je ne fasse, faites-moi apporter une poule, & vous verrez que votre soupçon est très-mal fondé. On apporte la poule dans la chambre, & après avoir fait retirer celui qui l’avoit apportée ; ils s’enfermèrent dans le cabinet du perroquet, qui étoit près de cette chambre. Alors le faux roi prit la poule, l’étrangla, & ayant dit, avec un air assuré, les paroles nigromantiques sur elle, il fit passer son esprit dans le corps de cette poule. La reine voyant cela, ouvrit la porte de la cage, & le perroquet volant sur le corps du roi, y passa avec son esprit, par la vertu des paroles du secret, & le perroquet resta mort sur la place. Cette princesse répandit des larmes de joie de voir son mari dans son état naturel ; ils s’embrassèrent avec beaucoup de tendresse, & ensuite le roi ayant pris la poule, qui voyoit bien son malheur, lui coupa la tête, & la jeta dans le feu. Personne ne s’aperçut de toutes ces choses, & on dit que le perroquet étoit mort. Le lendemain on fit de grandes réjouissances pour les dames & les seigneurs de la cour ; ce ne fut, pendant huit jours, que bals, que festins, que tournois, que courses de bagues & de têtes, que combats de barrières & de chariots. Après toutes ces fêtes, le roi congédia ses trois autres femmes, qui avoient eu trop de complaisance pour l’usurpateur, & garda seulement celle-ci, qui étoit la fille de son oncle, laquelle avoit toujours conservé pour son mari beaucoup d’amour & de respect.

Dans ce temps, ce prince rendit un jugement fort juste & fort remarquable, touchant une affaire plaisante qui fut portée devant lui. Un jeune homme, amoureux d’une courtisane nommée Thonis, fut long-temps à la marchander inutilement. La belle se mettoit à un si haut prix, que l’amant n’y pouvant atteindre, n’en sut obtenir les bonnes grâces. Une rigueur semblable, & dont il n’y avoit peut-être point encore d’exemple, devoit l’obliger à fuir. La violence néanmoins de son amour ne lui permit pas de s’éloigner, & il resta quelque temps auprès d’elle, pour avoir du moins le plaisir de la voir. L’idée de cette femme occupoit tellement son imagination, qu’une nuit il en réva ; mais si heureusement qu’à son réveil, il se trouva délivré de ses peines & de ses désirs. Il ne put taire le songe qui lui avoit rendu un si bon office, ni retenir la joie qu’il avoit ressentie de se trouver libre & satisfait. Dès qu’il vit la belle, il lui conta la bonne fortune que le dieu du sommeil lui avoit procurée, & lui protesta en même temps de ne la plus importuner. Thonis, surprise & chagrine de ce procédé, résolut d’en avoir raison. Elle n’avoit pas accoutumé de laisser échapper un amant, sans en tirer quelque avantage proportionné à ce qu’elle se croyoit de mérite. L’aventure secrète du jeune homme lui donna encore meilleure opinion d’elle-même. Dans la pensée que des attraits aussi agissans que les siens méritoient une reconnoissance, elle crut que tout le monde lui feroit justice là-dessus. Ce fut au roi même à qui elle s’adressa, & se plaignit qu’un homme qui avoit eu à son sujet quelque heureux moment, refusoit de payer à ses charmes le tribut qui leur étoit dû. Ce prince écouta la belle avec gravité, & se souvenant du jugement qu’il avoit rendu dans le temps qu’il étoit perroquet, il fit venir l’amant, & lui ordonna d’apporter dans un vase la somme que Thonis demandoit. L’ordre ayant été exécuté, le roi dit à la belle de repaître son imagination de l’argent qu’on remoit devant elle, & de s’en contenter, comme le jeune homme l’avoit été de ses appas par la même voie.

Le nouvelliste ayant conté toutes ces histoires, l’empereur Behram en fut très-satisfait, & lui en témoigna sa reconnoissance par plusieurs beaux présens qu’il lui fit. Ce prince se trouvant un peu soulagé par le récit agréable de ces aventures, & jugeant, par le conseil que les jeunes princes lui avoient donné, qu’il seroit d’un grand secours pour le recouvrement de sa santé, se fit conduire le mardi, de bon matin, dans le second palais, qui étoit meublé de velours couleur de pourpre. Lui & sa suite étoient vêtus de la même étoffe, & rien n’étoit plus beau à voir. À peine fut-il arrivé dans son appartement, que la princesse du second palais le vint trouver ; elle l’aborda d’une manière fort enjouée, & après une conversation de plus d’une heure, elle se retira, & le second nouvelliste prit sa place. L’empereur lui ayant commandé de lui rapporter quelque histoire divertissante, voici celle qu’il lui dit.


SECONDE NOUVELLE.


Dans l’ancienne ville de Memphis régnoit un grand monarque qui avoit plusieurs riches provinces sous sa domination. Il fit bâtir dans cette ville un palais magnifique, qui étoit peut être le plus beau qu’on eût jamais vu. Je ne parlerai point des meubles précieux, ni des peintures des plus grands maîtres dont le dedans étoit orné, mais je dirai seulement qu’il étoit gardé par cent chiens des plus furieux, qui servoient à devorer les criminels qui étoient condamnés à mort. Ce roi n’avoit pour tout enfant qu’un fils, lequel, entre autres belles qualités qu’il possedoit, savoit parfaitement tirer de l’arc, & personne de la cour n’avoit autant d’adresse que lui. Comme ce jeune prince étoit en âge de se marier, le roi résolut de lui donner une femme, afin d’avoir des héritiers. Il en parla à son fils, lui dit qu’on lui avoit proposé plusieurs belles princesses, & qu’il falloit qu’il en épousât une. Son fils lui répondit qu’il étoit prêt à lui obéir ; mais que comme il s’agissoit de prendre une femme pour toute sa vie, il le supplioit de trouver bon qu’il la choîsit. Le roi y consentit. Cependant ce jeune prince n’en trouvant pas une à son gré, la chose demeura indécise, & le roi n’en fut pas content. Il arriva pour lors que son visir avoit une fille qui étoit très-belle & très-sage, & que sa gouvernante sachant que de tous les partis qu’on avoit proposés à ce prince, aucun ne lui avoit plu, elle s’imagina que, s’il voyoit cette fille, il en deviendroit amoureux. Dans cette pensée, elle lui en parla, & le portrait qu’elle lui en fit fut si beau, que ce prince la pria de la lui faire voir. Elle lui répondit que la chose ne seroit pas fort difficile ; que le visir envoyoit toutes les semaines sa fille à la chasse, afin qu’ayant été occupée tous les jours à des ouvrages en broderies, elle allât se divertir à la campagne ; ainsi, qu’il n’avoit qu’à la suivre lorsqu’elle iroit à la chasse, & qu’il la verroit facilement. Le jeune prince remercia la gouvernante de l’avis qu’elle lui donnoit, & ne découvrit son dessein qu’à un de ses favoris, avec lequel étant monté à cheval, ils suivirent la demoiselle d’assez loin, pour qu’elle n’en prît aucun ombrage. Il y avoit hors de la ville un temple fort ancien, dédié à Jupiter, où la demoiselle étant arrivée avec sa compagnie, vit au haut d’une des tours de ce temple deux tourterelles. Quoique le prince en fût plus éloigné, voyant qu’elle se mettoit en état de les tuer avec son arbalète, prit son arc, & les ayant tirées, il en tua une ; l’autre épouvantée de ce coup s’éleva ; mais aussi-tôt la demoiselle l’ayant couchée en joue, la tua en volant. Ce coup surprit le prince ; & pour lui faire voir qu’elle en avoit fait un plus beau que le sien, il lui envoya sa proie, qui étoit un mâle. La demoiselle, qui ne vouloit point qu’on la surpassât en générosité, lui envoya aussi la sienne, qui étoit une femelle, & chargea le porteur de dire au prince, qu’elle lui étoit bien obligée de son présent. Ces honnêtetés de part & d’autre pronostiquoient quelque chose de favorable. En effet, ce prince, pénétré du mérite & de l’adresse de la demoiselle, quoiqu’il ne l’eût pas vue au visage, en devint épris. Cependant, voulant connoître si elle étoit aussi belle qu’elle lui paroissoit bien faite, il descendit de cheval, & alla se cacher derrière un gros buisson qui étoit près de la compagnie des dames avec qui elle étoit. Il y avoit dans cet endroit une fontaine d’eau claire ; & comme la demoiselle avoit soif, & qu’elle s’en fit apporter dans un gobelet pour boire, elle fut obligée de découvrir son visage. Le prince en fut charmé, & trouva qu’elle étoit plus belle que le portrait que la gouvernante lui en avoit fait ; de sorte qu’aussi-tôt qu’il fut de retour de la chasse, il alla trouver le roi, & lui dit, qu’il avoit résolu, sous son bon plaisir, d’épouser la fille du visir. Le roi en fut ravi, avec d’autant plus de raison, qu’il avoit perdu l’espérance que son fils trouvât jamais une femme qui lui plût. Il fit venir son visir, & lui ayant déclaré l’amour que ce prince avoit pour sa fille, ils conclurent entre eux secrètement le mariage ; mais, pour des raisons particulières, la célébration en fut différée à un autre temps.

Cependant le jeune prince, qui étoit toujours fort amoureux de la demoiselle, souhaitoit de tout son cœur l’heureux moment de la posséder. Il avoit la permission de lui rendre visite, & cette vue ne servoit qu’à redoubler sa passion, & à lui faire souffrir toutes les peines que ressent un amant qui ne possède pas encore l’objet qu’il aime. Les choses étoient en cet état, lorsque le roi tomba malade, & mourut en quinze jours de temps. Ce malheur dérangea un peu nos amans. Il fallu songer aux funerailles de ce prince, & à faire couronner son fils. Quand tout cela fut fait, le nouveau roi fit la célébration de son mariage avec toute la pompe & la magnificence possibles. La joie de posséder cette aimable personne avoit fort adouci le chagrin qu’il avoit eu de la perte du feu roi. Il espéroit de goûter avec elle toutes les douceurs qu’un amour légitime permet à de nouveaux mariés ; & voulant se servir du privilège que cette qualité lui donnoit : Seigneur, lui dit la reine, bien que j’aye l’honneur d’être votre femme, & qu’il soit juste que je consente à ce que vous souhaitez de moi ; néanmoins, avant que de vous rien accorder, je vous supplie d’avoir la bonté de faire mettre mon nom auprès du vôtre sur la monnoie que l’on frappe dans vos états.

Le roi jugeant qu’il ne pouvoit pas, avec honneur, lui octroyer sa demande : Madame, lui dit-il, s’il y a quelque exemple qui justifie que mes prédécesseurs l’ayent fait, vous pouvez compter que, vous aimant au point que je vous aime, je vous accorderai ce que vous me demandez ; mais comme cela ne s’est jamais pratiqué dans mon royaume, ni dans aucun état du monde, je vous prie de m’en dispenser. Je n’aurois jamais cru, seigneur, répondit-elle, que vous m’eussiez refusé la première grâce que je vous demande ; & puisque je reconnois que vous n’avez guère d’amour pour moi, je ne dois pas en avoir d’avantage pour vous, étant juste qu’ayant autant d’égard que vous en avez pour votre honneur, j’en aye aussi autant pour la conversation du mien. Cette réponse, qui étoit un peu trop forte, donna d’abord quelque chagrin au roi ; mais peu après, faisant réflexion au sujet qui l’avoit causé, il espéra de ramener cette princesse à son devoir, en usant de quelque ruse envers elle. C’est pourquoi étant un jour à causer ensemble, & lui parlant de l’amour qu’il avoit pour elle : En vérité, madame, lui dit-il, vous ne songez guères que vous êtes ma femme, de ne vouloir pas me permettre de vous approcher, à moins que je ne fasse mettre sur la monnoie votre nom auprès du mien. Cependant, quoique cela ne se soit jamais vu, comme je n’ai pas de plus forte passion que de vous plaire, je vous accorderai votre demande, si vous faites, avec votre arc & vos flèches, ce que je ferai avec les miennes. La reine y consentit, & le soir venu, le roi la mena dans une grande salle, où ayant fait poser un petit bassin au bout de cette salle, après l’avoir fait remarquer à la reine, & éteindre toutes les lumières, ils se mirent à l’autre bout ; alors ce prince, prenant son arc, tira trois flèches dans le bassin, dont on entendit le bruit à mesure qu’elles y frappoient ; ensuite, la reine tira les siennes d’une manière hardie : on entendit le son que causa la première ; mais les deux autres ne firent aucun bruit. Le roi s’imaginant que la seconde & la troisième flèches n’avoient pas donné dans le bassin, dit en lui-même : Je suis présentement exempt de faire ce que ma femme me demande, & elle ne pourra plus me refuser le droit de mari. Il fit aussi-tôt allumer des flambeaux ; il vit que les trois flèches qu’il avoit tirées, avoient percé en trois endroits le bassin, & que la première que la reine avoit tirée, avoit aussi frappé dans le milieu ; mais que la seconde & la troisième étoient attachées au bout l’une de l’autre ; ce qui le surprit et le chagrina tout ensemble, de voir qu’il falloit accorder à la reine ce qu’elle lui demandoit. Cependant comme ce n’étoit pas là son dessein, pour éluder la chose, il feignit le lendemain d’être malade. Cette Princesse, qui étoit sage & prudente, ne voulant point l’importuner, ne songea qu’à lui faire recouvrer la santé.

Dans ce temps, on eut avis à la cour, qu’il y avoit une grande quantité de licornes aux environs de quelques villes de ce royaume, qui faisoient de terribles ravages dans la campagne. Cette nouvelle fournit au roi un prétexte d’éluder l’exécution de la parole qu’il avoit donnée à la reine ; & feignant d’être toujours malade, il lui dit qu’aussi-tôt qu’il seroit guéri, il vouloit aller avec elle donner la chasse à ces animaux. Elle approuva ce dessein, & quelques jours après, témoignant qu’il étoit en parfaite santé, il fit dire à tous les officiers de sa cour qu’ils eussent à se tenir prêts pour partir dans trois jours, afin d’aller vers les villes qui étoient inquiétées par les licornes. Chacun s’étant mis en état pour le jour marqué, il partit avec la reine & toute sa cour.

Pendant toute la route, les courtisans, avoient grand soin de conter au roi & à la reine des histoires agréables pour les désennuyer de la longueur & de l’incommodité du chemin, qui étoit des plus fâcheux. Quand on fut arrivé au lieu où étoient les licornes, on se reposa quelque temps dans une de ces villes, pour se remettre des fatigues du voyage. Le roi commanda à toute sa suite de dresser des tentes dans la campagne, afin d’être plus à portée de donner la chasse à ces animaux. Cet ordre ayant été exécuté, on campa dans un lieu fort commode, & l’on en tua quantité à coup de flèches, de frondes & d’arbalêtes. Dans le temps qu’on étoit le plus occupé à la défaite de ces animaux, le roi & la reine virent un mâle & une femelle proches l’un de l’autre ; le prince, qui étoit rusé, se souvenant de la parole qu’il avoit donnée à la reine de faire mettre son nom avec le sien sur la monnoie qu’on faisoit dans ses états, & considérant qu’il pourroit s’en exempter : Madame, lui dit-il, si vous pouvez changer le mâle d’un de ces animaux que vous voyez, en femelle, & la femelle en mâle, je vous promets qu’aussi-tôt que nous serons de retour, je ferai mettre votre nom avec le mien sur la monnoie que l’on fait dans mon royaume. La reine lui répondit, que bien qu’elle l’eût mérité parce qu’elle avoit fait au bassin, que néanmoins s’il pouvoit faire ce qu’il lui proposoit, il ne devoit pas douter qu’elle ne le fît pas, elle le dégageoit de la parole qu’il lui avoit donnée. Ce prince, ravi de cette réponse, la prit au mot ; & aussi-tôt il tira une flèche à l’animal qui étoit femelle. L’excès de la douleur lui faisant faire plusieurs ruades, le prince, sans perdre de temps, lui donna un coup de flèche dans le nombril, qui lui perça le corps par le milieu : le reste, qu’on voyoit au dehors, ressembloit à un membre d’animal ; & aussi-tôt, tirant une flèche au derrière de la licorne qui étoit mâle, il lui fit une si grande ouverture, qu’il ressembloit à une femelle. Le roi, tout joyeux de ce qu’il venoit de faire, se tournant du côté de la reine : C’est à vous maintenant, madame, lui dit-il, d’essayer à faire un plus beau coup que le mien. À peine eut-il achevé ces mots, qu’elle tira une flèche à la corne de l’animal, qu’elle jeta par terre, & planta la seconde flèche dans le front de la femelle ; ensorte qu’elle ressembloit au mâle, & le mâle à la femelle, qui naturellement n’a point de corne.

Le roi considérant qu’après tant de succès de la part de la reine, il ne pouvoit plus lui refuser ce qu’elle demandoit, en fut très-chagrin, non-seulement parce qu’il jugeoit qu’elle avoit plus d’esprit & d’adresse que lui, mais encore parce qu’elle en tiroit vanité, & qu’il s’imagina qu’elle le méprisoit ; il résolut de s’en défaire à quelque prix que ce fût. Il ne lui en témoigna rien d’abord ; au contraire, il l’accabla de louange, afin de mieux cacher son dessein, & étant retourné sous ses pavillons, il ordonna secrètement à un de ses officiers d’entrer la nuit dans celui de la reine, & après s’en être saisi, de la mener en diligence dans son palais, & de la donner aux cent chiens qui le gardoient la nuit. Cet officier mena cette infortunée princesse dans la cour du palais, & l’ayant donnée aux chiens pour la dévorer, il s’en retourna aussi-tôt rendre compte au roi de ce qu’il venoit de faire. Mais le ciel protégea si bien cette princesse, que ces animaux, loin de lui faire du mal, lui firent mille caresses. Ce bonheur fut suivi d’un autre qui n’étoit pas moins considérable ; car ayant levé une pierre qui bouchoit un trou qui donnoit dans le fossé du palais, elle s’enfuit par cet endroit, & marchant toute la nuit jusqu’au lever du soleil, elle arriva dans la maison d’un paysan qui gagnoit sa vie par le moyen d’un singe. Cet homme lui ayant demandé qui elle étoit, elle lui répondit qu’elle étoit une pauvre étrangère qui cherchoit un maître pour le servir : le paysan, la voyant presque toute nue, en eut compassion, & la prit à son service. Comme il découvroit de jour en jour beaucoup de mérite en elle, il l’adopta pour sa fille, & en eut fort grand soin.

Cependant le roi étant de retour dans sa ville capitale, & ne voyant plus dans son palais celle qui avoit fait le plaisir & le charme de son cœur, fut très-fâché d’avoir été la cause de sa perte. Son chagrin augmentoit sans cesse, & il en tomba si dangereusement malade, qu’on voyoit en lui tous les signes d’une véritable mort. Le bruit de sa maladie s’étant répandu par-tout, vint jusqu’aux oreilles de l’infortunée princesse, qui, sachant que son mal ne venoit que du regret de la cruauté qu’il avoit eue pour elle, dit au paysan, qu’elle savoit le moyen de guérir ce prince, & de lui procurer une grosse fortune. Vous irez, ajouta-t’elle, à la cour ; & vous ferez entendre à ceux que vous y verrez, qu’encore qu’on ait pu jusqu’à présent trouver aucun remède au mal du roi, vous en savez un qui le guérira absolument. Cet homme lui ayant demandé quel étoit ce remède ; il n’est autre, répondit-elle, que comme sa maladie ne vient que de mélancolie & de tristesse, il ne faut que lui donner de la joie & du plaisir. Le paysan partit aussi-tôt, & s’étant fait présenter au roi : Seigneur, lui dit-il, j’espère avec l’aide du ciel de pouvoir bientôt rétablir votre santé. Trois choses sont d’abord nécessaires pour cela ; le repos, la sobriété, & la gaîté. Pour le repos, suspendez toute sorte d’affaires ; pour l’abstinence, mangez très-peu, de crainte que la quantité des alimens n’augmente les mauvaises humeurs ; & pour avoir de la joie, faites bâtir une maison agréable, dans le plus beau de vos jardins, où vous demeurerez jusqu’à ce que votre mal soit guéri, & j’aurai l’honneur d’y aller, en cas d’accident. Le roi fut fort content de toutes ces choses ; il ordonna à son intendant des bâtimens de faire construire au plutôt une maison dans un de ses jardins, pour y loger quelque temps. Cet intendant ayant exécuté les ordres qu’il avoit reçus avec toute la diligence possible, & le prince sachant que cette maison étoit fort jolie, s’y fit transporter dans une litière. À peine y fut-il arrivé, qu’il entendit le chant de mille oiseaux qui le divertirent extrêmement ; de sorte qu’au bout de quelques jours il se trouva beaucoup mieux qu’il n’étoit. Le paysan, de son côté, ne manqua pas d’y mener son singe, qui fit cent gambades devant le roi, qui le firent rire plusieurs fois. Après que ce prince s’en fut bien diverti, le paysan mena son singe à la cuisine, où il étoit seul ; il le lia à un banc, & retourna trouver le roi, pour tâcher de l’entretenir dans sa belle humeur. Comme il entroit dans la chambre, le roi entendit quelque bruit dans la cuisine ; & s’étant approché de la fenêtre, il vit que le singe s’étoit délié, & campé à côté d’une marmite, où cuisoient, entre autre viandes, deux bons chapons pour la table de ce prince. Cet animal, après avoir fait plusieurs manèges autour de la marmite, leva le couvercle, & tira un chapon ; ensuite s’étant mis en disposition de le manger, un milan qui passoit, voyant cette proie, fit un rapide vol en descendant, & l’enleva de la patte du singe, en reprenant son vol. Jamais singe ne fut plus surpris, ni plus affligé en même temps ; car il n’avoit rien mangé de la journée, & comptoit beaucoup sur la capture qu’il avoit faite. S’en voyant privé, il résolut de se venger du milan ; & ne doutant pas qu’il ne vînt encore chercher quelque nouvelle proie, il se mit en embuscade dans un coin de la cuisine. Après y avoir été quelque temps, il aperçut le milan qui voloit autour de la cuisine ; alors le singe s’étant approché, tira l’autre chapon, & feignant de s’asseoir pour le manger, le milan fondit aussi-tôt sur le singe, dans l’espérance de lui enlever le second chapon ; mais il fut pris pour dupe ; car le singe, qui l’attendoit, se jeta tout d’un coup sur lui, & l’ayant tué, il le pluma comme il put, & le mit dans la marmite avec le chapon. Peu de temps après, le cuisinier étant retourné à sa cuisine, pour voir en quel état étoit le dîner du roi, trouva la marmite toute découverte, ce qui l’étonna, & ayant pris une fourchette pour en tirer les chapons, sa surprise devint bien plus grande, lorsqu’il y trouva le milan. Il ne pouvoit comprendre comment cette métamorphose étoit arrivée. Il eut beau en faire la recherche, il n’y put réussir ; il étoit fort embarrassé pour imaginer quels mets il présenteroit au roi pour son dîner ; car bien qu’il y eût d’autres viandes dans la marmite, elles ne servoient qu’à faire le bouillon, & il ne mangeoit que du chapon, à cause de son mal. Ce prince, sachant l’aventure du singe, la catastrophe du milan, & l’embarras du cuisinier, rioit de bon cœur ; en sorte que la mélancolie faisant place à la joie, il recouvra tout d’un coup sa santé, & ne pouvant souffrir que son cuisinier se chagrinât davantage pour le désordre arrivé à sa marmite, il lui raconta lui-même l’adresse du singe, & la disgrace du milan ; après quoi il se fit préparer un autre mets, & mena ainsi une vie douce & agréable pendant le peu de temps qu’il resta dans cette nouvelle maison, parmi le ramage des oiseaux, les tours de souplesse du singe, & les contes plaisans que le paysan lui faisoit ; car, avec son patois, il ne laissoit pas d’avoir de l’esprit, & même plus qu’il n’en falloit pour un homme comme lui.

Le roi, sentant que ses forces étoient entièrement rétablies, résolut de s’en retourner dans son palais ; mais avant que de partir, il fit venir le paysan, & lui demanda qui lui avoit appris le régime qu’il lui avoit donné pour sa guérison ; il lui répondit qu’il y avoit long-temps qu’il le savoit. Ce prince, non content de cette réponse, le pressa de lui découvrir le nom de celui qui l’avoit rendu si savant : alors le paysan lui avoua la vérité, & lui dit qu’il avoit appris cela d’une jeune fille qui demeuroit chez lui depuis peu, & qui, sachant la maladie du roi, l’avoit envoyé vers lui pour tâcher de le guérir. Ce prince lui commanda de la lui amener. Le paysan partit aussi-tôt ; il raconta le tout à cette fille, & l’ayant fait habiller le plus proprement qu’il put, la mena au roi. D’abord qu’il la vit, il la regarda attentivement, & trouvant qu’elle ressembloit à la reine sa femme, il étoit comme en extase. Après être revenu de son admiration, il la pria de lui dire qui elle étoit. Seigneur, lui répondit-elle, je suis votre infortunée femme, que vous avez condamnée à être dévorée par vos chiens ; mais au lieu de me faire aucun mal, il m’ont fait mille caresses, respectant en moi l’honneur que j’ai de vous appartenir. L’amitié de ces animaux me fut d’un augure favorable, & ayant trouvé un trou dans la muraille qui donne sur le fossé, je m’échappai par cet endroit. Je courus toute la nuit, sans savoir où j’allois, & j’arrivai heureusement dans la maison de ce bon homme, qui a exercé l’hospitalité envers moi jusqu’à présent. À peine y ai-je été quelques jours, que j’appris la nouvelle de votre maladie ; & en sachant toutes les particularités, j’ai jugé qu’elle venoit sans doute du regret que vous aviez de la cruelle sentence que vous aviez donnée contre moi : c’est pourquoi, connoissant la cause de votre mal, j’ai pensé qu’il n’y avoit point d’autre remède pour vous guérir, que de vous procurer de la joie, & c’est ce qui m’a porté à vous envoyer cet homme. Le roi ayant entendu toutes ces paroles, ne put retenir ses larmes ; il embrassa la jeune reine, & lui demanda mille fois pardon ; il lui avoua qu’il lui étoit redevable de la vie ; il l’assura même qu’il n’en perdroit jamais le souvenir ; & pour lui marquer sa reconnoissance, il voulut que son nom fût mis non seulement avec le sien sur toutes les monnoies qu’on battoit dans ses états, mais encore qu’elle eût part à toutes les affaires qu’on résoudroit dans son conseil ; il ordonna ensuite des réjouissances publiques pour avoir retrouvé sa femme & rétabli sa santé : quant au paysan, il le récompensa magnifiquement ; il lui fit plusieurs présens, & lui donna en pur don le village où il habitoit, qui étoit un des plus considérables du pays.

L’empereur Behram fut très-content de cette histoire ; mais lorsqu’il entendit l’aventure du singe & du milan, il ne put s’empêcher d’en rire. Le nouvelliste, pour augmenter le plaisir de ce prince, continua de cette manière : Il y a, dit-il, des singes de tout poil & de toute grandeur ; les uns petits comme des chiens de manchon, & d’autre grands comme des lévriers, les uns plus doux, les autres plus sauvages, mais tous également rusés & mal-faisans ; ils semblent faire entre eux une espèce de république ; les vieux se font respecter & servir par les jeunes. Quand ils vont au pillage des jardins, une partie fait sentinelle, une autre est occupée à faire le butin, & une troisième à défendre les fourrageurs à coup de pierre, contre ceux qui viennent pour leur donner la chasse. C’est un divertissement aux Indes, lorsqu’on passe le long des forêts, de voir des troupes de singes sur les branches des arbres. Les plus gros singes en tiennent trois ou quatre petits embrassés & pressés sur leur sein. Si on leur tire un coup de fusil, on les voit de toutes parts se précipiter du haut des arbres avec ces petits, qu’ils entraînent avec eux ; mais pour ne point les blesser, ils se tiennent d’une patte à la dernière branche, & de l’autre ils laissent tomber doucement les petits sur leurs pieds à terre, qui s’écartent & disparoissent dans la forêt. Cet animal a entre autres trois inclinations violentes, qui ne sont pas indignes de la curiosité de votre majesté ; ces inclinations sont l’avidité, la curiosité, & le désir de contrefaire tout ce qu’il voit. Son avidité paroît dans la manière dont on le prend ; elle est fort singulière. Le singe est si avide, que lorsqu’il rencontre quelque chose qui est à son goût, il s’en remplit aussi-tôt les deux pattes, & ne quitte jamais ce qu’il tient, à moins qu’on ne le lui arrache de force. Les gens du pays, qui connoissent l’inclination de cet animal, mettent sous les arbres où il fait sa retraite, des cocos gros comme les deux poings, remplis de riz ou de fruits ; avec un trou assez grand pour passer la patte du singe : le singe, curieux & avide, n’aperçoit pas plutôt ces cocos, qu’il y court, & y porte les deux pattes, & les remplit du riz qui est dedans ; mais il est fort surpris que le trou, qui étoit assez grand pour des pattes vides, est devenu trop petit pour des pattes remplies ; il s’agite, il secoue la patte, il crie, il emporte avec lui les deux cocos, se roule avec eux en frappant la terre & les arbres, pour les casser ; mais jamais il ne peut se résoudre à quitter prise pour se mettre en liberté. Le chasseur, qui le voit engagé, court à lui : en vain l’animal veut gagner l’arbre, son asile ordinaire ; il ne peut grimper avec ses pattes embarrassées, & sacrifie ainsi sa liberté à son avidité.

Sa curiosité n’est pas moins grande. Un singe de la forêt, récemment apporté sur un vaisseau où j’étois, n’avoit jamais vu de chandelle allumée : quand il fut nuit, & qu’il en vit une, pour la première fois, sa curiosité le fit approcher, il voulut savoir ce que c’étoit ; mais il ne fut pas dans un petit embarras de chercher par quel sens il en prendroit connoissance. Il y porta d’abord sa patte, se brûla, & la retira en la secouant, & criant bien fort ; il revint, & se mettant plus près de la chandelle, il prêta l’oreille pour écouter le bruit qu’elle faisoit ; & quand elle pétilloit, il tressailloit comme s’il avoit eu peur. Mais rien ne fut plus plaisant que lorsqu’il vit que ses yeux, sa patte & son oreille ne pouvant le satisfaire, & lui faire connoître si ce qu’il voyoit étoit bon à manger, il se hasarda à avancer la langue pour le goûter. Dix fois il se brûla le bout de la langue & du museau, & autant de fois, sans se rebuter il revint à la charge, en criant, & se mettant plus en colère de ne rien trouver à manger dans cette chandelle, que de se brûler à sa lumière.

