Voyages de Gabriel Payot
Vers la fin de l’année 1833, mon domestique, qui probablement ne trouvait pas les mansardes de la rue Saint-Lazare à sa guise, me répéta si souvent que mon logement ne me convenait pas, que je lui dis un soir qu’il avait raison, et que je ne demandais pas mieux que de le quitter, s’il se chargeait de m’en trouver un, et de faire mon déménagement sans que j’eusse à m’en occuper.
Le lendemain matin j’entendis une grande discussion dans ma salle à manger. Je passai ma robe de chambre et j’allai voir ce que c’était. — Joseph discutait avec un commissionnaire le prix du transport de mes tableaux et de quelques petits meubles. — Aussitôt que ce dernier m’aperçut, il fit un appel à ma conscience, en me demandant si c’était trop de 25 francs pour transporter mes tableaux, mes livres et mes curiosités, rue Bleu, no 30.
— Il paraît, dis-je à Joseph, que je préfère la rue Bleu à la rue Saint-Lazare.
— Oui, monsieur, me répondit-il, et vous y avez loué ce matin un logement au premier, qui ne vous coûte que 100 francs de plus que celui-ci, qui est au troisième.
— C’est bien ; seulement vous vous informerez pourquoi on écrit la rue Bleu sans e,
— Oui, monsieur. — Je rentrai dans ma chambre et me remis au lit.
— Vous voyez, reprit François, que monsieur ne trouve pas que ce soit trop cher.
— C’est bien, tu auras tes 25 francs, mais tu te chargeras de savoir pourquoi on écrit la rue Bleu sans e.
— Et à qui faut-il que je demande cela ?
— C’est ton affaire.
— Alors on verra à s’informer, dit François.
La fin de ce dialogue me confirma dans une idée qui m’était déjà venue il y avait long-temps : c’est que Joseph faisait cirer mes bottes par le concierge, et faire ses courses par François, et que la seule peine que cette partie de mon service lui coûtait, était d’ajouter à ma note mensuelle quinze francs de ports de lettres que je n’avais pas reçues.
C’est chose déplaisante d’être volé par son valet-de-chambre, d’autant plus qu’il vous prend pour un imbécille, ce qui l’entraîne tout naturellement à vous manquer de respect ; mais c’est chose plus désagréable encore de changer une figure à laquelle on est habitué, pour une figure à laquelle on ne s’habituera peut-être pas. Il faut un an au moins pour lever le masque qui couvre un nouveau visage, et encore faut-il supposer qu’on n’ait guère que cela à faire.
Malheureusement pour ma bourse, et heureusement pour Joseph, j’avais en ce moment autre chose à faire, Angèle, je crois. Je décidai donc que je continuerais à me laisser voler.
Je venais de prendre cette détermination, lorsqu’une nouvelle discussion s’éleva dans l’antichambre.
— Monsieur n’y est pas, disait Joseph.
— Oh ! je sais bien, répondait une voix qui ne m’était pas inconnue, on m’avait prévenu qu’à Paris on n’y était jamais.
— Monsieur est sorti.
— Sorti à huit heures ! c’est bon dans nos montagnes, là ; mais dans la grande ville, quand on est sorti de si bon matin, c’est qu’on n’est pas rentré.
— Monsieur ne découche jamais, dit sèchement Joseph, qui tenait à me conserver une réputation virginale.
— Je ne dis pas cela pour vous offenser, mais ça n’empêche pas que s’il savait que je suis là, il me ferait joliment entrer.
— Si vous voulez laisser votre nom, continua Joseph, je le remettrai à monsieur quand il rentrera.
— Oh ! que oui, que je le laisserai mon nom ; et quand il saura que je suis à Paris, qu’il m’enverra chercher un peu vite, encore !
— Et où demeurez-vous ? dit Joseph, qui commençait à prendre peur.
— À la barrière de la Villette, vu que ça coûte moins cher que dans l’intérieur.
— Et comment vous appelez-vous ? ajouta Joseph de plus en plus inquiet.
— Gabriel Payot.
— Gabriel Payot de Chamouny ? criai-je de mon lit.
— Hein ! farceur, que je savais bien qu’il y était, moi. — Oui, oui, de Chamouny, et qui vient vous voir, encore ; et qui vous apporte une lettre de Jacques Balmat, dit Mont-Blanc.
— Entrez, mon brave, entrez.
— Ah !… fit Payot.
Joseph ouvrit la porte et annonça : M. Gabriel Payot, de Chamouny.
Payot le regarda de côté pour voir s’il ne se moquait pas de lui ; mais voyant que Joseph fermait la porte en gardant son sérieux, il chercha où j’étais, et m’aperçut dans mon lit.
— Oh ! pardon, excuse, me dit-il.
— C’est bien, c’est bien, mon enfant. Et par quel hasard ?
— Oh ! je vais vous conter tout cela.
— Asseyez-vous d’abord.
— Je ne suis pas fatigué, merci.
— Asseyez-vous toujours, c’est l’habitude à Paris.
— Puisque vous le voulez absolument.
— Là, là. — Je lui montrai une chaise auprès de mon lit. — Connaissez-vous cette montre-là, Payot[1] ?
— Si je la connais ? je crois bien, elle a donné plus de tourment à mon cousin Pierre qu’elle n’est grosse ; elle va toujours ?
— Mais, oui, quand je n’oublie pas de la remonter.
— Eh bien ! j’en avais une aussi, moi ; oh ! mais, qui en faisait quatre comme celle-là, une montre de Genève ; un jour que j’étais en ribotte, je lui ai donné un tour de clé de trop, ça a décroché le grand ressort ; je l’ai portée, sans rien dire à ma femme, au maréchal-ferrant de Chamouny, qu’est adroit comme un singe, il fait des tourne-broches ; eh bien ! c’est égal, elle n’a jamais été fameuse depuis.
— Eh ! qu’est-ce qui vous amène à Paris, mon bon Payot ?
— À Paris, ah ! bah ! je viens de Londres.
