Voyages de François Bernier/Histoire de la dernière révolution des États du grand Mogol

Paul Marret (1p. 5-157).

HISTOIRE

DE LA DERNIÈRE

RÉVOLUTION

DES ÉTATS

DU GRAND MOGOL

LE deſir de voir le Monde m’ayant fait paſſer dans la Paleſtine & dans l’Égypte, ne me permit pas d’en demeurer là : je fis deſſein de voir la Mer rouge d’un bout à l’autre. Je partis du grand Caire, après y avoir demeuré plus d’un an, & en 32. heures de chemin de Caravane, je me rendis à Suez, où je m’embarquai ſur une galere, qui en dix-ſept jours me porta terre à terre au port de Gidda à une demie journée de la Mecque. Je fus là contraint, contre mon eſperance, & contre la promeſſe que le Beig de la Mer rouge m’avoit fait, de débarquer dans cette pretendue terre ſainte de Mahomet, où un Chrétien qui n’eſt pas eſclave n’oſeroit mettre le pied : j’y demeurai trente-quatre jours, & puis je m’embarquai ſur un petit bâtiment, qui en quinze jours me porta, le long de la côte de l’Arabie heureuſe, à Moca proche du détroit de Bab-el-mandel. Je faiſois état de paſſer de-là à l’Iſle de Maſowa & Arkiko, pour donner juſques à Gonder ville capitale du païs de l’Habech, ou Royaume d’Éthiopie ; mais on m’aſſura que depuis que les Portugais y avoient été tuez par l’intrigue de la Rei­ne mere, ou chaſſez avec le Patriarche Jeſuite qu’ils y avoient amené de Goa, les Catholiques n’y étoient point en ſeurete, juſques là qu’un pauvre Capucin avoit laiſſé ſa tête à Suaken, pour avoir voulu entrer dans le Royaume ; que vérita­blement en me diſant Grec ou Arménien je ne courrois pas tant de riſque, & que même quand le Roi auroit reconnu que je lui pourois ſervir en quelque choſe, il me donneroit des terres, que je ferois cultiver par des eſclaves que j’acheterois ſi j’avois de l’argent, mais qu’infailliblement on m’obligeroit incontinent de me marier, comme l’on avoit fait depuis peu un certain Religieux qui y avoit paſſe ſous le nom de Medecin Grec, & que jamais on ne me laiſſeroit ſortir du païs. Ces conſiderations, & quelques autres encore que je pourrai dire ailleurs, me firent changer de deſſein : Je m’embarquai ſur un vaiſſeau Indien, je paſſai le Détroit, & en vingt-deux jours j’arrivai au Port de Sourate dans l’Hindouſtan Empire du grand Mo­gol. Je trouvai là que celui qui regnoit pour lors s’appelloit Chah-Jehan, c’eſt-à-dire Roi du monde, qui ſelon les Hiſtoires du Païs étoit fils de Jehan-Guire, qui ſignifie preneur de monde, petit fils d’Ekbar, que nous dirions le Grand, & qu’ainſi en remontant par Houmayons ou le Fortuné, pére d’Ekbar & ſes autres predeceſſeurs, il étoit le dixiéme des décendans de ce Timur-Lengue, qui veut dire Seigneur ou Prince boiteux, & que par corruption de nom nous appellons communément Tamerlan, ſi célébre par ſes conquêtes, qui épouſa ſa proche parente la fille uni­que au Prince des peuples de la grande Tartarie appellez Mogols, qui ont laiſſé & communiqué leur nom aux Étrangers qui gouvernent à préſent l’Indouſtan, le païs des Indoùs ou Indiens ; quoi que ceux qui entrent dans les Charges & Dignitez, & même dans la Milice, ne ſoient pas tous de la race des Mogols, mais que ce ſoient des Étrangers & gens ramaſſez de tous Païs, la pluſpart étant Perſans, quelques-uns Arabes, & d’autres Turcs, ; car il ſuffit à preſent pour étre eſtimé Mogol, d’eſtre Étranger blanc de viſage, & Mahumetan, à la diſtinction des Indous, qui ſont bruns & Gentils, & des Chrétiens de l’Eu­rope qui ſont appellez Franguis.

Je trouvai encore à mon arrivée que ce Roi du Monde Chah-Jehan, âgé de plus de ſoixante & dix ans, avoit quatre fils & deux filles, que quelques années au­paravant il avoit fait ſes quatre fils Vice-Roys ou Gouverneurs de ſes quatre plus conſiderables Provinces, ou Royaumes. Qu’il y avoit pres d’une année qu’il étoit tombe dans une grande maladie dont on ne croyoit pas qu’il dût jamais relever, ce qui avoit mis de la diviſion entre ces quatre freres qui pretendoient tous à l’Empire, & avoit allumé entre eux une guer­re qui a duré environ cinq ans, & que j’entreprens d’écrire, m’étant trouvé à quelques-unes des plus conſiderables occaſions, & ayant été huit ans à la Cour, où la fortune & le peu d’argent qui me reſtoit de diverſes rencontres de voleurs, & de la dépenſe d’un ſi long voyage, après quarante ſix jours de chemin qu’il y a depuis Sourate juſqu’à Agra & Dehli villes capitales de l’Empire, m’avoient obligé de m’engager à la ſolde du grand Mogol en qualité de Médecin, & peu de temps après, par une autre avanture, ſous Danechmend-Kan le plus ſçavant homme de l’Aſie, qui avoit été Bakchis ou grand Maître de la Cavalerie, & qui étoit un des plus puiſſans et des plus conſiderez Omrahs, ou Seigneurs de la Cour.

L’aîné de ces quatre fils de Chah-Jehan s’appelloit Dara, c’eſt à dire Darius. Le ſecond se nommoit Sultan Sujah, qui veut dire le Prince ou le Seigneur courageux. Le troiſiéme étoit Aureng-Zebe, qui ſignifie l’ornément du Trône. Le dernier s’appelloit Morad-Bakche, comme qui diroit, deſir accompli. Des deux filles l’aînée s’appelloit Begum-Saheb, c’eſt à dire, la Princeſſe Maîtreſſe, & la cadette, Rauchenara-Begum, qui vaut autant que la Princeſſe lumineuſe ou la lumiere des Princeſſes. C’eſt la coûtume du Païs de donner de Semblables noms aux Princes & aux Princeſſes. Ainſi la femme de Chah-Jchan, ſi renommée pour ſa beauté & pour avoir un tombeau qui meriteroit mieux d’etre mis au nombre des Merveilles du monde que ces maſſes informes & ces monceaux de pierres d’Égypte, ſe nommoit Tage-Mehalle, c’eſt à dire la Couronne du Serrail, & celle de Jehan-Guire, qui a ſi long temps gouverné l’État, pendant que ſon mari ne s’amuſoit qu’à boire & à ſe divertir, s’appelloit premièrement Nourr-Mehalle, & depuis Nour-Jehan-Begum, la lumiere du Serrail, la lumiere du Monde. La raiſon pour laquelle on donne ces ſortes de noms aux Princes & aux Princeſſes, & non pas des noms de terres & de ſeigneuries comme l’on fait dans l’Europe, eſt que toute la terre du Royaume étant en propre au Roi, il n’y a point de Marquiſats, de Comtés & de Duchés dont les Grands puiſſent porter le nom, il n’y a que des penſions, ou en terre, ou en argent contant, que le Roi donne, augmente, retranche & ôte comme bon lui ſemble, & c’eſt pour cela même que les Omrahs n’ont auſſi que ces ſortes de noms ; l’un (par exemple) s’appellant Raz-Andaze-Kan, l’autre Safe-Cheken-Kan, un autre Barc-Andaze-Kan, & d’autres Dianet-Kan, ou Danechmend-Kan, ou Fazel-Kan, ce qui veut dire, Lanceur de tonnerre, Briſeur de rangs, Lanceur de foudre, le Seigneur fidèle, le Sçavant, le Parfait, & ainſi des autres.

Dara ne manquoit pas de bonnes qualitez. Il étoit galant dans la converſation, ſubtil en rencontres, très-civil & extrêmement liberal ; mais il avoit trop bonne opinion de lui-même, ſe croyant ſeul capable de tout, & ne ſe pouvant qu’à peine imaginer qu’il y eût perſonne qui lui pût donner conſeil ; il nommoit même aſſez indiſcretement ceux qui lui donnoient des avis, de ſorte que ſes plus affectionnez avoient de la peine à ſe hazarder à lui découvrir les ſecretes intrigues de ſes freres. De plus il s’emportoit facilement, menaçoit, injurioit, & faifoit des affronts, même aux plus grands Omrahs ou Seigneurs, & puis tout cela paſſoit comme un feu de paille. Quoi qu’il fût Mahumetan, & qu’en public dans les exercices ordinaires de la Religion il témoignât de l’être, neanmoins en particulier il étoit Gentil avec les Gentils, & Chrétien avec les Chrétiens. Il avoit toujours auprès de lui de ces Pendets ou Docteurs Gentils, à qui il donnoit des penſions très-conſiderables, & qui l’avoient (à ce qu’on dit) imbû d’opinions contraires à la Religion du païs, deſquelles je toucherai quelque choſe ailleurs en parlant de la Religion des Indous, ou Gentils. Il écoutoit auſſi très-volontiers depuis quelque temps le Reverend Pere Buzée Jeſuite, & commençoit fort à goûter ce qu’il lui diſoit ; il y en a néanmoins qui diſent qu’au fonds il n’avoit point de Religion, & que ce qu’il en faiſoit n’étoit que par curioſité & pour ſe divertir, ou comme d’autres diſent, par politique, pour ſe faire aimer des Chrétiens, qui étoient en aſſez grand nombre dans ſon Artillerie, & ſur tout pour gagner l’affection des Rajas ou Souverains Gentils tributaires de l’Empire & les avoir à ſon parti dans l’occaſion. Quoi qu’il en ſoit, cela n’a pas beaucoup avancé ſes affaires, au contraire on verra dans la ſuite de cette Hiſtoire que le pretexte dont ſe ſervit Aureng-Zebe pour lui faire couper la tête, fut qu’il s’eſtoit fait Kafer, comme qui diroit, infidelle, ſans Religion, idolatre.

Sultan Sujah étoit à peu près de l’humeur de Dara, mais il étoit plus ſecret & plus ferme, & avoit plus de conduite & d’adreſſe, il étoit aſſez propre à conduire une intrigue, & ſe faiſoit ſous main des amis à force de préſens qu’il donnoit aux grands Omrahs, & ſur tout aux plus puiſſans Rajas, comme Jeſſomſeigne & quelques autres ; mais il ſe laiſſoit un peu trop aller à ſes plaiſirs avec ce nombre ex­traordinaire de femmes qu’il avoit, & quand il étoit une fois parmi elles, les jours & les nuits ſe paſſoient à boire, à chanter, & à danſer ; il leur faiſoit des preſens de riches veſtemens, il leur augmentoit ou retranchoit leurs penſions ſelon que la fantaiſie lui en venoit, & ce n’étoit pas bien faire ſa Cour que de le vouloir retirer de là, ſi bien que quelque­ fois les affaires languiſſoient & beaucoup de gens ſe rebutoient.

Il ſe jetta dans la Religion des Perſans, encore que Chah-Jehan & tous ſes freres fuſſent de celle des Turcs ; car le Mahumetiſme eſt partagé en pluſieurs Sectes, ce qui a fait dire en deux vers à ce fameux Cheik-Sady l’auteur du Gouliſtan ; Je ſuis un Derviche bûveur ; je ſemble être ſans Religion ; je ſuis connu des ſoixante & douze Sectes : Mais entre toutes ces Sectes il y en a deux principales dont les Partiſans ſont ennemis mortels les uns des autres. La premiere eſt celle des Turcs que les Perſans appellent Oſmanlous, comme qui diroit Partiſans d’Oſman, parce qu’ils croyent que c’eſt lui qui etoit le vrai & legitime ſucceſſeur de Maho­met, le grand Calife, ou ſouverain Pontife, à qui ſeul appartenoit d’interpreter l’Alcoran & de decider des difficultez qui ſe rencontrent dans la Loi. La Seconde eſt celle des Perſans, que les Turcs appellent Chias, Rafezys, Aly-Merdans ; ſectaires, heretiques, Partiſans d’Aly ; parce qu’ils croyent au contraire des Turcs que cette ſucceſſion & autorité pontifi­cale que je viens de dire n’étoit deuë qu’à Aly gendre de Mahomet. C’étoit par raiſon d’Etat que Sultan Sujah avoit embraſſé cette derniere ſecte, car comme tous les Perſans Sont Chias, & que ce ſont eux la pluſpart ou leurs enfans qui ſont les plus puiſſans à la Cour du Mogol, & qui occupent les places les plus importantes du Royaume, il eſperoit que dans l’occaſion ils ſe jetteroient tous de ſon parti.

Aureng-Zebe n’avoit pas cette galan­terie d’eſprit, ny cet abord ſurprenant qu’avoit Dara, il paroiſſoit plus judi­cieux, ſçachant ſur tout bien connoître son monde & choiſir ceux dont il ſe vouloit ſervir, & appliquer fort à propos & de bonne grace ſes liberalites. Il étoit ſecret, ruſe et diſſimulé au poſſible, jusques-là qu’il fit long-temps comme profeſſion d’etre Fakire, c’eſt à dire pauvre, Derviche, ou Devot, qui a renoncé au monde, feignant de n’avoir aucune prétention à la Couronne, mais ſeulement de vouloir doucement paſſer ſa vie dans la prière & dans la devotion. Cependant il ne laiſſait pas de faire ſes brigues à la Cour, principalement lors qu’il ſe vit Vice-Roi du Decan, mais il les faiſoit avec tant d’adreſſe & de ſecret, qu’à peine s’en pouvoit-on appercevoir. Il ſçavoit même encore s’entetenir dans l’amitié de Chah-Jehan ſon pere, qui, bien qu’il eut beaucoup d’affection pour Dara, ne pouvoit neanmoins s’empêcher de témoigner qu’il eſtimoit Aureng-Zebe, & qu’il le croyoit capable de regner, ce qui donnoit aſſez de jalouſie à Dara qui s’en apperceut, & qui même ne put s’empêcher de dire quelquefois en particulier à ſes amis : De tous mes freres je n’apprehende que ce Nemazi, comme qui diroit ce Bigot, ce grand faiſeur d’oraiſon.

Morad-Bakche, qui étoit le plus jeune de tous, étoit auſſi le moins adroit & le moins judicieux. Il ne ſongeoit qu’à ſe réjouir & à paſſer le temps à boire, à chaſſer & à tirer de l’arc ; neanmoins il avoit quelques bonnes qualitez. Il étoit très-civil & très-liberal. Il faiſoit gloire de ne rien tenir de caché ; il mépriſoit les intrigues du cabinet, & il ſe vantoit tout haut qu’il n’avoit eſperance que dans ſon bras & dans ſon epée. En effet, il étoit très-brave, & ſi cette valeur eût été accompagnée d’un peu plus de conduite, il l’eût emporté ſur tous ſes freres, & eût été Roi de l’Hindouſtan, comme l’on verra dans la ſuite.