Mais parmi toutes ses inclinations, celle de contrefaire est sa première propriété. On n’est singe que par-là. Un matelot ouvroit souvent son coffre, & y prenoit de l’argent dans un sac, le comptoit, le faisoit sonner, & l’examinoit à la vue d’un singe qui étoit à l’attache près de-là. Un jour, par malheur, le coffre ayant été laissé ouvert, il prit au singe une violente envie de mettre aussi la main au sac ; il se mit à ronger sa corde pour se mettre en liberté d’exécuter son dessein, & en vint à bout ; il se jette sur le coffre, prend le sac, l’ouvre ; & comme le matelot s’en aperçut, & qu’il vouloit accourir pour le lui ôter, le singe s’enfuit : le matelot court après ; mais l’animal, plus léger, gagne le haut banc, & se va percher sur le bout d’une vergue qui avançoit bien loin dans la mer. Le bon homme, tremblant pour sa bourse, n’osoit effrayer le singe, de crainte qu’il ne la laissât tomber dans l’eau. Il fallut donc le laisser faire. Le singe, à loisir & en toute liberté, tenant d’une main le sac, tiroit avec l’autre une pièce d’argent, la portoit devant ses yeux, puis vers son oreille, & enfin au bout de la langue, pour la goûter ; & après l’avoir bien tournée & retournée, il la faisoit sonner sur le bout de la vergue, d’où elle tomboit dans la mer. Le jeu lui plut ; il reprit une seconde pièce & une troisième, & continua le même manège jusqu’à la dernière, pendant que son maître se désespéroit ; après quoi il referma le sac comme il avoit vu faire, & le rapporta dans le coffre, en criant de toutes ses forces pour les coups qu’il pressentoit déjà ; car cet animal voit fort bien quand il a manqué ; mais il est indisciplinable sur ce point. Sa malignité est telle, qu’après avoir été battu mille fois, s’il y a quelque chose à rompre dans un lieu, elle ne lui échappe point.

L’empereur ne prit pas moins de plaisir à ces histoires, qu’à celles que le nouvelliste lui avoit dites. Cette joie qu’il fit paroître en présence de plusieurs grands seigneurs, leur en causa beaucoup & les flatta de le voir bien-tôt dans une santé parfaite. Ce prince ordonna que chacun se rendît le lendemain au troisième palais, qui étoit peint de diverses couleurs. Toute la cour ne manqua pas de s’y trouver, avec des habits semblables aux ornemens de ce palais. L’empereur y arriva sur les onze heures ; il vit d’abord la princesse, qui l’attendoit avec impatience, & avec laquelle il eut une conversation des plus enjouées ; ensuite il se mit à table, & après avoir dîné, il fit venir le troisième nouvelliste, auquel il commanda de lui raconter quelque histoire. Cet homme obéit aussi-tôt, & commença de cette manière.

TROISIÈME NOUVELLE

Il y avoit aux Indes un riche & puissant roi, qui demeuroit dans une ville maritime appelée Zeheb. Il ne connoissoit d’autre divinité que le lion qu’il adoroit, il aimoit les arts libéraux & les mécaniques, & se faisoit un plaisir d’avoir toujours d’habiles artisans. Parmi ces gens-là, il avoit un orfèvre qui se faisoit distinguer par la beauté de ses ouvrages. Ce prince en étoit charmé ; & un jour, l’ayant fait venir, il lui donna une grande quantité d’or, avec ordre de lui en faire un très-beau lion. L’orfèvre ayant reçu cet or, ne songea qu’à satisfaire le roi, & à faire un ouvrage qui pût passer pour un chef d’œuvre. Il se mit donc à y travailler, & s’y appliqua avec tant d’ardeur & d’exactitude, qu’en moins de six mois, il fit un lion si parfait, qu’il n’y manquoit que le souffle, pour faire croire qu’il étoit plein de vie. Comme il étoit d’une masse fort pesante, il lui fit des roues sous les pieds ; en sorte que dix hommes le pouvoient mener facilement en quelque lieu que ce fût. Le roi fut fort content de cet ouvrage, & tous ceux qui le voyoient en étoient tellement charmés, qu’on ne pouvoit croire qu’il eût été fait par la main d’un homme. Ce prince, voulant en quelque façon récompenser le mérite & le travail de l’ouvrier, lui donna dix mille écus de pension avec des privilèges considérables.

Cette libéralité excita une si grande envie parmi les orfèvres de la ville, qu’ils alloient en foule examiner ce lion, pour tâcher d’y trouver quelque chose à dire. Entre ces gens-là, il y en avoit un qui étoit fort rusé, & qui, ne voyant aucun défaut dans cet ouvrage, dit qu’il ne pouvoit y être entré le poids de dix mille pesant d’or, & qu’il y avoit sans doute de la friponnerie de la part de l’ouvrier. Comme il croyoit que c’étoit une occasion favorable pour faire retrancher la pension de son confrère, & de s’acquérir la confiance du roi, il publioit hautement qu’il y avoit de la mauvaise foi dans cet ouvrage. Mais cela ne suffisoit pas, il falloit le prouver ; & pour le faire, il ne voyoit que deux partis à prendre, ou de rompre le lion par morceaux, ce qu’on n’auroit jamais fait, vu l’excellence de l’ouvrage, ou de le faire peser, ce qui auroit été bien difficile, attendu le poids d’une masse si pesante. Toutes ces chose lui paroissoient presque impossibles, lui donnoient beaucoup de chagrin, & le faisoient passer pour un calomniateur. Un jour qu’il en parloit à sa femme, il lui dit, que celui qui pourroit trouver le moyen de peser le lion, & de faire voir au roi le larcin que l’orfèvre lui avoit fait, auroit indubitablement sa pension. Sa femme, sensible au gain, l’assura qu’elle en sauroit bientôt le secret, pourvu qu’il la laissât faire. Son mari lui repartit qu’elle pouvoit faire ce qu’elle voudroit, & que si elle réussissoit, ils seroient heureux le reste de leur jours. Pour exécuter son dessein, elle résolut de lier une amitié étroite avec la femme de l’orfèvre, qu’elle connoissoit : c’est pourquoi l’ayant rencontrée un jour faisant sa prière devant le lion, elle lui dit qu’elle étoit la plus heureuse femme du monde d’être l’épouse d’un homme qui étoit agréable au roi pour son rare mérite ; & ensuite, lui faisant considérer la beauté du lion : Je ne vois, dit-elle, qu’une seule chose qu’on puisse opposer à un si excellent ouvrage, qui, étant parfait dans toutes ses parties, semble renfermer en soi quelque défaut, parce qu’on ne le peut peser. Ces paroles ayant un peu inquiété la femme de l’orfèvre, qui ne pouvoit entendre dire que ce lion eût quelque défaut : Quoique l’on puisse faire cette critique, répondit-elle, je suis assurée que mon mari trouvera bien le secret de le peser ; & la première fois que nous nous trouverons ensemble, j’espère de vous tirer d’erreur. En achevant ces mots, elle prit congé de son amie, & s’en retourna chez elle. Lorsqu’elle y fut arrivée, elle attendit avec impatience la nuit, parce qu’elle savoit qu’il n’y a point de temps plus favorable que celui-là pour savoir le secret de son mari. Étant au lit, elle commença à lui faire bien des amitiés ; & ensuite elle lui dit, en parlant du lion, qu’elle n’y connoissoit point d’autre défaut, si ce n’étoit que, comme il étoit d’or & d’un prix très-considérable, on n’en pouvoit point savoir la pesanteur, & par conséquent la valeur ; que cette chose étant un reproche qu’on feroit à l’ouvrage & à l’ouvrier, il falloit absolument y remédier, & trouver le moyen de le peser.

Ces paroles ayant donné quelque chagrin à l’orfèvre, tant parce que, découvrant le secret à sa femme, il appréhendoit qu’on ne sût un jour son larcin, que parce qu’en le lui cachant, il sembloit la mépriser : J’avois résolu, lui dit-il, de ne jamais dire ce secret à personne ; mais comme vous êtes ma femme, & que je vous aime de tout mon cœur, je ne veux point vous le cacher, espérant que vous n’en parlerez à qui que ce soit, d’autant que si on le savoit, cela feroit tort à ma réputation, & vous seriez blâmée de tout le monde. Sa femme lui promit de n’en jamais parler à personne. Alors il lui dit : Vous savez combien il est facile de conduire le lion par-tout où l’on voudra, à cause des roues qui sont sous ses pieds : c’est pourquoi, quiconque sera curieux d’en savoir le poids, n’a qu’à le mettre dans un navire, & marquer par dehors l’endroit où le navire aura enfoncé dans la mer ; cela étant fait, on tirera le lion, & on chargera le navire de pierres ou d’autre chose, jusqu’à la marque qui en aura été faite, & ensuite on n’aura qu’à peser ces pierres, & l’on connoîtra aisément la quantité d’or qu’il y a dans le lion. Sa femme ayant bien entendu ce moyen, lui promit de nouveau de garder le secret. Le jour étant venu, elle sortit pour aller faire la prière devant le lion. Comme elle étoit à moitié chemin, elle rencontra la femme de l’autre orfèvre, lui fit part de tout ce que son mari lui avoit dit, en la priant bien fort de n’en parler à personne. Elle le lui promit, mais elle n’en fit rien ; car étant de retour en sa maison, elle découvrit à son mari le moyen de peser le lion, & lui conseilla de l’aller dire au roi, afin qu’il sût au vrai la quantité d’or qui étoit entrée dans la composition du lion. L’orfèvre, qui ne souhaitoit que cela, fut le lendemain au matin au palais, & ayant fait dire à ce prince qu’il avoit quelque chose de conséquence à lui communiquer, on le fit entrer. Il lui déclara le larcin que l’orfèvre lui avoit fait, & le secret de l’en convaincre.

Le roi remercia l’orfèvre de l’avis qu’il lui avoit donné, & lui promit d’en avoir de la reconnoissance ; ensuite il fit venir celui qui avoit fabriqué le lion, & lui dit d’aller à un de ses palais à la campagne, où il y avoit quelque chose qui demandoit son ministère. Il partit aussi-tôt ; & le même jour, le roi ayant fait conduire le lion à la mer, le fit peser dans un vaisseau, & l’on trouva qu’il y manquoit deux cents poids d’or. Cette friponnerie le mit fort en colère ; & aussi-tôt que l’orfèvre fut de retour, le roi, après lui avoir reproché son crime & son ingratitude, ordonna de l’enfermer au haut d’une tour qui n’étoit pas fort éloignée de la ville, & d’en murer la porte, afin qu’il mourût de faim, ou que se précipitant du haut de la tour en bas, il se tuât lui-même. Ces ordres furent exécutés sur le champ, & sa femme, qui avoit été la cause de son malheur, en eut un fort grand chagrin. Elle vint le lendemain au pied de la tour, pleurant à chaudes larmes, & demandant pardon à son mari d’avoir révélé son secret. Mais comme il croyoit devoir mourir bientôt : Femme, lui dit-il, vos gémissemens & vos larmes sont présentement superflus, ils ne peuvent me sauver. Vous êtes la cause de ma perte, & ainsi vous êtes obligée de me donner du secours pour tâcher de me tirer d’ici ; retournez au plutôt à la ville, & apportez des fils de soie, que vous lierez aux pieds de plusieurs fourmis que vous mettrez à la muraille de cette tour, & vous leur frotterez la tête avec du beurre, parce que, comme elles l’aiment beaucoup, si-tôt qu’elles en sentiront l’odeur, elle monteront toujours en haut, dans la croyance d’y trouver du beurre. De cette manière, je suis certain de pouvoir me sauver ; c’est pourquoi, lorsque vous aurez apporté avec la fine soie une plus grosse, vous la lierez avec la fine, & je la tirerai à moi ; & ensuite vous joindrez à celle-ci une ficelle ; & après avoir tiré une grosse corde, je l’attacherai à une poulie qui est au haut de cette tour. Apportez toutes ces choses, & gardez-vous bien d’en parler à personne : je pourrai, par ce moyen, échapper à la mort qui m’est assurée, si vous ne faites promptement ce que je vous dis. Cette femme fut un peu consolée de ces paroles ; elle courut aussi-tôt à la ville, & ayant fait provision de tout ce que son mari lui avoit demandé, elle se rendit au pied de la tour. La corde fut bientôt tirée en haut, & attachée avec la poulie à une grosse poutre. Il en passa un bout dans la poulie, qu’il jeta en bas à sa femme à l’entrée de la nuit, & il lui dit de se lier par le milieu du corps, parce que n’ayant pas assez de force pour soutenir avec la main le bout de la corde, afin de descendre en bas, il couleroit tout doucement avec le contrepoids du corps de sa femme, & que si-tôt qu’il seroit à terre, il la feroit descendre en bas avec le même bout de corde dont il s’étoit lié.

Cette femme, qui ne souhaitoit rien tant que la liberté de son mari, se lia par le milieu du corps avec le bout de la corde, & lui donna le moyen de sortir de sa prison. À peine fut-il en bas, & sa femme au haut de la tour, qu’il lui dit de lui jeter le bout de la corde avec laquelle elle s’étoit liée, parce qu’il vouloit, ajoutoit-il, y attacher une pièce de bois par le milieu, afin qu’étant montée au haut de la tour, elle se mît à cheval dessus, & descendît plus facilement. Elle lui jeta aussi-tôt le bout de la corde, & alors cet homme sans pitié, prenant ce bout, tira de toute sa force la corde hors de la poulie, & ayant jeté la vue en haut, comme il étoit tout en colère contre sa femme de l’avoir exposé à un si grand danger : Indigne & coupable femme, lui dit-il, puisque tu m’as exposé à la mort, il est juste que tu y sois aussi. En achevant ces mots, il jeta la corde avec le fil de soie & la ficelle dans une petite rivière qui passoit au pied de la tour, & gagna la campagne. Il marcha tout la nuit, & étant arrivé à la pointe du jour dans un village où il n’étoit connu de personne, il y resta en attendant que la fortune lui fût plus favorable.

Pendant qu’il étoit dans cette espérance, & qu’il remercioit le ciel de lui avoir procuré le moyen de se sauver, sa femme, affligée au dernier point, pleura toute la nuit, dans la crainte de la mort qu’elle voyoit inévitable. Le jour étant venu, ses cris & ses plaintes faisant entendre qu’elle demandoit du secours, un homme de qualité qui passoit par là, dit au roi que dans la tour où l’on avoit enfermé l’orfèvre, l’on y avoit mis une femme qui pleuroit continuellement. Le roi, voulant savoir qui elle étoit, ordonna qu’on la lui amenât. Quand elle fut devant lui, elle lui conta la cause de l’accident qui lui étoit arrivé. Ce prince, admirant l’adresse dont l’orfèvre s’étoit servi pour se sauver & pour punir sa femme de son indiscrétion, ne put s’empêcher de rire ; & jugeant que cette subtilité méritoit quelque récompense, ou du moins quelque grace, il fit publier par-tout son royaume, que l’orfèvre pouvoit se présenter devant lui, & qu’il lui pardonneroit son crime. Cet homme, ravi d’une si agréable nouvelle, vint se jeter aux pieds du roi, qui lui ayant fait conter l’histoire de son évasion, se mit à rire plus fortement que jamais. Il lui accorda la grace qu’il avoit promise, & lui fit venir sa femme pour les raccommoder ensemble ; ensuite il donna une pension considérable à l’autre orfèvre qui avoit découvert le larcin ; & après les avoir fait réconcilier, il les renvoya chez eux pleins de joie & de satisfaction.

L’empereur Behram ayant écouté cette histoire avec beaucoup de plaisir, se fit conduire le lendemain au quatrième palais. Lui & tous les seigneurs de sa cour étoient habillés de la même étoffe dont le palais étoit meublé. D’abord qu’il y fut arrivé, la princesse, qui souhaitoit de le voir, l’alla trouver dans son appartement ; il la reçut avec bien de l’honnêteté, & leur entretien fut sur diverses choses également curieuses & agréables. Après une conversation de plus de deux heures, elle se retira, & l’empereur fit venir le quatrième nouvelliste, auquel il commanda de lui raconter quelque histoire tragique, dont la morale le pût édifier. Cet homme, qui étoit fort savant, baissa les yeux par respect, & les élevant modestement sur ce prince, voici celle qu’il lui dit.


QUATRIÈME NOUVELLE

Quoique, dans la religion juive, dans la mahométane & dans la nôtre, les hommes puissent avoir plusieurs femmes, il n’est pas permis aux femmes, dans aucune religion raisonnable, d’avoir plusieurs maris. Cependant il y a un pays aux Indes, appelé Melleami, où les femmes peuvent avoir autant de maris qu’elles veulent. Il y en a quelquefois qui en ont dix ou douze, qu’elles ont soumis par leur beauté & par leurs charmes. Ce désordre, qui a quelque chose de monstrueux, & si contraire à la bonne politique, est fondé sur la religion de ces gens-là, que les autres nations traitent de barbares. Ils prétendent ne rien faire en cela que ce qu’ont fait les dieux & les déesses qu’ils adorent chez eux. Cette pluralité de maris cause souvent parmi ces hommes des jalousies & des querelles, qui ne finissent que par la mort des uns ou des autres, quelquefois par celle de tous ensemble.

Pendant que j’étois dans ce pays, on me fit voir une fort belle dame qui avoit douze maris auxquels elle avoit donné le nom de chaque mois. Ces maris étoient de jeunes gens fort bien faits, & fort jaloux les uns des autres. Elle en eut d’abord de la joie ; & ceux-ci, jugeant que cela pourroit avoir des suites fâcheuses, voulurent l’obliger à retrancher le nombre de ses maris. Ils lui en parlèrent plusieurs fois ; mais comme elle savoit qu’un & un font deux, & qu’en amour comme en guerre deux valent mieux qu’un, elle ne pouvoit se résoudre à quitter les uns pour les autres. Elle fit tout son possible pour les faire vivre en bonne intelligence, en leur témoignant une amitié égale. Mais ils étoient trop amoureux pour se contenter d’un cœur partagé ; ils voulurent décider leur différent par le sort des armes. Le jour étant pris pour cela, ils se rendirent au lieu destiné, & se battirent six contre six ; il y en eut six de tués : les six autres se battirent trois contre trois ; il y en eut quatre de tués : les deux derniers ayant horreur de voir tant de sang répandu pour une femme, ou, pour mieux dire, pour une louve, mirent les armes bas, & se promirent réciproquement de la quitter. En effet, ils se tinrent parole ; & quelque adresse dont elle se servît pour les rappeler, ils ne voulurent plus la voir. Elle en eut un chagrin d’autant plus grand, que personne n’osoit l’épouser, ni même devenir son amant, de crainte d’éprouver un sort semblable à celui de ces malheureux qui avoient été tués pour l’amour d’elle. Cependant les feux de la concupiscence qui l’embrasoient sans cesse, ne lui permettoient point de se passer d’homme ; & un jour, étant seule dans sa chambre, plus transportée de sa passion que jamais, un démon incube, sous la figure d’un beau garçon, s’apparut à elle, & lui fit offre de service. Elle l’accepta ; & toutes les nuits, il ne manquoit point de venir coucher avec elle. Comme elle l’aimoit passionnément, elle l’épousa, & en devint grosse. L’enfant dont elle accoucha avoit deux cornes au front. On me dira peut-être que les démons étant des esprits incorporels, n’engendrent point. Cela est très-vrai ; mais lorsqu’ils prennent la figure de femme, que l’on nomme succube, ils reçoivent la semence de l’homme, &, sous la forme d’incube, ils la donnent à la femme, & peuvent engendrer. De telles conjonctions naissent quelquefois des enfans merveilleux en force de corps & d’esprit. La chose n’est pas difficile à croire d’autant que les démons, sachant très-bien le temps qui est le plus propre à la génération, s’en servent avec adresse pour faire concevoir ces malheureuses.

De cette sorte fut engendré Merlin, qui a été estimé prophète entre les Anglois, & duquel les histoires d’Écosse & d’Angleterre racontent tant de merveilles. L’on tient qu’il fut conçu d’une femme de maison illustre, & d’un démon incube.

Jortande & Abbatius écrivirent que toute la nation des Huns vient de la conjonction des faunes, des satyres, ou démons incubes, avec des femmes magiciennes & enchanteresses, que Henri, roi des Goths, avoit chassées de son armée, étant campé près des marais méotides.

Paufanias raconte que les Candiots étoient tellement infectés des ombres de morts, ou, pour mieux dire, des démons qui sortoient des sépulcres, & venoient revoir leurs femmes, pour se rejoindre charnellement à elles, qu’ils ordonnèrent qu’on bruleroit les corps des hommes après leur mort.

Philostrate, en la vie d’Apollonius de Tyaner, rapporte qu’un jeune homme appelé Ménippus, disciple de cet Apollonius, s’en allant un jour de Corinthe en la ville de Ceuchrée, une lamie ou démon, en forme de très-belle femme, se présenta à lui, & le prenant par la main, lui dit d’un air gracieux, qu’elle étoit de nation phénicienne, & fort éprise d’amour pour lui ; que s’il vouloit lui rendre une mutuelle affection, ils vivroient heureusement ensemble, & qu’un bel homme comme lui, avec une femme comme elle, auroient les plus beaux enfans du monde. Elle ajouta qu’elle avoit une maison magnifique au faubourg de Corinthe, qu’elle lui montra du doigt, & qu’elle lui promettoit de lui faire entendre une musique charmante, boire de bon vin, manger tout ce qu’il y a de plus délicat ; & enfin lui donner tous les plaisirs imaginables. Ménippus, charmé de la beauté de cette femme & des espérances dont elle le flattoit, s’en alla sur le soir avec elle dans cette maison. Il y fut si bien reçu, qu’il continuoit tous les jours d’y aller, comme à la jouissance de toutes les délices. Apollonius le considérant un jour, & reconnoissant, à son aspect & à sa contenance, ce qui se passoit, comme il étoit un grand philosophe, ou plutôt un insigne magicien, il lui dit : Ô Ménippus, je vois bien que tu entretiens un serpent, & que tu en es entretenu. Voyant que Ménippus sourioit de ces paroles, il s’expliqua plus clairement : c’est, dit-il, que tu hantes une femme qui n’est point femme. Mais quoi ! penses-tu qu’elle t’aime ? Oui, très-fort, répondit Ménippus, & je la veux épouser demain. Eh bien, répliqua Apollonius, je me trouverai à la fête, & je te ferai voir comme tu es trompé. Apollonius étant donc venu au logis de ce démon où se devoient célébrer les noces, & voyant une grande quantité de vaisselle d’or & d’argent, toutes sortes de meubles précieux, grand nombre de cuisiniers, diverses viandes qui sembloient être délicatement apprêtées : Ô que voilà de belles choses ! dit-il : où est ta femme, Ménippus ? La voilà, répondit Ménippus. Apollonius se tournant vers les conviés : Vous voyez ici, leur dit-il, des jardins de Tantale, comme parle Homère, qui n’ont rien que l’apparence, de même que tous ces meubles magnifiques, & ce grand nombre de vaisselle d’or & d’argent. Il n’y a nulle matière en tout cela ; ce ne sont que des prestiges & des fantômes ; & cette belle épousée est une de ces empuses qu’on appelle lamies ou marmolycies, qui, sous prétexte d’amour, dévorent ceux qu’elles ont attirés par leurs charmes. Ce démon, cette femme pria d’abord Apollonius de changer de discours, & voyant qu’il n’en faisoit rien, elle invectiva contre ces philosophes ; mais lorsqu’elle vit évanouir tous ses meubles, elle feignit de pleurer, priant Apollonius qu’il ne l’affligeât pas d’avantage, & ne la contraignît point de dire qui elle étoit. Mais loin de la satisfaire, il la pressa tellement, qu’elle lui confessa qu’elle étoit une lamie qui avoit trompé Ménippus par des prestiges, pour ensuite le dévorer & le perdre. Ménippus, terriblement surpris de cette aventure, remercia Apollonius de lui avoir sauvé la vie, & n’eut plus de pareil amours.

Phlegon Trallien rapporte qu’une fille s’étant abandonnée à l’hôte de son père, & se voyant contrainte de quitter ses impudiques amours, en fut si outrée, qu’elle en mourut de regret, & fut enterrée publiquement. Six jours après son trépas, cet hôte étant retourné chez son père, elle l’alla trouver dans sa chambre, & coucha avec lui ; ils se firent des présens réciproques. Une nourrice ayant aperçu cela, le dit à ceux du logis. Tout le monde y accourut, & la fille étant surprise avec l’hôte, elle parla de cette sorte à ses parens : Vous, père & mère, pendant que je vivois, vous m’avez privée du contentement que j’aurois eu de demeurer trois jours avec mon ami ; mais vous en pleurerez, & je m’en retourne d’où je suis venue. En disant ces mots, le corps demeura tout étendu mort sur la place, & fut transporté à son sépulcre, qu’on trouva vide, si ce n’est qu’on y vit les présens que son ami lui avoit donnés depuis leur dernière entrevue. Sur quoi les augures & les devins ayant été consultés, furent d’avis de transporter ce cadavre hors de la ville, & de faire des sacrifices aux dieux, pour apaiser leur colère.

Hector Boëtius, dans son histoire d’Écosse, outre plusieurs exemples qu’il rapporte, touchant les incubes & les succubes, remarque que, dans la province de Marrée, une jeune fille de très-belle & d’illustre maison, qui avoit refusé de très bons partis en mariage, se laissa séduire par un démon incube, qui, sous la figure d’un beau jeune homme, la fréquentoit impudiquement ; de manière qu’enfin elle devint enceinte de ses œuvres. Ses parens voulant savoir qui l’avoit débauchée, elle leur dit que c’étoit un jeune homme d’une beauté & d’un esprit admirable, qui venoit ordinairement la nuit, & même quelquefois le jour dans son cabinet, sans qu’elle sût ce qu’il devenoit après, ni où il faisoit sa retraite. Les parens n’ajoutant pas beaucoup de foi à son discours, la firent observer par un femme de chambre ; si bien que le troisième jour après, étant avertis que le galant étoit avec leur fille, ils firent fermer les portes & les fenêtres de la maison, & ayant fait allumer des flambeaux, entrèrent dans le cabinet de la fille, & trouvèrent avec elle un monstre hideux & horrible, d’une stature sur-humaine. Ils en eurent tant de peur, que la plupart s’évanouirent, & les autres s’enfuirent, excepté un prêtre renommé, tant pour sa bonne vie que pour sa doctrine, lequel se prit à dire d’un ton haut : Et verbum caro factum est. Dans le même temps qu’il prononçoit ces mots, le démon fit des cris effroyables ; il sortit, en emportant le toit du cabinet, dont il brûla & consuma tous les meubles. La fille, par ce moyen, fut délivrée de ce diable, & trois jours après, elle accoucha d’un monstre qui fut étouffé & brûlé par la sage-femme.

Je crois, seigneur, qu’en voilà assez pour montrer que les incubes & les succubes ne sont pas des illusions & des chimères, mais des choses réelles & effectives, dont on ne peut douter. Revenons présentement à la dame que nous avons quittée, & disons que son démon incube lui ayant donné le moyen de devenir princesse, voulut qu’elle lui fit des sacrifices publics. C’est la coutume en ce pays-là de sacrifier au diable. Voici donc comme la dame fit le sien. Elle avoit dans sa maison une grande salle, dans laquelle on voyoit trois colonnes de terre, de trois ou quatre pieds de haut, posées en triangle, & éloignées l’une de l’autre d’environ une toise. Elle avoit engraissé un cochon qui devoit servir de victime, & qu’elle devoit elle-même égorger dans l’enceinte de ces colonnes. Les principaux de la ville & les personnes les plus riches des environs ne manquèrent pas de se trouver à cette cérémonie. Quand elles furent toutes dans la salle, la prêtresse se mit au milieu des trois colonnes, & commença à invoquer le diable, en prononçant certaines paroles mystérieuses avec de grands hurlemens, & une agitation effroyable de tout son corps. Divers instruments de musique l’accompagnoient, avec des sons qui varioient selon la différence des esprits qui sembloient tour-à-tour la posséder. Enfin, lorsqu’on vint à jouer un certain air, sacré parmi eux, la dame se leva, prit un couteau, égorgea le cochon, & se jetant avec fureur sur la plaie de cet animal, but de son sang tout fumant encore. Alors elle fit des cris & des prophéties, en menaçant l’assemblée des plus cruels châtiments de la part du démon qui l’inspiroit, si tous les assistans ne lui donnoient ce qu’elle demandoit : de l’or, de l’argent, des joyaux, du riz, de la toile, tout lui étoit bon. Elle imprimoit tant de terreur parmi ces foibles esprits, qu’elle tiroit quelquefois jusqu’à la valeur de trois ou quatre cents écus. Cela dura quelque temps de cette manière ; mais un frère qu’elle avoit, étant nouvellement arrivé de Portugal, où il s’étoit fait chrétien, sachant la vie abominable de sa sœur, voulut l’en retirer. Elle étoit assez disposée à suivre son conseil, lorsque son démon incube en ayant eu avis, lui fit mille reproches, & l’étrangla, lui disant qu’elle étoit à lui, puisqu’il l’avoit épousée. À l’égard de l’enfant, il ne lui fit rien d’abord ; il attendit qu’il fût plus grand, afin que sa conquête en fût plus belle. Et comme quelques années ensuite il se baignoit dans la mer, il l’enleva à la vue de plusieurs personnes qui s’y baignoient aussi. Voilà le sort malheureux de la mère & de l’enfant, qui nous apprend qu’il ne faut jamais avoir de commerce avec les démons, qui n’ont pour tout objet que la perte des personnes, & particulièrement de celles qui sont assez simples pour les croire. Fassent les dieux que l’horreur que j’en ai se répande sur toute la terre, & que ces malins & pernicieux esprits soient toujours renfermés dans les enfers, à souffrir non seulement tous les maux qui leur sont dus, mais encore tous ceux qu’ils veulent causer aux hommes, & qu’ils méritent eux-mêmes.

L’empereur Behram fut si content de toutes ces histoires, qu’il ne put s’empêcher d’en féliciter le nouvelliste, & de lui dire qu’il n’avoit jamais rien entendu de plus curieux. Comme il vit que cet homme étoit très-savant & plein de probité, il le prit à son service, & lui donna une pension considérable, afin qu’il pût vivre honorablement, & assister sa famille qui n’étoit pas riche. Cette générosité fut applaudie de toute la cour : elle fait voir que les dieux connoissent mieux nos besoins que nous-mêmes, & qu’il ne nous faut que ce qu’ils jugent nécessaire pour notre félicité & pour leur gloire.