— De Londres ! et que diable avez-vous été faire à Londres ?
— Il faut d’abord vous dire qu’il est venu l’année dernière, derrière vous, un Anglais à Chamouny ; il en vient un sort, vous savez ; tant mieux pour le village, parce qu’ils paient bien. Ce n’est pas que les Français ne paient pas, oh ! ils paient aussi ; c’est le même prix pour tout le monde d’ailleurs ; mais nous aimons mieux les Français, nous autres, ils parlent savoyard ; si bien qu’il est venu et qu’il a fait la même tournée que vous, si ce n’est qu’il a été au Jardin, où vous n’avez pas voulu aller, vous, et vous avez eu tort, parce que quand on y a été, on peut dire : J’y ai été ; si bien qu’il me dit : Quelle est la dernière personne que vous avez menée ? — Ah ! ma foi, je lui dis, c’est un bon garçon ; je vous demande pardon, monsieur, vous n’étiez pas là ; moi, j’ai dit ce que je pensais ; d’ailleurs vous savez comme tout le monde vous aime chez nous. Voilà ses certificats, vous vous rappelez que vous m’en avez donné trois, un en anglais, un en italien, et un en français.
— Oui, très bien.
— Oh ! mais, voilà la farce, vous allez voir ; si bien qu’il me dit : Si tu veux me donner un de ces certificats-là pour 20 francs, je te l’achète.
— Est-ce que vous voulez vous faire guide ? que je lui dis, c’est un vilain métier ; allez, vaut mieux être milord. — Non, qu’il me répond, mais je fais une collection d’ortographes. — Oh ! quant à l’ortographe, elle y est, c’est d’un auteur ; si bien qu’il me tire les 20 francs de sa poche. Je les prends, moi ; j’ai bien fait, n’est-ce pas ? ça ne valait pas plus de 20 francs ce chiffon de papier ?
— Ça ne valait pas vingt sous.
— Je l’ai pensé ; mais ils sont si bêtes, ces Anglais ! Si bien qu’arrivés au Jardin, voilà qu’il nous part deux chamois : un hasard ; mais c’est égal, l’Anglais était très content. — Pardieu, dit-il, voilà deux petites bêtes que je paierais bien mille francs la pièce, rendues à mon parc. — On peut vous en conduire deux à moins que ça. — Vraiment ? dit-il. — Parole d’honneur ! — Eh bien ! voilà mon adresse à Londres. Si tu m’amènes deux chamois vivans, je ne me dédis pas. — Tope ! que je lui réponds. — Veux-tu que je te fasse un engagement ? — Tapez dans la main, ça suffit. — Effectivement, voilà tout ce qui en a été dit. Seulement, en me quittant, au bout de trois jours, il me donna 100 francs au lieu de 27. Vous savez, 9 francs par jour, c’est le prix pour un homme et un mulet. À propos de mulet, vous vous rappelez Dur-au-Trot ? il est ici.
— Bah ! je vous plains, si vous êtes venu dessus.
— Ah ! je le loue aux voyageurs ; mais je ne le monte jamais. Je ne m’en sers qu’à la voiture. Si bien qu’à ce printemps je me suis souvenu de mon Anglais ; et comme je connais à peu près tous les repaires, je n’ai pas été long-temps à mettre la main sur deux chamosseaux superbes, un mâle et une femelle : ils étaient gros comme le poing ; ils ne voyaient pas clair ; on leur a donné à téter avec un biberon, comme à des enfans ; c’est offenser Dieu, ma parole ! c’est ma fille qui les a nourris. À propos, vous savez bien ma fille, elle était grosse ; elle est accouchée : on m’attend pour faire le baptême. Si bien que quand mes chamois ont eu trois mois, j’avais toujours l’adresse de mon Anglais ; je dis à ma femme : Faut que j’aille à Londres. Je vous demande un peu si elle était saisie ! — Qu’est-ce que tu vas faire à Londres ? — Livrer ma marchandise : ces deux bêtes-là, ça vaut 2,000 francs ! — Tu es en ribotte, qu’elle me dit ; c’est son mot. Je la laisse dire ; je m’en vas dans la cour ; j’arrange une vieille cage ; je tire la charrette du hangar ; j’entre dans l’écurie ; je dis à Dur-au-Trot : En voilà un bout de chemin que nous allons faire ! Je mets mes chamois dans la cage, la cage dans la charrette, la charrette au derrière de Dur-au-Trot ; je demande au maître d’école le chemin de Londres : il me dit que quand je serai à Sallanche, je n’ai qu’à tourner à droite ; quand je serai à Lyon, qu’à prendre à gauche, et qu’à Paris, le premier commissionnaire venu m’indiquera ma route. Effectivement, à Paris, on me dit : Vous voyez bien la Seine ? eh bien ! suivez-la toujours, et vous trouverez le Havre.
— Et vous êtes parti comme cela, sans autre convention avec votre Anglais ?
— Tout était convenu, il m’avait tapé dans la main. Mais voilà le plus beau de l’histoire : j’arrive au Havre, il faisait nuit fermée ; l’aubergiste me demande où je vas, je lui dis que je vas à Londres. Le lendemain matin j’étais en train d’atteler quand il entre dans la cour un jeune homme avec un chapeau ciré, une veste bleue et un pantalon blanc ; il vient à moi, je mettais ma roulière ; il me dit : C’est vous qui allez à Londres ? — Oui. — Eh bien ! voulez-vous que je vous passe ? — Quoi ? — La Manche. — Farceur ! Je boucle la sous-ventrière à Dur-au-Trot, et en avant, marche. La route de Londres, mon ami ? — Tout droit. — Le chapeau ciré me suivait par derrière. Au bout de cinq minutes plus de chemin. Je demande où je suis. On me répond : Sur le port. — Et Londres donc ? — Eh bien ! de l’autre côté de la mer. — Et pas de pont ! — Le chapeau ciré se met à rire. — Ah ! mais, je dis, nous ne sommes pas convenus de cela ; il ne m’avait pas dit qu’il y avait la mer, l’autre. Je ne suis pas marin, moi. — J’étais vexé on ne peut pas plus ; enfin, je dis à Dur-au-Trot : Faut retourner, quoi ! ça ne nous connaît pas. Nous retournons. Ce gredin d’aubergiste était sur sa porte. — Tiens, il me dit, vous voilà ? — Oui, me voilà ; vous êtes gentil, vous ne me dites pas qu’il faut traverser la mer pour aller à Londres. — Il se met à rire. — Brigand ! — Dame ! dit-il, je vous ai vu partir avec un matelot du vapeur. — Le chapeau ciré ? — Oui. — Un paroissien bien aimable encore : c’est comme vous. — Allons, venez boire un verre de cidre, dit l’aubergiste. Faut vous dire que dans ce pays-là ils font du vin avec des pommes.