Pour ce qui eſt des filles, Begum-Saheb étoit tres-belle, avoit beaucoup d’eſprit, & son pere l’aimoit paſſionnement : Le bruit couroit même qu’il l’aimoit juſques à un point qu’on a de la peine à s’imaginer, & qu’il diſoit pour excuſe, que ſelon la deciſion de ſes Mullahs, ou Docteurs de ſa Loi, il ſeroit bien permis à un homme de manger le fruit d’un arbre qu’il auroit planté : il avoit ſi grande confiance en elle, qu’il l’avoit prepoſée pour veiller à ſa ſeureté, & pour avoir l’œil ſur ce que l’on ſervoit à ſa table, auſſi ſçavoit elle parfaitement bien ménager l’eſprit de fon pere, & dans les plus grandes affaires même, le faire pancher du côté que bon lui ſembloit. Elle étoit extrêmement riche des grandes penſions qu’elle avoit, & des grands preſens qu’elle recevoit de toutes parts pour les affaires où elle s’employoit, & faiſoit beaucoup de depenſe, étant très-liberale & très-genereuſe. Elle s’attacha entièrement à Dara, s’intereſſa dans ſon parti & ſe déclara ouvertement pour lui ; ce qui ne contribuoit pas peu a faire reüſſir les affaires de Dara, & à le maintenir dans l’amitié de ſon pere ; car elle le ſuportoit en tout & l’avertiſſoit de tout ; neanmoins ce n’étoit pas tant à cauſe qu’il étoit l’aîné, & elle l’aînée, comme diſoit le peuple, que parce qu’il lui promettoit que ſi tôt qu’il ſeroit Roi, il la marieroit, ce qui eſt tout à fait extraordinaire & ne ſe voit preſque jamais dans l’Hindouſtan, parce que le mari d’une Princeffe ne pouvant étre que très-puiſſant, ſeroit toujours ſoupçonné d’avoir quelque pretenſion à la Couronne, outre que les Roys eſtiment ſi fort leur rang, qu’ils ne croyent pas qu’il ſe puiſſe trouver un parti digne de leurs filles.

Je ne craindrai pas de dire ici un mot de quelques intrigues d’amour de cette Princeſſe, quoi qu’enfermée dans un Serrail & bien gardée comme les autres femmes, & je n’apprehenderai pas qu’on diſe que je prépare de la matiere pour quelque faiſeur de Romans, car ce ne ſont pas des amourettes comme les nôtres ; qui n’ont que des avantures galantes & comiques, elles ſont toujours ſuivies de quelque choſe d’horrible & de funeſte. On dit donc que cette Princeſſe trouva moyen de faire entrer dans le Serrail un jeune homme, qui n’étoit pas de grande condition, mais bien fait & de bonne mine. Elle ne pût parmi tant de jalouſes & d’envieuſes conduire ſon affaire ſi ſecretement qu’elle ne fût découverte. Chah-Jehan en fut bien-tôt averti, & reſolut de la ſurprendre, ſous pretexte de l’aller viſiter. La Princeſſe voyant inopinement arriver Chah-Jehan n’eut le temps que de cacher le malheureux dans une de ces grandes chaudieres de bain, ce qui ne ſe pût faire que Chah-Jehan ne s’en doutât, néanmoins il ne la querela ni ne la menaça, il s’entretint même aſſez long-temps avec elle comme à l’ordinaire, & enfin il lui dit qu’il la trouvoit toute mal propre & toute négligée, qu’il falloit qu’elle ſe lavât & qu’elle prît le bain plus ſouvent ; il commanda fort ſeverement qu’on mît le feu à l’heure même ſous la chaudière, & ne voulut point partir de là que les Eunuques ne lui euſſent fait comprendre que le miſerable étoit expedié. Quelque temps apres elle prit d’autres meſures. Elle fit ſon Kane-Saman, qui eſt ce que nous dirions Homme d’affaires ou Maître d’hoſtel, un Perſan nommé Nazerkan ; c’étoit un jeune Omrah le mieux fait & le plus accompli de toute la Cour, qui avoit du cœur & de l’ambition, mais qui ne laiſſoit pas de ſe faire aimer de tout le monde, juſques là que Chah-Heftkan qui etoit oncle d’Aureng-Zebe propoſa de le marier avec la Princeſſe ; mais Chah-Jehan receut fort mal cette propoſition, & même, comme on lui découvrit une partie des intrigues ſecretes qui s’étoient faites, il reſolut & ne tarda guere de ſe défaire de Nazer-kan ; il lui preſenta, comme par honneur, un Betlai, qu’il fut honêtement obligé de macher à l’heure même, ſelon la coûtume du pays. Betlai eſt un petit paquet compoſe de feuilles fort delicates, & de quelques autres choſes avec un peu de chaux de coquilles de mer, ce qui rend la bouche & les levres vermeilles, & rend l’haleine douce & agreable ; ce jeune Seigneur ne ſongeoit en rien moins que d’être empoiſonné, il ſortit de l’Aſſemblée fort joyeux & fort consent, & monta en son Paleky ; mais la drogue étoit ſi puiſſante qu’avant qu’il fût arrivé en ſon logis il n’étoit plus en vie.

Rauchenara-Begum n’a jamais paſſé pour être ny ſi belle ny ſi ſpirituelle que Begum-Saheb, mais elle n’étoit pas moins gaye & moins enjouée, & ne haïſſoit pas le plaiſir non plus que Begum-Saheb. Elle s’attacha entièrement a Aureng-Zebe, & par conſequent ſe déclara ennemie de Begum-Saheb & de Dara ; cela étoit cauſe qu’elle n’avoit pas beaucoup de bien ny beaucoup de part aux affaires ; neanmoins comme elle étoit dans le Serrail & qu’elle ne manquoit pas d’eſprit & d’eſpions, elle ne laiſſoit pas de découvrir beaucoup de choſes d’importance, dont elle donnoit ſecretement avis à Aureng-Zebe.

Chah-Jehan quelques années devant les troubles ſe voyant chargé de ces quatre Princes, tous âgez, tous mariez, tous pretendans au Royaume, tous ennemis les uns des autres, & chacun faiſant ſes brigues ſecrettes, ſe trouvoit aſſez embaraſſé de ce qu’il avoit à faire ; craignant pour ſa propre perſonne ; & comme prevoyant ce qui lui eſt depuis arrivé ; car de les reſſerrer dans Goüaleor, qui eſt une Fortereſſe où l’on enferme ordinairement les Princes, & qui paſſe pour imprenable, parce qu’elle eſt ſituée ſur une roche inacceſſible, & qu’elle a dans ſon enclos de bonne eau & aſſez de quoi nourrir ſa garnifon ; ce n’étoit pas une choſe facile. Ils étoient déja trop puiſſans, chacun ayant un train de Prince ; & d’ailleurs il ne pou­voit honnêtement les éloigner d’auprès de lui ſans leur donner quelque gouver­nement convenable à leur naiſſance, où il avoit peur qu’ils ne ſe cantonaſſent & ne fiſſent les petits Roys independans, comme ils firent effectivement après. Neanmoins craignant qu’ils ne vinſſent à s’é­gorger devant ſes yeux, s’il les retenoit toûjours à la Cour, il ſe reſolut enfin de les éloigner. Il envoya Sultan Sujah dans le Royaume de Bengale, Aureng Zebe dans le Decan, Marad-Bakche en Guzarate, & donna à Dara Caboul & Multan. Les trois premiers s’en allerent très-contens dans leur gouvernement, & là faiſoient les Souverains, & retenoien tous les revenus du pays, entretenans force troupes, ſous pretexte de tenir en bride les ſujets & les voiſins. Pour ce qui eſt de Dara, parce qu’il étoit le fils aiſné, & comme deſtiné à la Couronne, il ne s’écarta jamais de la Cour ; auſſi sembloit-il que c’étoit l’intention de Chah-Jehan qui l’entretenoit dans l’eſperance qu’après ſa mort il lui ſuccederoit. Il permettoit même déja qu’on reçût les ordres de lui, & qu’il eût une eſpece de Trône au bas du ſien entre les Omrahs, de ſorte que c’étoit preſque deux Roys enſemble : Mais comme il eſt très-difficile que deux puiſſances Souveraines s’accordent, Chah-Jehan, quoi que Dara lui témoignât beaucoup d’affection & eût beaucoup de reſpect pour lui, avoit neanmoins toûjours quelque deffiance, craignant ſurtout le Boucon ; & même parce qu’il connoiſſoit les qualitez d’Aureng-Zebe, & qu’il le croyoit plus capable de régner qu’aucun des autres, il avoit, dit-on, toûjours quelque correſpondance particuliere avec lui. Voilà ce que j’ai creu devoir dire dans ce commencement touchant ces quatre Princes & leur pere Chah-Jehan, parce que cela eſt neceſſaire pour l’intelligence de tout ce qui ſuivra. J’ai crû même ne devoir pas oublier ces deux Princeſſes, parce qu’elles ont été des plus importans perſonnages de la Tragedie, les femmes dans les Indes ayant fort ſouvent, auſſi bien qu’à Conſtantinople & en beaucoup d’autres endroits, la meillere part dans ce qui ſe paſſe de plus grand, quoi que bien ſouvent on n’y prenne pas garde & qu’on ſe rompe la tête à en chercher d’autres cauſes ; mais pour expliquer nettement cette Hiſtoire, il faut reprendre les choſes de plus haut, & parler de ce qui ſe paſſa quelque temps avant les troubles entre Aureng-Zebe, le Roi de Golkonda & ſon Viſir l’Émir-Jemla, parce que cela fera connoître le caractere & le genie d’Aureng-Zebe, qui doit étre le Héros de la piece & le Roi des Indes. Voyons de quelle maniere l’Émir-Jemla ſe prit à jetter les premiers fondemens de la Royauté d’Aureng-Zebe.

Dans le temps qu’Aureng-Ziebe étoit dans le Decan, le Roi de Golkonda avoit pour Viſir & pour General de ses armées cet Émir-Jemla que j’ai dit, Perſan de nation et très-fameux dans les Indes. Ce n’étoit pas un homme de grande naiſſance, mais il étoit rompu aux affaires, homme de grand eſprit & grand Capitaine ; il avoit ſeu amaſſer de grands treſors, non ſeulement dans le maniment des affaires de ce riche Royaume, mais encore par le trafic des Vaiſſeaux qu’il envoyoit de tous coſtez, & par le moyen des mines de Diamans qu’il tenoit toutes à ferme luy ſeul ſous des noms empruntez, y faiſant travailler avec une diligence extraordinaire ; de ſorte qu’on ne parloit que des richeſſes de l’Émir-Jemla, & de la quantité de ſes Diamans que l’on ne contoit que par ſacs : il avoit encore ſeu ſe rendre fort puiſſant & fort conſiderable, entretenant, outre l’armée du Roi, de très-bonnes troupes en ſon particulier, & ſur tout une fort bonne artillerie avec force Franguis, ou Chrêtiens, pour la conduire. En un mot il devint ſi riche & ſi puiſſant, principalement après qu’il eut trouvé moyen d’entrer dans le Royaume de Karnates & piller tous les anciens Temples d’Idoles de ce pays-là, que le Roi de Golkonda en prit jalouſie & ſe preparoit à lui joüer un muvais tour, d’autant plus qu’il ne pouvoit ſouffrir ce qu’on luy rapportoit de luy, qu’il avoit eu trop de familiarité avec la Reine ſa mere qui eſtoit encore belle, neanmoins il ne donnoit rien à connoiſtre à perſonne de ſon deſſein, prenant patience & attendant que l’Émir fût à la Cour, car il eſtoit encore alors dans le Karnates avec ſon armée. Mais un jour qu’on lui donnoit de plus particulières nouvelles de ce qui s’êtoit paſſé entre ſa mere & lui, il n’eut pas la force de diſſimuler davantage, & ſe laiſſa emporter à la co­lere, aux injures, & aux menaces ; de quoi l’Émir fut bien-tôt averti, d’autant qu’il avoit à la Cour quantité de parens du côté de ſa femme, que tous ſes parens & amis étoient dans les premieres charges, & que la mere du Roy, qui ne le haïſſoit point, en eut bien-tôt des nouvelles : ce qui obligea l’Émir d’écrire promtement à ſon fils unique Mahmet Émir-kan, qui étoit pour lors auprès du Roi, & de lui mander qu’il fît tous ſes efforts pour ſe retirer au plûtôt de la Cour ſpus quel­que pretexte de chaſſe ou autrement, & enſuite l’aller joindre ; Mahmet Émir-kan ne manqua pas de tenter pluſieurs moyens, mais comme le Roi le faiſoit obſerver de près, pas un ne pût reüſſir : ce qui embaraſſa fort l’Émir, & lui fit prendre une reſolution tout-à-fait étrange, laquelle mit le Roi en grand dan­ger de perdre ſa Couronne & ſa vie ; tant il eſt vrai que qui ne ſçait pas diſſimuler ne ſçait pas régner. Il écrit à Aureng-Zebe qui étoit pour lors dans Daulet-Abad la Capitale du Decan à quelques quinze ou ſeize journées de Golkonda, lui faiſant entendre que le Roi de Golkonda le vouloit perdre lui & ſa famille, nonobſtant les grands ſervices qu’il lui avoit rendus, comme tout le monde ſçavoit, ce qui étoit une injuſtice & une ingratitude inoüie ; que cela l’obligeoit d’avoir recours à lui & de le prier de le vouloir recevoir ſous ſa protection ; qu’au reſte s’il vouloit ſuivre ſon confeil & ſe fier en lui, il diſpoſeroit les affaires de telle ſorte qu’il lui mettroit tout d’un coup entre les mains & le Roi & le Royaume ; il faiſoit la choſe facile. Vous n’avez, diſoit-il, qu’à prendre quatre à cinq mille chevaux de l’élite de vôtre Armée & avancer à grandes journées vers Golkonda, faiſant courir le bruit par le chemin que c’eſt un Ambaſſadeur de Chah-Jehan qui s’en va en diligence pour des affaires conſiderables trouver le Roi à Bag-naguer. Le Dabir, qui eſt celui auquel il faut premierement s’adreſſer pour faire ſçavoir quelque choſe au Roi, eſt mon allié, ma creature, & tout à moi, ne ſongez qu’à avancer en diligence, & je ferai en ſorte que ſans que vous ſoyez connu, vous arriverez aux portes de Bag-naguer, & lors que le Roi ſera ſorti pour venir recevoir ſes lettres ſelon la coûtume, vous vous pourrez facilement ſaiſir de lui, & enſuite de toute ſa famille, & en faire ce que bon vous ſemblera, d’autant que ſa maifon de Bag-naguer où il demeure ordinairement eſt ſans murailles, ſans foſſez & ſans fortifications. Il ajoutoit qu’il ſeroit cette entrepriſe à ſes dépens, & lui offrit cinquante mille roupies par jour (c’eſt environ vingt-cinq mille écus) durant tout le tems de la marche d’Aureng-Zebe, qui ne cherchoit que quelque occaſion ſemblable, n’eut garde d’en laiſſer perdre une ſi belle ; il ſe mit auſſi-tôt en chemin, & conduiſit ſi heureuſement ſon entrepriſe qu’il arriva à Bag-naguer ſans être connu que comme Ambaſſadeur de Chah-Jehan. Le Roi de Golkonda ayant été averti de ce prétendu Ambaſſadeur, ſortit pour venir dans un jardin, ſelon la coûtume, le recevoir avec honneur, & s’étant malheureuſement mis entre les mains de ſon ennemi, dix ou douze eſclaves Gurgis s’alloient jetter ſur lui & ſe ſaiſir de ſa perſonne comme il avoit été projetté, lors qu’un Omrah touché de tendreſſe ne pût s’empêcher de lui dire bruſquement, quoi qu’il fût de la partie & créature de l’Émir ; Vôtré Majeſté ne voit-elle pas là Aureng-Zebe ? ôtez-vous d’ici, vous étes pris : ſur quoi le Roi tout effrayé, ſort & ſaute ſur le premier cheval qu’il rencontre, & s’en va à toute bride ſe jetter dans la Fortereſſe de Golkonda, qui n’eſt qu’à une petite lieuë de là. Aureng-Zebe voyant ſon coup manqué, ne s’étonna pas pour cela, ſçachant bien que l’Émir avec l’armée ne viendroit pas donner ſur lui ; il ſe ſaiſit en même temps de la maiſon Royale, prend tout ce qu’il y trouve de beau & de bon, renvoyant neanmoins au Roi toutes ſes femmes (car dans toutes les Indes cela s’obſerve très-religieuſement) & s’en va l’aſſiéger dans ſa fortereſſe ; mais comme le ſiege, faute d’avoir amené les choſes néceſſaires, traîna en longueur & dura plus de deux mois, il reçût ordre de Chah-Jehan d’abandonner ce ſiege & de ſe retirer dans le Decan : de ſorte qu’encore que la fortereſſe fût aux abois faute de vivres & de munitions de guerre, il ſe vit obligé d’abandonner ſon entrepriſe. Il ſavoit très-bien que c’étoit Dara & Begum qui avoient porté Chah-Jehan à donner ces ordres, dans l’apprehenſion qu’ils avoient qu’il ne ſe fît trop puiſſant ; & cependant il n’en témoigna jamais aucun reſſentiment, diſant ſimplement qu’il faloit obeïr aux ordres de Chah-Jehan ; il ne ſe retira pas neanmoins ſans ſe bien faire payer ſous main des frais de ſon voyage ; il maria même ſon fils Sultan Mahmoud avec la fille aînée du Roi avec promeſſe qu’il le fairoit ſon ſucceſſeur, lui faiſant donner cependant pour dot la fortereſſe & les appartenances de Ram-guyre. Il fit outre cela conſentir au Roi que toute la Monnoye d’argent qui ſe fairoit deſormais dans le Royaume porteroit d’un côté la marque de Chah-Jehan, & que l’Émir-Jemla ſe retireroit avec toute ſa famille, ſes biens, ſes troupes, & ſon artillerie.