L’empereur, sentant de jour en jour ses forces rétablies, alla le lendemain avec toute sa cour au cinquième palais, qui étoit peint, en dehors & en dedans, de rouge, de blanc & de vert. Ce prince & tous les seigneurs qui l’accompagnoient, étoient vêtus de la même couleur, & rien n’étoit plus beau, ni plus brillant que toute sa suite. La princesse, qui l’attendoit, ayant su son arrivée, le fut trouver dans son appartement. Il la reçut d’une manière si enjouée, qu’ils furent également charmés ; lui de la voir, parce qu’elle étoit très-belle ; & elle de l’entendre, parce qu’il avoit beaucoup d’esprit. Cependant quoique le plaisir d’être ensemble dût rendre leur conversation très-longue, elle ne dura pas plus d’une heure ; mais, pendant ce temps, ils se dirent cent choses divertissantes, & toutes plus agréables les unes que les autres ; ensuite la princesse s’étant retirée, l’empereur fit venir le cinquième nouvelliste, auquel il ordonna de lui raconter quelque aventure galante. Cet homme, qui en savoit une fort jolie, après avoir fait une profonde révérence, parla de cette manière.


CINQUIÈME NOUVELLE.

Il y avoit dans la ville de Batavie, au royaume de Bantan, une demoiselle qui n’étoit pas moins aimable par les agrémens de sa personne, que par la beauté de ses sentimens ; elle menoit une vie fort réglée ; & quoique sa fortune fût peu considérable, on ne laissoit pas de la voir contente. Comme elle ne souhaitoit jamais que ce qui étoit proportionné aux espérances que son état lui pouvoit permettre, elle étoit heureuse, parce qu’elle savoit se régler. La douceur de son esprit répondoit à celle qu’on voyoit sur son visage, & il eût été fort mal-aisé que son mérite ne lui eût pas attiré nombre d’amans, si elle eût voulu le faire connoître. Mais sa mère, qui ne lui avoit jamais donné que des leçons de vertu, lui en inspiroit l’heureuse pratique ; & les coquettes, dont elle trouvoit la conduite insupportable, étoient pour elle un miroir qui lui apprenoit à ne pas tomber dans leurs défauts. Ainsi, elle passoit la plupart du temps à travailler auprès de sa mère, & ne recevoit aucune visite, par le peu de soin qu’elle prenoit à s’en procurer. Elle eut pourtant beau se tenir cachée, le hasard la fit découvrir à un cavalier de Bantan, qui, étant venu loger vis-à-vis de sa maison, l’aperçut un jour à la fenêtre. Il la trouva tout aimable, & l’ayant vue ainsi plusieurs fois, quoiqu’elle se retirât si-tôt qu’elle remarquoit qu’on s’attachoit à la regarder, il ne put plus résister à l’envie de la connoître. Il y fut porté avec beaucoup plus d’ardeur, lorsque l’ayant entendu chanter un soir, il se sentit entraîné vers elle par ce nouveau charme. Comme il avoit de l’esprit, & de cet esprit qui se fait aimer par-tout, ce lui fut assez pour s’introduire chez cette aimable personne, que le prétexte du voisinage.

Sa mère crut que l’honnêteté demandoit d’elle qu’elle accordât à un étranger, qui ne devoit rester à Batavie qu’un mois ou deux, ce qui auroit pu tirer à conséquence, si elle l’eût souffert à un autre. Il alloit chez elle la plupart des soirs, & la conversation se faisant toujours en présence de la mère, sans qu’il semblât souhaiter du particulier avec sa fille, ni l’une, ni l’autre ne s’imagina qu’il eût d’autres vues dans l’empressement qu’il leur témoignoit, que le plaisir de passer quelques heures avec moins d’ennui qu’il n’eût fait dans sa chambre. Il y fut trompé lui-même, & il ne connut le sentiment qu’il avoit pour cette charmante fille, que lorsque la mère lui demanda son avis sur un mariage qu’on lui proposoit ; elle ne lui en parla que comme le croyant assez de ses amis pour lui donner un conseil sincère. En effet, elle étoit bien éloignée de croire qu’il y dût prendre intérêt que par le seul avantage de sa fille. Il n’avoit marqué pour elle que ce qu’un homme galant fait paroître en général pour le beau sexe. Elle n’avoit que fort peu de bien à lui donner, & elle savoit que le cavalier étoit très-riche. Outre une fort belle terre dont il jouissoit, il avoit pour plus de cent mille écus de prétentions bien fondées, & il n’étoit venu à Batavie que pour recouvrer des pièces qui lui étoient nécessaires pour en assurer l’effet. Il parut embarrassé sur le conseil qu’on lui demandoit. Il s’informa du bien de l’amant, & le trouvant médiocre, il dit qu’avec du mérite, de la jeunesse, & de la beauté, il n’y avoit rien qu’on ne dût attendre, quand on pouvoit ne se pas hâter de faire un choix.

Le lendemain, il pria la fille de ne lui point déguiser si elle sentoit son cœur porté à ce mariage. Elle ne fit point difficulté de lui avouer qu’ayant besoin de quelque établissement pour réparer son peu de fortune, cette seule vue l’engageoit à écouter les propositions qui étoient faites. Le cavalier ne lui dit rien davantage, & passa encore trois jours sans lui expliquer ses sentimens ; mais enfin, voyant la chose en état de se conclure, il ne lui fut plus possible de mettre des bornes à sa passion. Il lui déclara qu’il étoit éperdument amoureux d’elle, & que si elle vouloit rompre avec l’amant qui se présentoit, & lui accorder le temps de venir à bout de son procès, il viendroit la rendre maîtresse de sa fortune, comme elle l’étoit déjà de son cœur. Il parla de bonne foi ; ainsi il ne faut pas s’étonner s’il persuada. La belle lui représenta le tort qu’il auroit de lui faire perdre ce qu’elle ne trouveroit peut-être pas aisément, & il lui mit l’esprit en repos, en lui faisant les plus tendres protestations de fidélité & de confiance. Il l’obligea de consentir à se faire peindre, pour lui donner son portrait, & elle voulut bien recevoir le sien. Il la quitta, avec promesse de terminer ses affaires au plutôt, & de venir l’épouser. Il partit avec ces sentimens, & étant arrivé à Bantan, il ne songea plus qu’à poursuivre son procès, dans lequel il s’agissoit de la meilleure partie de son bien. La violence de sa passion lui fit chercher les voies les plus promptes de se mettre hors d’affaire ; & si ses parties eussent été raisonnables, il leur eût été aisé d’obtenir un accommodement avantageux ; mais le crédit de quelques personnes d’un rang distingué qui prenoient leurs intérêts, leur faisant croire infaillible le gain de leur cause, il fallut qu’un jugement souverain en décidât.

Le cavalier chercha de l’appui contre une si forte brigue, & jeta les yeux sur un homme de la cour, qui étoit très-puissant & très-considéré. C’étoit un seigneur d’une maison fort illustre, & qui, ayant une fille, eût été bien aise de la marier, sans se dépouiller de rien. Elle avoit plus d’esprit que de beauté, & on conseilla au cavalier de feindre d’avoir de l’amour pour elle. Ces apparences plurent au père ; il s’employa de tout son pouvoir pour le cavalier, qui, ne croyant hasarder que des complaisances, rendoit à sa fille des soins assidus. Ils étoient favorisés, & on lui donnoit les occasions les plus commodes pour le tête-à-tête. Les procédures avançoient toujours, & de la manière qu’on avoit tourné ses choses, les cent mille écus lui étoient presque assurés. Comme il ne faisoit aucune déclaration précise, le père de la fille, homme adroit & violent, l’ayant trouvé seul un jour dans la chambre de la demoiselle, lui dit que la conduite qu’il avoit tenue avec elle depuis quelque temps faisoit courir des bruits dans la ville, qu’il étoit temps de faire cesser ; qu’elle étoit d’une naissance à ne pas souffrir qu’on l’exposât au soupçon d’aucune galanterie ; qu’il ne l’avoit reçu favorablement chez lui & servi dans son affaire, que dans la pensée qu’il épouseroit sa fille ; qu’il n’avoit fait aucune démarche qui n’eût donné lieu de croire qu’il en avoit le dessein ; & que le service qu’il lui rendoit, en lui faisant gagner une affaire de la plus haute importance, méritoit bien qu’il le reconnût par ce mariage, sur-tout lorsqu’il devoit tenir à honneur d’être son gendre.

Le cavalier, étourdi du coup, essaya de se remettre, en demandant au père qu’il lui donnât quelques jours pour répondre à sa proposition. Il voulut bien lui en donner huit, mais à la charge que, pendant ce temps, il songeroit aux clauses qu’il trouveroit à propos que l’on employât dans le contrat. Cette violence, cachée sous de beaux dehors, mit le cavalier au désespoir. Il connut la faute qu’il avoit commise, & il n’y avoit aucun remède. Le père, après s’être déclaré comme il avoit fait, n’étoit point homme à se relâcher. Il prétendoit que ce qu’il devoit à son honneur, lui imposoit la nécessité de ce mariage ; & ce qu’il pouvoit auprès des juges, faisoit voir au cavalier la perte de son procès inévitable, s’il se défendoit d’épouser sa fille, quand même on l’auroit laissé en liberté de le faire, ce qui n’étoit pas. Toutes ces raisons l’obligèrent à céder, sans faire connoître qu’il ne cédoit qu’à la force. Le mariage se fit, & le procès fut jugé ensuite à son avantage. Il eut de grands biens, mais ils n’eurent point de quoi satisfaire un cœur tout rempli d’amour. Il écrivit à la belle les cruelles circonstances de ce qui venoit de lui arriver, & il le fit d’une manière touchante, qui l’auroit persuadée de ce qu’il souffroit, si la considération de son malheur ne l’eût empêchée de s’occuper d’autre chose. Elle perdoit un amant, qui, l’ayant fait renoncer à un établissement qui lui convenoit, l’avoit réduite à ne pouvoir plus s’arracher du cœur la passion qu’il y avoit mise, & qui, l’abandonnant pour toujours, vouloit qu’il crût qu’il fût encore plus à plaindre qu’elle. L’état où elle se vit la fit emporter contre tous les hommes, & rien n’eût pu la convaincre que le cavalier ne l’eût pas trahi volontairement, s’il ne l’eût tirée d’erreur par un procédé qui n’a point d’exemple.

Un gentilhomme la vint trouver de sa part, avec une lettre, par laquelle il lui mandoit, que puisque sa mauvaise destinée ne lui avoit pas permis de s’unir à elle, il vouloit au moins lui faire voir que jamais amour n’avoit été ni plus sincère, ni plus véritable que le sien ; que pour l’indemniser de l’amant qu’elle avoit perdu, à cause de lui, il lui envoyoit deux mille pistoles, qui pourroient, en peu de temps, lui faire trouver un parti plus digne d’elle ; qu’il la conjuroit, par toute l’estime qu’elle lui avoit montrée de ne les pas refuser, & que quelques marques qu’elle pût jamais lui demander de l’intérêt qu’il prenoit à elle, il feroit tout son bonheur de la satisfaire.

Ce qu’elle lisoit lui parut si peu croyable, qu’elle ne sut que répondre au gentilhomme, & elle se vit le lendemain compter les deux mille pistoles, sans être persuadée que ce ne fût pas une illusion. C’étoit pourtant un présent réel, & le cavalier étant riche & la demoiselle peu accommodée, elle jugea à propos de l’accepter. Elle s’en fit un mérite auprès de lui, en lui répondant, après beaucoup de louanges sur sa générosité, qu’elle en feroit un usage contraire à celui qu’il lui marquoit, & que puisqu’il la mettoit en état, par le secours qu’il vouloit bien lui prêter, de n’avoir besoin d’aucun établissement, le malheur de ne pouvoir être à lui l’empêchoit d’être jamais à personne.

Cette assurance, qu’il n’eût osé demander, lui donna beaucoup de joie ; mais en même temps elle redoubla sa passion, non pas que la belle l’autorisât à la conserver ; mais plus il la connoissoit digne d’être aimée, plus celle qui étoit cause qu’il n’avoit pu être heureux, lui étoit insupportable. Il ne lui parloit jamais ; & si le nom de sa femme, qu’elle portoit malgré lui, l’obligeoit d’avoir pour elle des égards d’honnêteté, il lui étoit impossible de lui donner des marques d’amour. Cette froideur étoit remarquée, & faisoit beaucoup de peine à ceux qui les souhaitoient dans l’union. La belle en fut avertie par le gentilhomme, & à peine eut-elle appris cette espèce de divorce, que jugeant bien qu’elle y avoit part, elle s’empressa d’y remédier. Ses premières lettres n’eurent point d’effet ; il lui opposoit toujours la violence qu’on lui avoit faite, & ne pouvoit concevoir qu’elle pût exiger de lui, avec justice, qu’il eût de l’amour pour une femme qui le rendoit le plus malheureux de tous les hommes ; mais enfin elle lui peignit si vivement l’obligation où il étoit de vaincre l’aversion qui lui donnoit de l’éloignement pour elle, & lui fit si bien connoître que ce n’étoit qu’à ce prix qu’elle pouvoit lui répondre d’une éternelle amitié, qu’il résolut de la croire. Ainsi, l’envie de lui plaire lui fit obtenir sur son esprit ce que personne n’avoit encore pu gagner. Il commença à montrer plus de complaisance pour sa femme, & on fut surpris de voir entre eux une liaison qu’on ne devoit plus attendre. La dame même ne savoit à quoi attribuer un si heureux changement ; & un jour qu’elle pria son mari de lui en apprendre la cause, il répondit qu’il vouloit lui faire voir la personne qui avoit fait ce miracle. Après lui avoir conté en peu de mots son engagement avec la belle, il lui montra son portrait, & lui lut toutes les lettres qu’elle lui avoit écrites, pour l’obliger à vivre avec elle dans une parfaite intelligence. La dame fut charmée de sa vertu, & lui marqua l’admiration qu’elle lui causoit, en lui demandant son amitié, par une lettre aussi engageante que spirituelle. Vous jugez bien, seigneur, que la belle répondit comme elle devoit à ces avances. Il s’établit entre elles, en fort peu de temps, un agréable commerce, & la dame l’employa à mille commissions pour elle & pour ses amies.

Une sympathie secrète, qu’augmentoit de jour en jour la connoissance qu’elles se donnoient de leurs sentimens, les attachoit l’une à l’autre, quoique la grande distance des lieux les empêchât de se voir ; & après que trois années se furent passées de cette sorte, sans que la belle eût voulut songer à se marier, quelques partis qui se fussent présentés, une affaire assez pressante appelant le cavalier à Batavie, la dame voulut l’y accompagner, pour avoir la joie de voir l’amie qu’elle s’étoit faite. Ce fut un redoublement d’estime qui ne se peut concevoir, lorsque la pratique leur eut fait connoître l’une à l’autre tout le mérite qui ne leur étoit qu’imparfaitement connu. La dame loua son mari sur son bon goût ; & comme l’état où elle se trouvoit demandoit de lui beaucoup de réserve, il se conduisoit auprès de la belle d’une manière obligeante, qui, sans lui marquer une passion blâmable, lui faisoit voir le pouvoir qu’elle avoit toujours sur lui.

Les deux amies devinrent inséparables ; & dans le temps que la nécessité du retour leur faisoit sentir davantage le chagrin de se quitter, la dame fut attaquée d’une fièvre qui mit bientôt sa vie en péril. La belle en parut inconsolable, & ne s’empressa pas moins la nuit que le jour à lui rendre tous les soins qui la pouvoient soulager ; mais la malignité de la fièvre vainquit l’art des médecins, & on fut contraint de lui déclarer qu’elle devoit songer à mourir. Dans ce triste état, ne voyant plus rien à espérer, elle dit à son mari, que puisque l’obstacle qu’elle avoit mis à l’engagement qu’il avoit avec la belle, cessoit par sa mort, elle le prioit de l’épouser, n’y ayant personne qui fût plus digne de lui. Elle expira dans ce sentiment, & ce ne fut pas sans coûter beaucoup de larmes à son mari & à la belle. Ils donnèrent à leur sincère douleur tout le temps que la bienséance pouvoit exiger ; & l’amour, qui étoit plutôt assoupi qu’éteint, s’étant réveillé sans peine dans le cœur de tous les deux, ils eurent enfin la joie de se voir unis comme ils l’avoient souhaité. Le mariage se fit en présence de plusieurs personnes de qualité qu’on y avoit appelées. Les noces furent très-belles, & répondirent à la dignité des conviés.

Cette aventure, dit l’empereur Behram, me paroît des plus singulières ; elle fait connoître qu’on ne peut aller contre sa destinée, & que tout ce qui semble nous en écarter, ne sert qu’à nous y conduire avec plus de rapidité. Il étoit juste que le ciel joignît ces deux amans par un heureux hyménée, puiqu’ils avoient toujours eu l’un pour l’autre un amour si tendre & si sincère. Mais les dieux ont voulu les faire souffrir quelque temps, afin de leur faire trouver plus de plaisir dans cette union.

Ce prince ayant presque rétabli sa santé & ses forces, se fit mener le lendemain au sixième palais, qui étoit peint en dehors & en dedans d’aurore, d’incarnat & de blanc. L’habit de ce prince, celui des seigneurs de sa suite, & tous les équipages étoient de la même couleur, jusqu’aux harnois des chevaux. Jamais pompe ne fut plus belle, ni plus éclatante. La joie paroissoit sur le visage de chacun, & on eût dit, à les voir, qu’ils alloient célébrer la fête & le triomphe de tous les dieux. L’empereut ne fut pas plutôt arrivé dans son appartement, que la princesse du sixième palais le vint saluer. Leur abord fut très-agréable ; & soit que cela vînt d’un esprit de sympathie, ou du plaisir qu’ils avoient de se voir, ils ne purent s’empêcher de s’en donner des marques réciproques. Leur conversation répondit fort bien à cette première vue, & tout leur entretien fut des plus charmans. Il ne dura pas néanmoins plus d’une heure ; & la princesse s’étant retirée, l’empereur fit venir le sixième nouvelliste, à qui il dit de lui raconter quelque aventure galante. Cet homme obéit aussi-tôt, & d’un air enjoué, mais respectueux, il parla de la sorte.

SIXIÈME NOUVELLE.

Rien ne doit surprendre de ce qui est causé par l’amour : il agit différemment, selon que les cœurs sont disposés, & il y a souvent de l’étoile dans les liaisons qu’il forme. Il y avoit à Pékin, ville capitale de la Chine ; un jeune homme plein de mérite, & dont la naissance étoit soutenue par un bien assez considérable. Il se nommoit Polaure. Un jour, étant allé voir une dame de ses amies, il trouva chez elle une fort jolie personne, nommée Banane, dont il fut touché. Ce n’étoit pas une beauté régulière, mais il y avoit un tel agrément sur son visage & dans ses manières, qu’elle en effaçoit de plus belles qu’elle. Il s’attacha à l’entretenir, & son esprit, qui lui parut doux & insinuant, fut un nouveau charme qui entraîna sa raison. Elle étoit avec sa mère, dont la sagesse & l’honnêteté, servoient d’assurance à Polaure des soins qu’elle avoit donnés à l’éducation de sa fille. Quand elles furent parties, Polaure, qui demeura seul avec la dame, lui fit mille questions sur tout ce qu’elle savoit de cette aimable personne, & il les fit d’un air empressé, qui lui fit connoître que la curiosité qu’il lui marquoit étoit un commencement d’amour. Elle lui dit en riant, qu’elle voyoit bien qu’il la trouvoit à son gré, & il ne lui cacha pas que si elle avoit effectivement autant d’estimables qualités que cette première vue lui en avoit fait paroître, il feroit tout son bonheur de s’engager avec elle.

La dame voyant qu’il lui parloit sérieusement, lui répondit de la même sorte ; & après lui avoir parlé de la demoiselle comme de la personne la plus accomplie & la plus capable de rendre un mari heureux, elle ajouta que s’il regardoit ses avantages du côté de la fortune, elle craignoit qu’il ne fît un mauvais choix ; que la belle dépendoit d’un père avare, qui, quoique très-riche, ne lui feroit pas de grands avantages, & que lorsqu’il seroit mort, deux fils qu’il avoit partageroient sa succession, sans qu’elle y eût presque aucune part, toutes ses terres étant situées dans des provinces où la coutume étoit fort contraire aux filles. Cet avis ne put rien sur l’esprit de Polaure. Il pria la dame de lui procurer la vue de Banane, afin que la connoissant parfaitement, il pût juger s’ils étoient nés l’un pour l’autre. La dame eut la complaisance qu’il lui demandoit. Elle servoit une amie qui méritoit bien qu’on l’obligeât ; & après l’avis donné sur l’avarice du père, elle n’avoit rien à se reprocher. Les entrevues se firent d’abord sans marquer aucun dessein. On se borna à d’agréables conversations, & Polaure fut payé des soins qu’il prenoit de chercher à plaire, par tout ce que la bienséance souffroit qu’on lui montrât de reconnoissance. Il demeura bientôt convaincu de tout le mérite qu’il avoit cru reconnoître dans Banane ; & s’appliquant à étudier ses plus secrets sentimens, il n’eut pas de peine à découvrir qu’ils lui étoient favorables.

La mère, qui avoit vu naître cette passion avec plaisir, entra avec une joie extrême dans les mesures qui étoient à prendre pour engager son mari à l’approuver. Il fut résolu qu’on lui feroit un secret de ce qui s’étoit passé chez la dame, & qu’un des amis de Polaure iroit le trouver, pour lui demander sa fille, sans faire connoître que les choses fussent déjà aussi avancées qu’elles l’étoient du côté du cœur. C’étoit un homme bizarre, & s’il eût appris que, dans une affaire de cette conséquence, on eût osé prendre quelque engagement sans lui, il auroit cru son autorité blessée, & il n’en eût pas fallu davantage pour lui faire refuser son consentement. Tout se passa comme on l’avoit arrêté, & le père trouvant le parti d’autant plus avantageux, qu’on lui témoigna qu’il seroit maître de tout, ne balança point à donner sa parole. Il reçut ensuite Polaure de la manière la plus civile & la plus satisfaisante, & le présenta à sa femme & à sa fille, comme une personne qui ne leur étoit connue que de nom. Il leur marqua le dessein où il étoit d’en faire son gendre, & leur demanda pour lui des honnêtetés, où elles étoient toutes disposées. Banane, autorisée dans sa passion, s’y abandonna sans plus garder de réserve sur ses sentimens. Le procédé généreux de Polaure, qui, pour s’attacher à elle, n’avoit aucun égard à ses intérêts, méritoit bien qu’elle lui donnât son cœur tout entier. Ils se firent les plus fortes protestations d’une tendresse éternelle, & la mère, qui étoit charmée de leur union, ne contribua pas peu à la confirmer.

Il n’étoit plus question que de signer les articles. On le devoit faire au premier jour, lorsqu’un fâcheux incident en fit différer la cérémonie. Le père eut avis que son fils aîné, qui étoit volontaire dans les troupes, avoit été tué en quelque rencontre, & son cadet tomba presque en même temps dangereusement malade. Il n’y avoit aucune apparence de parler de noces dans un temps où l’on pleuroit l’un, & où tout étoit à craindre pour l’autre. On n’oublia rien pour le sauver ; & Polaure, qui prévoyoit son malheur, s’il arrivoit qu’il mourût ; faisoit sans cesse des vœux pour le succès des remèdes ; mais ils furent inutiles. La fièvre, qui n’étoit d’abord que double-tierce, se changea en continue ; & après avoir langui un mois entier, il laissa sa sœur unique héritière. Il n’auroit pas été surprenant que l’on eût remis le mariage, après un temps suffisant pour se consoler de la double perte qu’on venoit de faire ; mais Polaure, que l’on avoit d’abord regardé comme un parti fort considérable, cessoit de l’être pour une fille qui devoit avoir plus de cinquante mille livres de rente ; et son père, qui commença à prendre des vues proportionnées à ce grand bien, trouva à propos de le prier de se retirer. Sa femme tâcha de faire valoir la générosité qu’il avoit eue de sacrifier au plaisir d’entrer dans son alliance, tous les avantages qu’il eût pu trouver ailleurs ; lorsqu’il s’étoit contenté de ce qu’on vouloit donner à sa fille, & prétendit qu’on le devoit reconnoître par des sentimens qui répondissent aux siens : mais tout ce qu’elle put dire ne fit qu’aigrir son mari ; &, malgré ses remontrances, Polaure fut congédié. Ce ne fut pas sans qu’il eût la joie de recevoir de la bouche même de sa maîtresse toutes les assurances qui pouvoient adoucir son malheur. La mère, qui en fut témoin, lui promit tout le secours qu’il pouvoit attendre d’elle ; & comme on avoit fait à tous les deux d’expresses défenses de se plus voir, la crainte d’accroître la mauvaise humeur du père, si, par son éloignement, il ne le guérissoit pas de tous les soupçons qu’il pouvoit avoir, le fit se résoudre à se retirer dans une terre qu’il avoit à trente lieues de Pékin. Les adieux furent fort tendres. Il dit à Banane, qu’il ne vouloit pas qu’elle renonçât pour lui à une grande fortune ; & plus il fut généreux, plus il la trouva confiante dans les sentimens qu’elle lui avoit fait paroître. Ils convinrent, du consentement de la mère, qu’ils s’écriroient fort souvent par le moyen de la dame, leur commune amie, & rien n’étoit plus engageant, ni plus flatteur que leurs lettres. L’absence ne fit qu’augmenter leur passion. Il se passa une année entière, pendant laquelle Polaure fit secrètement deux ou trois voyages à Pékin : il y voyoit sa maîtresse un jour chez cette amie, & s’en retournoit le lendemain.

Tandis que les choses étoient en cet état, plusieurs personnes d’un rang distingué la recherchoient en mariage ; mais, heureusement pour elle, son père se trouvoit toujours embarrassé sur le choix, & le plaisir de demeurer maître de son bien, l’empêchoit de se hâter de la marier. Sa femme y contribuoit, en se rendant difficile, pour la conserver à Polaure, sans pourtant qu’elle pût voir comment elle pourroit faire réussir ses espérances. Pendant qu’il vivoit ainsi retiré, il vit arriver chez lui un de ses amis intimes, qu’il n’avoit point vu depuis quatre ans. C’étoit un homme d’une maison fort considérable, & qui étoit mandarin de Canton. Polaure eut beaucoup de joie de le voir, & l’arrêta chez lui le plus long-temps qu’il put, sans lui découvrir ce qui l’avoit obligé à quitter Pékin. Malgré toute l’amitié qui les unissoit, il crut devoir ce secret à sa maîtresse. Il ne savoit pas comment tourneroient les choses, & le meilleur parti étoit de se taire. Il vivoit dans cette terre avec une sœur qui étoit veuve, & le repos attaché à la retraite étoit le prétexte dont il se servoit pour y demeurer.

Le mandarin partit, & il y avoit déjà deux mois qu’il l’avoit quitté, lorsqu’il revint le trouver un soir, pendant que la nuit étoit fort obscure. Polaure crut qu’il venoit encore passer huit ou dix jours avec lui, & il s’en faisoit un grand plaisir ; mais le mandarin ayant demandé à lui parler en particulier, il lui dit qu’il l’avoit choisi comme l’homme du monde en qui il se confioit le plus, pour laisser entre ses mains un dépôt considérable, & qui lui étoit de la dernière importance. Il s’agissoit d’une demoiselle qu’il avoit enlevée depuis trois jours. Il avoit marché toujours de nuit, afin qu’on ne pût savoir quelle route il avoit prise, & il l’amenoit chez lui, où elle devoit demeurer cachée auprès de sa sœur, tandis qu’il employeroit ses amis, pour obliger ses parens de consentir à son mariage. Polaure ayant su qu’il l’avoit laissée dans un carrosse, avec sûre garde, à deux cents pas de chez lui, pria sa sœur d’aller lui offrir tout ce qui dépendoit d’elle, & de la conduire dans l’appartement qu’il alloit lui faire préparer, & où l’on convint qu’on ne laisseroit entrer que des domestiques de confiance, sans pourtant leur dire ce qui obligeoit à ne la pas laisser voir. La dame fit ce que son frère souhaitoit, & le mandarin la mena où le carrosse étoit arrêté. Banane ne répondit autre chose au compliment de la dame, qui l’assura de ses soins dans tout ce qui pourroit la satisfaire, sinon qu’elle la prioit de la secourir contre la violence qui lui étoit faite. Elle descendit en même temps, & la suivit sans rien dire davantage.

Le mandarin fit aussi-tôt partir le carrosse, & se faisant attendre par deux ou trois de ses gens aussi bien montés que lui, il vint retrouver Polaure, pour lui dire adieu, étant résolu de partir le lendemain pour quelque lieu éloigné, afin d’empêcher qu’on ne soupçonnât que ce fût chez son ami qu’il eût mis Banane. Polaure ayant demandé au mandarin si elle avoit consenti à l’enlèvement qu’il en avoit fait, il lui répondit, que quand il avoit tâché de s’en faire aimer, elle lui avoit dit qu’un premier engagement ne permettoit pas qu’elle l’écoutât ; & que sur le refus de l’un & l’autre, on lui avoit conseillé de l’enlever, parce qu’elle avoit beaucoup de bien ; que quoiqu’elle eût de grands agrémens de sa personne, il lui avouoit que les avantages qu’il trouvoit en l’épousant, étoient l’unique motif de la résolution qu’il avoit prise ; qu’il savoit bien qu’on l’alloit poursuivre comme auteur du rapt, parce qu’un esclave qui avoit fui quand il avoit fait l’enlevement, avoit pu le remarquer ; mais qu’il étoit d’une naissance assez distinguée pour croire que les parens, après avoir fait un peu de bruit, seroient ravis d’assoupir l’affaire ; que son alliance leur feroit honneur, & qu’un homme comme lui n’avoit pas à craindre qu’on le refusât, quand on connoîtroit le peu de succès qu’auroient les poursuites ; que cependant il lui laissoit ménager l’esprit de la belle, & qu’ayant pour lui autant d’amitié qu’il en avoit, il ne doutoit pas qu’il ne vînt à bout de la convaincre que le seul parti qu’elle avoit à prendre après l’éclat d’un enlèvement, étoit d’entendre raison de bonne grâce, en déclarant, quand il en seroit besoin, qu’elle voudroit bien être sa femme ; qu’il viendroit savoir dans quelques jours l’effet qu’auroient eu ses remontrances, & lui apprendre ce qu’il auroit fait de son côté, pour mettre l’affaire en terme d’être accommodée. Polaure l’assura que ses intérêts étant les siens, il agiroit comme pour lui-même, quoiqu’il fût fâché d’avoir à combattre un cœur qui n’étoit pas libre, parce que les premières impressions s’effaçoient rarement.