— Oui, je sais. Enfin, comment êtes-vous parti ?
— Oh ! il m’a fallu en passer par où ils ont voulu ; j’ai laissé Dur-au-Trot et la charrette chez l’aubergiste, et le lendemain matin, au petit jour, je me suis embarqué avec mes bêtes. Croiriez-vous qu’ils ont eu l’infamie de me faire payer leurs places ? Quand je dis que je les ai payées, c’est un milord qui les a payées, parce que mes chamois ont amusé sa fille. Imaginez-vous une pauvre jeune fille qui était poitrinaire. Dix-huit ans. Oh ! mais belle. On disait ça sur le vapeur, qu’elle était condamnée : elle venait du midi ; mais le mal du pays lui avait pris. Moi, ce n’était pas le mal du pays, c’était le mal de mer qui me tenait. Avez-vous jamais eu le mal de mer, vous ?
— Oui.
— Eh bien ! vous savez ce que c’est alors. J’aimerais mieux, voyez-vous, que ma femme accouche que de repasser par-là. D’ailleurs je n’étais pas le seul ; ils étaient tous dans des états ! Je crois que c’est ce gredin de cidre qui me tournait sur le cœur. Le chapeau ciré me disait : Faut manger, faut manger. — Ah ! oui, manger, au contraire. Au bout de six heures de route nous étions tous sur le flanc. Il n’y avait que la jeune Anglaise qui n’éprouvait rien. Elle passait au milieu de nous tous, légère comme une ombre, pour venir jouer avec mes chamois. Elle aurait pu leur ouvrir la cage et les lâcher, que je n’aurais pas couru après, je vous en réponds.
Vers le soir, le temps devint gros, comme ils disent. On entendit quelques coups de tonnerre, et la mer se mit à danser. Ce n’était pas le moyen de nous soulager. Aussi je donnais mon ame à Dieu et mon corps au diable. Avec cela il venait une gredine d’odeur de côtelettes, puah !… C’était le chapeau ciré qui faisait cuire son souper. L’orage allait son train ; je disais : Bon ! si ça continue, il y a l’espoir que nous ferons naufrage au moins. On donnerait sa vie pour deux sous quand on est comme cela ; tout tournait, voyez-vous, comme quand on est ivre. La nuit était venue, le pont avait l’air d’être vide ; le paquebot semblait marcher à la grâce de Dieu : la jeune fille alla s’appuyer contre le mât, et y resta debout. À chaque éclair, je la revoyais blanche et pâle comme une sainte, avec ses grands cheveux blonds qui flottaient au vent, et ses yeux qui brûlaient de la fièvre ; puis je l’entendais tousser que ça me déchirait la poitrine ; pendant un éclair, je lui vis porter un mouchoir à sa bouche, elle le retira plein de sang. Alors elle se mit à sourire, mais d’un sourire si triste, que c’était à fendre l’ame. En ce moment, il passa un éclair que le ciel sembla s’ouvrir, et la pauvre enfant fit un signe de la tête comme pour dire : Oui, j’y vais.
Quant à moi, je fermai les yeux, tant mon cœur se retournait, et je ne sais plus ce qui se passa : je me rappelle qu’il fit du vent et qu’il tomba de la pluie, voilà tout. Puis j’entendis des voix ; je crus voir la lueur de torches à travers mes paupières ; enfin on me prit par-dessous les épaules : j’espérais que c’était pour me jeter à la mer.
Au bout d’une demi-heure, à peu près, je me trouvai mieux, je sentis quelque chose de tiède et de doux qui me passait sur les mains, j’ouvris les yeux et je regardai : c’étaient mes petites bêtes qui me léchaient. J’étais dans une chambre, couché sur un lit avec un bon feu dans la cheminée : nous étions à Brighton.
J’en eus pour dix minutes, au moins, avant d’être bien sûr que nous étions sur la terre ferme, il me semblait toujours sentir ce maudit roulis ; enfin, petit à petit ça se passa, et mon estomac commença à me tirailler ; c’était pas étonnant, je n’avais rien pris depuis la veille, au contraire ; et puis, il venait de la cuisine une fine odeur de côtelettes ; je dis : — Bon, on s’occupe du souper, à ce qu’il paraît. En ce moment, le garçon entra, et me baragouina trois ou quatre paroles en anglais ; comme il avait une serviette devant lui, et qu’il me fit un signe, en portant sa main à sa bouche, je compris que cela voulait dire que le potage était servi ; je ne me le fis pas dire deux fois, et je descendis.