Ces deux grands hommes ne furent pas long-temps enſemble ſans former de grands deſſeins ; en chemin faiſant ils aſſiégerent & prirent Bider, une des plus fortes & importantes places du Viſapour, & de là s’en vinrent à Daulet-Abad, où ils lierent une amitié ſi étroite qu’Aureng-Zebe ne pouvoit vivre ſans voir l’Émir deux fois le jour, ni l’Émir ſans voir Aureng-Zebe. Leur union commença à donner le branle aux choſes, & jetta les premiers fondemens de la Royauté d’Aureng-Zebe.

Ce Seigneur après avoir eu l’adreſſe de ſe faire appeller pluſieurs fois, s’en alla avec de grands & riches prefens à Agra trouver Chah-Jehan pour lui faire offre de ſon ſervice & le porter à faire la guerre au Roi de Golkonda, à celui de Viſapour, & aux Portugais. Il lui preſenta d’abord ce grand diamant qu’on eſtime ſans pareil, lui faiſant entendre que les pierres de Golkonda étoient bien autres que ces rochers de Kandahar où il penſoit pour lors, & que c’étoit de ce côté-là qu’il falloit ſonger à faire la guerre & à s’en rendre maître juſques au Cap de Comory. Chah-Jehan, ſoit qu’il fût éblouï des diamans de l’Émir, ſoit qu’il trouvât à propos, comme quelques uns tiennent plus vraiſemblable, d’avoir une armée en campagne pour tenir un peu en bride Dara, qu’il voyoit ſe faire ſi puiſſant auprès de lui ; & qui avec inſolence avoit mal-traité le Viſir Sadullah-xan, que Chah-Jehan aimoit paſſionnement & conſideroit comme le plus grand homme d’État qui eût jamais été dans les Indes, l’ayant même fait empoiſonner enfuite parce que ce Viſir ſembloit n’être pas de ſon parti & avoir inclination pour Sultan Sujah ; ou plûtôt parce qu’il le voyoit trop puiſſant & en état d’être l’arbitre de la Couronne, ſi Chah-Jehan fût venu à manquer ; ou enfin parce que n’étant ni Perſan, ni originaire de Perſe, mais Indien, il ne manquoit pas d’envieux qui faiſoient courir le bruir qu’il entretenoit force troupes de Patans en divers endroits, bien leſtes & bien payées, à deſſein de faire Roi, ou lui, ou ſon fils, ou du moins chaſſer les Mogols & de remettre ſur le Thrône la nation des Patans dont étoit ſa femme ; quoi qu’il en ſoit Chah-Jehan reſolut d’envoyer une armée vers le Decan ſous la conduite de l’Émir-Jemla.

Dara, qui voyoit l’importance de l’affaire, & que d’envoyer des Troupes de ce côté-là, c’étoit donner des forces à Aureng-Zebe, s’y oppoſa fortement & fit ſon poſſible pour l’empêcher ; neanmoins, quand il vit que Chah-Jehan s’y opiniâtroit, il y fallut enfin conſentir. Ce fut pourtant à cette condition qu’Aureng-Zebe ſe tiendroit dans Daulet-Abad, comme Gouverneur du païs ſeulement, ſans ſe mêler aucunement de la guerre, ni pretendre de gouverner l’Armée : que l’Émir ſeroit Général abſolu, & que pour gage de ſa fidelité il laiſſeroit à la Cour toute ſa famille ; l’Émir eut bien de la peine à ſe reſoudre à cette derniere condition ; mais comme Chah-Jehan le prioit de donner cette ſatisfaction à Dara, & lui promettoit que dans peu de temps il lui renvoyeroit ſa femme & ſes enfans, il s’y reſolut, & s’en vint dans le Decan vers Aureng-Zebe avec une fort belle Armée, & ſans tarder, entra dans le Viſa-pour, où il aſſiégea une forte place qu’on appelle Kaliane.

Les affaires de l’Hindouſtan étoient à peu près dans l’état que je viens de dire lors que Chah-Jehan tomba extrémement malade ; je ne parlerai point ici de ſa maladie, & je n’en raporterai pas les particularitez. Je dirai ſeulement qu’elle étoit peu convenable à un vieillard de ſoixante-dix ans & plus, qui devoit plûtôt ſonger à conſerver ſes forces qu’à les ruïner comme il fit.

Cette maladie mit d’abord l’alarme & le trouble dans tout l’Hindouſtan. Dara leva de puiſſantes Armées dans Dehly & Agra les capitales du Royaume ; Sultan Sujah fit le même dans le Bengale ; Aurang-Zebe dans le Decan, & Morad-Bakche dans le Guzarate ; tous quatre aſſemblent auprès d’eux leurs alliez & leurs amis ; tous quatre écrivent, promettent & font diverſes intrigues : Dara ayant ſurpris quelques-unes de leurs lettres, les montra à Chah-Jehan, & en fit beaucoup de bruit, & Begum ſa ſœur ne manqua pas de ſe ſervir de cette occaſion pour animer le Roi contre eux ; mais Chah-Jehan ſe défioit de Dara, & craignant d’être empioiſonné, donna ordre qu’on prit particulierement garde à tout ce que l’on ſervoit ſur ſa table. On dit même qu’il écrivit à Aureng-Zebe, & que Dara en ayant été averti, ne pût s’empêcher de menacer & de fulminer. Cependant la maladie de Chah-Jehan traînoit, & le bruit couroit par tout qu’il étoit mort ; auſſi-tôt la Cour fut en deſordre, on prit l’alarme dans la Ville, les boutiques furent fermées pendant pluſieurs jours, & les quatre fils du Roi firent ouvertement de grands préparatifs, chacun de ſon côté ; & à dire le vrai, ce n’étoit pas ſans raiſon qu’ils ſe diſpofoient à la guerre ; car ils ſavoient tous fort bien qu’il n’y avoir point de quartier à eſperer, qu’il falloit, comme on dit, vaincre ou mourir, être Roi ou ſe perdre, & que celui qui auroit le deſſus ſe défairoit de tous les autres, comme autre-fois avoit fait leur pere Chah-Jehan de ſes freres.

Sultan Sujah, qui avoit amaſſé de grands treſors dans ce riche païs de Bengale, ruïnant quelques-uns des Rajas ou Roys qui ſont en ces quartiers-là, & tirant de grandes ſommes des autres, ſe mit le premier en campagne avec une puiſſante Armée, & ſur la confiance qu’il avoit en tous les Omrahs Perſans, parce qu’il s’étoit declaré de leur Secte, il avança hardiment vers Agra, diſant hautement que Chah-Jehan étoit mort, que Dara l’avoit empoiſonné, qu’il vouloit vanger la mort de ſon pere, & en un mot qu’il pretendoit être Roi. Dara lui fit écrire par Chah-Jehan même qui lui fit defenſe d’avancer plus avant, l’aſſurant que ſa maladie n’étoit rien, & qu’il ſe portoit déjà beaucoup mieux ; mais comme il avoit des amis à la Cour qui l’aſſuroient que la maladie de Chah-Jehan étoit mortelle, il diſſimuloit, & ne laiſſoit pas d’avancer, diſant toûjours qu’il ſavoit très-bien que Chah-Jehan étoit mort, & qu’en tout cas, s’il étoit vivant, il deſiroit lui venir baiſer les pieds & recevoir ſes commandemens.

Aureng-Zebe incontinent après, & preſque dans le même tems, ſe met auſſi en campagne du côté du Decan, fait grand bruit & ſe prepare à avancer vers Agra ; on lui fait auſſi-tôt les mêmes deffenſes tant de la part de Chah-Jehan que de la part de Dara qui le menace, mais il diſſimule pour la même raiſon que Sultan Sujah & donne la même réponſe. Cependant voyant que ſes finances n’étoient pas trop abondantes, & que ce qu’il avoit de gens de guerre en ſon particulier n’étoit que fort peu de choſe, il s’aviſa de deux artifices, qui lui reüſſirent admirablement ; l’un au regard de Morad-Bakche, & l’autre au regard de l’Émir-Jemla. À Morad-Bakche il écrit en diligence une belle Lettre, lui témoigne qu’il a toujours été ſon véritable & intime ami, que pour lui il ne pretend en aucune façon à la Royauté, qu’il pouvoit ſavoir & ſe ſouvenir que toute ſa vie il avoit fait profeſſion de Fakire ; mais que Dara étoit un homme incapable de gouverner un Royaume, que c’étoit un Kafer, un idolatré & haï de tous les plus grands Omrahs ; que Sultan Sujah étoit un Rafezy, un hérétique, & par conſéquent ennemi de l’Hindouſtan & indigne de la Couronne ; tellement qu’en un mot il n’y avoit que lui qui y pût raiſonnablement pretendre ; qu’à la Cour on l’attendoit, que toute la Cour qui n’ignoroit pas ſa valeur ſeroit pour lui, & que pour ſon particulier, s’il lui vouloit promettre qu’étant Roi il le laiſſeroit vivre doucement dans quelque coin de ſon Royaume pour y prier Dieu le reſte de ſes jours, il étoit prét de ſe joindre à lui, l’aider de ſon conſeil & de ſes amis, & lui mettre en main toute une Armée pour combattre Dara & Sultan Sujah ; que cependant il lui envoyoit cent mille roupies, qui font environ cinquante mille écus de nôtre monnoye, qu’il le prioit d’accepter comme un gage de ſon amitié, & lui conſeilloit de venir au plutôt ſe ſaiſir du Château de Sourate, où il ſavoit qu’étoit encore tout le treſor du Païs. Morad-Bakche, qui n’étoit pas trop riche ni trop puiſſant, reçût avec beaucoup de joye la propoſition que lui faiſoit Aureng-Zebe & les cent mille roupies qu’il lui envoyoit, montra la Lettre d’Aureng-Zebe à tout le monde, pour obliger la jeuneſſe à prendre les armes pour lui, & les gros Marchands à lui prêter plus volontiers l’argent qu’il leur demandoit avec beaucoup de rigueur ; il commença tout de bon à trancher du Roi, fit de grandes promeſſes à tout le monde, & enfin fit ſi bien qu’il mit ſur pied une Armée aſſez raifonnable, de laquelle il détacha environ trois mille hommes, qui ſous la conduite de Chah-Abas, Eunuque, mais vaillant homme, allèrent aſſieger le Château de Sourate.