Le mandarin partit sans vouloir revoir Banane, pour ne pas l’aigrir par sa présence. Elle s’étoit emportée toutes les fois qu’il s’étoit montré pendant le voyage, & il se flatta qu’il la trouveroit adoucie à son retour. Si-tôt qu’il eut pris congé de son ami, Polaure alla dans l’appartement de Banane. La fatigue d’un voyage fort précipité, & fait de nuit, & l’affliction où elle étoit, l’avoient obligée à se jeter sur un lit, où la lumière ne donnoit que foiblement ; & comme il venoit la consoler, à peine eut-il commencé ce qu’il avoit à lui dire, qu’elle poussa un grand cri, & se leva tout d’un coup avec des marques d’une surprise extraordinaire. C’étoit sa maîtresse enlevée par son ami. Jugez, seigneur, de ce que produisit un événement si peu attendu. Comme le mandarin n’avoit pas dit le nom de la demoiselle à Polaure, celui-ci avoit de la peine à en croire ses yeux, & Banane, qui se voyoit au pouvoir d’un homme qu’on avoit trompé, & qui en devoit garder du ressentiment, se seroit persuadée que l’enlèvement auroit été fait pour lui, si la conduite pleine de respect qu’il avoit toujours tenue, ne l’eût empêchée de lui attribuer une violence de cette nature. Tout fut éclairci, & on ne pouvoit assez admirer ce que le hasard venoit de faire. Banane reprit un air de gaîté, qui fit paroître le plaisir qu’elle sentoit de se voir en un lieu où elle étoit assurée qu’on la laisseroit maîtresse absolue de ses volontés. Elle demanda qu’on la remît chez son père ; mais Polaure lui ayant fait voir qu’il ne pouvoit que de concert avec son ami, & qu’il falloit pour cela prendre de grandes précautions, qui seroient peut-être utiles au succès de leur amour, elle lui abandonna le soin de sa destinée, & se consola dans son malheur, puisqu’il étoit adouci par le plaisir de n’avoir à redouter aucune contrainte. Le frère & la sœur n’oublièrent rien de ce qui pouvoit contribuer à lui donner de la joie. Ils passoient les jours entiers dans sa chambre, ou bien ils la menoient à la promenade dans quelque endroit retiré ; & comme il est rare de s’ennuyer avec ce qu’on aime, elle trouvoit sa captivité fort agréable. Les sermens de fidélité & de confiance furent mille fois réitérés ; &, par un secret pressentiment, ils ne pouvoient s’empêcher de croire qu’ils seroient enfin heureux.

Trois semaines s’étant passées de la sorte, le mandarin revint un soir chez Polaure, lorsque la nuit étoit déjà assez avancée. Il voulut encore l’entretenir en particulier, & lui dit, après l’avoir embrassé, qu’il ne doutoit point que la demoiselle qu’il avoit laissée chez lui, ne lui eût appris qui elle étoit ; que sans lui nommer son père, il lui avoit parlé la première fois de l’enlèvement qu’il avoit fait, comme d’une affaire qu’il seroit aisé d’accommoder ; mais que ce père, homme incapable d’être gouverné, étoit si fort aveuglé dans sa fureur, que non seulement il promettoit sa fille à quiconque pourroit la retirer d’entre ses mains ; mais qu’il faisoit contre lui les plus fâcheuses poursuites ; qu’ainsi, n’ayant plus aucune espérance de le fléchir, il ne pouvoit sortir d’embarras qu’en forçant sa fille à l’épouser ; qui la meneroit chez lui à Canton, où il la feroit reconnoître pour sa femme, & qu’après le mariage il ne craignoit point qu’on eût assez de crédit pour le faire rompre ; qu’il venoit savoir ce qu’il avoit fait pour lui, & si ses soins avoient mis la belle dans des dispositions qui lui fussent favorables. Polaure ne balança point sur la résolution qu’il avoit à prendre. Il lui répondit, qu’étant incapable de manquer à l’amitié, il lui laisseroit une entière liberté de s’assurer du cœur de cette charmante demoiselle ; mais qu’il n’avoit pu choisir personne qui fût moins propre que lui à lui inspirer les sentimens qu’il lui souhaitoit. Là-dessus il lui conta l’engagement qu’ils avoient pris l’un pour l’autre ; & après lui avoir exagéré le désespoir où la rupture de son mariage l’avoit réduit, il ajouta, que s’il pouvoit être assez heureux pour obliger l’aimable personne qu’il lui avoit mise entre les mains, à se déclarer en sa faveur, quoiqu’il en dût ressentir toute la douleur imaginable, il sacrifieroit ses intérêts à ce qu’il devoit à tous les deux ; mais qu’il le prioit de le dispenser de travailler lui-même à sa perte, & de s’attirer le juste mépris de celle qu’il aimoit uniquement, en préférant l’amitié à ce que l’amour exigeoit de lui.

Ce discours fut fait d’une manière si vive, que le mandarin en demeura pénétré. Il comprit toute la force de la passion de son ami ; & comme il n’avoit enlevé la demoiselle que par des vues d’intérêt, sans que l’amour y eût grande part, il auroit eu à se reprocher un injustice indigne de l’amitié qu’ils s’étoient jurée, s’il eût voulu lui ôter un bien qui devoit faire tout le bonheur de sa vie ; d’ailleurs on ne pouvoit adoucir le père, dont les procédures l’obligeoient à se tenir toujours en état de n’être point arrêté. La fille, dont il ne pouvoit espérer de toucher le cœur, n’étoit plus en son pouvoir ; & quand il auroit voulu s’en ressaisir, pour la mettre, par la force, dans la nécessité de l’épouser, il n’y avoit aucune apparence que son ami, qui ne vivoit que pour elle, eût pu consentir à cette violence. Ainsi, prenant le parti d’être généreux, pour conserver sa gloire, & en même temps sortir d’embarras, il cèda toutes ses prétentions à son ami, & lui dit, d’une manière obligeante, qu’il avoit peine à se repentir d’un enlèvement dont il pouvoit tirer de grands avantages, puisque, dans la situation où étoient les choses, il n’y avoit qu’à bien ménager l’esprit du père, pour lui faire prendre une résolution favorable à son amour. En même temps il le pria d’aller préparer Banane à souffrir sa vue, afin que, l’ayant obligée à lui pardonner, il pût examiner avec eux ce qu’il seroit à propos de faire pour assurer leur bonheur. Banane, ravie de cet heureux changement, reçut le mandarin avec autant de joie & d’honnêteté qu’elle lui avoit d’abord marqué d’indignation. Il demeura deux jours dans cette maison, & le résultat du conseil qu’ils tinrent ensemble, fut que Polaure iroit à Pékin, & se prévaudroit de la disposition où il trouveroit le père. Il se fit mener chez lui par une personne qui pouvoit beaucoup sur son esprit, & tourna son compliment sur ce qu’étant toujours le même, il ne se pouvoit qu’il n’entrât sensiblement dans le déplaisir que lui causoit le malheur qui lui étoit arrivé. Le père s’emporta avec fureur contre le mandarin, protestant qu’il ne seroit jamais satisfait qu’il ne lui eût fait couper la tête. Il ajouta, qu’il reconnoissoit la justice des dieux, qui le punissoient de ce qu’il l’avoit trompé sur le mariage de sa fille, & que s’il pouvoit la retirer des mains du mandarin, il étoit prêt à la lui donner, & réparer par là l’injustice que l’ambition lui avoit fait faire. Polaure, voulant profiter de ce mouvement, répliqua qu’il étoit venu le chercher exprès pour lui offrir ses services ; qu’il connoissoit non seulement le mandarin, mais aussi tout ceux en qui il avoit quelque confiance ; qu’il découvriroit le lieu où il avoit mis sa fille, & qu’ayant toujours pour elle le même respect & la même passion, il étoit sûr de l’obliger à la rendre, où de l’enlever du lieu où elle seroit, s’il s’obstinoit à la vouloir retenir. Le père le conjura de ne point perdre de temps, & lui donna de si fortes assurances qu’il n’avoit envie de la retrouver que pour lui en faire un don, qu’il ne put douter qu’il ne lui parlât sincèrement. Il partit le lendemain, & ayant rejoint le mandarin à une terre où il s’étoit retiré, il lui rendit compte de tout ce qu’il avoit fait. Comme le père avoit souhaité qu’il lui fît savoir l’état des choses, il lui écrivit d’abord qu’il avoit trouvé le mandarin dans une obstination extraordinaire, & que peut-être il ne lui seroit pas si aisé qu’il l’avoit cru de découvrir où il avoit mis sa fille. Il lui manda, quelques jours après, qu’il le voyoit un peu ébranlé, & qu’il sembloit se résoudre à lui céder ce qu’il connoissoit ne pouvoir obtenir que par la force ; mais qu’il avoit peine à croire qu’on eût un véritable dessein de consentir à un mariage qui avoit été rompu. Ces lettres furent suivies d’une négociation particulière.

Un gentilhomme envoyé par le mandarin alla trouver le père, & l’assura, de sa part, qu’il étoit prêt à lui ramener sa fille, s’il vouloit bien lui donner parole qu’il la feroit épouser à Polaure. Il lui déclara en même temps qu’il prétendoit la disputer à tout autre, & qu’il trouveroit moyen de soutenir ce qu’il avoit fait. Le mandarin étoit bien moins riche que Polaure, & le père ne trouva pas qu’il dût balancer, puisqu’on lui laissoit le choix. Il s’acquittoit de ce qu’il devoit à l’un ; & se vengeoit en quelque façon de l’autre, puisqu’il faisoit avorter son entreprise. Il donna au gentilhomme les sûretés qu’il lui demanda. On cessa toutes les poursuites, & la demoiselle fut ramenée chez son père. Elle obtint de lui qu’il consentiroit à voir le mandarin, & il fut prié du mariage, qui se fit enfin avec tout l’éclat que demandoit une si riche héritière.

L’empereur Behram ne fut pas moins satisfait de cette aventure, que de toutes les autres qu’on lui avoit dites. Il admiroit les secrets impénétrables des dieux ; il disoit que ce que l’on fait contre leur volonté ne réussit pas ordinairement, & que s’ils laissent quelquefois triompher les méchans, c’est ainsi que leur triomphe tourne à leur confusion, & serve d’exemple aux autres, pour ne rien faire que de juste & de raisonnable. Après avoir un peu moralisé sur ce sujet, il demanda au nouvelliste qui avoit été à la Chine, quelle étoit une certaine femme appelée Canine, dont on parle tant. Ce nom, répondit cet homme, lui convient fort bien ; car la dévotion qu’on lui porte en ce pays-là est une vraie bigoterie chez la plupart des dames de la Chine. On dit qu’elle étoit fille du roi Tzonton, qui, voulant la marier à un grand prince, aussi bien que ses deux sœurs ; elle n’y voulut jamais consentir, alléguant pour toute raison, qu’elle avoit voué au ciel une perpétuelle chasteté. Le père, indigné de ce refus, la fit enfermer dans une maison en forme de monastère, & par mépris, l’occupa à des choses viles & abjectes, lui fit porter de l’eau, du bois, & nettoyer un grand jardin qui dépendoit de ce lieu-là ; elle le fit sans murmurer, & y travailla avec assiduité ; mais le ciel, à qui elle avoit fait vœu de chasteté, & pour l’amour duquel elle étoit ainsi méprisée, soulagea ses peines, disent les Chinois ; il fit descendre de ses belles voûtes ses heureux habitans, pour la consoler, & envoya plusieurs animaux à son secours ; les saints du ciel lui venoient tirer de l’eau ; les singes lui servoient de valets ; les oiseaux nettoyoient, avec leur becs, les allées de ce jardin, & les balayoient avec leurs ailes ; les bêtes sauvages descendoient d’une montagne qui étoit proche, pour lui porter du bois. Le roi son père la voyant un jour servie par ces nouveaux domestiques, crut qu’elle étoit sorcière. Il résolut de la punir par les flammes, & fit mettre le feu dans cette maison. Cette fille voyant que ce beau lieu brûloit à son occasion, se voulut tuer de regret avec une longue épingle d’argent qui tenoit ses cheveux, & se la mit sous la gorge ; mais une pluie terrible qui vint sur le champ, éteignit le feu. Alors elle quitta son dessein, se retira dans les montagnes, & se cacha dans des cavernes, où elle continua sa pénitence. Le ciel, qui la protégeoit, ne voulut pas laisser impunies la cruauté & l’impiété de son père ; il le frappa de lèpre, & abandonna son corps aux vers, qui, le rongeant jour & nuit, lui faisoient souffrir les plus cruels tourmens. Canine en eut révélation ; sa charité lui fit quitter sa solitude, pour aller secourir son père. Aussi-tôt qu’il la vit, il se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, & l’adora. Elle, se jugeant indigne de l’adoration, y voulut résister ; mais ne le pouvant pas faire, à cause de la foiblesse de son corps, un saint du ciel se vint mettre devant elle, pour réparer la faute de son père, & faire entendre que l’adoration ne se faisoit qu’à lui seul. À l’heure même, elle s’en retourna dans sa caverne, & acheva d’y vivre en odeur de sainteté.

Le nouvelliste voyant que l’empereur avoit pris plaisir au récit de cette histoire, lui dit qu’il en savoit encore une autre qui n’étoit pas moins curieuse : sur quoi ce prince lui ayant commandé de la lui conter, il commença de cette manière.

Il y avoit dans la Chine, en la ville de Cuchi, de la province d’Oquiam, une fort belle fille, issue d’une illustre race, nommée Néome. Elle avoit fait vœu de virginité ; & comme son père vouloit la contraindre à se marier, elle prit la fuite, & se retira dans le désert d’une petite isle, qui est vis-à-vis d’Ingoa, où elle vécut très-saintement, & fit un grand nombre de miracles. Les Chinois racontent entre autres celui-ci, comme le plus signalé de tous. Ils disent qu’un grand capitaine, nommé Campo, général de l’armée navale du roi de la Chine, allant un jour faire la guerre pour son maître dans un royaume voisin, vint surgir à Boym avec toute sa flotte, en attendant un vent favorable. Lorsqu’il fut propre pour partir, il fit mettre les voiles au vent ; mais les nautonniers ne purent jamais lever les ancres. Étonnés de cet obstacle, ils regardèrent dans la mer, & virent Néome assise dessus, qui les retenoit. Le général l’interrogea, & la pria très-humblement de lui conseiller ce qu’il devoit faire. Elle lui répondit, que s’il vouloit triompher de ses ennemis & conquérir leur royaume, qu’il la menât avec lui, parce que ceux qu’il avoit à combattre étoient de grands magiciens. Il la fit mettre dans son navire, leva les ancres, & en peu de jours arriva à la côte du pays ennemi. Aussi-tôt qu’on aperçut la flotte de la Chine, les magiciens eurent recours à leurs charmes ; ils jetèrent de l’huile dans la mer, &, par leurs illusions, firent paroître aux yeux des Chinois que leurs navires étoient en feu, & brûloient. Néome, qui étoit sans doute une excellente magicienne, défit bientôt, par des contre-charmes plus puissans, tout ce que ceux-là faisoient. Ainsi, voyant que leur magie étoit foible, & leurs armes inégales à celles des Chinois, ils se rendirent à eux, & devinrent vassaux & tributaires du roi de la Chine.

Campo, que l’histoire dit être un homme très-judicieux & très-sage politique, entra en quelque doute de la sainteté de Néome, & la crut sorcière ; pour s’en éclaircir, il lui demanda quelque marque de sa sainteté, afin de le dire au roi son maître, & la pria de faire reverdir un bâton sec qu’il avoit à la main ; elle le prit, prononça dessus quelques paroles secrètes, & le rendit non seulement verdoyant, mais encore d’une odeur très-agréable, & le donna à ce capitaine, qui attribua les prospérités de son voyage & le bonheur de ses armes à la sainteté de Néome. Son nom a depuis toujours été en grande vénération dans la Chine, & particulièrement à ceux qui vont sur mer, lesquels portent son image sur la poupe de leurs vaisseaux, & la prient comme la divinité qui préside aux ondes, commande à la mer, & appaise les orages & les tempêtes.

L’empereur, satisfait de ces deux histoires, en félicita le nouvelliste, & ensuite il ordonna que tout fût prêt pour aller le lendemain au septième palais, qui étoit peint de toutes sortes de couleurs les plus vives. Il partit de bon matin avec toute sa cour, dont les habits, qui étoient de couleurs semblables à celles du palais, faisoient une variété charmante. Dès que ce prince y fut arrivé, la princesse du septième palais le vint trouver ; il la reçut à la porte de sa chambre, & l’ayant prise par la main, il la conduisit sur une estrade, où il lui donna le sopha. Après plusieurs honnêtetés de part & d’autres, l’empereur la pria de lui raconter quelque aventure singulière, & aussi-tôt elle commença de la sorte.



SEPTIÈME NOUVELLE.

De toutes les passions, l’amour est celle qui donne lieu aux plus bizarres aventures. Je vais en rapporter une qui confirmera cette vérité, & qui fera connoître quels sont les caprices de l’amour. Léonice, fille de qualité, qui avoit également de la beauté & du mérite, étoit dans sa vingt-deuxième année, sans jamais avoir témoigné d’empressement pour le mariage. Comme elle avoit été jusqu’alors sans passion, elle s’étoit rendue fort difficile sur le choix. Elle n’avoit point de mère ; son père, qui connoissoit que beaucoup de sagesse régloit sa conduite, la laissoit vivre sur sa bonne foi, & s’étoit contenté de mettre auprès d’elle, pour la bienséance, un femme d’un âge mûr, qui l’accompagnoit par-tout. Un jour, étant allée chez une dame ses amies, elle y trouva un jeune cavalier nommé Almadore, qui fut bien aise de la connoître, parce qu’il avoit entendu parler d’elle d’une manière fort avantageuse. Il voulut profiter de cette occasion, afin de s’assurer par lui-même du mérite de cette aimable personne. Il s’attacha à l’entretenir, & lui trouva un tour d’esprit agréable, & tout rempli d’honnêteté, qui passoit encore ce qu’il en avoit ouï dire. Cette conversation l’autorisa à lui rendre une visite peu de jours après. Il eut tout sujet d’en être content, & ses manières nobles & touchantes lui ayant engagé le cœur, les soins qu’il continua de lui rendre auroient été des plus assidus, si elle eût voulu y consentir ; mais comme il n’étoit pas si aisé de lui donner de l’amour, que d’en prendre en la voyant, quelques protestations qu’il pût lui faire, que s’il avoit le bonheur de ne lui pas déplaire, elle pouvoit ordonner de sa destinée, elle le pria de la voir plus rarement, afin que sa passion ne l’aveuglât point, & que demeurant toujours le maître de sa raison, comme elle prétendoit l’être de la sienne, ils pussent examiner, sans nulle surprise, s’ils feroient assez le fait l’un de l’autre pour se rendre heureux. Cette retenue ne fit que l’enflammer davantage ; son cœur étoit tout occupé d’elle, & n’ayant pu obtenir la liberté de la voir aussi souvent qu’il le souhaitoit, il chercha à se soulager en lui écrivant. Il avoit un talent particulier pour bien tourner un billet, & il espéra que s’il pouvoit l’engager à lui répondre, il s’assuroit en quelque façon le succès de son amour.

Léonice reçut sa lettre dans le temps qu’une jeune veuve de ses intimes amies étoit avec elle, & elle ne prétendoit que lui faire faire une honnêteté de bouche, quand son ami la pressa de lui répondre ; elle répliqua qu’elle n’écrivoit jamais, & que les lettres les plus innocentes, montrées indiscrètement, faisoient souvent faire de si méchans contes, qu’elle avoit résolu de ne s’exposer jamais à un chagrin de cette nature. La jeune veuve, qui écrivoit agréablement, prit la plume à son refus ; & quoique Léonice s’obstinât d’abord à s’y opposer, elle l’obligea enfin de souffrir qu’elle répondit pour elle. Cette tromperie ne lui devoit rien faire appréhender de fâcheux. La lettre ne pouvoit lui être imputée, puisqu’elle n’étoit pas de son écriture ; & quand Almadore auroit eu l’indiscrétion de la faire voir, loin d’en tirer aucun avantage, il n’en pouvoit attendre que la honte de s’être vanté d’une faveur qu’on ne lui auroit point faite. Quoique les termes fussent assez généraux, il y avoit une finesse d’esprit qui redoubla son amour. Il crut même y découvrir quelques sentimens qui le flattèrent, & rien ne lui avoit jamais causé tant de joie. Il ne manqua pas le lendemain d’aller voir Léonice, qui ne voulut point le détromper, & qui reçut, pour son compte, toutes les louanges qu’il lui donna sur sa manière d’écrire. Il eut grand soin de continuer ce commerce de billets. Léonice souffroit que la jeune veuve y répondit toutes les fois qu’elle se trouvoit chez elle dans le moment qu’ils lui étoient apportés, & elle trouvoit quelque prétexte pour se défendre d’écrire dans les autres temps. Almadore relisoit cent fois toutes les réponses qu’il croyoit être de cette aimable personne, & il les regardoit comme autant de gages qui lui répondoient de son bonheur.

Les chose étoient en cet état, lorsqu’il fut troublé par un rival dangereux, qui fut reçu de la belle assez favorablement. Il avoit du bien & de la naissance, & il étoit fait d’une manière à ne pas rendre des soins inutilement. Ses visites devinrent suspectes à Almadore. Il contraignit d’abord son chagrin, & le laissa ensuite éclater sur son visage, sans oser s’en plaindre à celle qui le causoit. Il ne put enfin s’empêcher d’en témoigner quelque chose à la jeune veuve, dont il s’étoit fait ami, & prit le parti de lui écrire tout ce qu’il souffroit, quand il trouvoit son rival chez sa maîtresse, dans la pensée qu’elle lui feroit lire ses lettres, & que les tendres expressions dont il se servoit seroient capables de toucher son cœur. La dame, ne voulant pas lui faire connoître la tromperie qu’on lui avoit faite, employoit la main de sa suivante pour lui répondre, & tâchoit de bonne foi à lui rendre les bons offices qu’il exigeoit d’elle. Léonice, qui ne se laissoit point préoccuper par l’amour, & qui vouloit choisir à son avantage, trouvoit fort mauvais qu’Almadore osât condamner les honnêtetés qu’elle avoit pour son rival. Les plaintes qu’il se hasarda à lui en faire lui-même, marquoient un caractère d’emportement & de jalousie, qui ne l’accommodoit pas. Elle lui dit qu’il ne pouvoit prendre une plus méchante voie pour se faire aimer, que de vouloir agir avec tyrannie, & qu’il prît garde qu’une conduite si peu raisonnable pourroit ne servir qu’à avancer les affaires de celui qu’il essayoit de détruire. Ils eurent ensemble plusieurs différens sur ce rival trop bien écouté, & la jeune veuve empêchoit souvent qu’ils ne se brouillassent avec trop d’aigreur ; mais enfin, comme il ne pouvoit modérer sa jalousie, la belle se trouva si fatiguée des ses plaintes, que jugeant qu’un homme, qui n’étant encore que son amant vouloit l’obliger de se conformer à ses caprices, en useroit avec une autorité insupportable quand il seroit son époux, elle résolut de lui ôter toute l’espérance qu’il avoit conçue. Elle ne songeoit à se marier que pour être heureuse, & les reproches continuels qu’il prenoit déjà la liberté de lui faire, lui faisoient connoître que sa conduite, toute régulière qu’elle étoit, ne le satisferoit pas. Ce qu’elle avoit résolu fut exécuté ; & dès le premier démêlé qu’ils eurent, elle le pria de changer en amitié les sentimens qu’il avoit pour elle. Elle ajouta, que sur ce pied-là elle le verroit toujours avec plaisir, parce qu’elle avoit pour lui une véritable estime ; mais qu’après la connoissance qu’il lui avoit donnée de son caractère, il ne devoit pas attendre qu’elle s’aimât assez peu pour vouloir passer toute sa vie avec un homme dont l’humeur n’avoit aucun rapport à la sienne.

Almadore, surpris de ses paroles, fit tout ce qu’il put pour adoucir Léonice ; il employa son amie, & il n’y eut point de soumission qui ne fût mise en usage ; mais tous ses efforts furent inutiles ; elle demeura inébranlable, & il fut contraint de renoncer aux protestations qu’il avoit eues. Il alla s’en consoler chez la jeune veuve. Elle avoit de l’agrément & beaucoup d’esprit ; & comme une passion en guérit souvent une autre, insensiblement il prit plaisir à la voir. Il s’expliqua ; il fut écouté, & le seul obstacle qu’il trouvoit à son bonheur, venoit de la crainte que la dame avoit qu’il ne fût toujours touché de Léonice. Il la voyoit encore quelquefois, & elle craignoit que ce ne fût un feu caché sous la cendre. Il l’assura qu’il n’alloit chez elle de temps en temps que par une pure bienséance, & pour l’empêcher de croire que le dépit eût succédé à l’amour, & qu’il ne fût pas entièrement dégagé. Sur cette assurance, la jeune veuve, à qui Almadore ne déplaisoit pas, alla demander à son amie ce qu’elle vouloit qu’elle fît de lui, parce qu’il l’accabloit de visites ; & la voyant rire de cette demande, elle lui confia les fortes protestations qu’il lui faisoit d’un attachement sincère & tendre. Léonice, répondit qu’elle n’avoit qu’elle-même à consulter, & que si son caractère jaloux & bizarre ne lui faisoit point de peine, elle pouvoit suivre son penchant, sans lui causer le moindre chagrin. Leur mariage fut arrêté en fort peu de temps, & ils en remirent la conclusion au retour d’un voyage de deux ou trois mois qu’Almadore fut contraint de faire pour une succession considérable qui lui étoit arrivée à Surat. Ils se promirent de s’écrire fort souvent, & ils se tinrent parole. La dame continua d’emprunter la main de sa suivante, parce que ne lui ayant rien appris de la tromperie qu’on lui avoit faite touchant les réponses qu’il croyoit avoir reçues de Léonice, elle trouva à propos de ne lui dire qu’elles étoient de son écrire, qu’après que le mariage seroit fait.

Il y avoit trois semaines qu’Almadore étoit parti, & la jeune veuve en avoit déja reçu plusieurs lettres, quand Léonice l’étant venu voir, lui en montra une qu’elle avoit reçue de lui le jour précédent. Ce n’étoit qu’un compliment de civilité, dont la dame ne se seroit point inquiétée, s’il l’eût écrit à toute autre ; mais il lui parut qu’à son égard, ce soin obligeant étoit un reste d’amour, & un mouvement jaloux qui la saisit aussi-tôt, lui fit prendre le dessein d’approfondir les plus secrets sentimens d’Almadore. Elle eut cependant l’adresse de déguiser sa surprise ; & en affectant un air enjoué, elle demanda à la jeune veuve si elle vouloit la charger de sa réponse. Léonice lui dit qu’elle devoit croire, que n’ayant jamais écrit à Almadore, elle le feroit encore bien moins depuis leur rupture. Si-tôt qu’elle fut partie, la jeune veuve, qui s’étoit flattée de posséder tout le cœur de son amant, voulut savoir ce qui en étoit. L’occasion étoit belle pour découvrir, avec une entière certitude, s’il l’avoit trompée, en lui jurant qu’il ne cesseroit jamais de l’aimer. Elle prit la plume, & lui écrivit au nom de Léonice. La lettre portoit, que les marques de souvenir qu’il venoit de lui donner, lui étoient fort agréables, quoiqu’elle eût lieu de se plaindre de ce qu’il s’étoit déterminé si promptement à n’être que son ami ; qu’un cœur bien touché étoit incapable de changer de sentiment ; qu’elle l’éprouvoit par ceux qu’elle conservoit toujours, & que si elle lui avoit causé quelques chagrins, il lui seroit peut-être aisé de les réparer, si l’engagement qu’il avoit pris ne l’avoit pas mise hors d’état de lui marquer tout ce qu’elle sentoit pour lui. Elle finissoit en lui donnant une adresse particulière, afin que son nom ne paroissant pas sur l’enveloppe, ses lettres ne fussent pas en péril d’être surprises par les curieux.

Almadore donna dans le piège ; & le moyen qu’il eût pu s’en garantir ? Il vit la même écriture des premiers billets qu’il avoit reçus, & n’ayant point à douter que ce ne fût celle de Léonice, il s’abandonna à toute la joie que peut causer une chose qu’on souhaite avec ardeur, & que l’on n’ose espérer. Sa première passion se réveilla tout-à-coup. La précaution de vouloir éviter les curieux, sembloit l’assurer qu’on avoit un véritable dessein de renouer avec lui. Il relut vingt fois la lettre ; &, tout rempli d’une espérance flatteuse, il fit réponse sur l’heure, selon d’adresse qu’on avoit pris soin de lui marquer. Il se servit de termes si tendres, & employa des expressions si vives, qu’il fut aisé de connoître que c’étoit le cœur qui les fournissoit. La jeune veuve, qui avoit pris de justes mesures, ne manqua pas de recevoir cette lettre. Elle y remarqua, avec chagrin, que Léonice étoit toujours aimée en secret ; & quoiqu’il lui fût fâcheux de renoncer à l’amour d’Almadore, elle résolut de n’en être pas la dupe. La manière dont il s’expliquoit lui fit comprendre qu’il n’y avoit rien de plus dangereux que d’épouser un homme prévenu d’une forte passion qu’un nouvel engagement n’avoit pu éteindre ; & ne songeant plus à le conserver pour son amant, elle voulut pousser l’infidélité qu’il commençoit à lui faire, jusqu’au plus haut point où elle pouvoit la porter. Elle lui manda qu’elle étoit fort satisfaite des assurances d’amour qu’elle recevoit de lui, & qu’elle avoit beaucoup de penchant à y répondre, mais qu’elle étoit combattue par le doute où elle étoit qu’il voulût quitter la jeune veuve pour lui redonner toute sa tendresse. Almadore ne balança point sur le sacrifice qu’on lui demandoit ; & comme pour le tenir tout à fait certain, on voulut avoir toutes les lettres que la jeune veuve lui avoit écrites, il eut l’imprudence de les envoyer. La dame qui se donnoit cette comédie, auroit senti vivement l’outrage qu’il lui faisoit, si l’assurance de l’en voir puni sévèrement ne l’eût consolée.