Arrivé en bas, on me demanda si j’étais des premières ou des secondes. — Des secondes, je dis ; je ne suis pas fier, moi. — La porte de la salle à manger des premières était ouverte ; j’y jetai un coup-d’œil en passant ; tout le monde était déjà en fonctions, excepté la jeune Anglaise et son père, qui n’étaient pas à table. Je trouvai mon chenapan de chapeau ciré, qu’avait devant lui une pièce de bœuf !… Ah ! je lui dis, sans rancune, je vas me mettre en face de vous, hein ?… — Faites, qu’il me répond. C’était un brave garçon foncièrement… — Ah ! je lui dis, un verre de vin ; vite, ça me fera du bien. — Du vin ! qu’il me répond, êtes-vous assez en fonds pour en consommer, ça coûte douze francs la bouteille, ici. — Douze sous, vous voulez dire. — Douze francs ! — Excusez du peu ! qu’est-ce que c’est donc que ça que vous avez dans une cruche ? — De l’ale. — De ?… — De la bière, si vous entendez mieux ; l’aimez-vous ? — Dame, ça n’est pas fameux, mais ça vaut toujours mieux que de l’eau, versez. — À votre santé. — À la vôtre pareillement. — À propos de santé, que j’ajoutai, quand j’eus reposé mon verre, et notre jeune fille ? — Laquelle ? — Du vapeur. — Oh ! ça va de travers ; elle se meurt. — Bah ! elle n’était pas malade. — Non de votre maladie, qui n’était rien ; mais elle en avait une autre, qui était quelque chose. C’est mauvais signe, voyez-vous, quand un chrétien n’éprouve pas ce qu’éprouvent les autres, et je me suis douté de ce qui arrive ; la maladie a vaincu le mal ; c’était la mort qui la soutenait. Quand vous étiez sur le vaisseau, n’est-ce pas ? elle était seule debout. Maintenant, nous sommes sur la terre ; elle est seule couchée, et elle ne se relèvera pas. — Ah ! que je lui répondis, vous m’avez donné à souper, je ne mangerai plus ; pauvre enfant !…
Le lendemain matin, au petit jour, comme j’allais partir dans une carriole de retour, toujours avec mes bêtes, je vis son père ; il était assis dans la cour sur une borne, il avait l’air de ne songer à rien. — Sans cœur ! que je pensai ; il ne bougeait pas plus qu’une statue. Ah ! ces Anglais, que je disais, ça n’a pas d’ame ; si j’avais une fille comme ça, moi, malade, mourante, je me casserais la tête contre les murs. Gros bouledogue, va !… Je tournais autour de lui pour lui donner un coup de poing, ma parole d’honneur ! il ne faisait pas plus attention à moi qu’à rien du tout ; quand en passant devant sa figure !… pauvre cher homme, il avait deux grosses larmes qui lui coulaient des yeux, et qui lui roulaient sur les mains. — Pardon, que je lui dis ; je vous demande pardon. — Elle est morte ! me répondit-il. — En effet, un vaisseau s’était brisé dans sa poitrine, et le sang l’avait étouffée pendant la nuit.
Je mis deux jours pour aller à Londres : c’est bien long deux jours, quand on est tout seul avec un farceur qui chante tout le long de la route, et qu’on a une pensée triste. Je voyais toujours cette pauvre jeune fille sur le pont du bâtiment, et le gros Anglais sur sa borne. Enfin, n’en parlons plus.
Si bien que j’arrivai enfin. Ah ! je demande si on connaît mon adresse ; on m’indique la maison. À la porte je demande si l’on connaît mon homme ; on me dit que c’est ici. J’entre avec mes bêtes ; toute la maison était autour de la carriole. Un monsieur se met à la fenêtre, et demande en anglais ce qu’il y a. Je reconnais mon voyageur : C’est Gabriel Payot de Chamouny, que je lui dis… et je vous amène vos chamois. — Ah ! — Vous savez que vous m’avez dit… — Oui, oui. — Il m’avait reconnu. C’est comme vous. — Ah ! voilà un brave milord. — C’était une joie dans la maison !… On conduisit les chamois dans une chambre superbe. — Bon ! Je dis ; si on les loge comme ça, où me mettra-t-on, moi ? dans un palais ? — Je ne m’étais pas trompé : un grand laquais me dit de le suivre ; je montai deux étages. On m’ouvrit un appartement où il y avait des tapis partout, des rideaux de soie, des chaises de velours, un luxe, quoi ! Ma foi, je ne fis ni une ni deux : je laissai mes souliers à la porte, et j’entrai comme chez moi. Cinq minutes après, le domestique m’apporta des pantoufles, et me demanda si j’aimais mieux déjeuner avec milord ou être servi dans ma chambre. Je répondis que c’était comme milord voudrait. Alors il me demanda si j’avais l’habitude de me faire la barbe moi-même ; je lui répondis qu’à Chamouny le maître d’école venait me raser dans ses momens perdus, mais que depuis que j’étais en route, j’étais obligé de me faire la chose moi-même. — Oui, cela se voit, qu’il me dit. Effectivement, j’avais deux ou trois balafres, parce que j’ai la main lourde, moi ; l’habitude de m’appuyer sur le bâton ferré, voyez-vous… — On vous enverra le valet de chambre de milord. — Envoyez. — Cinq minutes après, il entra un monsieur en habit bleu, en culotte blanche, et en bas de soie. Devinez qui c’était.
— Le valet de chambre.
— Tiens !… Eh bien ! moi, je le pris pour le maire ! Je me levai, et je lui fis un salut… Il dit qu’il venait pour me faire la barbe ; je ne voulais pas le croire : il tira des rasoirs, une savonnette, enfin tout ce qu’il fallait. Il m’avança un fauteuil : je me fis beaucoup prier pour m’asseoir ; je voulais lui montrer que je savais vivre. Je lui disais : Non, non, je resterai tout droit, merci. Mais il me répondit que cela le gênerait : je m’assis. Il me frotta le menton avec du savon qui sentait le musc, et puis alors il me passa sur la figure un rasoir : ce n’était pas un rasoir, c’était un velours. Puis il me dit :
— C’est fait. — Je ne l’avais pas senti.
— Maintenant, monsieur veut-il que je l’habille ?
— Merci, j’ai l’habitude de m’habiller tout seul.
— Monsieur veut-il du linge ?
— Oh ! j’ai mon affaire dans mon paquet. Est-ce que vous croyez que je suis venu ici comme un sans-culotte ? Faites-moi monter le porte-manteau ; il est garni, allez !
— Et quand monsieur sera-t-il prêt ?
— Dans dix minutes.
— C’est que milord attend monsieur pour déjeuner.