Aureng-Zebe envoya ſon fils aîné Sultan Mahmoud, celui qu’il avoit marié avec la fille du Roi de Golkonda, à l’Émir-Jemla qui étoit encore occupé au ſiege de Kaliane, pour le perſuader de le venir trouver à Daulet-Abad, ſous pretexte d’avoir à lui communiquer des aſſaires de très-grande importance. L’Émir, qui ſe doutoit bien de ce que c’étoit, s’en excuſa, diſant tout franchement que Chah-Jehan n’étoit pas mort, qu’il en avoit des nouvelles certaines, & qu’outre cela toute ſa famille étant encore à Agra entre les mains de Dara, il ne pouvoit en aucune maniere aider Aureng-Zebe ni ſe declarer pour lui : de ſorte que Sultan Mahmoud retourna à Daulet-Abad ſans rien faire, & fort mécontent de l’Émir : Mais Aureng-Zebe ne ſe rebuta pas pour cela, il envoya une seconde fois vers l’Émir, non pas Sultan Mahmoud, mais ſon ſecond fils, Sultan Mazum, qui lui preſenta les lettres de ſon pere, & le ménagea avec tant d’adreſſe, tant de douceur & de proteſtations d’amitié, qu’il ne fut pas poſſible de reſiſter. Il preſſa donc le Siege de Kaliane, força les aſſiegez de ſe rendre à compoſition, prit l’élite de ſon armée, & s’en vint en diligence avec Sultan Mazum. À ſon arrivée Aureng-Zebe lui fit toutes les careſſes poſſibles, ne le traittant pas moins que de Baba & de Babagy, de Pere, de Seigneur Pere, & apres l’avoir embraſſé cent fois, il le tira un peu à l’écart & lui dit, ſelon ce que j’en ai peu apprendre des perſonnes qui en devoient ſçavoir quelque choſe ; qu’il n’étoit pas juſte qu’ayant ſa famille à la Cour proche de Dara, il ſe hazardât de faire quelque choſe en ſa faveur qui pût être ſceuë, dont on ſe pût appercevoir, mais qu’après tout, il n’étoit rien de ſi difficile où l’on ne pût trouver quelque expédient ; permettez moi, dit-il, de vous propoſer un deſſein qui d’abord vous ſurprendra peut-être, mais comme vous craignez pour vôtre femme & vos enfans qui ſont en otage, le moyen de pourvoir à leur ſeurété, ſeroit que vous vouluſſiez bien ſouffrir que je fiſſe ſemblant de me ſaiſir de vôtre perſonne & de vous mettre en priſon. Il eſt ſans doute que tout le monde croiroit que ce ſeroit tout de bon ; car qui eſt celui qui s’imagineroit qu’un homme comme vous eût prit plaiſir à ſe laiſſer empriſonner ? Cependant je me pourrois fervir d’une partie de vos troupes & de vôtre artillerie, ſelon que vous le jugeriez plus à propos : Vous pourriez auſſi m’avancer quelque ſomme d’argent, comme vous m’avez tant de fois offert, & avec cela, il me ſemble que je pourrois tenter la fortune, & nous pourrions prendre enſemble nos meſures pour voir de quelle façon je m’y pourrois conduire ; ſi vous ſouffriez outre cela que je vous fiſſe tranſporter dans la fortereſſe de Daulet-Abad où vous ſeriez le maître, & que je vous y fiſſe garder par mon propre fils Sultan Mazum, ou Sultan Mahmoud, l’affaire auroit encore plus de couleur ; & je ne vois pas ce que Dara pourroit juſtement dire là deſſus, ni comment il le pourroit prendre raiſonnablement à maltraiter vôtre femme & vos enfans. L’Émir, ſoit à cauſe de l’amitié qu’il avoit jurée à Aureng-Zebe, ſoit pour les grandes promeſſes qu’il lui faiſoit, ſoit enfin par l’apprehenſion qu’il avoit de voir auprès de lui Sultan Mazum qui étoit là tout penſif & bien armé, & Sultan Mahmoud qui lui faiſoit fort mauvais viſage de ce qu’il étoit bien venu pour ſon frere, n’ayantpas voulu venir pour lui, & que même en entrant il avoit levé le pied comme pour le frapper, conſentit à tout ce que vouloit Aureng-Zebe, & approuva l’expédient de ſe laiſſer empriſonner : ſi bien qu’Aureng-Zebe ne ſe fut pas plutôt retiré, qu’on vit le grand Maître de ſon Artillerie s’aprocher fort fierement de l’Émir, lui faire commandement de la part d’Aureng-Zebe de le ſuivre & le reſſerrer dans une chambre, lui donnant de fort bonnes gardes, tout ce qu’Aureng-Zebe avoit là de gens de main ſe rangeant sous les armes autour de la maison. Le bruit de la detention de l’Émir Jemla ne fut pas ſi-tôt répandu qu’il ſe fit un grand tumulte, & alors tous ceux qu’il avoit amené avec lui, quoi qu’étonnez, ſe mirent en devoir de le délivrer, & l’épée à la main, acoururent pour forcer les gardes & les portes de ſa prison, ce qui leur étoit facile, car Aureng-Zebe n’avoit pas aſſemblé aſſez de troupes pour une entrepriſe ſi hardie, le ſeul nom de l’Émir Jemla faiſoit tout trembler : Mais comme tout n’étoit qu’artifice, tous ces remuemens furent incontinent appaiſez par les choſes qu’on fit entendre adroitement aux premiers Officiers de l’Armée de l’Émir, & par la présence d’Aureng-Zebe qui s’y trouva fort résolu avec ses deux enfans, & qui parloit tantôt à l’un, tantôt à l’autre, & enfin par les promeſſes & présens qu’on leur fit, de maniere que toutes les Troupes de l’Émir, & même la plûpart de celles de Chah-Jehan voyant les affaires broüillées, n’ayant plus de General, croyant Chah-Jehan mort, ou malade à l’extrémité, & conſiderant les grandes promeſſes qu’on leur faiſoit de leur augmenter leur ſolde, & de leur donner dès l’heure même trois mois d’avance, prirent bien-tôt parti ſous Aureng-Zebe ; qui s’étant emparé de tout l’équipage de l’Émir, juſqu’a ſes chameaux & ſes tentes, ſe mit en campagne à deſſein de s’en aller au Siège de Sourate, & d’en hâter la priſe, où Morad-Bakche étoit fort embarraſſé à cauſe que ſes meilleures Troupes y étoient occupées, & qu’il y trouvoit plus de reſiſtance qu’il ne s’étoit imaginé : mais Aureng-Zebe, après quelques journées de marche, apprit que le Gouverneur avoit rendu la place, de quoi il envoya féliciter Morad-Bakche, & en même temps l’informer de tout ce qui s’étoit paſſé avec l’Émir-Jemla, & lui dire qu’il avoit aſſez de forces & aſſez d’argent, & d’intelligences à la Cour ; que rien ne leur manquoit ; qu’il s’en alloit couper droit vers Brampour & Agra ; qu’il l’attendroit ſur le chemin, & qu’il ſe depéchât de le venir joindre.

Il eſt vrai que Morad-Bakche ne trouva pas tant d’argent dans la fortereſſe de Sourate qu’il s’étoit imaginé, ſoit qu’effectivement il n’y en eût pas tant que l’on diſoit, ſoit que le Gouverneur en eût di­verti une partie, comme quelques-uns ont crû : neanmoins le peu qu’il y trouva ne laiſſa pas de lui ſervir pour payer les Sol­dats, qui s’étoient enrôlez ſur l’eſperance de profiter de ce grand treſor de Sourate. Il n’eſt pas moins vrai qu’il n’avoit pas non plus grand ſujet de ſe glorifier de la priſe de cette place, d’autant qu’il n’y avoit aucune fortification reguliere, & ce­pendant ſes gens y demeurèrent plus d’un mois, & ne l’euſſent jamais réduite ſans les Hollandois qui leur donnèrent l’inven­tion de faire joüer une mine, qui renverſant un grand pan de muraille, jetta les aſſiegez dans la derniere conſternation, & les obligea de ſe rendre. La reduction de cette ville avança beaucoup ſon deſſein, la Renommée publiant incontinent par tout que Morad-Bakche avoit pris Sourate, qu’il avoit fait joüer des mines ce qui ſonnoit fort haut parmi les Indiens, qui n’entendent encore guère ce métier-là, & qu’il y avoit trouve des treſors immenſes. Nonobſtant tout ce grand bruit & tous ces premiers avantages, joints à tou­tes ces lettres frequentes & grandes promeſſes d’Aureng-Zebe, l’Eunuque Chah-Abas, homme de bon ſens, de grand cœur & fort affectionné au ſervice de ſon Maî­tre, n’étoit pas d’avis que Morad-Bakche ſe liât ſi fort d’intérêt avec Aureng-Zebe & ſe preſſat tant de l’aller joindre, mais qu’il le falloit entretenir de paroles & le laiſſer avancer ſeul vers Agra ; que cependant il lui viendroit des nouvelles certaines de la maladie de Chah-Jehan ; qu’il pourrait voir quel train les affaires prendroient ; qu’il pourroit faire fortifier Sourate qui eſt un très-bon poſte, & qui le rendroit maître d’un Pais de fort grande étendue & de grand revenu ; & que peut-être même avec le tems il pourroit ſe ſaiſir de Brampour, qui eſt un paſſage très-conſiderable, & comme la barriere du Decan : Mais les lettres & proteſtations continuelles d’Aureng-Zebe, jointes au peu de forces, d’artillerie & de finances qu’il avoit, & qu’il accompagnoit d’une aveu­gle & demeſurée ambition de regner, le firent paſſer ſur toute ſorte de conſiderations, ſortir de la ville d’Amed-Abad, abandonner le Guzarate, & prendre ſon chemin par les bois & par les montagnes pour ſe trouver en diligence au Rendezvous où Aureng-Zebé l’attendoit depuis deux ou trois jours.

L’on fit grande fête & grande réjoüiſſance à la jonction des deux Armées ; les Princes ſe viſiterent ; Aureng-Zebe fit cent amitiez & cent belles promeſſes à Morad-Bakche ; lui proteſta de nouveau & ſolennellement qu’il n’avoit aucune pretention ſur le Royaume, & qu’il n’étoit là que pour l’affifter contre Dara leur ennemi commun, & pour le mettre ſur le Trône qui l’attendoit. Enſuite de cette entrevûë & de cette confirmation d’amitié, les deux Armées avancerent enfemble de même pas, Aureng-Zebe continuant toujours pendant la marche dans ſes proteſtations d’amitié, & dans ſes civilitez envers Morad-Bakche, ne le traittant jamais, ſoit en public, ſoit en particulier, que de Hazeret, de Roi & de Majeſté ; de ſorte que Morad-Bakche ſe laiſſa entierement perſuader qu’Aureng-Zebe agiffoit ſincerement & par un excez d’amitié qu’il avoit pour lui, ſouffrant même volontiers & ſans ceremonie les ſoûmiſſions & les reſpects qu’il lui rendoit, au lieu de ſe fouvenir de ce qui s’étoit paſſé naguere en Golkonda, & de conſiderer que celui qui s’étoit hazardé ainſi avec tant de hardieſſe pour uſurper un Royaume, ne devoit guere être d’humeur à vivre & mourir en Fakire.

Ces deux Armées ainſi jointes faiſoient un corps aſſez conſiderable, ce qui fit grand bruit à la Cour, & donna beaucoup à penſer, non ſeulement à Dara, mais à Chah-Jehan même qui connoiſſoit la for­ce de l’eſprit & la conduite d’Aureng-Zebe, & le courage de Morad-Bakche, & qui prevoyoit bien qu’il s’alloit allumer un feu qui ſeroit très-difficile d’éteindre. Il a beau écrire lettres ſur lettres, qu’il ſe porte mieux, qu’ils ayent à s’en retourner chacun dans ſon Gouvernement, & qu’il aprouve & oubliera tout ce qui s’eſt fait juſques à preſent ; toutes ces lettres n’em­pêchent pas qu’ils n’avancent ; & comme la maladie de Chah-Jehan paſſe toujours pour mortelle, & qu’ils ne manquent pas de gens qui les en avertiſſent, ils continuent toujours à diſſimuler, diſant toûjours (& peut-être même qu’ils le croyoient ainſi) que ce ſont lettres contrefaites par Dara, que Chah-Jehan eſt mort ou ſur le point de mourir, & qu’enfin, en cas qu’il ſoit encore vivant, ils veulent aller lui baiſer les pieds, & le delivrer des mains de Dara.

Que fera donc Chah-Jehan, ce Roi malheureux, qui voit que ſes fils n’ont point de reſpect pour ſes ordres, qui apprend à toute heure qu’ils avancent à grandes journées vers Agra à la tête de leurs Ar­mées, & qui cependant ſe voit malade en­tre les mains de Dara, c’eſt à dire d’un homme qui ne reſpire que la guerre, qui s’y prepare avec tout l’empreſſement imaginable, & avec toutes les marques d’un furieux reſſentiment contre ſes frè­res ? Mais que pourroit-il faire en cette extrémité ? il faut qu’il leur abandonne les treſors, qu’il ſouffre qu’ils en diſpofent à leur gré ; il faut qu’il faſſe venir ſes anciens & ſes plus affidez Capitaines, qu’il ſçait pour la plûpart n’être pas trop affectionnez à Dara, qu’il leur commande d’aller combatre pour Dara, contre ſon ſang, contre ſes enfans, & contre ceux enfin pour qui il a plus d’eſtime que pour Dara. Il faut tout à l’heure qu’il envoye une Ar­mée contre Sultan Sujah, parce que c’est lui qui s’eſt le plus avancé, & qu’il ſe diſpoſe d’en envoyer une autre contre Aureng-Zebe & Morad-Bakche qui s’avan­cent.

Soliman-Chekouh le fils aîné de Dara, jeune Prince d’environ ving-cinq ans, fort bien fait de corps, homme d’eſprit & conduite, genereux, liberal, & generalement aime de tout le monde, principalement de Chah-Jehan, qui l’avoit déjà fort enrichi & qui le conſideroit plutôt pour ſon ſuccſſeur que Dara, fut celui qu’on fit General de cette Armée contre Sujah ; neanmoins Chah-Jehan, qui eût bien mieux aimé que Sujah s’en fût retourné dans le Bengale, que venir à quelque combat ſanglant qui ne lui pouvoit être que funeſte, & où il couroit riſque de perdre quelqu’un de ſes fils, lui donna pour l’accompagner un vieux Raja nommé Jeſſeingue, qui eſt à preſent un des plus puiſſans & des plus riches Rajas de tout l’Hindouſtan & un des plus habiles qui ſoit dans tout le Royaume, avec ordre ſecret de n’en venir au combat qu’à l’extremité, & de tâcher en toutes façons de porter Sujah à ſe retirer & à reſerver ſes forces pour une meilleure occaſion ; c’eſt à dire après qu’il auroit veu la fin de la maladie de Chah-Jehan, & le ſuccés d’Aureng-Zebe & de Morad-Bakche : mais comme ce jeune Prince Soliman-Chekouh plein d’ardeur & de courage ne reſpiroit qu’à ſe ſignaler par quelque grande action, & que Sultan Sujah avoit peur qu’Aureng-Zebe gagnant une bataille, ne s’emparât le premier des capitales de l’État, Agra & Dehly ; il fut impoſſible au Raja Jeſſeingue d’empêcher qu’on n’en vînt au combat. Les deux Armées ne furent pas plûtôt à la veuë l’une de l’autre, qu’elles ſe preparerent à donner, & ne furent pas long-temps ſans ſe ſaluer de quelques vollées de canon. Je ne dirai pas les particularitez de ce combat ; car outre que ce récit ſeroit trop long & de peu d’importance, dans la ſuitte de cette Hiſtoire nous ferons obligez d’en décrire de plus conſiderables, par leſquels on pourra juger de celui-cy ; il ſuffit qu’on ſçache en general que le premier choc fut fort rude & fort opiniâtré de part & d’autre, mais qu’enfin Soliman-Chekouh pouſſa Sujah avec tant de force & de vigueur, qu’il le mit en deſordre, l’obligea à lâcher le pied & enfin à fuir, en ſorte que ſi Jeſſeingue & le Patan Delil-kan qui étoit un des pre­miers Capitaines, vaillant homme, mais ami intime du Raja & qui n’agiſſoit que par ſon mouvement, euſſent voulu le ſeconder de bonne foi, l’on tient que toute l’Armée de Sujah étoit défaite & lui-même en danger d’être pris ; mais ce n’étoit pas le deſſein du Raja de le perdre, non plus que celui de Chah-Jehan qui lui avoit ordonné le contraire ; ajoûtez à cela qu’il étoit trop politique pour vouloir mettre la main ſur un Prince du Sang le fils de ſon Roi : Sujah eut le temps de ſe retirer, & même ſans perdre beaucoup de monde ; neanmoins parce que le champ de bataille, & quelques pieces d’artillerie demeurerent à Soliman-Chekou, le bruit vint incontinent à la Cour que Sujah avoit été entierement défait. Cette défaite acquit beaucoup de reputation à Soliman-Chekouh, rabatit beaucoup de l’eſtime qu’on faiſoit du Sultan Sujah & refroidit fort tous les Perſans qui avoient inclination pour lui.

Après qu’on eut employé quelques jours à la pourſuite de Sujah, Soliman-Chekouh, qui recevoit tous les jours des nouvelles de la Cour, & qui apprenoit qu’Aureng-Zebe & Moral-Bakche s’approchoient en grande reſolution, ſçachant aſſez que Dara ſon pere avoit peu de prudence & beaucoup d’ennemis cachez, ſe reſolut d’abandonner la pourſuite de Sultan-Sujah & de s’en retourner promptement vers Agra, où apparemment Dara devoit donner bataille contre Aureng-Zebe & Morad-Bakche : C’étoit le meilleur conſeil qu’il eut pû prendre ; car perſonne ne doute que s’il eût pû s’y trouver à temps, qu’Aureng-Zebe n’auroit pas eu l’avantage, & on tient même qu’il n’eût jamais oſé hazarder le combat, la partie étant trop inégale, mais la mauvaiſe fortune de Dara ne le permit pas.