Pendant qu’elle lui écrivoit ainsi de sa main au nom de Léonice, elle se servoit de celle de sa suivante pour lui écrire en son propre nom. Ce qu’il y eut de plaisant, c’est qu’à mesure que les lettres qu’il croyoit venir de Léonice étoient pleines de tendresse, celles qu’il adressoit à le jeune veuve marquoient le dégoût d’une personne qui les écrivoit avec contrainte. Elle se divertissoit à lui en faire de légers reproches, & il s’excusoit sur ce qu’un procès que lui donnoit sa nouvelle succession, ne devoit pas le mettre de bonne humeur. Il accommoda le sien, & relâcha même de ses droits, par l’impatience qu’il eut de retourner auprès de Léonice. Il revint tout triomphant, ne doutant point de sa conquête. L’amour lui épargnoit les remords de son infidélité, & il alla d’abord chez Léonice, dont il espéroit un accueil charmant. Il fut fort surpris, quand tout au contraire il s’en vit reçu avec beaucoup de froideur. Elle lui demanda s’il avoit vu la jeune veuve ; & sur la réponse qu’il lui fit, qu’il savoit trop bien aimer pour en avoir eu la pensée, elle tomba dans un tel étonnement, qu’elle demeura muette. Tout ce qu’il lui dit ne servit qu’à augmenter cet étonnement ; elle n’y comprenoit rien ; & comme il ne s’expliquoit pas nettement, parce qu’il croyoit être entendu après les lettres qu’il croyoit avoir d’elle, l’embarras de Léonice devenoit toujours plus grand. Elle ne fut éclaircie de rien, à cause de l’arrivée du rival, qui avoit été le sujet de leur rupture. La belle, qui devoit l’épouser dans quatre jours, lui fit des honnêtetés si obligeantes, qu’Almadore n’en put être le témoin. Il sortit désespéré, & dit seulement tout bas à Léonice, qu’elle auroit peut-être lieu de se repentir de sa tromperie. Une menace si brusque mit le comble à sa surprise. Elle crut qu’en changeant d’air, il avoit perdu d’esprit, & ne savoit à quoi attribuer un procédé qui lui paroissoit si extravagant. Il alla chez une personne par qui il pouvoit apprendre en quels termes Léonice étoit avec son rival. On lui dit que les articles étoient signés, & que le mariage se devoit faire au premier jour. Il ne comprenoit rien à une conduite si peu ordinaire. Léonice, dont les manière honnêtes étoient estimées de tout le monde, lui avoit toujours paru incapable d’un tour pareil à celui qu’on lui jouoit ; & en cherchant pourquoi elle le traitoit si indignement, il crut que tout cela s’étoit fait pour obliger son amant, qui, par haîne ou par caprice, pouvoit avoir exigé de son amour un traitement si injurieux. Il ne voyoit pas pourtant quel intérêt lui avoit fait souhaiter qu’il trahît la jeune veuve. Il n’y avoit qu’à ne point troubler leur union, & il n’eût jamais repris de nouvelles espérances. Quoique la manière dont elle avoit agi avec lui le touchât sensiblement, il ne put s’imaginer qu’elle eût pris plaisir à le brouiller avec la jeune veuve.

Le lendemain, il alla chez elle comme ne faisant que d’arriver. Les réflexions qu’elle avoit faites l’ayant rendue maîtresse de l’émotion qu’elle devoit avoir en le revoyant, elle le félicita d’un air tranquille sur son raccommodement, & lui dit en même temps qu’elle n’auroit jamais cru qu’il eût voulu la sacrifier à une personne dont il n’étoit que trop sûr qu’il ne pouvoit être aimé. Almadore n’ayant rien à répondre à ce reproche, garda un profond silence, & la dame lui porta le dernier coup, en lui montrant toutes les lettres qu’il avoit écrites à Léonice & à elle-même. Il s’écria qu’il n’y avoit jamais eu une telle trahison ; & persuadé, par ce qu’il voyoit, que Léonice avoit tout remis entre les mains de la dame, il sortit tout en fureur, sans chercher à s’excuser. Il connut bien qu’il lui seroit impossible d’en venir à bout ; & dans ce même moment il alla trouver Léonice. Il fit paroître tant d’emportement, dès qu’il commença à lui parler, que pour en pouvoir démêler la cause, elle résolut de l’écouter sans l’interrompre. Il lui reprocha l’artifice de ses lettres, pour tirer de lui celles qu’elle avoit voulu qu’il lui envoyât de la jeune veuve, & ajouta qu’en les publiant, il la couvriroit de honte. Léonice demande à voir ces lettres, & les ayant lues avec beaucoup de surprise, elle l’assura qu’il n’y en avoit aucune que la jeune veuve n’eût écrite. Elle lui conta ce qui s’étoit fait touchant ses premiers billets, & lui avoua qu’ayant reçu une de ses lettres un peu après son départ, elle l’avoit lue à la jeune veuve, protestant que c’étoit la seule qu’elle eût eue de lui pendant son voyage, & que puisqu’elle lui avoit promis de le regarder toujours comme son ami, il lui faisoit une grande injure, s’il lui croyoit l’ame assez mauvaise pour avoir contribué à la tromperie dont il se plaignoit ; qu’elle étoit au désespoir qu’on eut employé son nom pour l’abuser, & qu’en toute occasion elle lui donneroit avec plaisir des marques de son estime. Almadore, convaincu qu’il n’avoit aucun sujet de se plaindre d’elle, voulut entrer dans les sentimens que ses fausses lettres avoit remis dans son cœur, & Léonice l’arrêta, en le priant de vouloir bien s’en tenir aux termes dont ils étoient convenus, puiqu’elle étoit prête à se marier, & que tout ce qu’il pourroit dire de sa passion seroit inutile. Il se voyoit dans une fâcheuse situation. Les charmantes espérances qu’il avoit reprises étoient perdues pour toujours. Il n’avoit rien à attendre de la jeune veuve, à qui il avoit fait un outrage qui ne pouvoit être réparé, & il avoit lui-même beaucoup de peine à lui pardonner l’état malheureux où elle l’avoit réduit, en rallumant une flamme qu’il étoit contraint d’éteindre encore une fois. Dans ces agitations, il ne trouva pas de plus sûr moyen d’oublier tous ses chagrins, que de se donner entièrement à la gloire. Comme le roi de la Chine étoit en guerre avec les tartares, & que l’armée de ce prince étoit sur le point de leur donner bataille, Almadore voulut être de la partie. Il s’y rendit, & durant le combat, il fit de si belles actions, qu’elles lui ont attiré l’estime des généraux, & même de toutes les troupes. Le roi, sachant cela, lui a donné un emploi & une pension considérable pour en soutenir la dignité.

Je vous assure, madame, dit l’empereur Behram, que cette histoire est fort jolie, & que la manière dont vous me l’avez racontée est très-agréable. Si je ne croyois pas vous être trop importun, je vous prierois de m’en dire encore un autre ; mais comme cela pourroit vous incommoder, il faut remettre la partie à une autre fois. Cependant je vous prie de me faire l’honneur de dîner avec moi. La princesse accepta cette offre avec plaisir ; & après le dîner, l’empereur fit venir le septième nouvelliste, qui étoit naturellement éloquent, lequel lui raconta cette histoire.


HUITIÈME NOUVELLE.

Il est dangereux de blesser l’amour, quand il se pique de délicatesse ; il se révolte à la moindre injure ; & s’il ne meurt pas entièrement du coup qu’il reçoit, il en demeure si affoibli, qu’il ne recouvre jamais sa première force. Une fort jolie dame ; demeurée veuve à vingt ans, en a fait l’expérience depuis peu au dépens de son repos. Elle étoit belle, & douée de cet agrément, qui, frappant d’abord les yeux, saisit le cœur avec une violence qu’il n’est pas aisé de repousser. Beaucoup de partis se présentèrent, & l’on peut dire que le mérite de sa personne contribua plus à lui attirer des adorateurs, que les avantages qu’on pouvoit attendre, en l’épousant, du côté de la fortune. Ce n’est pas qu’elle n’eût assez de bien ; mais trois enfans que lui avoit laissés son mari, étoient une dette contractée, qui en devoit emporter une fort grande partie ; & si elle jouissoit d’un gros revenu, elle ne pouvoit disposer du fonds. Comme elle joignoit beaucoup de raison à une grande sagesse, elle résolut, pour ne leur pas nuire, de ne point penser à un second mariage ; & pour se mettre à couvert de toute surprise, quoiqu’elle ne fût pas d’un âge à s’accommoder de la solitude, elle trouva moyen d’écarter tous ceux en qui elle remarquoit de l’empressement qui pouvoit avoir des suites. Tout ce qui avoit quelque apparence d’amour lui faisoit prendre de scrupuleuses réserves ; & si elle souffroit des douceurs, quand elles partoient d’une simple honnêteté, c’étoit assez pour être banni, que de lui en dire d’un air sérieux, qui fît connoître qu’on sentoit ce qu’on disoit.

Cette conduite mit son cœur en sûreté, & il seroit toujours demeuré tranquille, si elle eût eu la même précaution contre un jeune cavalier dont une de ses amies lui donna la connoissance. Il étoit bien fait, avoit de l’esprit, & ses manières étoient toutes propres à le faire recevoir agréablement par-tout. L’éloignement que bien des raisons lui faisoient avoir pour le mariage, fut cause qu’il vit cette aimable veuve assez indifféremment. Il avoit pour elle tous les sentimens de complaisance qu’on doit à une jolie personne qui a du mérite ; mais il ne faisoit aucune démarche qui fît paroître qu’il en eût le cœur touché. Il ne cherchoit point de temps favorable pour l’entretenir en particulier, & les soins qu’il lui rendoit lui devenoient d’autant moins suspects, que, n’étant point assidus, ils ne marquoient rien qui fût dangereux pour elle : d’ailleurs elle savoit que le cavalier dépendoit d’un père d’une humeur fâcheuse, & qui, quoique riche, étoit si avare, qu’il le mettoit hors d’état de faire des dépenses superflues. Ainsi, à moins d’un parti très-avantageux, on étoit persuadé qu’il n’eût pas souffert que son fils lui eût choisi une belle-fille, & la connoissance que l’on avoit de son caractère, étant pour la jeune veuve une nouvelle raison de ne rien craindre, elle n’entra dans aucune défiance de l’engagement où elle pouvoit tomber.

Un an se passa de cette sorte, & ce temps ayant servi à les convaincre l’un l’autre d’un véritable mérite, la belle veuve ne put refuser son estime au cavalier, & le cavalier se fit une gloire d’être des amis de la belle veuve. Comme ils vivoient sans inquiétude, ils n’approfondirent rien par-delà ces sentimens ; chacun d’eux les prit pour ce qu’il vouloit qu’ils fussent ; & ils seroient demeurés encore long-temps dans l’erreur qui leur faisoit croire que ce n’étoit que de l’amitié & de l’estime, si le cavalier n’eût pas été obligé de faire un voyage de deux mois. L’absence leva le voile qui leur cachoit ce qu’ils s’étoient déguisé. Huit jours furent à peine écoulés, qu’ils reconnurent tous deux qu’il leur manquoit quelque chose pour être contens. La dame fut effrayée de ce qu’elle découvrit en s’examinant ; & ce qui fit son plus grand chagrin, c’est qu’elle craignit d’avoir fait un pas que le cavalier n’eût point fait de son côté. Il lui écrivit trois ou quatre fois, & il lui parut si réservé dans ses lettres, qu’elle fut persuadée qu’il étoit tranquille, tandis qu’elle souffroit de ne le plus voir. Elle en jugea fort injustement ; il souffroit encore plus qu’elle, & n’avoit que trop connu qu’il l’aimoit d’amour ; mais le respect l’empêchoit d’expliquer ses sentimens, & il lui sembloit que le papier feroit mal connoître ce qu’il falloit que ses actions marquassent, quand l’occasion s’en trouveroit favorable.

Cependant la dame étoit dans des agitations continuelles. Elle se reprochoit tous les jours, comme une foiblesse inexcusable, de se voir dans des sentimens qu’elle n’avoit pu causer ; & quoique, dans la résolution qu’elle avoit prise de demeurer veuve, elle ne dût souhaiter rien tant que de n’être point aimée, elle étoit au désespoir de ne l’être pas. Étrange bizarrerie de l’amour ! Elle convenoit avec elle-même que le cavalier l’aimant, elle auroit peine à se garantir de vouloir changer d’état, & ce péril ne l’étonnoit pas assez pour l’emporter sur la honte qu’elle se faisoit de trouver son cœur sensible, sans qu’elle eût touché le sien. Enfin, le temps de leur séparation finit. Le cavalier étant de retour, son premier soin fut d’aller chez elle, & l’embarras où il se trouva, par ses nouveaux sentimens, mélant à sa joie un trouble secret, qui l’empêchoit de paroître dans tout son excès, la dame crut que cette joie étoit médiocre ; & soit pour lui rendre indifférence pour indifférence, soit que la crainte de rien laisser échapper qui fût contraire à sa gloire, l’obligeât de s’observer, elle le reçut avec assez de froideur. Le cavalier, surpris de cet accueil, ne put s’empêcher de dire, qu’après ce que le chagrin de ne la point voir lui avoit coûté, il ne croyoit pas s’être rendu digne du changement qu’il trouvoit en elle. La dame, toute réservée qu’elle tâchoit d’être, ne put tenir contre ce reproche ; elle répondit qu’elle jugeoit d’elle comme elle devoit, & que ne se connoissant aucun mérite qui engageât à la regretter, quand on ne la voyoit pas, elle étoit persuadée que l’éloignement n’avoit pas beaucoup troublé son repos. Cela fut dit d’un air vif, qui l’invitoit à une réponse vive, & il la fit dans des termes les plus tendres & les plus passionnés.

La belle veuve, qui prenoit plaisir à l’écouter, ne s’aperçut qu’un peu tard qu’elle lui souffroit des expressions qui ne convenoient qu’à un amant ; elle voulut y remédier, en lui disant qu’il ne songeoit pas qu’il lui parloit une langue qui ne devoit point lui être permise. Ces mots qu’elle prononça un peu en désordre, produisirent un effet qui développa pour l’un & pour l’autre leurs plus secrets sentimens. Elle rougit ; il s’embarrassa, & ils demeurèrent tous deux interdits, d’une manière qui leur fit connoître qu’ils étoient touchés de la même passion. La dame fut quelques jours sans en demeurer d’accord ; & se trouvant enfin obligée d’en convenir, elle résolut de faire agir sa raison, pour empêcher que l’amour n’en fût le maître. Le péril qu’elle couroit ne se pouvoit éviter que par la suite ; mais le remède étoit violent, cependant elle fit assez d’efforts sur elle-même pour prier le cavalier de ne la plus voir que rarement. Ce fut un ordre donné sans aucune envie qu’on l’exécutât. Le cavalier ne le vit que trop ; aussi continua-t-il ses soins avec tout l’empressement que donne le plus violent amour. Les plaintes qu’elle faisoit de sa résistance à ses volontés, n’empêchoient point qu’il ne fût toujours bien reçu ; & ses visites, quelque longues qu’elles fussent, ne la pouvoient jamais ennuyer. Il ne fut plus question de lui opposer l’intérêt de ses enfans, qui ne souffroient point qu’elle se remariât. Elle passa par-dessus cette considération, & ne s’arrêta qu’au seul obstacle du père du cavalier, qui lui sembloit invincible.

Comme l’amour se flatte toujours, il promit à la dame d’obliger son père de consentir à leur mariage, pourvu qu’elle lui permît de l’entreprendre. En effet, il fit agir des personnes d’une telle autorité, que tout autre qu’un bizarre se seroit rendu à leurs prières ; mais rien ne put l’ébranler. Il traita de ridicule la proposition qui lui fut faite, & prétendit que ce seroit vouloir ruiner son fils, que de souffrir qu’il épousât une femme qui étoit chargée de trois enfans.

Ce refus, que la dame avoit prévu, lui causa de grands chagrins ; mais ils furent adoucis par le désespoir qu’elle vit dans son amant. Elle tâcha de le consoler, & eut tout lieu d’être satisfaite des tendres protestations qu’il lui fit de l’aimer jusqu’au tombeau, & d’attendre à l’épouser après la mort de son père, s’il ne pouvoit fléchir sa mauvaise humeur. Elle répondit qu’elle ne prenoit aucune parole de lui, parce que l’amour qu’il lui marquoit étoit une passion trop violente pour n’avoir pas tout à craindre du temps, & que d’ailleurs il sembloit que le veuvage étoit un état qu’elle devoit préférer à la douceur d’un engagement où elle trouvoit de si grands obstacles. Cependant l’affaire ayant fait grand bruit, elle crut, pour l’intérêt de sa gloire, ne devoir plus voir le cavalier que chez leur amie commune, qui avoit contribué à leur liaison. Il est vrai qu’elle y venoit si souvent, que cette réserve n’eut rien de fâcheux pour lui. Il lui apprit que son père, pour faire cesser son attachement, avoit dessein de le marier à une riche bourgeoise, & qu’il l’en faisoit presser par tous ses amis. La dame, qui ne vouloit point nuire à sa fortune, lui conseilla de lui obéir, l’assurant que l’amitié qui avoit commencé à les unir, n’en seroit pas moins sincère, & qu’elle le verroit avec joie dans un établissement considérable, tandis qu’il la laisseroit en liberté de se donner tout entière à ses enfans.

Un procédé si honnête & si généreux redoubla l’amour du cavalier. Il rompit toutes les mesures que prenoit son père, & aima mieux renoncer à une fortune considérable qu’il lui assuroit, que de manquer à la belle veuve. L’obstination que ce père eut à ne lui donner que fort peu de chose pour sa dépense ordinaire, ne lui causa aucun embarras. La dame empêchoit qu’il ne souffrît de son avarice, & lui prêtoit de l’argent, pour lui faire faire une agréable figure. Comme il avoit du mérite, & que l’on savoit qu’il auroit un jour beaucoup de bien, les plus aimables personnes de la province n’eussent pas été fâchées de l’attirer, & une entre autres lui marqua des sentimens si favorables en plusieurs occasions, qu’on le fit apercevoir qu’ils ne lui déplaisoient pas. Elle avoit de quoi toucher un cœur qui n’auroit pas été prévenu ; mais celui du cavalier étoit trop rempli, pour recevoir des impressions nouvelles ; & s’il répondit civilement aux honnêtetés qu’elle avoit pour lui, ce fut sans lui témoigner plus que de l’estime. Il perdit son père en ce temps-là ; &, ce qui peut-être l’affligea plus que sa perte, la dame fut obligée d’aller à Venise en diligence solliciter un procès, où il s’agissoit pour ses enfans de la plus grande partie de leur bien. Il lui proposa de l’épouser avant son départ, mais elle crut qu’un mariage si précipité, dans un temps de deuil, feroit trop parler le monde ; & le délai qu’elle demanda mit le cavalier dans un déplaisir inconcevable. Les affaires qu’il avoit de son côté ne lui permettant pas de l’accompagner, il la pria mille fois de ne le pas oublier dans un lieu où il prevoyoit que son mérite lui attireroit d’illustres hommages. Elle l’assura qu’il lui faisoit tort de lui demander de la confiance, puisqu’un cœur comme le sien étoit incapable de changer de sentimens. Ils s’écrivirent souvent, & elle auroit pu remplir ses lettres des conquêtes qu’elle dédaigna pour lui, si elle eût pu se faire une gloire de ces sortes de triomphes ; mais elle ne voulut devoir sa tendresse qu’à son seul penchant, & elle eût été fâchée qu’aucun motif de reconnaissance l’eût portée à soutenir une passion qu’il lui avoit tant de fois juré ne devoir finir qu’avec sa vie.

Cependant elle rejeta divers partis fort considérables, qui l’emportoient sur le cavalier. Il est vrai que, loin d’ôter l’espérance à un jeune marquis, que ses manières toutes agréables, & un air noble qui soutenoit sa beauté, lui donnèrent pour amant, elle sembla voir avec plaisir qu’il s’attachât à lui plaire. Les complaisances honnêtes qu’elle avoit pour lui, le flattèrent qu’elle agréoit son amour ; & il en étoit d’autant plus persuadé, qu’aucun de ceux qui avoient voulu lui rendre des soins, n’avoit été traité de la même sorte. Ce qui l’obligeoit à cette distinction, étoit le grand crédit du marquis, qui sollicitoit pour elle, & qui pouvoit tout sur la plupart des juges. Ainsi, elle avoit grand intérêt à le ménager ; & comme elle avoit beaucoup d’esprit, quand il lui parloit de mariage, elle savoit si bien se tirer d’affaire, que, sans trop s’engager, elle lui laissoit entrevoir que le consentement qu’il lui demandoit, dépendoit du gain de son procès. Après cela, on peut juger avec quelle ardeur il mettoit tout en usage pour lui procurer le succès qu’elle attendoit.

Les assurances sincères qu’elle avoit données au cavalier devoient si bien lui répondre de la bonté de son cœur, qu’elle négligea de l’avertir de cette conquête, comme elle avoit négligé de l’informer de toutes les autres. Il en eut pourtant avis, & ce fut pour lui un coup terrible. Il seroit parti sur l’heure, pour se tirer du trouble d’esprit où il étoit, s’il n’eût été retenu par des affaires qui ne lui pouvoient permettre de s’éloigner. Le silence de la dame sur un commerce qui sembloit être délicat, étoit un outrage que le cavalier ressentoit vivement, & néanmoins il n’osoit s’en plaindre, de crainte de blesser la délicatesse de la dame. Il savoit qu’elle vouloit qu’on l’aimât avec estime, & il ne pouvoit la soupçonner d’infidélité, sans témoigner qu’il l’estimoit peu. Dans cet embarras, il s’avisa d’un expédient qu’il crut infaillible, pour lui donner lieu de s’expliquer sur la jalousie qui le tourmentoit. Il voyoit de temps en temps la jolie personne qui avoit dessein de s’en faire aimer. Il commença à la voir souvent, & ne douta point que cette assiduité, dont apparemment la dame seroit informée par leur amie, ne la portât à lui faire des reproches. Alors il étoit en droit de lui parler du marquis, sans qu’elle s’en pût fâcher, & cela devoit produire l’éclaircissement qu’il souhaitoit. Son raisonnement ne se trouva juste qu’en partie. Le bruit que firent les nouveaux soins qu’il rendit, alarma l’amie commune ; elle condamna le cavalier, & lui dit qu’ayant servi à favoriser sa passion, elle ne pouvoit se dispenser d’écrire à la dame l’infidélité qu’il lui faisoit. Il répondit qu’il ne manqueroit jamais à ce qu’il devoit à cette aimable personne, & que si elle trouvoit à redire à des devoirs passagers qu’il rendoit en son absence il y avoit des moyens sûrs de la satisfaire.

L’amie écrivit, & la dame, qui jugeoit des autres comme elle vouloit que l’on jugeoit d’elle-même, lui marqua, par sa réponse, qu’elle croiroit faire tort au cavalier de le soupçonner d’aimer quelqu’un à son préjudice, & qu’il y auroit de la cruauté à lui envier quelques momens de plaisir, pendant qu’il étoit éloigné d’elle. Le cavalier vit cette réponse, qui lui fut montrée afin que l’honnêteté qu’avoit la dame fût pour lui une espèce d’obligation de rompre l’assiduité qu’il avoit auprès de sa rivale. Elle produisit un effet tout contraire, dont il ne fit rien paroître. Il s’imagina que la dame ne se reposoit ainsi sur sa bonne foi, que dans le dessein de le porter à l’autoriser, par son exemple, à devenir infidèle. Dans cette pensée, il chargea un de ses amis intimes, que quelques affaires faisoient aller à Venise, d’observer la dame, & d’avoir des espions chez le marquis, afin de savoir ce qu’on y disoit. Il n’apprit rien d’agréable. Le marquis étoit très-assidu auprès de la dame, & personne ne doutoit chez lui que le mariage ne se dût faire dans fort peu de temps. Le cavalier perdit patience à ces nouvelles. Il voulut être éclairci, à quelque prix que ce fût ; & pour en venir à bout, il lui envoya une lettre de change de tout l’argent qu’elle lui avoit prêté pendant que son père étoit vivant, & lui manda qu’il souhaitoit qu’elle fût heureuse avec le marquis ; qu’il alloit tâcher de l’être en épousant une personne du cœur de laquelle il étoit sûr, & qu’il lui rendroit ses lettres à elle-même, si-tôt qu’elle seroit de retour, afin qu’elle ne crût pas qu’il en voulût faire aucun usage qui lui donnât du chagrin.

Il ne douta point que si la dame étoit innocente, cet emportement, qu’elle devoit prendre pour une marque d’amour, ne l’obligeât à s’opposer à son changement, & à l’assurer qu’elle n’avoit nul dessein pour le marquis. Elle reçut cette lettre le même jour qu’elle gagna son procès. Ainsi, l’on peut dire qu’elle eut dans le même temps un très-grand chagrin & une sensible joie. Comme elle étoit hors d’affaires, elle n’avoit plus que les seuls ménagemens d’honnêteté à garder avec le marquis qui étoit cause de tout le désordre ; elle auroit pu convaincre le cavalier de l’injustice que lui faisoient ses soupçons ; mais il lui parut si peu digne d’elle, après la conduite qu’il tenoit, qu’elle résolut, non seulement de ne plus songer à lui, mais encore de le priver du plaisir d’apprendre qu’elle sentît aussi vivement qu’elle faisoit l’indignité de son procédé. Ce fut ce qui l’obligea à lui répondre en peu de paroles, mais sans vouloir se justifier sur l’article du marquis, qu’elle prenoit part au choix qu’il faisoit, dont elle étoit très-contente, & qu’à l’égard de ses lettres, il en pouvoit faire ce qu’il lui plairoit, parce qu’elle ne lui avoit jamais rien écrit qui la dût mettre en inquiétude sur son indiscrétion.

Cette réponse acheva de faire croire au cavalier qu’il étoit trahi. Ne rien dire du marquis, c’étoit avouer qu’elle l’aimoit, & il ne put se persuader que si l’infidélité qu’il lui reprochoit n’eût pas été véritable, elle lui eût fait voir qu’il l’accusoit injustement. Un sentiment de fierté, qui se joignit au chagrin de se voir trompé, au moins à ce qu’il croyoit, ne le laissa plus songer qu’au plaisir de ne souffrir pas qu’on dît dans la ville que la belle veuve lui eût manqué de parole. Il se fit un point d’honneur de la prévenir, & de montrer, en se donnant à une autre, qu’il l’avoit quittée avant qu’elle l’eût quitté. La demoiselle à qui il rendoit ses soins, méritoit assez son attachement ; elle étoit aimable & jeune, & son choix ne pouvant être blâmé de personne, faisoit connoître que c’étoit lui qui renonçoit à la dame. Quelques-uns de ses amis, qui étoient dans la même erreur touchant sa prétendue infidélité, & à qui ses trois enfans donnoient du dégoût pour elle, furent d’avis de ce mariage, & le contrat fut signé, au dédit de mille pistoles. La joie qu’on en eut dans la famille de sa nouvelle maîtresse, le fit bientôt éclater dans toute la ville. On voulut le conclure en peu de jours ; mais la passion du cavalier, toujours violente, quoique combattue par le dépit, lui fit demander du temps. Il alla chez son amie, à qui il parla en homme désespéré, qui ne se pardonnoit point l’engagement où il venoit de se mettre. Elle pénétra ses sentimens, jugeant bien que mille pistoles ne seroient pas un obstacle qui l’empêcheroit de rompre ; elle manda à la dame qu’elle n’avoit qu’à lui expliquer ses intentions, & que, malgré le contrat signé, elle étoit sûre que le cavalier se feroit une joie de lui prouver son amour, en lui sacrifiant toutes choses. Elle ne reçut point de réponse, & ce silence lui fit croire que le titre de marquis avoit ébloui la belle veuve, & que ce n’étoit pas sans raison que le cavalier l’accusoit de perfidie.

Cependant les choses alloient tout autrement qu’elle ne pensoit. La dame eut à peine gagné son procès, qu’étant pressée de nouveau par le marquis, elle lui dit qu’elle étoit si sensiblement touchée de l’honneur qu’il lui vouloit faire, que si elle pouvoit se résoudre à un second mariage, elle le préféreroit à tout autre ; mais qu’après avoir examiné ce qu’elle devoit, & à la mémoire de son mari, & à elle-même, il lui paroissoit que rien n’étoit plus louable à une veuve que de ne songer qu’à élever ses enfans, & qu’elle croyoit qu’il avoit pour elle assez d’estime pour vouloir bien approuver le dessein qu’elle avoit pris de ne point changer d’état. Le marquis combattit long-temps cette résolution, sans la pouvoir ébranler, & il fut contraint de la laisser retourner dans sa province. Elle alla d’abord chez son amie, qui, apprenant que le bien de ses affaires étoit l’unique motif qui lui avoit fait souffrir les soins du marquis, voulut lui parler du cavalier : mais la dame l’arrêta en lui ouvrant son cœur ; elle lui dit que ce n’étoit pas sans de grands efforts qu’elle avoit vaincu sa passion ; mais que l’outrage qu’il lui avoit fait, par ses injustes soupçons, dans un temps où elle lui sacrifioit avec plaisir une plus grande fortune que celle qu’elle auroit pu attendre de lui, l’avoit tellement blessée, qu’il lui étoit impossible de l’oublier ; que par-là, il l’avoit rendue à elle-même, & qu’elle profiteroit de cet avantage pour demeurer toujours maîtresse de sa liberté.

Elles étoient sur cette matière quand le cavalier vint les interrompre. Il fut fort surpris de voir la dame, dont il n’avoit point appris le retour, & il la trouva si belle, que tout son amour se réveilla. Une petite émotion de colère qu’elle laissa voir, rendit ses yeux plus brillans que de coutume, & il parut un incarnat sur ses joues dont il fut ébloui. Il se troubla à sa vue, & sentant la perte qu’il faisoit, il lui demanda, en tremblant, si elle étoit mariée. Elle lui répondit froidement que non, & qu’elle se réjouissoit d’être arrivée assez tôt pour être à ses noces. Le cavalier, outré de douleur, lui dit que s’il étoit inconstant, il avoit suivi l’exemple qu’elle lui avoit donné, & que son respect ne lui avoit pas permis de s’opposer à ses avantages. Alors elle voulut bien le détromper sur l’affaire du marquis, & lui fit connoître que la conduite qu’elle avoit tenue, malgré les partis qui s’étoient offerts, ne l’avoit pas rendue digne des impressions désavantageuses qu’il en avoit prises. La joie qu’il eut de sortir d’erreur, l’obligea de se jeter à ses pieds ; mais la belle veuve n’écouta pas ses remerciemens ; elle lui fit voir une fierté qui le rendit immobile, & lui déclara qu’elle ne s’étoit justifiée que pour sa gloire ; que loin d’exiger rien de son repentir, elle verroit avec joie qu’il épousât la belle personne qu’il lui avoit préférée, & qu’après ce qu’il avoit été capable de faire, elle ne vouloit jamais le revoir. Il fut si saisi de ces paroles, qu’il s’évanouit. La dame se retira, sans en paroître touchée, & l’abandonna à son amie, qui, sensible aux plaintes qu’elle lui entendit faire après qu’il fut revenu à lui, fit ses efforts pour le consoler, en lui promettant de le servir auprès de la dame. Tout ce qu’elle dit fut inutile. La belle veuve témoigna être ravie que cette aventure lui eût fait ouvrir les yeux sur la foiblesse & la sottise de la plupart des hommes, & fit serment de n’en écouter jamais aucun.