— S’il est pressé, dites-lui de commencer toujours, je le rattraperai.
— Milord attendra monsieur.
— Alors dépêchons-nous.
Je fis une toilette soignée, ce que j’avais de mieux enfin. Milord était dans la salle à manger avec sa femme et deux jolis petits enfans. Il me présenta à elle, et lui adressa quelques mots en anglais. — Excusez, me dit-il ; mais milady ne parle pas français. (Un drôle de nom de baptême, n’est-ce pas, milady ?) — Il n’y a pas de mal, que je lui dis, on n’est pas déshonoré pour cela. Madame milady me fit signe de m’asseoir près d’elle. Milord me versa à boire. Je saluai la société, et je portai le verre à ma bouche. Voilà du crâne vin ! que je dis à milord.
— Oui, il n’est pas trop mauvais.
— Et ce farceur de chapeau ciré, qui me disait que le vin coûtait douze francs la bouteille en Angleterre.
— Oui, le vin de Bordeaux ordinaire ; mais celui-là est du Château-Margot !
— Comment, meilleur il est, moins cher il coûte, dans ce pays-ci ! Fameux pays ?
— Vous ne m’avez pas compris. Je dis que celui-là coûte, je crois, un louis.
Je pris la bouteille pour y verser ce qui restait dans mon verre.
— Que faites-vous ? dit milord en m’arrêtant le bras.
— Je ne bois pas de vin à un louis, moi ! c’est offenser Dieu. Gardez-le pour quand le roi viendra dîner chez vous, c’est bien.
— Est-ce que vous ne le trouvez pas bon ?
— Je serais difficile !
— Eh bien ! alors, ne vous en faites pas faute, mon brave, et je vous en donnerai une vingtaine de bouteilles pour faire la route.
Tant qu’il n’y eut qu’à boire du vin de Bordeaux et à manger des beefstakes, ça alla bien ; mais à la fin du déjeuner, voilà un grand escogriffe qui apporte un plateau avec des tasses, une cafetière d’argent et une fontaine de bronze dans laquelle il y avait de l’eau et du feu. On met tout cela devant la maîtresse de la maison ; elle verse plein sa main de vulnéraire dans la cafetière, elle ouvre le robinet, l’eau coule dessus ; au bout de cinq minutes, on verse l’infusion dans les tasses. Milord en prend une, madame Milady une autre ; on m’en passe une troisième ; je dis : Non, merci ; je ne me suis pas donné de coups à la tête ; je ne crains pas de dépôt, buvez votre médecine, moi je m’en prive. — Ce n’est pas pour les coups à la tête, dit milord ; c’est pour la digestion de l’estomac — Je n’ose pas refuser deux fois, je prends la tasse, j’avale trois gorgées sans goûter ; à la quatrième impossible : c’était mauvais !… Je repose la tasse. — Eh bien ? dit milord. — Peuh ! heu ! — C’est de l’excellent thé qui vient directement de la Chine. — Est-ce bien loin la Chine ? que je lui dis. — Mais à cinq mille lieues de Londres à peu près. — Eh bien ! ce n’est pas moi qui en irai chercher là, s’il en manque ici. — Madame Milady lui souffle deux mots en anglais ; alors milord se retourne de mon côté et me dit : Est-ce que vous n’avez pas mis de sucre dans votre tasse ? — Non, je réponds, je ne savais pas, moi ! — Mais cela doit être exécrable. — Le fait est que ça n’est pas bon, avec ça que vous ne m’avez pas dit de prendre garde, je me suis brûlé la langue : voyez. — Pauvre homme ! — Et puis ce n’est pas le tout… Oh ! là là, il me semble que le mal de mer me reprend, c’est l’eau chaude ; voyez-vous, je ne peux pas sentir l’eau chaude, moi ; la froide me fait déjà mal. — Qu’est-ce que vous voulez prendre, Payot ? Il faudrait prendre quelque chose. — Voulez-vous me permettre de me traiter moi-même ? — Sans doute. — Eh bien ! Faites-moi donner un verre d’eau-de-vie, de la vieille.
— Au fait, je me rappelle, dis-je à Payot, enchanté de trouver une occasion d’interrompre son récit, qui commençait à traîner en longueur, que vous ne détestez pas le cognac. — Joseph !…
— Mon domestique entra.
— Apportez la cave.
— Oh ! il n’y a pas besoin de toute la cave, une bouteille suffira.
— Soyez tranquille. Ainsi donc vous avez été très bien reçu à Londres. — Combien de jours y êtes-vous resté ?
— Trois jours. — Le premier, milord me conduisit à la campagne. Nous avons lâché les chamois dans le parc devant la femme et les enfans, ç’a été une fête. — Le second nous avons été au spectacle ; tout ça dans la voiture de milord. — Le troisième il m’a conduit chez un marchand d’habits, où il y en avait plus de cent cinquante tout faits, et il me dit : Choisissez-en un — complet, — complet. Alors je ne me suis pas embêté, vous comprenez ; j’ai pris un velours qui se tenait tout seul, je l’essayai, il m’allait comme un gant ; d’ailleurs c’est celui-là, voyez. — Payot se leva et fit deux tours sur lui-même. — Maintenant, me dit milord, il faut quelque chose dans les poches pour les empêcher de ballotter, voila cent guinées.
— Qu’est-ce que ça fait, cent guinées ?
— Deux mille sept cent francs, à peu près.
— Mais vous ne me devez que deux mille francs.
— Pour les chamois, c’est vrai ; les 700 francs seront pour le voyage.
— Enfin, que je lui dis, je ne sais pas comment vous remercier, moi.
— Ça n’en vaut pas la peine. Maintenant, tant que vous voudrez rester, vous me ferez plaisir.
— Merci, mais voyez-vous, faut que je retourne au pays, ma fille est accouchée, et on m’attend pour le baptême ; oh ! sans ça je resterais ici, j’y suis bien.
— Alors je vous ferai reconduire demain à Brighton ; le paquebot part après-demain pour le Havre, j’y ferai retenir votre place.