Cependant que tout cela ſe paſſe ainſi vers Elabas, qui eſt le lieu où le Gemna ſe joint au Gange, la Scene du côté d’Agra eſt bien differente. À la Cour on fut fort ſurpris d’apprendre qu’Aureng-Zebe avoit paſſé la riviére de Brampour & tous les autres paſſages les plus difficiles qui ſont entre les montagnes ; de ſorte qu’on envoya en diligence quelques troupes pour lui diſputer le paſſage de la riviére d’Eugenes, pendant que toute l’Armée ſe preparoit. Pour cet effet on choiſit deux des plus conſiderables & des plus puiſſans du Royaume pour la commander ; l’un fut Kafem-Kan Capitaine fameux & très-affectionné à Chah-Jehan, mais qui avoit peu d’inclination pour Dara, qui n’alloit là que contre ſa volonté, & pour obliger Chah-Jehan qu’il voyoit entre les mains de Dara. L’autre fut Jeſſomſeingue très-puiſſant Raja, qui ne le cede point à Jeſſomſeingue, & qui eſt gendre de ce Raja Rana qui étoit du temps d’Ekbar ſi puiſſant & comme l’Empereur des Rajas. Dara à leur départ leur fit de grandes amitiez & des preſens très-magnifiques, & cependant avant qu’ils partiſſent, Chah-Jehan trouva moyen de leur dire en ſecret ce qu’il avoit dit au Raja Jeſſomſeingue lors qu’il partit pour l’expedition de Sultan-Sujab avec Soliman-Chekouh ; auſſi ne manquerent-ils pas pendant leur marche d’envoyer pluſieurs fois vers Aureng-Zebe & Morad-Bakche pour les porter à ſe retirer, mais ce fut inutilement ; leurs Envoyez ne revenoient point, & l’Armée avança avec tant de diligence qu’ils la virent paroître bien plûtôt qu’ils ne penſoient ſur une éminence peu éloignée de la riviere.

Comme c’étoit l’été & dans les plus grandes chaleurs, la riviere ſe trouvoit guayable, ce qui fit qu’à l’heure même Kafem-Kan & le Raja ſe preparerent à combattre, outre qu’ils connurent incontinent par la reſolution d’Aureng-Zebe qu’il les vouloit forcer, parce que ſon Armée n’étoit pas encore toute arrivée qu’il les fit ſaluer de quelques volées de canon, ſon deſſein étant de les amuſer un peu, dans la crainte qu’il avoit qu’ils ne vouluſſent eux-mêmes paſſer la rivière, non ſeulement afin de lui couper l’eau, mais auſſi pour empêcher que ſon armée ne ſe repoſât, & ne prît un poſte avantageux ; en effet elle étoit toute en deſordre & tellement fatiguée du chemin & abatuë de la chaleur, que ſi dabord on l’eut aſſaillie & qu’on lui eût diſputé l’eau, il eſt ſans doute qu’elle eût été défaite ſans faire beaucoup de reſiſtance. Je ne me trouvai pas en cette premiere rencontre, mais c’eſt ainſi que tout le monde en parloit, & même ce que me dirent du depuis pluſieurs de nos François qui ſervoient le canon dans l’armée d’Aureng-Zebe ; Mais ils ſe contentèrent de ſe tenir ſur le bord de la riviere pour en empêcher le paſſage à Aureng-Zebe ſelon l’ordre qu’ils avoient receu.

Aprés qu’Aureng-Zebe eut fait repoſer ſon Armée deux ou trois jours ſeulement, & qu’en amuſant l’Ennemi, il l’eût diſpoſee pour paſſer la rivière, il fit jouer toute ſon artillerie qui étoit très-bien placée, & commanda qu’à la faveur du canon on ſe jettât dans l’eau. Kaſem-Kan & le Raja de leur côté firent auſſi jouer la leur, ſe tenant en état de repouſſer l’Ennemi & de s’oppoſer à ſon paſſage. Le combat fut aſſez rude au commencement & fort opiniâtré par la valeur extraordinaire que fit paroître Jeſſomſeingue ; car pour ce qui eſt de Kaſem-Kan, quoi que d’ailleurs grand Capitaine & homme de cœur, il ne donna pas de grandes preuves de ſa valeur dans cette occaſion ; quelques-uns même l’accuſoient de trahiſon, en lui imputant d’avoir fait cacher ſous le ſable pendant la nuit la poudre & les boulets, parce qu’aprés les deux ou trois premieres décharges il ne s’en trouva plus ; Quoi qu’il en ſoit, le combat ne laiſſa pas, comme j’ai dit, d’étre fort opiniâtré, & le paſſage bien diſputé. Il y avoit des rochers dans le lit de la riviere, qui embaraſſoient fort ; & la rive en pluſieurs endroits étoit fort haute & fort difficile à grimper. Mais enfin Morad-Bakche ſe jetta dans l’eau avec tant d’impetuoſité & de force, & il fit paroître tant de cœur & de courage qu’on ne lui pût reſiſter ; il paſſa, & enſuite une bonne partie de l’Armée ; ce qui fit qué Kafem-Kan lâcha le pied, & que Jeſſomſeingue fut en grand danger de ſa perſonne, car il ſe vit bientôt tous les ennemis ſur les bras, & ſans la reſolution extraordinaire de ſes Ragipous, qui moururent preſque tous autour de lui, il y ſeroit demeuré. On peut juger du grand peril où il ſe trouve en cette occaſion, de ce qu’aprés qu’il ſe fut dégagé le mieux qu’il lui fut poſſible & qu’il retourna ſur ſes terres, n’ayant pas oſé retourner à Agra à cauſe de la grande perte qu’il avoit faite, de ſept à huit mille Ragipous qu’il avoit amenez avec lui, il n’en avoit plus que cinq à ſix cens qui l’accompagnoient.

Ces Ragipous qui tirent ce nom des Rajas, comme qui diroit fils de Rajas, ſont de pere en fils des gens qui ne ſe mêlent que de porter l’épée ; les Rajas dont ils ſont ſujets leur aſſignent des terres pour leur entretien, à condition d’étre toujours prêts pour aller à la guerre quand on les mande, ſi bien qu’on pourroit dire que ce ſeroit une eſpece de Nobleſſe Gentile, ſi les Rajas leur donnoient les terres en proprieté pour leurs enfans. Ils ſont grands preneurs d’Opium, & je me ſuis quelque fois étonné de la quantité que je leur en voyois prendre ; auſſi ils s’y accoûtument dès la jeuneſſe ; le jour d’une bataille ils ne s’oublient pas de doubler la doſe ; cette drogue les anime ou plutôt les enyvre, & les rend inſenſibles au danger, de ſorte qu’ils ſe jettent dans le combat comme des bêtes furieuſes, ne ſçachant ce que c’eſt de fuir, mais bien de mourir aux pieds de leur Raja quand il tient ferme ; il ne leur manque que de l’ordre, car pour de la reſolution ils en ont aſſez ; c’eft un plaiſir de les voir ainſi avec leur fumée d’Opium dans la tête s’entr’embraſſer quand on eſt prêt de combattre, & ſe dire adieu les uns aux autres, comme gens qui ſont reſolus de mourir. Et c’eſt à raiſon de cette Milice que le Grand Mogol quoi que Mahumetan, & par conſequent ennemi des Gentils, ne laiſſe pas d’entretenir touours à ſon ſervice quantité de Rajas, qu’il conſidere comme ſes autres Omrahs, & dont il ſe ſert dans ſes Armées comme s’ils étoient Mahumetans. Je ne puis m’empêcher de dire ici la fiere reception que la fille de Rana fit à ſon mari Jeſſomſeingue, enſuite de ſa défaite & de ſa fuite. Quand on lui eut appris que Jeſſomſeingue étoit proche, & qu’on lui eut fait entendre ce qui s’étoit paſſé à la bataille ; qu’il avoit combattu avec toute la valeur poſſible ; qu’il ne lui reſtoit plus que quatre à cinq cens hommes ; & qu’enfin ne pouvant plus reſiſter aux ennemis il avoit été obligé de ſe retirer ; au lieu d’envoyer quelqu’un pour le recevoir, & pour le conſoler dans ſon infortune, elle commanda ſechement qu’on fermât les portes du Château, & qu’on ne laiſſât point entrer cet infame ; qu’il n’étoit point ſon mary ; qu’elle ne le vouloit jamais voir ; que le gendre du grand Rana ne pouvoit avoir l’ame ſi baſſe ; qu’il devoit bien ſe ſouvenir qu’étant entré dans une maiſon ſi illuſtre, il en falloit imiter la vertu, & qu’en un mot il falloit qu’il vainquît ou qu’il mourût : Un moment aprés la voilà dans d’autres mouvemens ; elle commande qu’on lui prepare le bucher ; qu’elle ſe veut brûler ; qu’on l’abuſe ; qu’il faut que ſon mari ſoit mort ; que cela ne peut être autrement : & un peu aprés on la voit changer de face, entrer en colere, & vomir contre lui mille injures ; en un mot elle demeura dans ces tranſports huit ou neuf jours ſans pouvoir ſe reſoudre à voir ſon mari, juſques à ce que ſa mere arriva, qui la remit un peu, & la conſola, lui promettant que ſi tôt que le Raja ſe ſeroit rafraichi, il remettroit une Armée ſur pied pour combattre Aureng-Zebe, & reparer ſon honneur à quelque prix que ce fût. On peut voir par cette Hiſtoire un échantillon du courage des femmes de ce païs-là, & j’y pourrois ajouter une choſe de ce que j’ai veu faire à pluſieurs qui ſe faiſoient brûler toutes vives aprés la mort de leur mari ; mais il faut reſerver ce diſcours pour un autre endroit, où en même temps je ferai voir qu’il n’y a rien que ne puiſſe l’opinion, la prevention, la coutume, l’eſperance, le point d’honneur, &c.

Dara ayant appris tout ce qui s’étoit paſſé à Eugenes entra en une ſi grande colere contre Kafem-Kan, qu’on crût qu’il lui auroit fait trancher la tête s’il eût été preſent ; il s’emporta auſſi furieuſement contre l’Émir Jemla, comme celui qui étoit la premiere & principale cauſe de tout le malheur, & qui avoit fourni des hommes, de l’argent, & de l’artillerie à Aureng-Zebe ; il veut tuer ſon fils Mahmet Emir-Kan, & veut envoyer ſa femme & ſa fille au Bazar ou marche des femmes publiques pour être proſtituées : & il eſt fans doute qu’il ſe ſeroit laiſſé emporter à quelque choſe de pareil, ſi Chah-Jehan avec beaucoup d’adreſſe & de douceur n’eût modéré ſon emportement, en lui remontrant que l’Émir Jemla n’avoit point ſi peu de conduite ni tant d’amitié pour Aureng-Zebe, que pour ſes intereſts il eût voulu hazarder, & pour ainſi dire ſacrifier ſa famille qu’il falloit abſolument qu’Aureng-Zebe l’eut trompé & l’eut fait donner dans le piege par ſes artifices ordinaires.

Quant à Aureng-Zebe & Morad-Bakche, l’heureux ſuccez de cette premiere rencontre leur enfla ſi fort le cœur, & anima tellement toute leur Armée qu’ils ſe crurent deſormais invincibles, & capables de venir à bout de toutes choſes. Aureng-Zebe outre cela pour encourager d’avantage ſes Soldats ſe vantoit hautement qu’il avoit trente mille Mogols à ſa devotion dans l’Armée de Dara ; & il en étoit bien quelque choſe, comme il parut par la fuite : Morad-Bakche ſur tous ne demandoit qu’a combattre & vouloit qu’on marchât en toute diligence ; mais Aureng-Zebe pour moderer cette ardeur lui remontroit qu’il étoit bon que l’Armée ſe rafraichit quelque temps ſur le bord de cette belle riviere ; que cependant il écriroit à tous ſes amis & prendroit une connoiſſance certaine de l’état de la Cour & de la diſpoſition des affaires. Tellement qu’il n’avança vers Agra qu’après avoir campé quelques jours, & encore ne marchoit-il que fort lentement pour ſe mieux informer de tout & prendre ſon temps & ſes meſures.

Pour ce qui eſt de Chah-Jehan, comme il voyoit clairement la reſolution d’Aureng-Zebe & de Morad-Bakche, & qu’il n’y avoit plus d’eſperance de les pouvoir faire retourner, il étoit dans un tel embarras qu’il ne ſçavoit à quoi ſe reſoudre, & prevoyant quelque grand malheur, il eût bien voulu empécher cette bataille deciſive, où il voyoit que Dara fe preparoit avec une extrême chaleur, mais que pouvoit-il faire pour s’y oppoſer ? Il étoit encore trop foible de ſa maladie, & ſe voyoit toûjours entre les mains de Dara, auquel, comme j’ai dit, il ne ſe fioit pas beaucoup ; ſi bien qu’il ſe vit obligé d’acquieſcer à tout ce qu’il vouloit & à lui remettre entre les mains toutes les forces de l’Etat, & commander à tous les Capitaines de lui obeïr. Incontinent tout fut en armes ; je ne ſçais ſi l’on vit jamais dans l’Hindouſtan une plus belle Armée ; l’on tient qu’il n’y avoit guere moins de cent mille chevaux, & plus de vingt mille hommes de pied avec quatre vingt pieces d’artillerie, ſans conter ce nombre incroyable de valets, & ces gens de Bazar ou marché qui font neceſſaires pour la ſubſiſtance des Armées dans la paix & dans la guerre, & que les Hiſtoriens mettent, à mon avis, bien ſouvent au nombre des combatans, quand ils parlent de ces épouvantables Armées de trois à quatre cens mille hommes dont leurs Livres ſont pleins : quoi que celle-ci fût très-belle & très-leſte, & aſſez forte pour en tailler en pieces deux ou trois comme celle d’Aureng-Zebe, qui n’avoit que trente cinq ou quarante mille hommes en tout, & encore laſſez & haraſſez d’une très-longue & très-penible marche durant le fort de la chaleur, avec peu d’artillerie au regard de celle de Dara ; neanmoins, (le pourroit-on croire ?) on ne voyoit preſque perſonne qui conçût rien de bon pour Dara, parce que l’on ſavoit que la plupart des principaux Omrahs ne lui étoient point affectionnez, & que tout ce qu’il avoit de bons Soldats à lui, & à qui il eût peu ſe fier, étoient dans l’Armée de Seliman-Chekouh ; & c’étoit pour cela que les plus prudens & les fideles de ſes amis, & Chah-Jehan même étoient d’avis, & lui conſeilloient premierement de ne ſe point hazarder à donner la bataille, Chah-Jehan s’offrant, tout foible qu’il étoit, de ſortir en campagne & de ſe faire porter au devant d’Aureng-Zebe, ce qui étoit un bon expedient pour la paix & pour les affaires de Chah-Jehan ; car il eft certain qu’Aureng-Zebe & Morad-Bakche n’euſſent jamais eu l’audace de combatre contre leur propre pere, & que quand ils auroient été capables de l’entreprendre, ils s’en ſeroient mal trouvez ; parce qu’outre que la partie n’étoit pas égale, & que tout ce qu’il y avoit de grands Omrahs étoient ſi affectionnez à Chah-Jehan, qu’ils n’auroient pas manqué de combatre genereuſement s’ils l’euſſent veu à la tête de l’Armée ; les Capitaines même d’Aureng-Zebe & de Morad-Bakche avoient beaucoup d’affection & de reſpect pour ce Prince, dont ils étoient pour la plupart les creatures, & toute l’Armée, pour ainſi dire, étoit à lui. De ſorte que pas un apparemment n’eût eu la hardieſſe de mettre l’épée à la main contre lui, ni lui la peine de la tirer. Secondement ils lui conſeilloient qu’au cas qu’il ne voulût entendre à aucun expedient, il ne ſe precipitât au moins pas, & qu’il tirât un peu la guerre en longueur afin de donner temps à Soliman-Chekouh qui venoit à grand’hâte ſe joindre avec lui, ce qui étoit encore un très-bon avis, veu qu’il étoit generalement aimé de tout le monde ; qu’il revenoit victorieux, & que tout ce que Dara avoit de plus fideles ſerviteurs & de plus braves ſoldats étoit avec lui, comme j’ai dit ; mais il ne voulut jamais entendre à aucune propoſition qu’on lui pût faire, & il ne penſoit qu’à donner la bataille au plus vite & aller en perſonne au devant d’Aureng-Zebe : Et peut-être qu’il ne faiſoit pas mal pour ſon honneur & pour ſon interêt particulier, s’il eût été le maître de la fortune & qu’il eût ſceu faire reüſſir les chofes comme il les pouvoit projetter, car voici à peu près quels étoient ſes raiſonnemens, dont il ne pût s’empêcher de découvrir quelque choſe.