Cependant, malgré tout cela, le cavalier ne se rebuta point. Il essaya de la fléchir par toutes sortes de voies ; & n’y pouvant réussir, il monta un jour jusqu’à sa chambre, sans avoir trouvé personne qui allât l’en avertir. Elle étoit seule dans son cabinet, & avoit les yeux attachés sur des papiers : c’étoient ses lettres qu’elle relisoit. Il les reconnut, & s’imagina que ce moment étoit favorable pour appaiser sa colère. Il lui dit les choses les plus tendres ; & toute la réponse qu’il en eut, fut quelle vouloit bien lui avouer, qu’ayant eu pour lui une très-forte tendresse, elle n’avoit pu le perdre sans une douleur inconcevable ; qu’elle ne haïssoit encore de lui que son crime ; mais que ce crime étoit tel, que son repentir n’en obtiendroit jamais le pardon. Il s’évanouit encore à ses pieds, & cet objet lui tira des larmes. Elle prit soin de le faire revenir, & sur ce qu’il lui reprocha la cruauté qu’elle avoit de le rappeler à la vie, que sa haîne lui rendoit insupportable, elle consentit enfin à lui pardonner, & à vouloir demeurer de ses amis, à condition qu’il achèveroit le mariage qu’il avoit signé. Il protesta qu’il n’en feroit rien ; mais elle voulut la chose si absolument, & lui en réitéra l’ordre tant de fois, & par elle-même, & par son amie, en lui disant qu’il y avoit de la gloire de ne pas donner sujet de dire qu’elle eût la foiblesse de chercher un vain triomphe, qu’elle l’obligea de se marier. Quoiqu’il ait pour sa femme toutes les honnêtetés imaginables, il ne laisse pas de regretter toujours ce qu’il a perdu. La belle veuve, qui, de son côté, a renoncé pour jamais au mariage, voit fort peu de monde ; & si l’on s’en doit rapporter aux apparences, on a lieu de croire qu’ils sont à plaindre tous deux.

Après que le nouvelliste eut achevé cette aventure, l’empereur Behram le loua fort sur sa manière de réciter. Il lui dit qu’il paroissoit bien qu’il étoit né orateur ; que son discours étoit des plus nobles & des plus éloquens ; qu’on y voyoit un tour d’esprit & une délicatesse charmante ; mais qu’il ne pouvoit s’empêcher de blâmer la dureté de la veuve, qui tenoit plutôt de la férocité d’un sauvage, que du naturel doux & tendre attaché au beau-sexe. Je sais bien, ajouta-t-il, qu’il veut être aimé sans réserve, & que le moindre soupçon d’infidélité lui fait beaucoup de peine ; mais lorsqu’un amant s’est justifié, on ne doit plus se plaindre de lui ; il faut le regarder d’un œil favorable, & lui témoigner autant d’amitié qu’on lui a marqué de rigueur ou d’indifférence. C’est ainsi que l’amour se conserve dans le cœur des amans, & que leur union ne finit qu’avec la vie. J’avoue, à ma confusion, que je n’ai pas toujours observé cette maxime : c’est de quoi je me plains. Mais quel est l’homme sur la terre qui n’a jamais failli, & qui par son regret ne rende sa faute aussi digne de pardon, qu’elle l’étoit auparavant de blâme ? L’empereur ayant encore dit plusieurs choses agréables sur ce sujet, comme il se vit dans une santé parfaite, il voulut régaler les plus grands seigneurs de sa cour. Il envoya inviter à souper les trois jeunes princes de Sarendip, auxquels il étoit redevable de sa guérison. Le repas fut magnifique ; & ce qui en augmenta la beauté, fut la joie & le plaisir qu’eut toute la cour de voir l’empereur de si belle humeur. L’après-dîner, il fit la revue des troupes de sa maison, qui consistoient en infanterie & en cavalerie. L’infanterie est l’armée de sabres & de cangiars, avec des mousquets qui sont fort légers, & la mèche dont ils se servent est de coton. La cavalerie l’est de deux manières, l’une de lances, de sabres, & de grosses masses de fer ; l’autre porte l’arc & le carquois, & ont tous des rondaches. Ces troupes, passant en revue devant l’empereur, faisoient voir leur adresse ; les mousquetaires tiroient à un but qui étoit sur une petite hauteur ; ceux qui avoient la lance, caracolloient devant l’empereur, & montroient leur savoir faire à la bien manier. À l’égard des archers, chacun tiroit sa flèche à un but, l’un après l’autre, en courant à toute bride.

Il y avoit entre autres un de ces derniers assez petit, & qui n’avoit pas grande mine. Quand son tour vint, il ne piqua point son cheval, & ne se mit point en devoir de tirer sa flèche ; mais en passant devant l’empereur, il fit seulement une inclinaison profonde. Ce prince, indigné de cette espèce de négligence, donna ordre sur le champ qu’on démontât cet archer, qu’on lui ôtât ses armes, & qu’on le chassât honteusement. Un des principaux officiers, qui le connoissoit, dit à l’empereur qu’il ne savoit pas pourquoi cet homme en avoit usé de la sorte ; mais qu’il étoit un des meilleurs soldats du royaume ; que son père avoit été un vaillant homme, & qu’il avoit fait de si belles actions, que sa majesté lui avoit accordé trois payes. Cet officier l’ayant ensuite nommé à l’empereur, ce discours fit que ce prince voulut qu’on le lui amenât.

On l’avoit déjà démonté, & l’empereur lui ayant demandé pourquoi il n’avoit pas tiré sa flèche comme les autres : Je ne sais, lui répondit-il, tirer mes flèches que contre les ennemis de votre majesté. Comme cette réponse plut à l’empereur, il lui dit : Allez reprendre votre cheval ; & après quelques caracoles, pour montrer qu’il le savoit bien manier, il le poussa à toutes brides jusqu’à une certaine distance au-delà du but, où il décocha sa flèche par derrière, qu’il mit dans le milieu. Au retour, il vint encore à passer devant l’empereur, & poussant derechef son cheval avec autant de dextérité que de vîtesse, il tira une seconde flèche qui fendit la première par le milieu. L’empereur, surpris de voir tant d’adresse dans un homme qui n’avoit point de mine, ne laissa pas de lui donner une veste, & de lui augmenter sa paye, en l’assurant qu’il l’avanceroit. Cela fait, ce prince se retira, & le lendemain il fit avertir toutes les princesses des autres palais de venir dîner avec lui. Elle n’y manquèrent pas ; & durant huit jours ce ne fut que fêtes galantes & que festins, dont la magnificence & les délices surpassoient celles du banquet des dieux.

Pendant tous ces divertissemens, l’amour ne fut pas oisif. Les plus grands Seigneurs de la cour offrirent leur cœur à ces belles princesses, & elles ne furent pas fâchées de se voir aimer. Il se fit des galanteries réciproques, qui produisirent d’abord des intrigues & des jalousies en nombre. Mais comme elles m’éloigneroient trop de mon sujet, je n’en parlerai point ici. Je dirai seulement que l’empereur Behram maria les sept Princesses, & donna à chacune d’elles un des palais qu’il avoit nouvellement fait construire, avec des pensions considérables pour vivre selon leur qualité. Cette générosité fut applaudie de tout le monde, & ne fit pas moins d’honneur à ce prince, que de plaisir à toutes ces princesses ; ensuite il s’en retourna dans sa ville capitale, où il se servit fort utilement de ce précieux miroir contre les désordres & les malversations qui se commettoient continuellement dans son empire. Tandis qu’il étoit ainsi occupé à faire triompher ce miroir, si salutaire aux bons, & si fatal aux méchans, il reçut une lettre du roi de Sarendip, dont voici le contenu.



Au très-grand, très-auguste, & très-invincible monarque l’empereur Behram.

Il faut avouer, seigneur, que les trois princes mes enfans sont nés sous une étoile bien favorable, pour avoir été conduits à la cour de votre majesté impériale. Comme elle est la plus belle & la plus polie du monde, je ne doute pas qu’ils n’y aient appris de bonnes maximes pour régner, qui doivent passer chez eux en habitude. Ils avoient besoin d’une école aussi savante pour se perfectionner ; & les avantages qu’ils en retireront les engageront à une reconnaissance éternelle envers votre suprême majesté. Quant à moi, je la supplie très-humblement de croire que je lui suis très-obligé des bontés qu’elle a eues pour eux, & que je m’estimerois fort heureux de trouver les occasions de lui en témoigner ma gratitude plutôt par mes services que par mes paroles. En attendant que le ciel me procure ce bonheur, je lui adresserai continuellement mes vœux, afin que la vie de votre majesté soit aussi longue, qu’elle est glorieuse. Cependant, seigneur, comme je me sens accablé du poids de mes années, & que j’ai besoin de mes enfans pour me soulager, je vous conjure, par cette générosité qui vous est si naturelle, de vouloir bien leur permettre de me venir trouver. J’espère que votre majesté ne me refusera pas cette faveur, & qu’elle y joindra celle de croire qu’on ne peut être plus parfaitement que je suis son très-humble & très-obéissant serviteur,

Le roi de Sarendip.

Quelque utiles que les trois princes de Sarendip fussent à l’empereur Behram, & quelque amitié qu’il eût pour eux, il ne put tenir contre la lettre du roi leur père. Il leur en fit la lecture, & leur dit de se préparer à partir au premier jour ; que véritablement ce départ lui donnoit du chagrin, mais que la considération qu’il avoit pour le roi de Sarendip, l’obligeoit à lui accorder sa demande. Sur quoi ces princes lui répondirent qu’en quelque pays qu’ils fussent, il pouvoit compter sur eux, & qu’ils n’oublieroient jamais les obligations qu’ils lui avoient. Cela fut suivi de plusieurs honnêtetés de part & d’autre, & ensuite l’empereur ordonna qu’on leur fît un équipage magnifique. La veille de leur départ, il leur donna à chacun un sabre garni de diamans ; plusieurs vestes très-riches, avec de fort beaux présens pour le roi leur père, & une lettre qu’il lui écrivit, dont voici les termes.



Au très-sage, très-puissant, & très-magnanime prince, le sérénissime roi de Sarendip.

Vous me demandez les princes vos enfans ; seigneur ; toutes les lois & toutes les raisons imaginables m’obligent de vous les renvoyer. Je le fais avec plaisir, par la considération de leur mérite & des services importans qu’ils sont capables de vous rendre ; mais en même temps je suis touché d’un regret très-sensible, & qui ne finira qu’avec ma vie. Ils me l’ont conservée, seigneur, aussi-bien que mon empire ; & par leur sagesse & leur valeur, ils m’ont mis dans un état non seulement tranquille, mais même glorieux. Que ne feront point pour un père si sage & si aimable, des princes si bien nés & si vertueux ? Je prie le ciel qu’ils puissent vous conserver long-temps, & vous aider à rendre de jour en jour votre royaume plus florissant qu’il n’a jamais été. Ce sont des vœux que je ferai toujours très-ardemment. Mais s’il arrive quelque occasion où il s’agisse de vous bien marquer ma bonne volonté, je vous prie de compter sur moi comme sur un ami sincère, & qui vous est entièrement acquis.

L’empereur Behram.

Les princes de Sarendip étant partis avec cette lettre & tous les beaux présens que l’empereur leur avoit donnés, continuèrent leur voyage avec une extrême joie, dans l’espérance de revoir bientôt leur chère patrie. Ils furent escortés par un détachement des gardes de l’empereur, & défrayés jusqu’à la dernière ville de ses frontières, où étant arrivés, ils trouvèrent un autre détachement des troupes du roi leur père, qui les escorta jusques dans la ville capitale de Sarendip. Toute la jeune noblesse fut à leur rencontre, & par-tout où ils passoient, ils entendoient mille acclamations publiques qui leur marquoient la joie qu’on avoit de les revoir.

Que vous êtes heureux, aimables princes, d’être, pour ainsi dire, l’objet de l’adoration de vos peuples ; c’est l’effet glorieux de vos rares qualités, & le juste couronnement de votre mérite. Cependant, quoique la satisfaction que vous en avez soit très-grande, elle n’égalera jamais celle que la vue & les embrassemens de votre auguste père vont causer à votre cœur. C’est dans cette occasion où la nature ne pouvant plus dissimuler, vous fera sentir ses mouvemens les plus tendres, en récompensant avec plaisir l’obéissance que vous avez eue pour exécuter les ordres paternels, qu’il est bon de s’y conformer toujours, sur-tout quand ils ne tendent qu’à notre bien & à notre gloire.

En effet, lorsque les princes parurent devant le roi, il se leva de son siège, les embrassa l’un après l’autre, & en leur donnant mille marques de tendresse, il répandit des larmes de joie de les revoir après une si longue absence. Les princes lui remirent la lettre & les présens que l’empereur Behram lui envoyoit. Quoiqu’ils fussent très-considérables, néanmoins la lecture qu’il fit de cette lettre le toucha bien davantage par rapport aux louanges de ses enfans qu’il embrassa encore une fois avec des transports qu’on ne peut exprimer.

Après que ces princes eurent été quelque temps avec le roi, ils se retirèrent chacun dans leur appartement, où ils furent visités par toute la cour, qui s’empressa de leur venir faire des complimens sur leur heureux retour. C’étoit à qui s’aquitteroit le mieux de son devoir, par la haute estime & l’extrême respect qu’on avoit pour des princes d’un mérite si accompli. Le lendemain, ils rendirent compte au roi des différens climats où ils avoient été, & des aventures surprenantes qui leur étoient arrivées. Ils ne manquèrent pas de lui parler entre autre du voyage qu’ils avoient fait aux Indes pour le service de l’empereur Behram, & de celui qu’ils avoient rendu à une grande reine de ce pays-là, & du désir qu’elle avoit d’épouser le puîné des trois princes. Le roi s’étant fait éclaircir de l’âge de cette reine, de sa vertu, de son mérite, & de la beauté de son royaume, consentit à cette alliance. Quelque temps après, il fit faire un équipage magnifique pour ce prince ; & la veille de son départ, il le chargea de beaux présens pour cette reine. Il y avoit une couronne d’or, enrichie de diamans, de rubis, & d’émeraudes d’une rare beauté ; un manteau royal de brocard d’or, brodé de perles, dont l’agraffe étoit d’une escarboucle ; un bouquet de différentes pierreries, qui faisoient une diversité de couleur & d’éclat admirable ; un collier de perles rondes, couleur de belle marguerite, & presque aussi grosses que des œufs de pigeons, d’un prix inestimable ; plusieurs riches fourrures de marte-zibeline, une tasse faite d’une seule émeraude, qui est peut-être l’unique qui soit au monde, douze belles agathes, qui, d’un côté, représentoient un empereur romain, & de l’autre une impératrice ; ouvrages qui étoient le chef-d’œuvre des plus fameux sculpteurs de chaque siècle ; un coq d’or, dont les yeux étoient de rubis, & qui, par le moyen d’un ressort, chantoit comme un coq naturel. Il y avoit encore plusieurs autres raretés, dont le détail seroit peut-être ennuyeux, ou du moins nous éloigneroit trop de notre sujet : c’est pourquoi je n’en parlerai pas davantage, & je dirai que ce prince ayant pris congé du roi, partit avec toutes ces richesses, & fut accompagné par plusieurs grands seigneurs, qui allèrent avec lui aux Indes. La reine étant avertie que le prince étoit en marche pour la venir épouser, alla avec toute sa cour au devant de lui jusqu’à la dernière ville de la frontière de son royaume. Comme elle avoit fait beaucoup de diligence, elle y arriva deux jours avant lui ; & pendant ce temps, elle donna tous les ordres nécessaires pour lui faire une entrée magnifique. Mais ce prince, qui mouroit d’impatience de la voir, prévint l’exécution de ses ordres, & ayant commandé aux gens de son équipage de venir à petites journées, il prit la poste avec un écuyer, un page, & un valet de chambre. Il arriva au palais dans le temps que la reine dînoit. Il passa dans la salle où elle mangeoit, & entra promptement dans la chambre de cette princesse, afin de n’être vu de personne.

Cependant quelque soin qu’il prît, il ne put si bien faire qu’il ne fût reconnu de quelque grand seigneur. Cela causa un bruit sourd, & la reine voulant savoir ce que c’étoit, on lui dit à l’oreille, que c’étoit le prince de Sarendip qui venoit d’arriver, & qu’il étoit entré dans sa chambre. Cette nouvelle agréable la surprit d’autant plus, qu’elle ne l’attendoit pas si-tôt. Une palpitation de cœur la prit ; elle ne put achever son repas, & alla aussi-tôt trouver le prince. D’abord qu’il la vit, il la salua d’un air tendre, & lui prit la main pour la baiser ; mais en même temps cette princesse lui présenta le visage, & il lui donna un baiser, accompagné de paroles les plus flatteuses & les plus engageantes du monde. Elle y répondit comme elle le devoit ; & après un quart-d’heure de conversation, la reine jugeant que ce prince pouvoit être fatigué de sa course, elle le conduisit dans un fort bel appartement qu’elle lui avoit fait préparer. Elle le laissa reposer jusqu’au soir, qu’elle le vint prendre pour souper avec elle. Il y alla aussi-tôt, & s’il fut surpris en entrant dans la salle où il devoit manger de n’y voir ni table, ni couvert, ni rien d’apprêté, il le fut bien davantage quand il aperçut tout d’un coup le plancher d’en haut s’entr’ouvrir, & une table toute couverte de mets les plus exquis, qui descendoit au son de plusieurs instrumens, qui faisoient une harmonie charmante. Pendant le repas, la symphonie continuoit, & de temps en temps elle étoit accompagnée de voix plus douces que celles des syrênes. Le prince y prenoit beaucoup de plaisir, & ce commencement étoit pour lui un pronostic favorable des agrémens qu’il devoit avoir avec cette auguste reine.

Après le soupé, ce prince lui donna la main pour la conduire dans son appartement, où après s’être entretenu quelque temps avec elle, il se retira dans le sien. Ses équipages arrivèrent le troisième jour ; le lendemain il donna les présens à la reine, dont elle fut charmée, & le jour suivant, la célébration du mariage se fit avec toute la pompe & la magnificience imaginables. Cette cérémonie étant finie, le roi & la reine prirent le chemin de leur ville capitale, qui les attendoit dans une impatience mêlée de respect & d’amour. Toutes les troupes & tous les citoyens se mirent sous les armes, pour les recevoir. Par-tout où ils passoient, c’étoient des arcs de triomphe, enrichis de devises ingénieusement inventées à leur gloire. Les poëtes chantoient sur leur lyre cet heureux hyménée, & en pronostiquoient la durée par la beauté de leur chant. Des fontaines de vin couloient de toutes parts, & des feux d’artifice, qui montoient jusqu’aux nues, annonçoient au ciel la joie que les peuples avoient d’un mariage si auguste & si conforme à leurs désirs.

Voilà ce qui se passa de plus considérable en cette occasion. Revenons présentement au roi de Sarendip & aux deux princes ses enfans, dont le mérite étoit révéré de tous les peuples, & il n’y avoit point de roi qui ne se fît honneur de son alliance. Parmi ceux qui la souhaîtoient le plus, le roi de Numidie, qui avoit pour fille unique une des plus aimables princesses du monde, la fit proposer au roi de Sarendip pour le prince son cadet. Ce roi, qui avoit beaucoup d’estime pour lui, & qui avoit entendu parler des rares qualités de cette princesse, accepta d’autant plus volontiers cette proposition, qu’elle étoit unique héritière des états du roi son père, & que, venant à mourir, le prince de Sarendip monteroit sur le trône. Les choses étoient déjà fort avancées, lorsque le prince d’Arcas, voisin du roi de Numidie, la fit demander en mariage. Cette alliance l’accommodoit fort, parce qu’étant devenu roi de Numidie, il y joignoit ses états, & devenoit par ce moyen très-puissant. Le roi de Numidie se trouva alors fort embarrassé sur le choix ; d’un côté, il étoit engagé avec le roi de Sarendip, dont véritablement il n’espéroit aucune succession pour sa fille, d’autant que ce roi avoit un fils aîné qui devoit lui succéder à sa couronne ; de l’autre côté, il considéroit qu’après sa mort, sa fille seroit très-puissante, parce qu’en épousant le prince d’Arcas, elle joignoit ses états avec les siens. Tout cela occupoit extrêmement le roi de Numidie, & ne sachant à quoi se déterminer, il mit l’affaire en délibération dans son conseil. Les uns, considérant les avantages de la princesse sa fille, furent d’avis de la donner au prince d’Arcas ; mais les autres furent d’un sentiment opposé. Ils lui représentèrent qu’un roi devoit être esclave de sa parole ; qu’il étoit d’autant plus obligé à tenir la sienne, qu’il avoit lui-même fait faire la proposition au roi de Sarendip, & qu’ainsi il n’y avoit point d’autre parti à prendre que d’achever ce mariage. Le roi de Numidie, voyant que ce sentiment étoit plus glorieux pour lui que celui des autres, préféra son honneur à l’intérêt de sa fille, & dépêcha un ambassadeur au roi de Sarendip, pour le prier de lui envoyer le prince son fils, afin de conclure le mariage avec la princesse sa fille.

Le prince d’Arcas, indigné de cette préférence, déclara la guerre au roi de Numidie, sous prétexte, disoit-il, qu’il lui retenoit injustement une ville qui lui appartenoit, & lui en demandoit la restitution & les jouissances, qui montoient à plusieurs millions ; mais le roi de Numidie, sachant que sa prétention étoit mal fondée, n’en fit pas de cas, & résolut de soutenir la guerre, espérant que le ciel favoriseroit la justice de la cause.

Pendant que l’un & l’autre armoient puissamment, le prince de Sarendip, qui savoit cette guerre, venoit à grandes journées, avec un cortège considérable, pour conclure son mariage & se mettre à la tête des troupes du roi de Numidie. Il arriva enfin ; & peu après, le mariage se fit avec beaucoup de plaisir de la part des deux partis. Cette nouvelle redoubla le ressentiment du prince d’Arcas, qui aussi-tôt se mit en campagne pour entrer dans la Numidie. Le roi de ce pays & le prince de Sarendip son gendre allèrent à sa rencontre avec une armée de cinquante mille hommes, pour le combattre. Cette armée étoit composée de vieilles troupes aguerries. Celle du prince d’Arcas étoit supérieure de plus de dix mille hommes ; mais elle n’étoit que de troupes ramassées, & nullement propres au métier de la guerre. Les deux armées n’étoient qu’à quatre lieues l’une de l’autre, lorsque celle du roi de Numidie, qui étoit fatiguée des grandes marches qu’elle avoit faite, fut obligée de se reposer deux ou trois jours. C’étoit dans un lieu fort beau & fort commode. D’un côté, il y avoit une belle rivière, & de l’autre un bois, où le prince de Sarendip alla se promener seul à cheval, pour rêver plus commodément, sans être interrompu de personne. À peine eut-il fait dix pas dans ce bois, qu’il entendit la voix d’un homme qui crioit de toute sa force : À l’aide ! Et aussi-tôt, s’étant avancé du côté que le cri venoit, il en connut bientôt la cause. C’étoit un pauvre soldat qui étoit venu couper du bois, & qui, courant tout hors d’haleine, & n’en pouvant presque plus, tournoit autour d’un gros arbre, pour se garantir d’un grand & furieux tigre qui le poursuivoit vivement, tout prêt à se jeter sur lui. Le prince de Sarendip, sans délibérer davantage sur le parti qu’il devoit prendre, emporté par l’ardeur de son courage & de sa charité, à la vue du péril d’un de ses soldats, poussa son cheval de toute sa force, l’épée à la main, vers la bête, qui, abandonnant sa première proie, vint à lui, les yeux enflammés, la gueule béante, & le poil hérissé, avec une espèce de rugissement effroyable, pour s’élancer sur le cheval, comme elle fit, en biaisant, pour éviter le coup qu’on lui portoit ; & par la pesanteur de son corps, elle abattit le cheval & le cavalier. Elle le tenoit même déjà par sa robe, & tâchoit de le prendre à la gorge, lorsque le prince, qui s’étoit promptement relevé, l’ayant saisi par la patte gauche, qu’elle étendoit pour l’embrasser, lui plongea l’épée pardessous le ventre, jusques dans le foie, en même temps qu’un de se gentilhommes qui étoit à la chasse, étant accouru aux cris horribles que jetoient & le tigre & le soldat, acheva de tuer ce monstre, déjà renversé du coup qu’il avoit reçu.

Après que le roi de Numidie eut fait reposer ses troupes, il alla chercher l’ennemi ; & comme ses coureurs lui vinrent dire qu’on voyoit la cavalerie du prince d’Arcas paroître, il mit aussi-tôt son armée en bataille ; mais ensuite d’autres coureurs l’ayant assuré que ce n’étoit qu’un détachement de mille chevaux, il prit deux compagnies de ses gardes à cheval, & autant de ses compagnies royales, & alla droit à eux, en ordonnant à toute l’armée de le suivre au petit pas. Il trouva cette cavalerie ; il l’attaqua, & la poussa si vigoureusement, qu’elle fut obligée de s’enfuir à toute bride : il en tua quelques-uns des plus mal montés, & en prit d’autres, qui lui dirent que le prince d’Arcas venoit pour lui livrer bataille. Les armées se trouvèrent dans une belle & grande plaine, où rien ne pouvoit les empêcher de combattre. Mais comme la nuit étoit proche, il ne se fit rien de part & d’autre. Un des généraux du roi lui conseilla d’attaquer la nuit l’ennemi, parce que, disoit-il, il seroit aisé de le défaire dans la surprise & les ténèbres ; mais il lui répondit tout haut, qu’il ne vouloit point dérober la victoire, ni rougir de son triomphe. Cette réponse, qui marquoit son courage & sa générosité, se répandit bientôt parmi toutes les troupes, & leur fit connoître combien il étoit assuré de la victoire.

Le prince d’Arcas, à l’exemple du roi de Numidie, demeura toute la nuit sous les armes, espérant de commencer le combat dès que le jour paroîtroit ; mais le lendemain, voyant la bonne contenance des Numidiens & le bel ordre de leur bataille, il changea de sentiment ; & quoiqu’il fût supérieur, comme nous avons dit, de plus de dix mille hommes, il n’osa les attaquer. Ce fut donc les Numidiens qui commencèrent le combat. L’aîle droite des Arcaciens fut d’abord enfoncée, & alloit se renverser sur la seconde ligne, si le prince d’Arcas ne fût venu à son secours ; il la rallia aussi-tôt, & combattit quelque temps avec fermeté. Mais cette résistance ne fit qu’augmenter l’ardeur des Numidiens, qui, à coups de sabre, percèrent la première & la seconde ligne ; qui furent obligées de s’enfuir, après avoir laissé sur la place plus de deux mille morts des leurs, & autant de prisonniers. Leur aîle gauche combattoit toujours ; mais voyant le malheur de leur droite, ils perdirent courage : ils eurent le même sort que la gauche, & ce ne fut par-tout qu’une déroute générale. Les Numidiens ne s’amusèrent point au pillage ; ils poursuivirent leurs ennemis, toujours en les battant & tuant. Le prince d’Arcas, dans la mélée, fut blessé de deux coups de sabre que lui donna le prince de Sarendip, & l’auroit peut-être tué, s’il n’avoit trouvé sa sûreté dans sa fuite. Les Arcaciens perdirent plus de dix mille hommes, sans compter les prisonniers, & tout leur bagage, avec la caisse militaire, qui fut partagée entre tous les soldats. Le roi, voulant profiter de sa victoire, enleva cinq ou six places, & mit tout le pays des environs à contribution. Le prince d’Arcas se voyant, par ce moyen, hors d’état de soutenir la guerre contre des forces si supérieures aux siennes, demanda la paix. On la lui accorda, à condition qu’il payeroit tous les ans un tribut d’un million au roi de Numidie. Cela étant arrêté ainsi, on lui rendit ses places, après en avoir rasé toutes les fortifications. Voilà de quelle manière se termina cette guerre, qui nous fait connoître que les injustices ne plaisent point au ciel, & quelles retournent souvent à la confusion de ceux qui les font.

Pendant que le roi de Numidie jouira glorieusement des douceurs de la paix, & le prince son gendre de celles de son mariage, il faut revenir au roi de Sarendip, & au prince son aîné. Comme l’un & l’autre s’étoient attiré l’estime de tout le monde, chacun recherchoit leur amitié. Les princes leurs voisins, & même ceux qui étoient les plus éloignés leur envoyèrent des ambassadeurs pour faire des alliances, ou pour renouveler les anciennes. On avoit une si grande confiance en eux, que les rois les plus puissans les prenoient souvent pour arbitres de leurs differens. Par ce moyen ils évitoient des guerres terribles, & conservoient le bien & le sang de leurs sujets ; c’est ce qui fut cause que deux grandes princesses qui étoient sur le point d’avoir la guerre entre elles pour des limites qui séparoient leurs états, vinrent trouver le roi de Sarendip, pour le prier de vouloir bien être le juge de leur différent. C’étoient deux héroïnes d’une beauté charmante, & plus capables de donner de l’amour que d’en prendre. Cependant il arriva tout le contraire, car elles n’eurent pas plutôt vu le prince de Sarendip, qu’elles en devinrent éprises, & oubliant le sujet de leur different, elles ne songèrent plus qu’à toucher le cœur de ce prince. Ces deux princesses étoient d’un caractère fort opposé ; l’une avoit l’esprit enjoué, & l’autre sérieux. Quand ce prince étoit de belle humeur, il rendoit visite à celle qui avoit de l’enjouement, & lorsqu’il avoit quelque chagrin, il cherchoit dans la conversation de l’autre de quoi se consoler. Ces deux dames devinrent jalouses l’une de l’autre. Chacune vouloit posséder seule le cœur de ce prince, ce qui les porta à des querelles d’éclat qui firent grand bruit à la cour. Ce prince essaya, mais en vain, de les accommoder, ou du moins de les obliger à vivre civilement ensemble, si elles ne pouvoient être dans un parfaite intelligence. Enfin, rebuté de leurs emportemens, il se fit un plaisir d’aller tous les jours à la chasse, & les laissa se quereller tant qu’elles voulurent.

Un jour ce prince s’étant éloigné de tous ceux de sa suite, il se sentit pressé de la soif, & mit pied à terre au bord d’une fontaine, pour boire. Il n’avoit point de tasse, & se trouvoit fort embarrassé, lorsqu’une jeune bergère, qui l’avoit observé de loin, quitta son troupeau, & lui en vint présenter une de la meilleure grace du monde. Le prince regarda cette bergère avec attention, & ayant remarqué sur son visage tous les agrémens que la nature peut donner sans le secours de l’art, il lui demanda son nom. Elle lui répondit qu’elle s’appeloit Céline, & qu’elle étoit fille d’un fermier qui demeuroit à une maison prochaine. Ce prince lui proposa de venir à la cour ; mais elle lui répondit avec une ingénuité qui le charma, qu’il falloit le demander à son père, à qui elle étoit obligée d’obéir dans tout ce qu’il lui commandoit. Ce prince lui repartit qu’elle l’allât donc chercher ; ce qu’elle fit à l’instant. Le prince s’étant fait connoître à ce paysan, lui commanda de le venir trouver le lendemain à son lever avec sa fille, & l’assura qu’il feroit la fortune de l’un & de l’autre. Ce bon homme n’y manqua point ; & comme Céline ne pouvoit se résoudre à quitter son père, ce prince lui donna un emploi considérable dans le palais. Il ne croyoit d’abord rencontrer aucune résistance dans l’esprit de la bergère ; mais quand il eut connu sa vertu, il se fit un scrupule de lui faire violence, & la crut digne de porter une couronne.