— Tenez, milord, j’aimerais mieux m’en aller par un autre chemin, et payer la voiture.
— Cela ne se peut pas, mon ami : l’Angleterre est une île comme le jardin où nous avons été, vous savez ; seulement au lieu de glace, c’est de l’eau qu’il y a tout autour.
— Enfin, puisque c’est comme ça, et que nous n’y pouvons rien faire, il ne faut pas nous désoler, je partirai demain.
Le lendemain, au moment de monter en voiture, madame Milady me donna une petite boîte. — C’est un cadeau pour votre fille, me dit milord. — Oh ! madame Milady, que je lui dis, vous êtes trop bonne.
— Vous pouvez appeler ma femme Milady tout court.
— Oh ! jamais.
— Je vous le permets.
— Il n’y a pas eu moyen de refuser, je lui ai dit : Adieu, Milady, comme j’aurais dit : Adieu, Charlotte ; et me voilà.
— Soyez le bien-venu, Payot ; vous dînez avec moi, n’est-ce pas ?
— Merci, vous êtes trop bon.
— C’est bien, à quelle heure dînez-vous ordinairement ?
— Mais, je mange la soupe à midi.
— Cela me va parfaitement, c’est l’heure où je déjeune. C’est dit, je vous attends.
— Mais, dit Payot, retournant son chapeau entre ses doigts, c’est que moi je suis ici, voyez-vous, comme vous étiez à Chamouny, et je ne me reconnais pas plus dans vos rues que vous dans nos glaciers, de sorte que j’ai pris un guide, un pays, un bon enfant, et lui ai dit de venir dîner avec moi pour la peine.
— Eh bien ! amenez-le.
— Ça ne vous dérangera pas ?
— Pas le moins du monde. Nous serons trois au lieu de deux ; voilà tout. Nous parlerons du Mont Blanc.
— C’est dit.
— À propos du Mont-Blanc ! vous avez pour moi une lettre de Balmat ?
— Oh ! c’est vrai,
— Que fait-il ?
— Eh bien ! il cherche toujours sa mine d’or.
— Il est fou.
— Que voulez-vous ? c’est son idée. Il serait riche sans ça ; il a gagné de l’argent gros comme lui. Mais tout ça s’en va, voyez-vous, dans les fourneaux. Ah ! il vous en parle dans sa lettre, j’en suis sûr.
— C’est bien, je vais la lire. — À midi.
— À midi.
Payot sortit. J’appelai Joseph, et lui ordonnai d’aller commander à déjeuner pour trois personnes au Rocher de Cancale. Puis je décachetai la lettre de Balmat. La voici dans toute sa simplicité.
« Par l’occasion de Gabriel Payot, qui va à Londres et qui passe par Paris, je vous dirai que deux messieurs, avocats à Chambéry, ont voulu faire l’ascension du Mont-Blanc, le 18 août dernier, mais qu’ils n’ont pu réussir, à cause du mauvais temps, vu que ces messieurs m’avaient bien fait visite avant de partir, mais qu’ils n’avaient pas pris mon conseil pour la sûreté du ciel. Alors ils ont été pris par un brouillard neigeux et ensuite par une bourrasque de grêle épouvantable, de sorte qu’ils n’ont pu monter que jusqu’au pré du Petit-Mulet ; mais là ils ont été renversés sur la neige à cause du gros vent, et forcés de redescendre, bien mal contens de n’avoir pas monté à la cime. Ce n’est pas ma faute, car, en passant devant ma maison, je leur avais prédit qu’ils auraient le brouillard. Mais les guides leur ont dit que j’étais un vieux radoteur. C’est eux qui sont trop jeunes. Ils sont avides de gagner de l’argent, et voilà tout ; ils ne connaissent pas assez le temps pour faire de pareilles courses. Aujourd’hui un jeune Anglais m’a fait une visite chez moi, et m’a dit que l’année prochaine il avait le projet de gravir le Mont-Blanc. J’aimerais pourtant bien à entendre que des Français y aient monté aussi, vu que les Anglais sont toujours les vainqueurs et bavardent les Français.
« Je vous remercie infiniment de votre bon souvenir et de m’avoir fait parvenir votre premier volume des Impressions de Voyage. Un Parisien m’a dit que vous allez mettre le second volume à l’impression. S’il ne coûtait pas trop cher, j’aimerais bien l’avoir, ainsi que les deux volumes de la Minéralogie de Beudant, attendu qu’à force de chercher, je crois que j’ai trouvé un filon de mine d’or.
« En attendant de vos nouvelles, je vous salue bien et suis votre dévoué serviteur.
« P. S. Je vous écris à la hâte, et ne sais trop si vous pourrez déchiffrer la lettre, l’écriture n’étant pas mon fort, attendu que je n’ai pris que dix-sept leçons, à un sou la leçon, et que mon père m’a interrompu à la dix-huitième, en me disant que c’était trop cher. »
Je sortis pour aller chercher le deuxième volume des Impressions de Voyage et la Minéralogie de Beudant, admirant la force de volonté de cet homme. À vingt-cinq ans, une lettre de Saussure lui avait donné l’idée de gravir le Mont-Blanc, et après cinq ou six tentatives infructueuses, dans lesquelles il avait risqué sa vie contre une mort inconnue et sans gloire, puisqu’il n’avait confié son secret à personne, il était parvenu à la cime de la montagne la plus élevée de l’Europe. Plus tard, en se penchant pour boire l’eau glacée qui s’échappe des bouches de l’Aveyron, il avait remarqué des parcelles d’or dans le sable de la rive. Dès ce moment, il avait pensé à chercher la mine d’où l’eau détachait ces parcelles, et voilà qu’il l’avait trouvée peut-être, après avoir employé trente ans à cette recherche. Qu’aurait donc fait cet homme au milieu de nos villes, s’il y avait reçu une éducation en harmonie avec cette force de caractère ?
Midi sonna. Payot fut exact.