Il ſe regardoit comme maître de la perſonne de Chah-Jehan ; qu’il en pouvoit diſpofer à ſa volonté, qu’il étoit en même temps maître de tous ſes treſors & de toutes les forces du Royaume ; que Sultan Sujah étoit à demi perdu ; que ſes deux autres freres avec une Armée foible & fatiguée s’étoient venus jetter d’eux-mêmes entre ſes mains, que s’il gagnoit la ba‍taille ils ne lui pourroient échapper ; qu’il ſeroit tout d’un coup le maître abſolu, à la fin de toutes ſes affaires, au comble de ſes ſouhaits, ſans que perſonne lui pût en rien contredire, ou diſputer la Royauté : Au lieu que ſi Chah-Jehan ſortoit en campagne, toutes les affaires s’accommoderoient, ſes freres retourneroient dans leurs gouvernemens, Chah-Jehan qui revenoit en convaleſcence reprendroit comme auparavant le gouvernement du Royaume, & qu’enfin toutes les choſes retomberoient au premier état ; que s’il attendoit Soliman-Chekouh, Chah-Jehan pourroit prendre quelque deſſein à ſon deſavantage ou tramer quelque choſe avec Aureng-Zebe ; que quoi qu’il pût faire pour le gain de la bataille, la reputation que Soliman-Chekouh s’étoit acquiſe lui en donneroit toûjours tout l’honneur & toute la gloire. Après cela que ne ſeroit-il point capable d’entreprendre, enflé de tant de gloire & de grands avantages, & principalement étant appuyé, comme il étoit, de l’amitié de la faveur de Chah-Jehan & de la plus grande partie des Omrahs ? que ſçavoit-il s’il garderoit encore quelque retenue & quelque reſpect pour lui, & juſques où le pourroit porter ſon ambition ?

Ces conſiderations firent reſoudre Dara à ſe roidir contre le conſeil de tout le monde & à ſuivre ſa pointe. En effet il commanda incontinent que toute l’Armée ſortît en campagne, & s’en vint prendre congé de Chah-Jehan qui étoit dans la fortereſſe d’Agra : Ce bon vieillard fondoit tout en larmes en l’embraſſant, mais il ne laiſſa pas de lui dire avec beaucoup de ſeverité ; Hé bien, Dara, puiſque tu veux que tout ſe faſſe comme tu l’as reſolu, va, Dieu te beniſſe : mais ſouviens toi bien de ces trois mots : Si tu perds la bataille, donne toi bien de garde de paroître jamais devant moi. Cela ne fit pas grande impreſſion ſur ſon eſprit, il ſortit bruſquement, monte à cheval & s’en vint occuper le paſſage de la riviere de Tchembel, qui eſt à quelque vingt lieues d’Agra, où il ſe fortifia, attendant de pied ferme ſon ennemi ; mais le fin & ruſé Fakire, qui ne manquoit pas de bons eſpions & de gens qui l’avertiſſoient de tout, & qui ſçavoit que le paffage étoit là très-difficile, ſe donna bien de garde d’entreprendre de le forcer : Il vint bien ſe camper près de là, en ſorte que du côté du camp de Dara l’on pouvoit découvrir ſes tentes ; mais que fait-il cependant ? Il pratique un certain rebelle de Raja nommé Chempet, lui fit de grands prefens & lui promit mille belles choſes s’il lui vouloit donner paſſage par ſes terres, afin qu’il pût aller promtement gagner un certain endroit où il ſçavoit que la riviere ſe pouvoit facilement paſſer à gué ; Chempet en tomba d’acord & s’offrit de lui venir montrer lui-même le chemin au travers des bois & des montagnes de ſon païs. Aureng-Zebe décampa la même nuit ſans faire du bruit, laiſſant quelques-unes de ſes tentes pour amuſer Dara, & marchant jour & nuit fit une telle diligence, qu’il ſe trouva quaſi auſſi-tôt audelà de la riviere que Dara en pût avoir des nouvelles ; ſi bien que ce fut à lui à quitter là ſa riviere & abandonner toutes ſes fortifications & venir après ſon ennemi, qu’on lui dit incontinent avancer à grande hâte vers Agra, pour gagner la riviere de Gemna, & là ſans peine & à ſon aiſe jouir de l’eau, ſe fortifier, ſe bien placer & attendre Dara : Le lieu où il campa n’eſt qu’à cinq lieuës d’Agra, il s’appelloit autrefois Samonguer & à preſent Fateabad, qui veut dire lieu de Victoire. Peu de temps après Dara vint auſſi ſe camper là proche ſur le bord du même fleuve entre Agra & l’Armée d’Aureng-Zebe.

Les deux Armées furent là trois à quatre jours à la veuë l’une de l’autre ſans combattre. Cependant Chah-Jehan eſcrivit pluſieurs fois à Dara que Soliman-Chekouh n’étoit pas loin ; qu’il ne precipitât rien ; qu’il s’aprochât d’Agra, & qu’il choisit un lieu avantageux pour ſe bien fortifier en l’attendant ; mais Dara lui fit reſponſe que trois jours ne ſe paſſeroient pas qu’il ne lui amenât Aureng-Zebe & Morad-Bakche pieds & mains liées pour en prendre telle ſatisfaction qu’il jugeroit à propos, & ſans attendre davantage il commença à l’heure même à ordonner ſon Armée & à la mettre en bataille.

Il fit ranger de front tous ſes canons, les faiſant attacher les uns aux autres avec des chaines pour fermer le paſſage à la Cavalerie : Derriere ces pieces de Canon il plaça auſſi de front un grand nombre de chameaux legers, ſur le devant deſquels on attache une petite piece de la groſſeur d’un double mouſquet (à peu près de la façon que nous attachons nos perriers ſur le bord de nos barques) un homme qui eſt ſur le derriere du Chameau pouvant charger & décharger ſans mettre pied à terre. Derriere ces Chameaux étoit placée la plus grande partie de la mouſqueterie. Du reſte de l’Armée, qui conſiſtoit principalement en Cavalerie, avec l’épée, l’arc & le carquois, comme font ordinairement les Mogols, c’eſt à dire à preſent hommes blancs, Mahumetans, Étrangers, comme Perſans, Turcs, Arabes & Usbeks, ou avec l’épée & cette eſpece de demi picque, comme font ordinairement les Ragipous de tous ces gens-là, dis-je, il en fut fait trois corps differens. L’aîle droite fut donnée à Calilullah-Kan avec trente mille Mogols ſous ſon commandement ; car il fut grand Bakchis, comme qui diroit à peu près grand Maître de la Cavalerie en la place de Danechmend-Kan qui fut depuis mon Agah, lequel ſe demit volontairement de cette Charge, ſur ce qu’il voyoit que n’étant pas trop aimé de Dara, pour avoir toujours ſoûtenu hautement contre lui les intereſts & l’authorité de ChahJehan qui n’en étoit pas fâché, il faudroit qu’il s’en défit par force. L’aile gauche fut donnée à Ruſtam-kan Dakny très-fameux & très-vaillant Capitaine avec le Raja Chatreſa, & le Raja Ramſeingue Routlé.

Aureng-Zebe & Morad-Bakche de leur côté diſpoſerent auſſi leur Armée à peu près de la même maniere, ſinon qu’au milieu des troupes de quelques Omrahs qui étoient ſur la droite & ſur la gauche, ils avoient fait cacher quelques petites pieces de campagne, ce qui étoit, à ce qu’on dit, de l’artifice de l’Émir-Jemla, & qui ne reüſſit pas mal : On ne chercha guere davantage d’artifice que ce que je viens de dire, ſi ce n’eſt qu’on diſpoſa deçà delà des jetteurs de bannes, qui eſt une eſpèce de grenade attachée à une baguette qui ſe jette fort loin au travers de la cavalerie, qui épouvante fort les chevaux, & même qui bleſſe & tuë quelquefois. Veritablement toute cette Cavalerie ſe tourne avec beaucoup de facilité & tire ſes fléches avec une merveilleuſe viteſſe ; un homme en peut tirer ſix avant qu’un mouſquetaire puiſſe avoir fait deux décharges de ſon mouſquet : elle ſe tient même fort ſerrée de gros en gros ſous ſes chefs particuliers, principalement quand on eſt prêt d’en venir à mettre la main au ſabre ; mais après tout je ne voi pas que ce ſoit grand’choſe, en comparaiſon de nos Armées bien ordonnées, comme je marquerai par aprés.

Tout étant ainſi diſpoſé, l’artillerie commença à jouer de part & d’autre ; car c’eſt toûjours le canon qui fait le prelude parmi eux, & on voyoit déja les fléches voler, quand il arriva inopinément un orage de pluye ſi forte qu’elle interrompit le combat. La pluye ceſſée le canon recommença à ſe faire entendre, & ce fut pour lors que parut Dara, qui monté ſur un ſuperbe Elephant de Ceilan commandoit qu’on donnât de toutes parts, & avançoit lui même au milieu d’un gros de cavalerie droit vers l’artillerie ennemie, qui le receut vertement, tua force monde autour de lui, & mit le deſordre non ſeulement dans le gros qu’il commandoit, mais encore dans les autres gros de cavalerie qui le ſuivoient ; neanmoins comme on le vit demeurer ferme ſur l’Elephant fans faire aucune mine de reculer, & qu’on le voyoit regarder avec aſſurance de tous côtez, & faire ſigne de la main d’avancer & de le ſuivre, ce deſordre ceſſa bien-tôt, chacun reprenant ſon rang & avançant de même pas avec lui, mais il ne pût joindre l’Ennemi ſans eſſuyer auparavant une autre décharge de l’artillerie, qui cauſa encore beaucoup de deſordre, & fit reculer une bonne partie de ſes gens ; lui neanmoins ſans perdre contenance tient toujours ferme, animoit ſes gens & faiſoit toûjours ſigne de la main qu’on eût à le ſuivre, & qu’on avançat vite ſans perdre de tems ; ainſi pouſſant vigoureuſement il força l’artillerie, rompit & debarraſſa les chaînes, entra dans le Camp, & mit en deroute & les chameaux & l’infanterie, & tout ce qu’il rencontra de ce côté-là, & fit un beau paſſage au reſte de la cavalerie qui le ſuivoit. Et ce fut alors qu’ayant en tête la cavalerie ennemie il y eut un rude combat. Une grêle de fléches vola premierement de part & d’autre ; Dara lui-même mettant la main au carquois ; mais à dire le vrai toutes ces fléches ne font pas grand effet, il s’en perd plus en l’air ou s’en rompt plus en terre dix fois, qu’il n’y en a qui portent. Les premieres décharges de fléches faites, on s’approche de près, & enfin on en vient au ſabre, on donne, on ſe mêle, le combat s’opiniâtre des deux côtez ; Dara paroît toûjours ferme ſur ſon Elephant, encourageant, criant & faiſant ſigne de tous côtez, & avança enfin avec tant de reſolution & de force ſur tout ce qui s’oppoſa à ſa marche qu’il renverſa la cavalerie, & la contraignit de reculer & de prendre la fuite.

Aureng-Zebe, qui n’étoit pas loin de là & qui étoit auſſi monté ſur un Elephant, voyant ce grand deſordre, ſe trouva fort en peine & tâcha par tous moyens, mais ſans grand ſuccez, d’y remedier ; il fit avancer un gros de ſa meilleure cavalerie pour voir s’il pourroit tenir tête à Dara, mais il ne ſe paſſa pas encore long-temps que ce gros là même fut contraint de plier & de ſe retirer en grand deſordre, quoi qu’Aureng-Zebe pût dire & faire pour l’empécher. Remarquons cependant ſon courage & ſa reſolution, il voyoit que preſque tout le corps de ſon Armée étoit en deſordre & en fuite, de telle ſorte qu’il n’avoit pas auprès de ſoi mille hommes qui tinſſent ferme, (quelques-uns même me dirent qu’à peine en avoit-il cinq cens) il voyoit que Dara, nonobſtant la difficulté du chemin qui étoit inégal & plein de foſſés en divers endroits, faiſoit mine de vouloir venir fondre ſur lui ; ſi eſt-ce qu’il ne perdit point courage pour tout cela, & bien loin de prendre l’épouvante & de penſer à faire retraite, il tint toûjours ferme & appellant nom par nom la plupart de ſes premiers Capitaines qui s’étoient rangez autour de lui, il leur cria Delirané, ce furent ſes propres mots, comme qui diroit courage, mes anciens amis, Koda-hé, Dieu eſt ; quelle eſperance y a-t-il en la fuite ? Ne ſçavez-vous pas où eſt nôtre Decan ? Koda-hé, Koda-hé, Dieu eſt ; Dieu eſt ; & afin que perfonne ne doutât de ſa reſolution, & qu’il ne ſongeoit à rien moins qu’à la fuite (étrange extrémité) il commanda devant eux tous, qu’on mit ſur l’heure des chaînes aux pieds de ſon Elephant, & les alloit faire mettre effectivement ſans qu’ils lui témoignerent tous leur courage & leur reſolution.

Dara cependant tâchoit bien d’avancer ſur Aureng-Zebe, quoi qu’il fût encore aſſez loin, & que la difficulté du chemin l’embarraſſât beaucoup & le retardât, & même que tous ces hauts & bas fuſſent encore couverts de Cavalerie, qui toute en deſordre qu’elle étoit n’auroit pas laiſſé de faire quelque reſiſtance ; auſſi étoit cela ſeul qui lui devoit aſſeurer la victoire, & faire la déciſion de la bataille ; car enfin il eſt ſans doute qu’il auroit ſurmonté toutes ces difficultez, & qu’Aureng-Zebe avec le peu de monde qui lui reſtoit autour de ſa perfonne n’étoit pas en état de ſoûtenir le faix de cette Armée victorieuſe. Mais Dara ne ſceut pas profiter de fon avantage, & voici ce qui l’en empêcha, & qui fut la cauſe du ſalut d’Aureng-Zebe.