Les deux princesses, qui ne savoient pas cette nouvelle inclination, continuoient leur jalousie avec plus de violence que jamais ; enfin, ne pouvant plus se souffrir, elles voulurent décider, par le sort des armes, qui seroit la victorieuse. Elles se battirent, & se blessèrent si dangereusement, qu’elles moururent peu de jours après. C’est ainsi que leur jalousie, & le différent de leurs limites furent terminés. Les uns plaignoient leur destinée, & les autres les traitoient de folles, & s’en moquoient. Cependant le roi & le prince son fils en furent très-fachés ; ils leur firent faire des funérailles avec toute la pompe & la cérémonie qui étoient dues à leur naissance & à leur dignité.

Durant toutes ces choses, le prince de Sarendip ne laissoit pas de rendre tous les jours visite à Céline. Plus il la voyoit, plus il la trouvoit belle, & découvroit en elle de nouvelles perfections. Elle étoit d’une douceur charmante, & avoit beaucoup d’esprit & de jugement. Il en fit le portrait au roi, & lui témoigna le dessein qu’il avoit de l’épouser.

Comme ce prince ne l’avoit point encore vue, il la fit venir ; & après s’être entretenu quelque temps avec elle, il vit que tout ce que le prince son fils lui en avoit dit d’avantageux, étoit au dessous de ce qu’il en voyoit. Il ne s’opposa point à ce mariage, & conseilla même à son fils de le faire, en disant que cette fille étoit un chef-d’œuvre & un miracle de la nature. Ce prince, ravi de l’approbation du roi, ne tarda guère à épouser Céline. Le mariage se fit dans le temple de Minerve, pour marquer la sagesse de cette fille par rapport à celle de la déesse. Les rois & les plus grands seigneurs du royaume y assistèrent. Les noces durèrent plus de huit jours, & jamais princesse ne fut moins décontenancée, & ne soutint mieux son rang que celle-ci.

À quelque temps de là, on reçut nouvelle à la cour, que l’empereur Behram étoit mort, & qu’en considération de l’amitié & de la haute estime qu’il avoit pour le roi de Sarendip, il lui avoit donné, par son testament, une belle & grande province, qui étoit à la bienséance, & contiguë aux états de ce prince. Il fut fort touché de cette perte ; mais comme il savoit que tous les hommes sont mortels, il tâcha de s’en consoler, suivant cette maxime, qu’aux maux sans remède il n’y faut plus songer. Ce pendant il envoya un ambassadeur au prince de Méros, qui étoit l’héritier de l’empereur, pour lui témoigner le regret sensible qu’il avoit de la mort de ce prince, & pour le prier en même temps de trouver bon qu’il envoyât prendre possession de la province que l’empereur lui avoit donnée. Mais au lieu de lui accorder sa demande, il la traita de ridicule, & dit que l’empereur n’avoit pu démembrer son empire sans le consentement des états, & au préjudice de son héritier. Cette réponse, qui étoit elle-même ridicule, & qui montroit l’injustice de celui qui la faisoit, obligea le roi de rappeler son ambassadeur, & de déclarer la guerre au prince de Méros. Dans ce dessein, il leva des troupes, & en acheta de ses voisins, dont il fit une armée de trente mille hommes de pied & de dix mille chevaux. Il en donna le commandement au prince de Sarendip, qui partit avec de bons généraux & de braves soldats. Le prince de Méros vint à sa rencontre avec une armée de plus de soixante mille hommes, dans la résolution de le combattre & de le vaincre. Comme le prince de Sarendip avoit fait une longue marche, & que ses troupes étoient fatiguées, il s’arrêta à six lieues de celles des ennemis, pour donner le loisir aux siennes de se reposer. Il ferma son camp de fossés & de palissades ; car il avoit résolu d’y laisser tout le bagage & l’attirail, avec les soldats inutiles, & de mener le reste contre l’ennemi, sans autre équipage que leurs armes. Il partit donc sur la seconde veille de la nuit, pour aller combattre au point du jour le prince de Méros, qui, sur ces nouvelles, avoit rangé ses troupes en bataille. Le prince de Sarendip marchoit aussi en bataille rangée ; car les armées n’étoient alors éloignées que de deux lieues. Lorsqu’il fut arrivé à des montagnes d’où il pouvoit observer aisément toute l’armée ennemie, il fit halte ; & dans ce temps il arriva une grande éclipse de lune, qui fut cause qu’on fit des sacrifices, non seulement à cet astre, mais encore à la terre & au soleil, dont la conjonction a coutume de produire cet effet. Un astrologue ayant été consulté sur cette éclipse, dit qu’en ce mois on donneroit bataille, & que les entrailles des bêtes immolées promettoient au prince de Sarendip un heureux événement.

Cette nouvelle donna beaucoup de joie à ce prince ; il fit assembler tous ses généraux, & mit en délibération s’il donneroit sur l’heure la bataille, comme quelqu’un le lui conseilloit, ou s’il camperoit en cet endroit, selon l’avis de quelques autres ; car il étoit à propos de reconnoître le champ de bataille, & l’ordonnance des ennemis, & voir s’il n’y avoit point de lieu suspect ou inaccessible, & des chausse-trappes cachées, ou quelque fossé couvert. Ce dernier avis ayant été suivi comme le meilleur, l’armée campa sur le champ de bataille, au même ordre qu’elle étoit, & cependant le prince de Sarendip prit quelques troupes, & alla faire le tour de la plaine où se devoit donner le combat. Lorsqu’il fut de retour, il assembla une seconde fois ses généraux, & leur dit qu’ils n’avoient pas besoin de harangue, parce que la gloire étoit un assez puissant aiguillon pour les porter à faire leur devoir ; qu’ils représentassent seulement à leurs gens, que du succès de cette bataille dépendoit leur honneur & celui de leur patrie ; qu’il n’en diroit pas davantage à de si braves hommes, mais qu’ils prissent garde d’observer l’ordre & le silence, & sur-tout qu’ils fussent attentifs à recevoir le commandement, & prompts à l’exécuter ; qu’ils devoient savoir qu’on perdoit les batailles par le peu de soin & la négligence, comme on les gagnoit par les vertus contraires. Après de tels discours, ayant animé ses chefs, & étant animé par eux, il leur ordonna de reposer & de repaître.

Le prince de Méros, qui n’avoit pas bien fortifié son camp, demeura toute la nuit sous les armes, de crainte de quelque surprise, attendu que les soldats n’avoient pas beaucoup de confiance en lui, ni en ses généraux, & que le danger où ils se voyoient leur donnoit quelque frayeur. Dès que le jour parut, le prince de Sarendip alla droit à l’ennemi. Il fit attaquer son aîle gauche, qui plia d’abord ; mais d’autres troupes s’approchant, rétablirent le combat, & firent revenir les autres à la charge. Dans ce temps, celles du prince de Sarendip eurent du dessous, tant par la multitude des ennemis, que parce que leurs chevaux étoient mieux couverts pour la défense. Cependant, malgré tout cela, les troupes du prince de Sarendip soutinrent vivement le choc, & firent si bien, qu’ils les chassèrent du champ de bataille. Alors le prince de Méros, qui avoit des chariots armés de faux, les fit lâcher, pour mettre en désordre la cavalerie du prince de Sarendip : mais ce fut inutilement ; car ce prince ayant mis à la tête de cette cavalerie des dardeurs pour la couvrir, les perçoient à coups de traits ; & saisissant les rênes des chevaux, tiroient à bas ceux qui y étoient montés. Une partie se sauva entre les bataillons, qui s’ouvrirent pour leur faire place. Comme le prince vit que Méros ébranloit toute sa bataille, il commanda de charger la cavalerie de ce prince, qui venoit investir son aîle droite ; & considérant qu’il avoit fait jour aux premières troupes qui couvroient l’ordre de sa bataille, il tourna tout court par cette ouverture, & forma un corps en pointe, tant de sa cavalerie que de son infanterie ; il courut avec de grands cris à l’endroit où le prince de Méros étoit en personne. Le combat fut d’abord opiniâtre ; mais à la fin, ce prince ne pouvant plus soutenir le choc de la cavalerie, ni celui de l’infanterie, s’enfuit le premier, & ensuite ses gardes, qu’on poursuivoit l’épée dans les reins. La déroute fut grande ; car Arsanez, l’un des généraux du prince de Sarendip, ayant battu ceux qui vouloient investir l’aîle droite, les obligea à suivre l’exemple du prince de Méros, & de s’enfuir à toute bride. Enfin ce ne fut par-tout qu’une défaite générale, excepté trois bataillons & cinq escadrons, qui, étant plus près de leur retraite, se dérobèrent à la vue des vainqueurs, sans pouvoir être chargés. Cette bataille coûta plus de vingt mille hommes des meilleures troupes du prince de Méros, sans compter tout le bagage, qui fut pillé, & la caisse militaire partagée entre les soldats. Comme on avoit trouvé, en poursuivant ce prince, son casque, sa cuirasse & son bouclier, on crut d’abord qu’il étoit mort ; mais peu-après on sut le contraire, & qu’il ne s’étoit défait de toutes ces choses que pour fuir avec plus de vîtesse.

Le prince de Sarendip se signala dans cette bataille avec toute la valeur d’un brave soldat, & toute la conduite d’un grand capitaine : on le voyoit partout pouvoir, sans confusion, à toutes les attaques ; tantôt soutenir ceux qui plioient, par des renforts tirés des corps moins engagés dans la bataille, & tantôt mener les autres au combat avec un ordre & une intrépidité admirables. C’est ainsi qu’un véritable général doit agir ; de courir çà & là, d’être présent à tout ce qui se passe dans une occasion si tumultueuse, si pleine de périls, & dont les suites sont ou si funestes ou si glorieuses, par la perte ou par le gain de la victoire.

Le prince de Sarendip, voulant profiter de celle qu’il venoit de remporter, entra comme un foudre dans les états du prince de Méros ; il s’empara de la province qu’on retenoit au roi son père, & même de plusieurs villes qui étoient au prince de Méros. Celui-ci, voyant une si grande rapidité de conquêtes, & craignant qu’elles n’augmentassent, demanda la paix. On la lui accorda, à condition que les villes qu’on lui avoit prises resteroient au roi de Sarendip pour les frais de la guerre. Cela ayant été arrêté de part & d’autre, le prince de Sarendip donna le gouvernement général de la province qui appartenoit au roi son père, au brave Arsanez, qui s’étoit si fort distingué à la bataille. Il établit des gouverneurs, & d’autres officiers à chaque ville qui en dépendoit, aussi bien qu’à celles qui n’en étoient pas, & qui restoient au roi pour les frais de la guerre. Il mit de bonnes garnisons par-tout, & ensuite il s’en retourna à Sarendip, où il fut reçu parfaitement bien du roi & de tous les peuples, qui le regardoient comme un héros. Cependant, quoiqu’il en eût beaucoup de joie, elle n’égala point celle qu’il ressentit à la vue de la princesse son épouse. Comme il l’aimoit passionnément, il en étoit aimé de même ; & ce retour, que l’un & l’autre avoient souhaité avec empressement, ne servit qu’à augmenter leur amour. C’est ce que produit ordinairement l’absence, qui redouble souvent l’ardeur de ceux qui aiment. En effet, on ne vit jamais plus de tendresse de la part du prince & de la princesse. Elle devint grosse, & accoucha heureusement à son terme d’un beau garçon, dont le roi & tous les peuples eurent une extrême joie. Ils firent plusieurs sacrifices aux dieux, pour les remercier d’un présent si agréable, & pour les prier de faire naître en ce jeune prince les vertus & le mérite de son père & de son grand-père. Ces peuples avoient raison de leur faire cette demande ; car ils vivoient sous la domination la plus douce & la plus heureuse qui fut jamais.

Pendant que chacun se réjouissoit ainsi & faisoit des vœux pour la conservation de cet auguste enfant, le prince son père en témoignoit sa reconnaissance par des festins & des spectacles qu’il donnoit au peuple. Un jour, voulant varier ces plaisirs, il lui arriva une aventure la plus extraordinaire du monde, qui mérite bien d’avoir ici sa place. Comme il étoit à la chasse, & qu’il s’étoit écarté de ceux de sa suite, il ouït l’effroyable rugissement d’un lion qui sembloit néanmoins plutôt se plaindre de quelque grand mal qu’il souffroit, que de suivre sa proie pour la dévorer. Le prince, qui, par un mouvement de sa générosité naturelle, alloit toujours droit au péril, s’enfonça aussi-tôt dans le bois prochain, & courant en toute diligence vers l’endroit où il entendoit le rugissement, il vit qu’un horrible serpent d’une prodigieuse grandeur, ayant entortillé les jambes & le corps d’un lion, l’avoit mis hors d’état de se défendre, & lui dardoit à grands coups redoublés sa langue, pour le tuer de son venin. Il fut touché du danger du lion ; sans songer qu’en le délivrant, il lui laissoit la liberté de se jeter sur lui, il donna de son épée si à propos sur le serpent, qu’il le tua ; &, sans blesser le lion, il coupa les liens dont il étoit embarrassé. Alors ce pauvre animal se voyant libre, & reconnaissant l’auteur de sa liberté, lui en vint rendre graces de la manière la plus expressive, & la plus soumise qu’il put, en le flattant, & en lui lêchant les pieds ; & depuis ce temps-là, s’attachant à lui comme à un généreux défenseur auquel il devoit la vie, il ne voulut jamais l’abandonner, & le suivoit par-tout comme un chien fidèle à son maître, sans offenser personne. Ce lion alloit toujours avec lui à la chasse, & il ne manquoit pas de le pourvoir abondamment de venaison ; mais ce qu’il y a de plus admirable, est qu’un jour ce prince étant entré avec le lion dans la chambre du prince son fils, & cet animal voyant que son maître carressoit & baissoit cet enfant, voulut aussi le caresser, en lêchant les pieds de son berceau, & se coucha dessous, comme pour lui servir de garde. Le prince, en s’en allant, l’appela, & venant à lui, il tourna la tête vers l’enfant, en remuant la queue, témoignant par-là la joie qu’il avoit de le voir. Étrange instruction de la nature, qui fait honte aux hommes, en leur donnant, ainsi qu’elle a fait plus d’une fois, des lions pour maîtres, qui leur apprennent ce que la raison a tant de peine à leur persuader, à savoir que l’ingratitude, si commune entre les hommes, effaçant en eux le plus beau caractère de l’humanité, les met au-dessous des animaux les plus farouches, à qui le charme d’un bienfait reçu fait perdre la férocité à l’égard de leurs bienfaiteurs, & même souvent de ceux qui leur appartiennent, comme nous venons de le voir.

La cour & le peuple jouissoient d’un bonheur infini, lorsqu’il fut, peu de temps après, traversé par un malheur qui les accabla d’affliction. Le roi tomba dangereusement malade, & son mal étoit du nombre de ceux dont on ne peut aisément savoir la cause. Diverses personnes le traitoient suivant qu’ils croyoient connoître sa maladie. Quand on en use ainsi, on est souvent en danger d’avancer les jours du malade, au lieu que si le véritable médecin ne peut guérir ce qui est incurable, il se sert de toute la sagesse de son art pour donner du soulagement, & ne fait rien qui précipite le progrès d’un mal dont le moment de la maturité est le dernier de la vie de la personne qui souffre. Enfin celui du roi fut si grand, que quelque remède qu’on lui donnât pour rétablir sa santé, il fut impossible de le guérir. Le prince son fils en avoit un sensible chagrin ; il étoit continuellement auprès de lui, pour le conjurer de prendre les choses que l’on croyoit nécessaires pour le rétablissement de sa santé, ou pour l’empêcher de prendre celles que l’on appréhendoit qui ne l’altérassent encore davantage. La nature de son mal lui faisant tout craindre, il voulut faire son testament, quoiqu’il ne fût pas encore assez en péril pour y songer ; mais il aima mieux mettre ordre à ses affaires avant qu’on jugeât qu’il en fût temps, que de risquer à mourir sans cette consolation. Il fit donc son testament & plusieurs legs aux officiers de sa maison & aux pauvres. Depuis ce temps-là, son mal augmenta jusqu’à la mort, sans néanmoins altérer son jugement, ni changer en aucune sorte la fermeté qu’il avoit fait paroître toute sa vie. Se voyant à l’extrémité, voici les dernières paroles qu’il dit au prince : Vous voyez, mon fils, l’état où je suis ; profitez-en, & souvenez-vous éternellement de ce que vous devez aux dieux & à votre religion ; ne vous en éloignez jamais ; votre devoir & votre intérêt vous y obligent également. Celui-là n’est pas un homme, ou n’en mérite pas le nom, qui refuse ou qui néglige de donner son cœur aux dieux qui le comblent tous les jours de leurs biens, & qui, avec la même équité qu’ils punissent les méchans, récompensent les bons. Prenez-y garde, mon fils ; c’est la chose du monde la plus importante, & qui doit faire l’unique objet de vos désirs. Enfin connoissez le sang dont vous sortez, mais n’en abusez jamais. Chérissez ma mémoire, & les sentimens que j’ai pour vous en mourant. Adieu, mon fils ; adieu, encore une fois ; je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

Pendant que le roi parloit de la sorte, les yeux du prince sont fils étoient baignés de larmes, & son cœur, pénétré de douleur, ne poussoit que des sanglots. Tous les assistans étoient aussi en pleurs, & regrettoient la perte d’un si bon roi, si juste, & si généreux. Tandis que chacun étoit ainsi accablé de tristesse, le roi tomba dans l’agonie, qui ne dura pas plus d’une heure, & mourut âgé de soixante-dix-neuf ans, regretté généralement de tout le monde. Le prince fut aussi-tôt proclamé roi, & deux jours après il fit inhumer le corps de son père dans le tombeau des rois ses ancêtres, avec toute la pompe & la cérémonie que demandoit son rang, & la vénération que demandoit sa mémoire. On dit que le jour que le roi décéda, on entendit sur son palais le chant de plusieurs oiseaux qui faisoient, par la beauté de leur ramage, une espèce de concert mélodieux, comme un signe de joie qu’on devoit avoir de ce que ce prince étoit délivré de ses maux, & mis au rang des dieux.

La nouvelle de cette mort s’étant répandue de toutes parts, le nouveau roi reçut des complimens de condoléance de tous les princes ses voisins, & même des plus éloignés. Parmi ceux-ci ; le roi de Tanjaor se distingua par une lettre qu’il lui écrivit, dont voici les termes.



Au très-sage, très-aujuste, & très-magnanime prince le roi de Sarendip

C’est avec la dernière douleur que j’ai appris la mort du roi votre père. Nous avons toujours été liés d’une amitié très-étroite, qui s’augmentoie encore tous les jours en moi par l’estime que j’avois pour sa sagesse & pour sa vertu. La réputation que ses belles qualités lui ont acquises dans tout l’univers doit servir à vous consoler. Je voudrois y contribuer de ma part, & pour vous le témoigner par des effets sensibles, je vous fais offre de la princesse ma fille, dont la jeunesse, la beauté, & la belle éducation ne peuvent manquer de vous plaire. Je crois que vous l’accepterez avec plaisir, & je souhaite que pendant une longue vie vous passiez avec elle des jours filés d’or & de joie. J’en aurai une extrême joie, & je vous montrerai dans toutes les occasions qu’il y a un cœur de père dans votre ancien ami.

le roi de Tanjaor.

Le roi de Sarendip reçut cette lettre avec beaucoup de plaisir, non seulement par la considération qu’il avoit pour le roi de Tanjaor, mais encore parce que la princesse qui étoit d’un grand mérite, se trouvoit seule héritière de son père, & qu’ainsi il pouvoit prétendre, en l’épousant, de posséder un jour les états du roi de Tanjaor, & en les joignant aux siens, devenir un très-puissant roi. Ces divers motifs le portèrent à accepter volontiers les offres de ce prince, & à lui faire réponse avec cette politesse & cette courtoisie qui lui étoient si naturelles.




Au très-sage, très-excellent, & très-puissant prince le roi de tanjaor.

Votre lettre m’a donné une consolation qui m’a été fort douce après la perte que j’ai faite du meilleur père du monde. Je regretterai toujours sa personne, & je chérirai éternellement sa mémoire. Je me propose, comme une marque de mon estime & de mon respect, d’imiter sa sagesse dans la conduite de son royaume & de sa famille, & j’espère d’y réussir d’autant mieux que la princesse votre fille, que vous m’offrez d’une manière si obligeante, a tout le bon esprit & la prudence nécessaires pour m’aider de ses conseils. Je vous demande cette belle princesse avec tout l’empressement possible. Je sens pour elle un amour qui ne se peut exprimer, & dans l’impatience que j’ai de la posséder, je vais partir dans ce moment pour l’aller attendre sur les frontières. Je vous prie de n’apporter aucun retardement à mon bonheur, & de croire que vous ne pouvez avoir un gendre qui aime plus la princesse, & qui vous soit plus sincèrement ami que.

Le roi de Sarendip.

Ce prince donna cette lettre à un des plus grands seigneurs de sa cour, pour la porter au roi de Tanjaor en qualité d’ambassadeur extraordinaire. Il partit aussi-tôt avec plusieurs personnes de qualité qui l’accompagnèrent dans ce voyage, qui fut très-heureux : leur entrée dans la ville de Tanjaor fut très-belle & très-magnifique. Leurs chars & leurs chevaux étoient ferrés d’argent, & leurs harnois garnis de pierreries. Le roi fit mettre toute sa maison sous les armes pour leur faire plus d’honneur, & les reçut sur un trône le plus superbe du monde. Après que l’ambassadeur lui eut fait son compliment, qu’on trouva très-beau, il lui remit la lettre dont il étoit chargé. Ce prince s’en étant fait faire la lecture témoigna à l’ambassadeur qu’il faisoit beaucoup de cas de l’alliance du roi de Sarendip, & qu’il lui accordoit avec plaisir sa demande. En achevant ces mots, il lui présenta la princesse sa fille, qui étoit debout sur la dernière marche du trône. L’ambassadeur lui fit une profonde révérence, & lui dit que le roi son maître ayant été informé des charmes de sa personne & de ceux de son esprit, l’avoit envoyé pour la demander en mariage, & pour l’épouser en son nom. La princesse répondit à ce compliment avec beaucoup de sagesse & de modestie ; après quoi l’ambassadeur se retira, & le lendemain la première cérémonie du mariage se fit en présence du roi & de toute la Cour. Quelques jours après la princesse partit avec un équipage de reine. Elle étoit accompagnée non-seulement de l’ambassadeur & de tous les seigneurs qui étoient venus avec lui, mais encore de plusieurs personnes de qualité de la cour du roi son père, & de plus de cinq cents chevaux de troupes réglées, qui redoubloient la pompe & la magnificience de son cortège. Comme cette princesse étoit très-aimable & fort aimée de tout le monde, par-tout où elle passoit, chacun lui venoit rendre ses hommages, & adressoit ses vœux & ses prières aux dieux pour l’accomplissement & le bonheur de son mariage. Enfin, après un voyage de plus d’un mois, étant arrivée sur les frontières de Sarendip, le roi fut à sa rencontre à une lieue de la ville où il l’attendoit. D’abord qu’elle le vit, elle mit pied à terre pour le saluer ; ce prince en fit de même, & voyant qu’elle se mettoit à genoux pour lui mieux marquer sa soumission, il prit aussi-tôt la main pour la relever, & la lui voulut baiser ; mais elle la retira doucement, en lui présentant le visage avec un air tendre & respectueux. Après quelques honnêtetés de la part de la part du roi & de la sienne, elle monta dans le char de ce prince, & se mit à sa gauche. Ils arrivèrent ainsi à la prochaine ville d’où le roi étoit parti, & le lendemain il y confirma son mariage par une nouvelle cérémonie, avec toute la pompe & l’éclat imaginables. La cour resta quatre ou cinq jours dans cet endroit ; & ensuite ce prince congédia les troupes du roi de Tanjaor qui avoient escorté la reine, après leur avoir fait plusieurs présens. Il se mit en marche pour se rendre à sa ville capitale, qui lui avoit préparé la plus belle réception du monde. La nouvelle reine y entra dans un char de triomphe, dont les roues étoient d’argent, lequel étoit tiré par six éléphans blancs, qui portaient chacun une tour ou il y avoit des joueurs d’instrumens & des voix qui chantoient des chansons à la gloire du roi & de la reine. Toutes les rues étoient remplies de peuple qui crioit vive le roi ; des fontaines de vin couloient de toutes parts, & chacun témoignoit la joie qu’il avoit de cet heureux mariage.

Quand cette princesse fut arrivée au palais, le roi la conduisit par la main dans son appartement, qui étoit magnifique. La chambre où elle coucha n’étoit ni trop grande ni trop petite ; les murailles étoient en dedans revêtues de pierres fines, dans lesquelles étoient entaillées plusieurs fleurs ; les portières étoient de drap d’or, & quelques-unes de velours rouge cramoisi, couvertes d’une broderie d’or & de grosses perles. Le lit n’étoit pas moins riche ; les quenouilles étoient de pur argent à longue canelures, au dessus desquelles, au lieu de pommes ou d’aigrettes, paroissoient quatre lions de cristal de roche ; les pantes étoient de drap d’or vert, le plus riche qui se travaille en Asie, sans aucune frange, mais en leur place pendoient certains créneaux ou campanes faites de grosses perles orientales ; l’ouvrage en étoit excellent & d’un très-grand prix. La couverture étoit de soie, & la courtepointe d’un riche drap d’or ; les coussins & les oreillers étoient de même étoffe. Enfin ce lit étoit d’une beauté & d’une richesse infinies. Le pavé de cette royale chambre étoit couvert de tapis d’or & de soie ; le sopha où le roi s’assit étoit de bois de calambou, que les portugais appellent d’Aquila, & que les Japonois achètent quarante écus la livre, à cause de sa rareté, & de l’excellence de son odeur, qui égale du moins celle de l’ambre. Ce siège est haut de terre d’environ un pied & demi, & couvert de même tapis, sur lequel étoient des carreaux de drap d’or ; au-dessus de ce siège étoit un dais de même bois, parsemé de lames d’or, enrichi de pierreries, & porté par quatre piliers couverts & ornés de même. Du milieu du plancher de cette chambre pendoit un riche lustre de moyenne grandeur & de forme ronde, le milieu duquel étoit d’un beau cristal ; les autres parties étoient d’argent doré, couvertes de diamans, de rubis, d’émeraudes & de topazes, dont la diversité de couleurs rendoit un agréable éclat ; au coin de cette chambre, sur une table d’argent massif, paroissoit un petit bassin à laver les mains, qui étoit de pur or, enrichi d’un grand nombre de turquoises, de rubis & de saphirs, avec une aiguière de même ; contre la muraille, on voyoit deux belles armoires faites d’ivoires & de corail, dont les portes étoient de cristal, qui faisoient voir au travers de leur transparent plusieurs livres richement couverts, avec lesquels le roi se divertissoit quelquefois à lire ; au-dessus d’une de ces armoires il y avoit une cassette, dans laquelle un trésorier mettoit tous les mercredis trois bourses, l’une pleine de monnoie d’or, & les deux autres de monnoie d’argent, dont le roi faisoit des aumônes aux pauvres, & des gratifications aux esclaves qui le servoient.

Quand la reine fut dans cette chambre, l’autre reine y arriva ; elles s’embrassèrent d’abord avec beaucoup d’honnêteté ; elles se dirent plusieurs choses obligeantes, & ont toujours vécu ensemble dans une sincère amitié, sans jamais avoir eu la moindre jalousie.

Le roi étoit fort content de cette bonne intelligence, qui est très-rare entre les femmes qui veulent toujours posséder seules le cœur de leur mari. Ce prince, pour les maintenir dans cette union, ne témoignoit pas plus de tendresse à l’une qu’à l’autre, & avoit pour toutes les deux des égards & des complaisances admirables. Cette conduite engagea quelques souverains à lui offrir encore leurs filles en mariage. Quoiqu’il fût en droit d’en prendre autant qu’il eût voulu, parce que la pluralité des femmes est permise dans toutes les religions du monde, excepté dans la chrétienne, néanmoins il n’en voulut pas davantage, & se tînt avec plaisir aux deux qu’il avoit épousées.

Pendant que ce prince jouissoit agréablement des douceurs qu’il trouvoit en la conversation de ces deux reines, il arriva une histoire fort plaisante à un de ses écuyers nommé Engéram, dont je ne puis me dispenser de faire mention ici. C’étoit un gentilhomme babylonien, né avec tous les avantages qu’il faut avoir pour réussir auprès des femmes. Tout plaisoit dans sa personne, & il avoit un esprit insinuant, qui lui donnoit l’art de faire croire tout ce qu’il vouloit persuader. Il ne disoit rien qui ne fût accompagné d’un enjouement merveilleux, & cet enjouement étant fin & délicat, il étoit difficile de s’ennuyer avec lui. Il joignoit à cela une grande complaisance, qui le rendoit toujours prêt à faire toutes sortes de parties. Ainsi, on le souhaitoit par-tout, & il étoit peu de jolies dames qui ne le trouvassent d’un agréable commerce. Comme il en étoit reçu favorablement, il passoit pour homme à bonnes fortunes ; &, à juger de lui par les apparences, ce n’étoit pas toujours inutilement qu’il soupiroit. Parmi tant de bonnes qualités, il ne laissoit pas d’avoir un fort grand défaut. Son cœur étoit naturellement sensible aux charmes de la beauté, mais sa confiance ne se trouvoit point à l’épreuve des faveurs, & il étoit extrêmement dangereux de s’écarter avec lui du chemin étroit de la sagesse. Si le relâchement lui plaisoit d’abord, il étoit bientôt suivi du dégoût, & ce dégoût ne manquoit jamais de produire la rupture. Cependant la galanterie étant sa passion dominante, il s’abandonna à son penchant avec si peu de réserve, que quoiqu’il se sentît incapable d’un attachement d’un peu de durée, il ne pouvoit s’empêcher d’entrer dans des commencemens de passion avec tout ce qu’il voyoit de belles personnes ; & comme, selon le plus ou le moins d’obstacles qu’il trouvoit à être écouté d’une manière qui le satisfît, l’engagement qu’il prenoit étoit plus fort ou plus foible, il se mettoit quelquefois dans des embarras si grands, par les déclarations que son amour l’obligeoit à faire, que ce n’étoit pas sans peine qu’il obtenoit des intéressés qu’on lui voulût bien rendre sa parole. Tant qu’il voyoit celle dont il se sentoit touché, il lui étoit impossible de s’en détacher, pourvu qu’elle affectât d’être indifférente ; & dans l’envie de lui faire dire qu’elle le croyoit digne d’être aimé, si les assurances du plus tendre amour ne la pouvoient obliger à lui laisser voir que son cœur avoit reçu les impressions qu’il avoit tâché d’y faire, il ne faisoit point difficulté de parler de mariage : c’étoit là la fin de sa passion. Il demeuroit alors deux jours sans la voir, & sa raison, dont il reprenoit l’usage, lui représentant les suites fâcheuses d’une liaison qui ne finissoit que par la mort, il en étoit tellement épouvanté, qu’il n’y avoit point d’amour qui tînt contre les chagrins qu’il s’en figuroit inséparables. Ce genre de vie, qu’il menoit depuis cinq ou six ans, ayant fait connoître tout son caractère, on ne le regardoit plus que comme un homme simplement galant, & dont les plus fortes protestations ne devoient avoir rien de solide. On ne laissoit pas de le recevoir avec plaisir dans tous les lieux où il les faisoit, quoiqu’on fût persuadé qu’ils les oublioit si-tôt qu’il les avoit faites ; & après plusieurs intrigues, dont il s’étoit toujours tiré à son avantage, il s’embarqua enfin si avant, qu’il perdit la tramontane, & fut sur le point de faire naufrage.