— Vous venez seul ? lui dis-je.
— Le camarade n’a pas osé monter.
— Et pourquoi cela ?
— Eh ! parce qu’il dit qu’il n’est qu’un pauvre diable, et qu’il croit que vous ne voudriez pas dîner avec lui.
— Il est fou, allons le chercher. Au bas de l’escalier je rencontrai François. — Et le déménagement ? lui dis-je.
— C’est fini, monsieur.
— C’est bien, alors montez, Joseph vous paiera.
— Oh ! ce n’est pas pressé.
— Montez toujours. — François obéit. — Eh bien ! dis-je à Payot, où est votre homme ?
— Et mais, c’est lui.
— Qui, lui ?
— François.
— François ? il est de Chamouny, François ?
— Né natif.
— Attendons-le alors. — Cinq minutes après il redescendit. J’allai à lui. — M. François, lui dis-je, j’espère que vous ne refuserez pas de dîner avec moi et Payot, quand je vous inviterai moi-même.
— Comment, monsieur, vous voulez ?
— Je vous en prie.
— Oh ! monsieur sait bien que je n’ai rien à lui refuser.
— Alors partons, mon cher Payot ; je n’ai pas une voiture comme milord, mais nous allons trouver un fiacre à la porte ; je n’ai pas de bordeaux chez moi, mais je sais où on en trouve, et de très bon, soyez tranquille ; quant au thé…
— Merci, si ça vous est égal, j’aime mieux autre chose.
— Eh bien ! nous le remplacerons par le café.
— À la bonne heure, voila une boisson de chrétien ; mais l’autre, je ne m’en dédis pas, c’est une drogue.
Je tins parole à Payot : je lui fis boire le meilleur vin de Borel, et prendre le meilleur café de Lamblin ; puis, quand je le vis dans cette heureuse et douce disposition d’esprit qui suit un bon déjeuner, je lui proposai de le reconduire en un quart d’heure à Chamouny.
— Monsieur plaisante.
— Pas le moins du monde. Dans un quart d’heure, si vous le voulez, nous serons à la porte de l’auberge.
— Chez Jean Terraz ?
— Et nous verrons le Mont-Blanc comme je vous vois.
— Dame ! ça se peut, dit Payot, je crois tout maintenant, j’en ai tant éprouvé de diverses.
— C’est décidé ?
— Ma foi, oui.
— Allons.
Nous remontâmes en fiacre. Le cocher s’arrêta à la porte du Diorama. Nous entrâmes.
— Où sommes-nous ? dit Payot.
— À la douane de la frontière, et je vais payer 2 fr. 50 pour chacun de nous. — Je lui remis sa carte d’entrée. — Voici votre feuille de route. — Nous fûmes bientôt dans une obscurité complète. — Vous reconnaissez-vous, Payot ?
— Non, ma foi.
— Nous sommes aux Échelles.
— À la grotte ?
— Vous voyez bien qu’il ne fait pas clair.
— Alors nous approchons, dit Payot.
— Oh ! mon Dieu, dans cinq minutes, et même plus tôt, tenez.
En effet, nous arrivions au moment même où la Forêt Noire disparaissait pour faire place à la vue du Mont-Blanc. Dans le coin du tableau qui commençait à paraître, on distinguait de la neige et des sapins. Je plaçai Payot de manière à ce que sa vue pût plonger dans l’ouverture à mesure qu’elle s’agrandissait. Il regarda un instant les yeux fixes, sans souffle, étendant les bras selon que le tableau magique se déroulait ; enfin il jeta un cri, et voulut s’élancer. Je le retins.
— Oh ! s’écria-t-il, laissez-moi aller, laissez-moi aller. Voilà le Mont-Blanc ; voilà le glacier de Taconnay ; voilà le village de la côte ; Chamouny est derrière nous !… — Il se retourna. — Laissez-moi aller embrasser ma femme et ma fille, je vous en prie, je reviendrai vous retrouver tout de suite.
Tous les spectateurs s’étaient retournés de notre côté, et je commençais à être assez embarrassé de ma contenance… Je pensai qu’il était temps de finir cette comédie, et comme Payot insistait toujours, je lui dis que ce qu’il voyait n’était pas la nature, mais un tableau. Il tomba sur un banc.
— Oh ! que vous m’avez fait de mal ! me dit-il, et il se mit à pleurer.
Les spectateurs nous entouraient. — Quel est cet homme, et qu’a-t-il ? me demanda-t-on.
— Cet homme, c’est un guide de Chamouny ; il a cru revoir son pays, et il pleure. Voilà tout.
— Je vous demande pardon, dit Payot en se relevant ; mais cela a été plus fort que moi. Il tourna de nouveau les yeux vers le tableau. — Oh ! que voilà bien ma vallée ! dit-il ; et il croisa les bras et regarda en silence, abîmé dans une contemplation muette et avide, cette toile qui lui rappelait tous les souvenirs de la jeunesse, tous les bonheurs de la famille, toutes les émotions de la patrie.
Je profitai de sa distraction, pour sortir. J’avais peur qu’on ne me prît pour un compère.
Le lendemain, à sept heures du matin, Payot était chez moi, rue Bleu.
— Pourquoi donc vous êtes-vous en allé ? me dit-il.
— Je croyais vous faire plaisir, et je vous avais fait peine ; j’étais désolé.
— Oh ! peine, au contraire ; c’est toujours bon de revoir son pays, même en peinture. Vous autres Parisiens, vous n’avez pas de pays, vous avez une rue, et ce n’est pas votre faute si vous ne savez pas cela ; il faut être né dans un village, voyez-vous, pour comprendre ce que c’est. À Chamouny, il n’y a pas une maison que je ne voie de loin comme de près ; dans cette maison, pas un homme qui me soit étranger, et dans le cimetierre, pas une tombe que je ne connaisse. Je n’ai qu’à fermer les yeux et je revois tout, tandis qu’à Paris, la vie de dix hommes, mise à la suite l’une de l’autre, ne suffirait pas même à apprendre le nom des rues.