Dara apperceut que fon aîle gauche étoit en grand defordre, & on lui aprit que Ruſtam-Kan & Chatreſale avoient été tuez, que Ramſeingue Routlé avoit trop avancé, qu’il avoit veritablement forcé l’ennemi & qu’il s’étoit fait paſſage tout au travers, mais qu’il étoit à preſent entouré de toutes parts & en très-grand danger, c’eſt ce qui lui fit quitter le deſſein de pouſſer droit à Aureng-Zebe pour aller au ſecours de fon aîle gauche : Là le combat d’abord fut encore aſſez rude, mais enfin Dara l’emportoit, forçant tout, & mettant tout en deſordre, ne laiſſant pas neantmoins de trouver toûjours quelque choſe qui lui faiſoit reſiſtance, & qui le retardoit. Cependant Ramſeingue Routlè combatoit avec autant de courage & de vigueur qu’il eſt poſſible ; il bleſſa Morad-Bakche & s’en approcha de ſi prés qu’il commençoit à couper les ſangles de son Elephant pour le jetter par terre ; mais la valeur & la fortune de Morad-Bakche ne lui en donna pas le temps ; car enfin jamais homme ne combattit plus genereuſement que Morad-Bakche dans cette occaſion ; tout bleſſé & preſſé qu’il étoit des Ragipous de Ramſeingue Routlé qui s’étoient acharnez autour de lui, jamais il ne s’effraya ny ne recula d’un pas, & il ſceut si bien prendre son temps, qu’encore que de ſon bouclier il eût à couvrir ſon fils âgé de ſept à huit ans qu’il tenoit aſſis à ſon côté, il porta un coup de fléche à Ramſeingue Routlé qui le jetta mort par terre.

Dara ne fut pas long-temps à recevoir cette fâcheuſe nouvelle, &, en même temps on l’aſſeura que Morad-Bakche étoit en très-grand danger, les Ragipous s’étans mis en fureur & combatans comme des lions pour vanger la mort de leur maître ; & quoi qu’il vit que de ce côté là le chemin étoit fort difficile & qu’il trouvât toûjours quelque petit corps qui lui faiſoit tête, & qui le retardoit, on le vit neanmoins determiné à pouſſer vers Morad-Bakche ; & c’étoit auſſi ſans doute le parti qu’il y avoit à prendre, & qui eût été capable de reparer la faute qu’il avoit faite de ne pouſſer pas Aureng-Zebe ; mais ſa mauvaise fortune l’en empêcha ; ou pour mieux dire, l’une des plus noires trahiſons qu’on ait jamais imaginée, & la plus grande beveuë qui ſe ſoit jamais faite, cauſerent la perte & la ruine entiere de Dara.

Calil-ullah-kan, celui qui commandoit les trente mille Mogols qui faiſoient l’aîle droite, & qui ſeuls étoient capables de deffaire toute l’Armée d’Aureng-Zebe, pendant que Dara & ſon aîle gauche combatoient avec tant de force & même avec tant de bonheur, ſe tient à l’écart les bras croiſez, comme s’il n’eût point été de la partie, ſans permettre qu’aucun de ſes Cavaliers tirât un ſeul coup de fléche ; ſous pretexte qu’il faiſoient le corps de reſerve, & diſant qu’il avoit ordre exprés de ne combattre que dans la derniere extrémité : Mais la veritable cauſe étoit ce qu’il tenoît caché dedans le cœur, ſçavoir cet ancien affront que Dara lui avoit fait quand il lui fit donner des coups de Babouche, c’eſt la chauſſure des Mogols, mais aprés tout, cette trahiſon eût été de peu d’importance, ſi cet infame ſe fût contenté de ce premier effet de ſon reffentiment, Dara n’en remportoit pas moins la victoire. Voici juſques où il pouſſa ſa rage & l’envie qu’il avoit de ſe vanger. Il ſe détacha de ſon gros & ſe faifant ſuivre de peu de monde, piqua à toute bride vers Dara au même temps qu’il tournoit ſes pas vers Morad-Bakche, & de tant loin qu’il ſe pouvoit faire entendre, lui cria de toute ſa force Mohbarek-bad, le bien vous ſoit, Hazaret, Salamet, que vôtre Majesté demeure ſaine & ſauve, elle a remporté la victoire ; Elhamd-ul ellah, mais mon Dieu, que voulez-vous faire là haut ſur cet Elephant ? N’eſt-ce pas aſſez de vous être expoſé & hazardé ſi long-temps ? Si le moindre de ces coups qui ont donné dans votre Dais eût atteint vôtre perſonne, où en ſerions-nous maintenant ? Manque-t-il de traîtres dans cette Armée ? Au nom de Dieu deſcendez promptement & montez à cheval, que reſte t-il à faire ſinon que de pourſuivre ces fuyars ? Allons, ne ſouſſrons pas qu’ils nous échapent.

Si Dara eût eu l’eſprit aſſez preſent pour découvrir la fourbe, & pour bien reconnoître ſur l’heure ce qui pouvoit arriver de ne paroitre plus ſur l’Elephant, & de ne ſe faire plus voir à toute l’Armée qui avoit toujours les yeux ſur lui, ou que plûtôt il eût fait couper la tête ſur le champ à ce traitre flateur, il étoit le maître de toutes choſes ; mais le bon Prince ſe laiſſa flatter & aveugler à ces douces paroles ; il écouta ce conſeil comme s’il eût été fort veritable & fort ſincere, il deſcendit de ſon Elephant & monta à cheval ; mais je ne ſçais s’il ſe paſſa un quart d’heure qu’il s’aperceut de la trahiſon de Calil-ullah-Kan, & qu’il ſe repentit de la faute qu’il avoit faite. Il regarde, il cherche, il demande où il eſt, que c’eſt un traître, qu’il le tuera ; mais le perfide eſt déja bien loin, l’occaſion eſt perdue. Croiroit-on bien que ſitôt que l’Armée s’aperceut qu’il n’étoit plus ſur l’Elephant, elle s’imagina qu’il y avoit trahiſon, que Dara avoit été tué, & tout le monde fut ſaiſi d’une telle terreur qu’un chacun ne ſongeoit plus qu’à ce qu’il avoit à faire, comment il échaperoit des mains d’Aureng-Zebe, & comment il ſe ſauveroit : Que dirai-je ? tout ſe débande & s’enfuit ; ſubite & étrange revolution ! Il faut que celui qui vient de ſe voir victorieux ſe trouve tout d’un coup vaincu, abandonné, & obligé de s’enfuir lui-même, s’il veut ſauver ſa vie. Il faut qu’Aureng-Zebe, pour avoir tenu ferme un quart d’heure ſur un Elephant, ſe voye la couronne de l’Hindouſtan ſur la tête, & que Dara, pour en étre décendu un moment trop tôt, ſe voye comme precipité du haut en bas du Trône, & le plus malheureux Prince du Monde : La fortune ayant ainſi pris plaiſir de faire dependre le gain ou la perte d’une bataille, & la deciſion d’un grand Empire, d’une chofe de neant.

Ces grandes & prodigieuſes Armées font quelquesfois de grands effets, mais quand la terreur & le deſordre s’y mettent, quel moyen d’en arréter le branle ? C’eſt un grand fleuve qui a rompu ſes digues, il faut qu’il se répande de toutes parts dans la campagne, il n’y a point de remede. Auſſi combien de fois conſiderant l’état de ces Armées ſans ordre qui vaille, & quaſi marchant comme des troupes de moutons, me ſuis-je perſuadé que ſi on voyoit dans ces quartiers là vingt-cinq mille hommes de ces vieilles troupes de Flandres conduites par Monſieur le Prince, ou par Monſieur de Turenne, je ne fais aucun doute qu’ils ne paſſaſſent ſur le ventre à toutes ces Armées, quelques nombreuses qu’elles puiſſent être. Et c’eſt ce qui fait qu’à preſent je ne trouve plus ſi étrange & ſi incroyable ce qu’on nous dit des dix mille Grecs, & de ce que ces cinquante mille Soldats d’Alexandre firent contre les ſix ou ſept cens mille de Darius, (s’il eſt vrai qu’il y en eût tant, & qu’on ne contât point les valets, & toute cette grande quantité de gens qu’on fait ſuivre l’Armée pour la fournir de fourage, de bétail, de grains & de toutes les autres choſes qui lui ſont neceſſaires.) Soutenez ſeulement le premier choc, ce qui ne nous ſeroit pas trop difficile, les voilà tous étonnez ; ou bien comme fit Alexandre, pouſſez vertement un endroit, s’il ne ſoûtient pas, ce qui lui ſeroit bien difficile, ſoyez certain que c’en eſt fait, tout le reſte prendra incontinent l’épouvante & la fuite.

Aureng-Zebe encouragé par un ſi merveilleux ſuccés, ne manque pas de mettre tout en œuvre, adreſſe, ruſes, fineſſes & courage, pour profiter de tous les avantages que lui donne une ſi favorable occaſion ; Calil-ullah-kan incontinent le vint trouver, lui offrant ſon ſervice & tout ce qu’il pourroit retenir de troupes : Il lui fit mille remercîmens & mille belles promeſſes, mais il ſe donna bien de garde de le recevoir en ſon nom ; il le mena ſur l’heure & le preſenta à Morad-Bakche, qui, comme on peut penſer, le receut à bras ouverts ; Aureng-Zebe cependant congratulant & loüant Morad-Bakche d’avoir ſi genereuſement & ſi valeureuſement combatu, lui attribuant tout l’honneur de la victoire, le traittant de Roi & de Majeſté devant Calil-ullah-kan, lui rendant des reſpects & lui faiſant des ſoûmiſſions comme de ſujet & de ſerviteur. Cependant il travaille jour & nuit, il écrit de tous côtez à tous les Omrahs, s’aſſurant aujourd’hui de l’un & demain de l’autre. Chah-heft-kar ſon Oncle, le grand & l’ancien ennemi de Dara à raison d’un affront qu’il en avoit receu, fit le même pour lui de ſon côté, & comme il eſt celui qui écrit le mieux & le plus finement de l’Hindouſtan, il ne contribua pas peu à ſes affaires par ſes intrigues, briguant fortement de toutes parts contre Dara. Cependant remarquons toûjours l’artifice & diſſimulation d’Aureng-Zebe ; tout ce qui fe fait, tout ce qui ſe traitte, tout ce qui ſe promet n’eſt point pour Aureng-Zebe ; ce n’eſt point en fon nom ; il a toujours deſſein de vivre en Fakire ; tout eſt pour Morad-Bakche ; c’eſt lui qui commande ; Aureng-Zebe ne fait rien ; c’eſt Morad-Baxche qui fait tout, qui eſt deſtiné Roi.

Pour ce qui eſt de l’infortuné Dara, il s’en vint en diligence en Agra comme déſeſperé & ſans oſer aller trouver Chah-Jehan, ſe ſouvenant ſans doute de ces ſeveres paroles qu’il lui avoit dites lors qu’il prit congé de lui pour la bataille ; Souviens-toi, Dara, ſi tu és vaincu, de ne pas revenir vers moi ; neanmoins le bon vieillard ne laiſſa pas de lui envoyer ſecrettement un Eunuque affidé pour le conſoler, l’aſſurer de la continuation de ſon affection, lui témoigner le déplaiſir qu’il avoit de ſon infortune, & lui remontrer qu’il n’y avoit rien encore à deſeſperer, vû qu’il avoit une bonne Armée avec Soliman-Chekouk ; qu’il prît la route de Dehly ; qu’il trouveroit là mille chevaux dans les Eſcuries Royales, & que le Gouverneur de la Fortereſſe auroit ordre de lui fournir de l’argent avec des Elephans ; qu’au rèſte il ne devoit s’écarter que le moins qu’il pourroit, qu’il lui écriroit ſouvent, & qu’enfin il ſçauroit bien attraper & châtier Aureng-Zebe. J’ai appris que Dara pour lors étoit dans une telle confuſion & ſi abatu qu’il n’eut pas la force de répondre un mot à l’Eunuque, ny le courage d’envoyer perſonne à Chah-Jehan, mais ſeulement, qu’aprés avoir envoyé pluſieurs fois vers Begum-Saheb, il partit à minuit emmenant avec ſoy ſa femme, ſes filles & ſon petit fils Sepé-Chekouh ; & ce qui eſt quaſi incroyable, qu’il ne ſe trouva pas accompagné de plus de trois à quatre cens perſonnes. Laiſſons le poursuivre ſon chemin vers Dehli, & nous arrêtons en Agra pour y conſiderer l’adreſſe avec laquelle Aureng-Zebe ſe va prendre aux affaires.

Il ſçavoit bien que Dara & ceux de ſon parti pouvoient encore fonder quelque eſperance ſur l’Armée victorieuse de Soliman-Chekouh ; c’eſt pourquoi il ſe propoſa de la lui ôter, ou du moins de la rendre inutile. Pour cet effet il écrivit lettres ſur lettres au Raja Jeſſomſeingue & à Delil-kan qui étoient les premiers Chefs de l’Armée de Soliman-Chekouh, qu’il n’y avoit plus rien à eſperer dans le parti de Dara ; qu’il avoit perdu la bataille ; que toute ſon Armée s’étoit rendue à lui ; que tout le monde l’avoit abandonné ; qu’il s’en étoit enfuï lui ſeul vers Dehli ; qu’il ne pourroit jamais échaper de ſes mains ; & qu’il y avoit ordre par tout pour l’arrêter : Pour ce qui étoit de Chah-Jehan, qu’il étoit dans un état où l’on ne pouvoit rien eſperer de ſa vie ; qu’ils priſſent bien garde à ce qu’ils avoient à faire, & que s’ils étoient gens d’eſprit & qu’ils vouluſſent ſuivre ſa fortune & être de fes amis, qu’ils fiſſent en forte de ſe ſaiſir de Soliman-Chekouh & de le lui amener.

Jeſſomſeingue ſe trouva aſſez empêché de ce qu’il avoit à faire, apprehendant encore beaucoup Chah-Jehan & Daras & plus encore de mettre la main ſur une perſonne Royale, ſçachant bien qu’il lui en pourroit arriver quelque malheur tôt ou tard, quand ce ne ſeroit que de la main même d’Aureng-Zebe ; outre qu’il ſçavoit que Soliman-Chekouh avoit trop de courage pour ſe laiſſer prendre de la ſorte, & qu’il mourroit plutôt en ſe défendant : Voici à quoi enfin il ſe reſolut. Après avoir pris conſeil avec Celil-kan ſon grand ami, & s’être de nouveau jurez l’un à l’autre fidelité ; il s’en alla droit à la tente de Soliman-Chekouh qui attendoit avec grande impatience ; car il avoit auſſi des nouvelles de la deroute de Dara, & l’avoit déja pluſieurs fois envoyé chercher ; il lui découvrit franchement toutes chofes ; lui montra les lettres d’Aureng-Zebe ; lui fit remarquer l’ordre qu’il avoit de le prendre ; lui remontra le danger où il étoit qu’il n’y avoit point d’apparence qu’il ſe dût fier à Delil-kan, ny à Daoud-kan, ni au reſte de fon Armée, & lui conſeilla en ami de tâcher au plûtôt de gagner les montagnes de Serenaguer ; que c’étoit-là le meilleur expedient qu’il pût prendre ; que le Raja de ce païs-là étant dans des lieux inacceſſibles, & n’apprehendant point Aureng-Zebe, le recevroit ſans doute à bras ouverts : qu’au reſte il verroit de là quel train prendroient les choſes, & qu’il ſeroit toujours en état de décendre des montagnes quand bon lui ſembleroit. Le jeune Prince comprit aſſez par cette ſorte de diſcours qu’il n’y avoit point d’apparence de ſe fier deſormais au Raja, & qu’il n’y avoit plus de ſeureté pour ſa perfonne, d’autant qu’il ſçavoit que Delil-kan étoit tout à lui, & vit aſſez qu’il ſe falloit reſoudre à prendre ce parti ; ſi bien qu’il commanda dès lors qu’on chargeât ſon bagage, & qu’on prit la route des montagnes. Quelques-uns de ſes plus affectionnez, comme quantité de Manſeb-Dars, de Saïeds, & autres ſe mirent en devoir de le ſuivre, le reſte de l’Armée toute étonnée demeura avec le Raja, & ce qui fut aſſez lâche pour un grand Raja, & une cruauté fort ſordide, c’eſt que lui & Delil-Kan envoyerent ſous main des gens donner ſur ſon bagage, & lui prirent entre autres choſes un Elephant chargé de Roupies d’or, ce qui fit un grand deſordre dans ce peu de troupes qui le ſuivoient, & qui fut cauſe que pluſieurs retournerent & l’abandonnerent, & donna même occaſions aux Païſans de ſe jetter ſur ſes gens, qu’ils pillerent, depoüillerent, & même en aſſaſſinerent quelques-uns ; neanmoins il fit tant qu’il gagna enfin la montagne avec ſa femme & ſes enfans, où le Raja de Serenaguer le receut avec tout l’honneur & les civilitez qu’il pouvoit ſouhaiter, l’affurant qu’il étoit en ſeureté comme s’il eût été Roi du Païs, & qu’il le protegeroit & l’aſſiſteroit de toutes les forces : Cependant voici ce qui ſe paſſoit du côté d’Agra.