Un ami qu’il étoit allé voir à la campagne, lui proposa d’aller passer quelques jours chez une dame d’un fort grand mérite, qui n’étoit éloigné de lui que de trois ou quatre lieues, & qu’il vouloit lui faire connoître. Cette dame méritoit bien, par son esprit & par ses manières, qu’on l’allât chercher encore plus loin. Son honnêteté gagnoit le cœur de tous ceux qui la voyoient ; & ce qui fut un grand charme pour Engéram, elle avoit une fille tout aimable, & dont la beauté étoit aussi vive que touchante. La partie se fit : ils allèrent chez la dame, & ils en furent reçus de la manière du monde la plus obligeante. Engéram ne manqua pas d’être frappé d’abord des agrémens de sa fille ; il lui conta des douceurs, & il le fit, dès le lendemain, avec de si grandes marques d’une véritable passion, que la dame, qui s’en aperçut, demanda à son ami quel homme c’étoit, & s’il n’avoit point d’engagement qui dût empêcher qu’on ne l’écoutât. Cet ami lui répondit qu’il avoit beaucoup de bien, & que, du côté de la fortune, sa fille auroit peine à rencontrer mieux ; mais que s’il étoit facile à une jolie personne de lui donner de l’amour, les réflexions l’en guérissoient, dès qu’on lui laissoit le temps de se reconnoître, & que si elle vouloit l’engager d’une manière à le mettre hors d’état de s’en dédire, il falloit qu’en se montrant presque toujours à ses yeux, elle fît agir tout ce qu’elle avoit de charmes, comme sans aucune envie de lui en faire sentir le pouvoir ; que rien ne le piquoit tant qu’une indifférence qui n’eût ni rudesse, ni mépris, & que sur-tout on devoit presser l’effet des assurances qu’il pourroit donner, sans souffrir qu’il s’éloignât, étant certain que s’il cessoit une fois de voir, il ne tiendroit rien de ce qu’il avoit promis.

La belle ayant reçu ces instructions, par la bouche de sa mère, trouva beaucoup de facilité à s’en servir. Elle étoit naturellement indifférente, & sa raison lui avoit appris, aussi bien qu’à Engéram, que le mariage étoit un engagement terrible. Elle ne s’y résolvoit que parce qu’elle n’avoit pas assez de bien pour vivre toujours dans l’indépendance. Les amours sembloient répandus sur son visage, & son application à n’oublier rien de ce qui pouvoit en augmenter le brillant, donna tant d’amour à cet amant, que son cœur se montroit dans ses regards ; mais plus il s’abandonnoit à sa passion, plus la belle étoit réservée dans ses manières. Une fierté digne d’elle rehaussoit l’éclat de sa beauté, & l’adresse qu’elle avoit à détourner le discours, lorsqu’il le faisoit tomber sur les sentimens qu’elle étoit capable d’inspirer aux plus insensibles, lui faisoit chercher avec plus d’ardeur les occasions de l’assurer qu’il n’avoit jamais rien vu de si charmant qu’elle. Elle écoutoit tout cela comme n’y faisant nulle attention. Au contraire, elle sembloit plutôt rejeter les choses flatteuses qu’il lui disoit, que prendre plaisir à les entendre. Cependant, à force de la voir, & de la trouver peu susceptible des impressions qu’il avoit fait prendre à quantité d’autres, il en devint amoureux si éperdument, que les déclarations qu’il lui faisoit ne l’ayant pu obliger à laisser voir un cœur sensible, il ne fut plus maître de sa passion. Ainsi entraîné par sa violence, & ne pouvant résister à l’impétuosité de ses désirs, il lui demanda si elle pourroit se résoudre à l’épouser. La belle, engagée à lui donner une réponse précise, lui dit d’un grand sérieux, mais accompagné d’un air honnête, que quand sa mère auroit fait un choix pour elle, elle savoit que rien ne la pouvoit dispenser de se conformer à ses volontés. Il eut beau presser, pour apprendre d’elle si son cœur ne souffriroit point de l’obéissance où il la voyoit prête, il ne put rien obtenir de plus, & fut contraint de s’adresser à la mère, qui, pour l’enflammer encore davantage, lui demanda quelques jours pour songer aux moyens de retirer la parole qu’elle supposa avoir donnée en quelque façon à un gentilhomme qui s’étoit déclaré depuis long-temps.

La menace d’un rival fut un motif fort pressant pour porter Engéram à ne garder plus aucun pouvoir sur lui-même. Non seulement il pria la dame de lui épargner le désespoir où il tomberoit, si son bonheur étoit incertain ; mais il força son ami d’agir auprès d’elle, pour l’engager à entrer dans son parti, préférablement à ce qu’il pouvoit avoir de rivaux. La dame, qui arrivoit par-là à ses fins, feignoit de se laisser arracher comme par force le consentement qu’on lui demandoit, à condition qu’on feroit le mariage sans aucun retardement, afin que, quand le gentilhomme viendroit, il n’eût à faire que des plaintes inutiles, sur lesquelles elle trouveroit moyen de le satisfaire. Engéram se montra charmé de ce prétendu triomphe, & ce fut alors qu’on prit soin, plus que jamais, de le garder à vue, de peur qu’il ne fît ses réflexions accoutumées, si on l’abandonnoit à lui-même. La mère & la fille ne le quittoient presque point pendant tout le jour, & son ami, qu’on faisoit coucher dans la même chambre, passoit une partie de la nuit à l’entretenir des beautés de sa maîtresse. Le contrat fut bientôt fait, & étant signé des parties intéressées, Engéram se flatta d’avoir le plaisir de faire dire à la belle que son amour la touchoit ; mais elle affecta toujours la même réserve, & tout ce qu’il obtint, ce fut que l’obéissance qu’il lui voyoit rendre aux volontés de sa mère, suffisoit pour lui répondre de l’attachement qu’elle auroit à son devoir, quand elle seroit sa femme. Le jour fut choisi pour le mariage, & la nuit qui précéda ce grand jour, Engéram ne put s’empêcher de pousser quelques soupirs, dont son ami ne lui voulut point demander la cause. Malgré tout l’empire que son amour avoit pris sur lui, il ne put bannir de sa pensée le dur esclavage où il étoit près de s’assujetir. Cependant il avoit été trop loin pour être en état de reculer. Le nouveau brillant qu’il remarqua dans la belle, qui s’étoit parée à son avantage, le fit aller au temple avec une fermeté qu’il ne croyoit pas pouvoir démentir, il ne put pourtant la soutenir jusqu’au bout. Tout ce qu’il y a de fâcheux & d’incommode dans le mariage s’offrit à ses yeux tout à la fois. Il en frémit, changea de couleur, & se laissant aller sur un siège, il eut une véritable défaillance. Il ouvroit les yeux de temps en temps, & les refermoit presque aussitôt ; de sorte qu’ayant été plus d’une heure sans revenir tout à fait à lui, on fut obligé de le porter chez la dame, où le frisson l’ayant pris, il eut une fièvre violente. Il se mit au lit, & quelques remèdes que l’on employât, il y demeura plus de trois semaines. Lorsqu’il se vit assez bien pour n’avoir plus que des forces à reprendre, il pria la dame de lui vouloir accorder une audience particulière en présence de son ami. Ce fut pour lui avouer que son mal n’étoit venu que des frayeurs que le mariage lui avoit causée, & que connoissant qu’il n’y pouvoit être heureux, ni rendre sa fille heureuse, il lui offroit tous les avantages qu’elle pourroit souhaiter, pour le laisser à lui-même ; quoiqu’il se défendît d’accepter l’honneur qu’on lui vouloit faire, en la lui donnant pour femme, il l’aimoit toujours avec tant de force, que ce lui seroit un véritable supplice, s’il la voyoit entre les bras d’un rival, & que si elle se sentoit capable de renoncer, comme lui, à se marier jamais, il étoit prêt à lui donner une terre de dix mille écus, se contentant du seul plaisir d’être son plus véritable ami. L’offre parut fort avantageuse à la demoiselle, qui, n’ayant point de tentation pour un mari, n’eut aucune répugnance à accepter la condition. On rendit nul le contrat de mariage, & l’on s’en fit un de donation dans toutes les formes. Engéram fut ravi d’avoir dans la belle une amie pleine d’esprit, & dont la sagesse étoit connue de tout le monde ; & la belle, si réservée sur l’amour, n’a point fait difficulté de s’expliquer avec lui sur l’amitié.

Cette aventure nous fait connoître que si l’amour & l’intérêt n’aveugloient point la plupart de ceux qu’on voit tous les jours donner si facilement dans le mariage, il en est peu que cet engagement n’étonnât, & qui, en consultant leur raison, n’en regardassent les suites avec la même frayeur qu’elles ont causée à cet amant. Cependant elles furent, durant quelques jours, le sujet des plaisanteries de la cour : on en rioit de bon cœur, & le roi dit agréablement, que ce gentilhomme avoit mieux su conserver sa liberté, qu’assurer son bien & son bonheur. Pour moi, ajoutoit ce prince, je suis fort content de mes engagemens ; ils sont selon mon cœur, & je serois très-fâché de ne les avoir point faits. La satisfaction qu’il en avoit s’augmenta encore quelque temps après, quand il vit que les deux reines étoient accouchées heureusement de deux beaux princes ; ce qui causa beaucoup de joie à tous les peuples. Il y eut à ce sujet plusieurs fêtes publiques, pour marquer au roi la haute estime & la profonde vénération qu’on avoit pour son auguste sang. Tous ses sujets, charmés des éminentes vertus de cet incomparable monarque, lui ont élevé des statues ornées de trophées & d’inscriptions magnifiques, afin d’immortaliser sa gloire & leur amour ; ils ont même institué des prières & des sacrifices continuels pour la conservation de ce grand prince, qui fait leur félicité & l’admiration des étrangers. En effet, ils ont eu raison d’en user de la sorte ; car jamais roi n’a mieux gouverné ses peuples. La douceur, la justice & la charité sont des qualités inséparables de sa personne. Je ne parle point de sa prudence dans ses desseins, ni de sa promptitude dans l’exécution, non plus que de sa valeur dans les combats, & de sa modestie dans la victoire ; mais je dirai qu’il mérite tous les honneurs & les triomphes des plus fameux héros, & qu’après sa mort, il doit être mis, comme son père, au rang des dieux.

AMAZONTE,

OU

LA FEMME INGÉNIEUSE

À REGAGNER LE CŒUR DE SON MARI.

Lamour est une passion violente, qui n’écoute point les conseils de la raison ; mais quelque rapide que soit ce torrent, il n’est pas toujours impossible de l’arrêter, pourvu que l’on s’y conduise avec délicatesse : c’est ce qu’on verra dans l’histoire que je vais rapporter. Il y avoit à Jérusalem un gentilhomme fort accompli, soit pour son esprit, soit pour sa personne, qui se nommoit Raphane. Après avoir passé plusieurs années agréablement dans le commerce des dames, sans aucun attachement remarquable, il donna enfin tous ses soins à une jeune demoiselle nommée Amazonte. Elle étoit belle, fort riche, & d’une naissance assez distinguée, mais ce qui faisoit son principal caractère, c’est qu’elle avoit l’esprit bien fait, & une douceur charmante, qui lui attiroit l’estime de tous ceux qui la voyoient. Avec un mérite si essentiel, on peut juger qu’elle ne manquoit pas d’amans. Ainsi, il s’agissoit, pour Raphane, de lui plaire assez, afin de l’emporter sur ses rivaux. Comme il savoit qu’elle aimoit les fleurs, il lui envoya un bouquet, avec ces vers :

Allez, aimables fleurs, allez vers Célimène,
Où votre heureux destin vous mène,
Destin trop charmant & trop doux,
Dont les dieux vont être jaloux,
Allez parer son sein d’albâtre
Que j’adore & que j’idolâtre :
Dépêchez, courez promptement,
Ne perdez pas un seul moment,
Pour être, en arrivant, jeunes, fraîches & belles ;
Car Célimène vous veut telles :
De vos douces odeurs respectez sa beauté,
Assurez-la de ma fidélité,
Et lui consacrez votre vie ;

Quoi qu’elle soit bien courte, elle va faire envie ;
Et puis, en attendant un glorieux trépas
Auprès de ses divins appas,
Dites-lui quelquefois que j’en attends un autre,
Hélas ! moins heureux que le vôtre ;
Car elle veut, par ses rigueurs,
Que, loin de ses beaux yeux, je meure misérable,
Lorsque, sur sa gorge adorable,
On vous verra mourir avec mille douceurs.

Amazonte reçut ce bouquet & ces vers avec beaucoup de plaisir. Raphane en fut ravi ; il redoubla ses assiduités auprès d’elle. Les témoignages continuels qu’il lui donnoit de l’amour le plus soumis & le plus sincère, lui acquirent dans son cœur le rang glorieux qu’il cherchoit à y tenir. Il eut pourtant à combattre l’obstacle fâcheux de quelques parens qui proposoient pour Amazonte divers partis, dont elle eût pu tirer des avantages plus grands du côté de la fortune ; mais rien ne rebuta cet amant, & continuant toujours à aimer avec une ardeur qui ne se démentoit point, sa persévérance lui fit enfin obtenir le consentement qu’on lui avoit longtemps refusé. Le mariage se fit, & il fut suivi de tout le bonheur que peut causer l’union la plus parfaite. La tendresse d’Amazonte, & sa complaisance à s’accommoder entièrement à l’humeur de son mari, le rendirent attentif à faire de son côté tout ce qu’il croyoit lui devoir être agréable, & il sembloit qu’ils combattissent ensemble à qui pourroit se donner de plus fortes marques de l’échange mutuel qui s’étoit fait de leurs cœurs.

Cependant comme avec le temps on s’accoutume au bonheur, & que l’habitude d’en jouir le rend moins sensible, Raphane commença à prendre goût à la conversation d’une assez jolie personne qui avoit pour lui un charme particulier. C’étoit celui de la voix, qu’elle accompagnoit admirablement du théorbe. Le hasard seul lui en ayant donné connoissance, il lui rendit quelques visites, d’abord d’une manière qui ne marquoit rien par delà l’amusement ; mais à force de la voir & de l’entendre chanter, il sentit son cœur touché pour elle ; & sans songer à quoi cet engagement le meneroit, il ne put s’empêcher de lui parler une langue qui lui fit connoître ce qu’elle pouvoit sur lui. La demoiselle ne fut point fâchée d’avoir fait cette conquête, & s’attacha d’autant plus à se l’assurer, que sa mère, qui avoit fort peu de bien, & qui régloit sa conduite, lui fit comprendre que Raphane étant fort riche, elles en pourroient tirer d’utiles secours si elle venoit à bout de s’en faire aimer véritablement. Cet amant, enflammé par les complaisances qu’on avoit pour lui, s’abandonna sans reflexion à sa passion naissante ; & comme il est impossible de ne pas rêver quand on a quelque chose dans le cœur, sa femme, qui trouva quelque changement dans ses manières, se plaignit à lui du relâchement de son amour. Il lui protesta qu’il avoit toujours pour elle & le même cœur & les mêmes sentimens. Ce fut assez pour lui remettre l’esprit dans sa première tranquillité, & elle ne la perdit que quand la nouvelle passion de Raphane eut fait assez de bruit dans le monde, pour ne lui plus laisser ignorer qu’il avoit une maîtresse. Le coup lui fut très sensible ; mais comme il est dangereux d’aigrir un mari en s’opposant avec trop d’empire & d’une manière trop impétueuse à des sentimens qui flattent le cœur, elle lui parla de l’injustice de ceux qui condamnoient sa conduite, comme si elle eût été véritablement pérsuadée que toutes les visites qu’il rendoit étoient innocentes, & qu’elles n’avoient pour vue que le plaisir d’entendre une belle voix.

Raphane, ravi de la voir sans jalousie, lui avoua qu’il ne croyoit pas qu’on lui dût défendre d’aller quelquefois chez une personne qui avoit beaucoup de talens pour la musique qu’il avoit toujours aimée passionnément, & qu’il y avoit si peu de mystère dans l’attachement qu’on sembloit lui reprocher, qu’il n’auroit point de peine à le rompre, si elle vouloit l’exiger de lui. Sa femme lui répondit que ne cherchant qu’à le voir heureux, elle n’avoit rien à lui prescrire ; qu’elle le croyoit trop raisonnable pour vouloir permettre qu’on lui dérobât son cœur, & qu’il connoissoit mieux que personne ce que sa tendresse méritoit de lui. Cette matière ne fut pas poussée plus loin. Amazonte se contenta de s’être mise en droit de parler, & employa, pendant quelques temps, les manières les plus tendres & les plus douces pour ramener son mari à elle ; mais ayant connu que son engagement augmentoit, & que ses visites chez la demoiselle étoient plus fréquentes & plus longues, elle crut lui devoir ouvrir son cœur d’une manière un peu sérieuse. Elle l’assura que son intérêt ne l’obligeoit à aucune plainte, & que si tout le monde vouloit juger de ses sentimens aussi favorablement qu’elle faisoit, elle verroit, sans en murmurer, qu’il se fût fait un amusement qui lui faisait passer agréablement quelques heures inutiles ; mais elle le pria en même temps de considérer l’injure qu’on lui faisoit, lorsqu’on l’accusoit d’un engagement injuste, & qu’il devoit, pour lui-même, cesser de donner occasion à des bruits qui ne lui pouvoient être que désavantageux.

Quoique cette remontrance fût aussi juste qu’honnête, Raphane s’en sentit blessé, & la souffrant impatiemment, il interrompit sa femme, pour lui dire qu’il n’avoit qu’elle seule à satisfaire, sans qu’il dût s’inquiéter de ceux qui condamnoient sa conduite, & qu’il croyoit qu’elle avoit tout lieu de s’en louer, puisqu’il ne la contraignoit en aucunes choses, & qu’il l’aimoit toujours avec une très-grande tendresse, dont il ne pouvoit lui donner de meilleures marques qu’en la laissant en pouvoir de faire telle dépense qu’elle souhaiteroit, comme il le trouvoit fort juste, ayant eu beaucoup de bien d’elle en l’épousant. Cela fut dit un peu aigrement, & Amazonte, qui étoit fort douce, comprit qu’il lui seroit inutile de combattre alors plus fortement une passion qu’elle voyoit dans sa violence. Ainsi, elle résolut de fermer les yeux sur l’aveuglement où il étoit, & de tâcher de rappeler toute sa tendresse par un redoublement de marques d’amour & de complaisance. Dans ce dessein, elle sut si bien se modérer, qu’il ne lui échappa aucune chose qui donnât la moindre marque de ce que les égaremens de son mari lui faisoient souffrir. Elle l’excusoit quand ses amies vouloient qu’elle se plaignît, & trouvoit qu’on avoit tort de blâmer le choix qu’il avoit fait d’une amie.

Un procédé si touchant troubloit le bonheur de Raphane, qui, se reprochant son injustice, ne jouissoit pas tranquillement de l’entière liberté qu’elle lui laissoit de voir la personne qui avoit touché son cœur. La jalousie lui ôta bientôt après le peu de repos qu’il essayoit de se conserver. Lorsqu’il avoit commencé de lui rendre ses soins, il l’avoit trouvée presque sans meubles, & tout d’un coup il lui vit une belle tapisserie, un grand miroir, un beau sopha, & enfin tout ce qui pouvoit servir à rendre propre un appartement. Il demanda d’où cela venoit, & la demoiselle répondit qu’un inconnu avoit fait donner le tout à sa mère, & qu’il y avoit beaucoup d’apparence que c’étoit un présent qu’il avoit voulu lui faire d’une manière galante. Le chagrin qu’il marqua à l’une & à l’autre, leur fit connoître qu’il n’avoit aucune part à cette galanterie ; & sur ce qu’il prit son sérieux, la mère lui dit que la personne qui avoit envoyé ces meubles, les avoit fait laisser sans rien dire ; que, dans l’embarras de leurs affaires, sa fille ne se trouvoit point en état de refuser ces sortes de choses, à moins qu’il ne voulût lui donner moyen de s’en passer ; ce qu’il pouvoit faire, vu les grands biens qu’il avoit, sans s’incommoder aucunement. Cette déclaration lui ferma la bouche. On fit de nouveaux présens, & ce fut encore un nouveau sujet de jalousie. Le même inconnu conduisit la chose avec la mère, qui n’en put avoir d’autres éclaircissemens, sinon qu’il avoit un ordre exprès de se taire, & que le temps lui découvriroit ce qu’elle vouloit savoir. Cette réponse lui donna sujet de croire qu’un amant caché vouloit gagner le cœur de sa fille par ces libéralités, avant qu’il se déclarât ouvertement, & la demoiselle, qui croyoit la même chose ; s’applaudissoit en secret de ce prétendu triomphe. Il arriva une aventure qui les confirma dans cette pensée.

Raphane les ayant menées peu de temps après à une maison des environs de Jérusalem, qu’elles l’avoient prié de leur faire voir, à leur retour de la promenade qu’elles firent dans le jardin de cette maison, elles trouvèrent dans un salon magnifique une collation servie d’une manière fort propre. Elles ne doutèrent point qu’elles ne la dussent aux ordres de Raphane ; mais le chagrin, qui l’empêcha de manger, leur ayant fait voir qu’elles se trompoient, on demande à celui qui avoit le soin de cette maison, d’où pouvoit venir la fête, & l’on devina, par sa réponse, qu’elle avoit été ordonnée par celuilà même qui avoit fait les présens. Raphane fit de longues plaintes à la demoiselle de l’insulte qu’elle souffroit qu’on lui fît, & menaça de rompre avec elle, si on lui faisoit plus longtemps mystère d’une intrigue qu’il voyoit bien qu’on se plaisoit à entretenir. Elle lui jura cent fois qu’elle n’en savoit que ce qu’il savoit lui-même, étant aussi surprise que lui de tout ce qu’elle voyoit. Comme il jugea bien qu’il ne seroit pas possible de se déguiser toujours, il résista à la jalousie dont il étoit tourmenté, & observa jusqu’aux moindres choses qui pouvoient contribuer à lui faire découvrir le rival qui se cachoit. Ses inquiétudes furent violentes, & il les sentit augmenter beaucoup un soir, qu’ayant soupé chez la demoiselle, un concert de violons & de hautbois vint la divertir sous ses fenêtres. Le concert fut accompagné d’un air qu’on chanta, fort rempli de passion ; ce qui mit Raphane dans un nouveau trouble, qui le fit sortir tout en colère, protestant qu’il se guériroit de sa passion. La demoiselle, après avoir tâché inutilement de l’appaiser, craignit d’autant moins son changement, qu’elle étoit persuadée que l’amant qui ne se déclaroit point, ne cherchoit qu’à l’éloigner, afin de prendre sa place. Cependant Raphane, qui avoit l’esprit entièrement occupé de son aventure, fut extrêmement surpris, lorsqu’il reçut un billet, par lequel une femme lui faisoit savoir que tout ce qu’il imputoit à un rival, avoit été fait pour lui ; que l’on avoit fait meubler exprès un appartement, afin qu’il eût le plaisir de se voir dans un lieu propre ; que la fête dont il s’étoit plaint n’avoit nul rapport à la demoiselle, & que la chanson qui l’avoit rendu jaloux, lui marquoit les sentimens qu’une dame avoit pour lui ; que cette dame méritoit peut-être bien son entier attachement, qui ne feroit jamais tort à ce qu’il devoit d’ailleurs, par une obligation indispensable, & qu’il ne devoit point prétendre qu’elle se résolût à se déclarer, tant qu’on le verroit dans l’engagement qu’il avoit pris.

Raphane ayant relu plusieurs fois la lettre, fit cent questions à celui qui en étoit le porteur, & n’ayant pu tirer autre chose, sinon qu’on attendoit sa réponse, il se sentit entraîné, par un mouvement secret, à suivre cette aventure. Il promit, pour première marque de reconnoissance, de n’aller plus que de temps en temps chez la demoiselle, & seulement pour jouir du plaisir de voir ses espérances trompées, lorsque les soins qu’elle croyoit lui être rendus par un amant inconnu, cesseroient entièrement. La correspondance se forma par lettres, d’une manière très-vive. Il y avoit un tour d’esprit délicat dans toutes celles que l’on apportoit à Raphane ; & comme on lui déclaroit qu’on n’aspiroit avec lui qu’à une liaison étroite de cœur, qui n’auroit jamais de suite qu’on pût condamner, on ne faisoit point difficulté de l’assurer d’une tendresse éternelle, & de s’expliquer sur cette assurance dans les termes les plus forts : mais la dame s’obstinoit à demeurer invisible, & il sembloit lui suffire qu’elle lui apprît qu’il étoit aimé. Elle lui demandoit quelquefois si la demoiselle recevoit encore des soins de son amant inconnu. Il en parloit lui-même à la demoiselle, qui tantôt lui répondoit qu’elle avoit renoncé à ce commerce, pour lui ôter tout sujet de jalousie, & qui lui disoit une autre fois qu’elle conduisoit les choses avec le mystère qui lui convenoit, & qu’il ne tenoit qu’à elle qu’elles n’éclatassent.

Raphane, qui voyoit de l’artifice dans cette diversité de réponses, & qui se persuada que les visites qu’il continuoit à lui rendre, empêchoient la dame inconnue de se découvrir, rompit entièrement cette intrigue, & ne chercha plus qu’à mériter qu’on le voulût éclaircir sur sa nouvelle conquête. Il pressa pourtant inutilement pour l’obtenir. La dame lui répondit, que bien qu’elle fût ravie de le voir tiré d’un engagement qui lui faisoit honte, elle ne pouvoit se résoudre qu’avec peine à lui déclarer qui elle étoit ; qu’elle se croyoit néanmoins assez bien faite, pour ne pas craindre de blesser ses yeux ; mais que ne cherchant que l’union de l’esprit, des raisons particulières & importantes pour elle, l’obligeoient à se cacher encore quelques temps. Pendant qu’elle s’obstinoit à laisser Raphane dans l’inquiétude, le jour de la naissance de celui-ci étant arrivé ; il reçut de la dame un bouquet, dont la richesse égaloit la galanterie & le bon goût. Toutes les choses qu’elle avoit faites pour lui, lui donnant lieu de penser qu’elles venoient d’une femme d’un rang distingué, & qui étoit en état de faire de la dépense, il forma différentes conjectures, & ne sachant à laquelle s’arrêter, il consulta un de ses amis sur l’embarras où il se trouvoit. Il expliqua son aventure dans toutes les circonstances, lui montra les lettres qu’il avoit reçues, & lui nomma plusieurs dames sur qui ses soupçons étoient tombés. Son ami qui étoit sage, rêva long-temps sur la chose, & après lui avoir dit que toutes les femmes que la passion entraîne, n’en sont point assez maîtresses pour se posséder, autant que faisoit celle qui avoit commencé à lui donner des marques de la sienne, dans le temps même qu’elle le voyoit dans un autre attachement, sans lui avoir demandé aucun sacrifice pour le prix du cœur qu’il vouloit lui donner, il conclut qu’il falloit absolument que ce fût sa propre femme qui jouât ce personnage. Il lui fit examiner qu’étant d’une humeur fort douce, pleine de sagesse, & l’ayant toujours aimé fort tendrement, malgré l’infidélité qu’il lui avoit faite, & dont elle avoit cessé de lui parler, dès qu’elle avoit reconnu que ses remontrances l’aigrissoient, il n’y avoit qu’elle seule qui pût être capable d’envoyer des meubles pour rendre propre un appartement où il passoit la plupart des jours.

Raphane trouva les réflexions de son ami très-justes. Il s’en senti frappé tout-à-coup, & rappelant plusieurs choses qui étoient entièrement du caractère de sa femme dans le véritable amour qu’elle avoit pour lui, il ne chercha plus ailleurs la dame qui ne vouloit point se faire connoître. Dès ce jour-là même, il alla lui dire qu’il vouloit lui faire un fort beau présent, & lui ayant montré le riche bouquet qu’on lui avoit envoyé le jour de la fête de sa naissance, il la vit assez déconcertée pour demeurer convaincu que ce beau bouquet venoit d’elle. Il l’embrassa avec toute la tendresse que méritoit une femme qui s’étoit uniquement appliquée à ne le point perdre de vue dans ses égaremens, & après qu’il l’eut assurée cent fois qu’il n’aimeroit jamais qu’elle, elle demeura d’accord de l’innocent artifice dont elle s’étoit servie pour amortir son injuste passion, ce qu’elle étoit résolue de continuer sans lui faire aucun reproche, tant qu’il seroit demeuré dans le malheureux entêtement dont sa patience l’avoit retiré.

L’exemple d’Amazonte doit servir d’instruction aux femmes qui souhaitent de regagner l’amour de leur mari ; car comme l’on ne prend point de lièvres au bruit du tambour, ni des mouches avec du vinaigre, on ne ramène point un cœur avec des plaintes, des murmures, & des éclats continuels. Ce procédé n’est en usage que parmi les femmes du commun, qui n’ont point assez d’esprit ni d’agrément pour se faire aimer. Peu de chose fait naître l’amour, & peu de chose le fait perdre. Ce dieu ne veut point être contraint, il est libre, les duretés ne sont pas de son goût, & ce n’est qu’avec des manières nobles & délicates qu’on peut se le rendre favorable. Circé, la reine de Sparte, celle d’Égypte, & tant d’autres ne se seroient pas fait aimer, si elles n’avoient suivi cette maxime. Que la douceur a de charmes ! Ceux qui la pratiquent ne s’en repentent jamais ; & s’il font des conquêtes, cette même douceur les conserve, & a le pouvoir de ramener les esprits que l’inconstance a écartés de leur devoir.


Fin des voyages & aventures des trois princes de Sarendip.