— Oui, c’est vrai, vous avez raison, mon ami ; mais qu’êtes-vous devenu après mon départ ?
— Eh bien ! il y avait là un monsieur qui avait été à Chamouny, et même au Jardin, où vous n’avez pas voulu aller, vous. Alors il m’a fallu expliquer la chose à tout le monde, comment on avait besoin de trois jours pour faire l’ascension, que la première nuit on couchait au sommet de la côte ; enfin tout.
— Et alors ils ont été contens.
— Il paraît que oui, car ils se sont réunis, et m’ont donné 50 fr. pour boire à leur santé.
— Ah ça ! Payot, mais si vous restiez seulement deux ans en France et en Angleterre, vous retourneriez à Chamouny millionnaire.
— Il y paraît ; mais, dans tous les cas, je ne prendrai pas le temps de le devenir ; je viens vous dire adieu, je pars.
— Aujourd’hui ?
— À l’instant. Oh ! voyez-vous, vous m’avez montré le pays, faut que j’y retourne. — Je tendis la main à Payot.
— Est-ce que vous ne direz pas un petit bonjour à Dur-au-Trot ? il est en bas avec sa carriole.
— Si fait, et avec grand empressement. Il m’a laissé des souvenirs que je n’oublierai pas.
— Eh bien ! allons donc.
— Et la goutte ?
— C’est juste.
Je passai un pantalon à pied et ma robe de chambre, et je reconduisis Payot. Dur-au-Trot l’attendait effectivement à la porte. Je le reconnus parfaitement.
Payot me demanda la permission de m’embrasser. Je serrai son brave cœur contre le mien. Il essuya deux larmes, sauta dans sa carriole, fouetta son mulet, et partit.
Il n’avait pas fait dix pas qu’il arrêta sa bête, se retourna, et, voyant que je le suivais des yeux :
— Vous pouvez dire, si vous revenez à Chamouny, que vous serez le bien-venu, me dit-il. — Allons, en route.
Cinq minutes après il tourna le coin du faubourg Poissonnière et disparut. Je remontai.
— Eh bien ! dis-je à Joseph, savez-vous pourquoi on écrit la rue Bleu sans e ?
— Personne n’a pu me le dire. Mais si monsieur veut s’adresser au fils de M. Bleu, qui a fait bâtir la rue, il demeure à quatre maisons d’ici.
— Merci, je sais ce que je voulais savoir.
J’avais gagné un pari sur le premier philologue de France, qui avait pris un nom propre pour une épithète.
Il y a quelques jours qu’en décachetant les milliers de lettres qui m’avaient été adressées par ceux qui s’obstinaient à me croire fort confortablement à Montmorency, tandis que je mourais à peu près de faim à Syracuse, j’en vis une portant le timbre de Sallanche. Je reconnus l’écriture de Balmat, et je l’ouvris. — Voici ce qu’elle contenait :
« Je profite de l’occasion d’un monsieur docteur de Paris, qui vous connaît parfaitement, pour vous écrire cette lettre, et pour vous remercier de votre volume d’Impressions de Voyage et de la Minéralogie de Beudant, que vous m’avez envoyés par Gabriel Payot. Ce dernier ouvrage me sera bien utile, vu que j’ai trouvé, comme je le disais, un filon d’or qui doit me conduire à une mine ; et, comme le temps est beau, je pars demain à sa recherche.
« J’ai l’honneur de vous saluer, avec mille remerciemens,
« P. S. À propos, j’oubliais de vous dire qu’en arrivant à Chamouny, Gabriel Payot avait fait une chute et s’était tué. »
La lettre me tomba des mains. Voilà donc pourquoi il était si pressé de retourner au pays cet homme ! Je poussai du pied la corbeille où était toute ma correspondance, et je dis à un ami qui était là de continuer pour moi. Au bout de cinq minutes, il me donna une seconde lettre ; elle était, comme la première, au timbre de Sallanche ; je l’ouvris, et je lus :
« Je vous dirai avec bien du chagrin que c’est moi qui ai reçu la lettre que vous aviez écrite à mon père, attendu que le digne homme n’était plus de ce monde quand elle est arrivée à Chamouny. Comme je sais l’intérêt que vous lui portiez, je vous adresse tous les détails que nous avons pu recueillir.
« Le 14 septembre de l’année dernière, et le lendemain du jour où il vous avait écrit, il est parti avec un homme du pays, pour aller faire une course aux environs de Chamouny, à la recherche d’une mine d’or, dans un endroit où il y a de grands précipices. Mon cher père était si passionné, comme vous le savez, pour les mines, que malgré les défenses réitérées que nous lui avions faites, il a voulu partir. Mon père et son compagnon sont allés jusqu’au bord du précipice ; mais là, comme le chemin était étroit et glissant, ce dernier n’a pas voulu aller plus loin. Mon père, qui, vous le savez bien, était un intrépide, quoiqu’il eût soixante-dix-huit ans, a continué son chemin, malgré les cris de son compagnon, qui a fait tout ce qu’il a pu pour l’arrêter : mon père n’a voulu entendre à rien. Alors l’autre est revenu chez lui, sans oser me faire connaître que mon père était resté dans la montagne. Au premier moment où je sus son arrivée, j’allai chez lui. Il y avait déjà trois jours qu’il était revenu. Pressé par mes questions, il me dit qu’il n’avait pas bonne idée de mon père. Sur ce mot, je courus chez moi prendre un bâton ferré, et je revins lui dire de me conduire où il l’avait quitté. Il me mena jusqu’au sentier où ils s’étaient séparés, et je pris la route qu’avait prise mon père ; mais pendant deux jours et deux nuits, je l’ai cherché et appelé en vain, et je n’ai aucune trace de lui, ni vivant, ni mort. Sans doute il aura été entraîné par une avalanche, ou précipité dans un glacier… »
Je laissai tomber la seconde lettre auprès de la première, et je fis brûler les autres sans les décacheter.
- ↑ Voir les Impressions de Voyage.