Trois ou quatre jours après cette bataille de Samonguer, Aureng-Zebe avec Morad-Bakche s’en vint droit à la porte de la Ville dans un jardin qui peut être à une petite lieuë de la fortereſſe, & envoya de là un Eunuque habile, & de ceux dont il étoit le plus aſſeuré, vers Chah-Jehan, le ſaluer de ſa part avec mille belles proteſtations d’affection & de ſoumiſſion, qu’il étoit extrémement faché de ce qui s’étoit paſſé, & d’avoir été obligé pour l’ambition & pour les mauvais deſſeins de Dara d’en venir à toutes ces extrémitez ; qu’au reſte il avoit une extréme joye d’apprendre qu’il commençoit à ſe mieux porter, & qu’il n’étoit là que pour recevoir ſes commandemens. Chah-Jehan ne manqua pas de témoigner beaucoup de ſatisfaction à l’Eunuque ſur le procedé d’Aureng-Zebe, & de recevoir les ſoumiſſions de ce fils avec toutes les apparences poſſibles de joye, quoi qu’il vit bien qu’on avoit pouſſé les chofes trop loin, & qu’il connût bien l’humeur cachée & ruſée d’Aureng-Zebe, & la paſſion ſecrete qu’il avoit de regner, & qu’ainſi il ne falloit guere ſe fier en lui ni en ſes belles paroles ; & cependant avec tout cela il ſe va laiſſer leurer, & au lieu de jouer au plus ſeur, de faire effort, de ſe remuer, de ſe montrer, de ſe faire porter par la Ville, d’aſſembler tous ſes Omrahs (car il étoit encore aſſez temps) il s’en va tâcher de joüer au plus fin avec Aureng-Zebe lui qui étoit le maître des fineſſes, & entreprend de l’attirer dans ſes filets où il demeura pris lui-même. Il envoye auſſi un Eunuque vers lui, pour lui témoigner qu’il connoiſſoit aſſez la mauvaiſe conduite, & même l’incapacité de Dara ; qu’il ſe devoit bien ſouvenir qu’il avoit toûjours eu une inclination particuliere pour lui ; qu’il ne pouvoit douter de ſon affection ; & pour concluſion, qu’il le vint trouver au plûtôt pour aviſer à tout ce qu’il y avoit à faire dans ces deſordres, & qu’il ſouhaitoit avec paſſion de l’embraſſer. Aureng-Zebe de ſon côté voyoit bien auſſi qu’il ne ſe devoit pas trop fier aux paroles de Chah-Jehan, d’autant plus qu’il ſçavoit que Begum-Saheb ſon ennemie étoit jour & nuit auprès de lui, & que ſans doute il n’agiſſoit que par ſon mouvement ; & il apprehendoit qu’étant dans la fortereſſe, on ne l’arreſtât, & qu’on ne lui fit un mauvais parti : Auſſi, dit-on, qu’effectivement la reſolution en étoit priſe, & qu’on avoit armé de ces groſſes femmes Tartares qui ſervent dans le Serrail, qui ſe devoient jetter ſur lui ſi-tôt qu’il ſeroit entré ; quoi qu’il en ſoit, il ne ſe voulut jamais hazarder, & cependant il ne laiſſa pas de faire courir le bruit que de jour à autre il s’en alloit voir Chah-Jehan ; mais quand le jour étoit venu, il remettoit la partie au lendemain, & ainſi de demain à demain il alloit alongeant le temps : ſans qu’on pût voir le jour de cette viſite. Cependant il continuoit ſes brigues ſecrettes & ſondoit l’eſprit de tous les plus grands Omrahs, juſqu’à ce qu’enfin après avoir bien & ſecrettement diſpoſé toutes choſes pour ſon deſſein, l’on fut fort étonné qu’un jour qu’il avoit envoyé Sultan Mahmoud ſon fils aîné à la fortereſſe ſous pretexte d’aller parler à Chah-Jehan de ſa part, ce jeune Prince hardi & entreprenant ſe met d’abord en entrant à donner ſur les gardes qui étoient à la porte, & pouſſe vertement tout ce qui ſe trouve devant lui, pendant qu’un grand nombre de gens apoſtez qui étoient là tous prêts entrerent dedans avec furie, & ſe rendirent maîtres des murailles.

Si jamais homme fut étonné, ce fut Chah-Jehan, voyant qu’il étoit tombé dans le piege qu’il preparoit aux autres ; que lui-même fe trouvoit emprisonné & Aureng-Zebe maître de la fortereſſe : l’on dit qu’il envoya ſur l’heure fonder l’eſprit de Sultan Mahmoud, lui promettant ſur ſa Couronne & ſur l’Alcoran, que s’il lui vouloit être fidele & le ſervir dans cette conjoncture, il le feroit Roi ; qu’il le vînt trouver à l’heure même dans le dedans, & qu’il ne laiſſât pas perdre cette occaſion ; qu’au reſte c’étoit un coup qui lui attireroit les benedictions du Ciel & une gloire immortelle, puis qu’il ſeroit dit à jamais que Sultan Mahmoud auroit delivré Chah-Jehan ſon grand Pere de priſon : Et certes, ſi Sultan Mahmoud eût eu aſſez de cœur pour faire le coup, & que Chah-Jehan eût pû ſortir, ſe faire voir par la ville, & ſe mettre en campagne, perſonne ne doute que tous les grands Omrahs ne l’euſſent fuivi, & Aureng-Zebe même n’auroit pas eu ni l’audace ni la dureté de combattre contre ſon Pere en perfonne ; d’autant plus qu’il eût aprehendé de ſe voir abandonné de tout le monde & peut-être même de MoradBakche : Auſſi eſt-ce là la grande faute qu’on remarque que fit Chah-Jehan après la bataille & la fuite de Dara, de n’être pas ſorti de la fortereſſe ; neanmoins j’en ai veu pluſieurs qui ſoutiennent que Chah-Jehan en avoit uſé très-prudemment, car ç’a été une queſtion fort agitée entre les Politiques ; & ils ne manquent pas de raiſons pour appuyer leur ſentiment ; diſans enfin qu’il eſt étrange qu’on ne juge quaſi jamais des choſes que par l’évenement ; qu’on voit ſouvent de très-folles entrepriſes qui ne laiſſent pas de reüſſir, & qui pour cela ſont approuvées de tout le monde ; que ſi Chah-Jehan eût reüſſi dans ſon deſſein, c’eût été le plus prudent & le plus adroit homme du monde ; mais qu’étant pris, c’étoit un bon vieillard qui ſe laiſſoit conduire par ſa Begum, par une femme que la paſſion aveugloit, qui avoit la vanité de croire qu’Aureng-Zebe la viendroit voir, que l’oiſeau viendroit de lui-même ſe mettre dans la cage, ou que du moins Aureng-Zebe n’auroit jamais la hardieſſe de tenter de ſe rendre maître de la fortereſſe, ni le pouvoir de le faire ; ces mêmes raiſonneurs ſoûtenans encore opiniâtrement que la plus grande faute que pouvoit jamais faire Sultan Mahmoud, c’étoit de n’avoir pas ſceu prendre l’occaſion de s’aſſeurer la Couronne par une action la plus rare & la plus genereuſe qui fût jamais ; mettre ſon grand Pere Chah-Jehan en liberté, & ſe faire ainſi de droit & de juſtice comme l’Arbitre ſouverain des choſes, au lieu qu’il lui faudra enfin quelque jour aller mourir dans Goüaleor. Quoi qu’il en ſoit, Sultan Mahmoud (ſoit qu’il craignît que Chah-Jehan ne lui tînt pas parole & d’être retenu lui-même dans le dedans, ou qu’il n’oſât ſe jouer à ſon pere Aureng-Zebe) ne voulut jamais entendre à aucune choſe ni entrer dans l’apartement de Chah-Jehan, répondant fort froidement qu’il n’avoit point ordre de ſon peré de l’aller voir, mais bien de ne s’en pas retourner ſans lui porter les clefs de toutes les portes de la fortereſſe, afin qu’il y pût venir en toute ſeureté baiſer les pieds de ſa Majeſté. Près de deux jours ſe paſſerent ſans qu’il ſe pût reſoudre à donner les clefs, pendant leſquels Sultan Mahmoud ſe tint toûjours là opiniâtrement jour & nuit en bonne garde avec tout ſon monde, juſqu’à ce qu’enfin voyant que tout ce qu’il avoit de gens à la garde de la petite porte defiloient peu à peu, & qu’il n’y avoit plus de ſeureté en ſes affaires, il les lui donna, avec ordre de dire à Aureng-Zebe qu’il le vint donc voir à preſent s’il étoit ſage, & qu’il avoit des choſes tout à fait importantes à lui dire ; mais, comme il pouvoit aſſez penſer, Aureng-Zebe étoit trop habile homme & en ſçavoit trop pour faire une ſi lourde faute ; bien loin de cela, il fit auſſi-tôt ſon Eunuque Etbarkan Gouverneur de la fortereſſe, lequel reſſerra incontinent Chah-Jehan tout à fait dans le dedans avec Begum-Saheb & toutes ſes femmes, faiſant murer pluſieurs portes, afin qu’il ne pût ni parler, ni écrire à perſonne, ni même ſortir de ſon appartement ſans permiſſion.

Aureng-Zebe lui écrivit cependant un petit billet qu’il fit voir à tout le monde, avant que de le cacheter, par lequel, entre autres choſes, il lui diſoit aſſez fechement qu’il ſçavoit de bonne part que nonobſtant toutes ces grandes proteſtations d’eſtime qu’il avoit pour lui, & de mépris qu’il avoit pour Dara, & nonobfſant cette grande affection qu’il lui témoignoit, il n’avoit pas laiſſé d’envoyer à Dara deux Elephants chargez de Roupies d’or pour le remettre ſur pied & recommencer la guerre ; & qu’ainſi, à bien prendre les choſes, ce n’étoit pas lui qui l’empriſonnoit, mais bien Dara, & que c’étoit proprement à lui à qui il s’en devoit prendre, puis qu’il étoit la cauſe de tous ſes malheurs, & que ſans lui il ſeroit venu le voir dès le premier jour, & lui rendre tous les devoirs qu’il pouvoit attendre d’un bon fils ; qu’au reſte il le ſupplioit de lui pardonner, & de ne s’impatienter point, & que deſlors qu’il auroit mis Dara hors du pouvoir d’executer ſes mauvais deſſeins, il viendroit lui même auſſi-tôt lui ouvrir les portes. J’ai entendu dire ſur ce billet qu’effectivement Chah-Jehan, dès la nuit même que partit Dara, lui avoit envoyé ces Elephans chargez de Roupies d’or, & que ce fut Rauchenara-Begum qui trouva moien d’en donner avis à Aureng-Zebe, comme elle avoit auſſi fait de ce mauvais tour qu’on lui preparoit avec ces femmes Tartares ; & que même Aureng-Zebe avoit ſurpris quelques lettres de Chah-Jehan à Dara.

J’en ai veu d’autres qui ſoûtiennent qu’il n’eſt rien de tout cela, & que ce billet qu’Aureng-Zebe fit ainſi voir à tous n’étoit que pour jetter un peu de poudre aux yeux du peuple, & tâcher de ſe juſtifier en quelque façon d’une ſi étrange action, & en jetter la faute ſur Chah-Jehan & ſur Dara, comme ayant été forcé d’un uſer de la forte. Ce font chofes qu’il eſt aſſez difficile de bien découvrir au vrai ; quoi qu’il en ſoit, ſi-tôt qu’on vit Chah-Jehan reſerré, quaſi tous les Omrahs furent obligez de venir faire la Cour à Aureng-Zebe & à Morad-Bakche, & ce qui eſt preſque incroyable, il n’y en eut pas un qui eût le cœur de branler ni d’entreprendre la moindre choſe pour leur Roi, pour celui qui les avoit fait tels qu’ils étoient, & qui les avoit tirez de la pouſſiere & peut-être de l’esclavage même, comme il eſt aſſez ordinaire à cette Cour, pour les élever aux richeſſes & aux grandeurs. Veritablement il y en eut quelques-uns, comme Danecḥmend-Kan & quelques autres, qui ne prirent aucun parti, mais tout le reſte ſe declara pour Aureng-Zebe.

Il faut neanmoins remarquer en paſſant, ce que j’ai dit, qu’ils y avoient eté obligez ; car il n’en eſt pas des Indes comme en France & dans les autres Etats de la Chrêtienté, où les Seigneurs ont de grandes Terres en propre & de grand revenu, qui leur donnent moyen de pouvoir ſubſiſter quelque temps d’eux-mêmes. Ils n’ont là que des penſions, comme j’ai déja touché ci-deſſus, que le Roi leur peut ôter à toute heure & les faire ainſi tomber tout d’un coup, fans qu’on les conſidere davantage que s’ils n’avoient jamais été, & ſans pouvoir trouver un double à emprunter.

Aureng-Zebe s’étant donc ainſi affure de Chah-Jehan & de tous les Omrahs, prit de l’argent du Treſor ce que bon lui ſembla, puis ayant laiſſé Chah-heſt-Kan fon Oncle Gouverneur de la Ville, il partit enfin avec Morad-Bakche pour s’en aller à la pourſuite de Dara.

Le jour que l’Armée devoit ſortir d’Agra, les amis particuliers de Morad-Bakche & principalement ſon Eunuque Chah-Abas, qui ſçavoient que l’excez de civilité & de reſpect eſt ordinairement un ſigne de tromperie, lui conſeilloient, puis qu’il étoit Roi, que tout le monde le traitoit de Majeſté & qu’Aureng-Zebe le reconnoiſſoit pour tel, qu’il le laiſſât aller pourſuivre Dara, & que pour lui il demeurât avec ſes troupes autour d’Agra & Dehli. S’il eût ſuivi ce conſeil, il eſt certain qu’il n’auroit pas peu embarraſſe Aureng-Zebe, mais il faut qu’il le neglige ; Aureng-Zebe a trop de bonheur ; Morad-Bakche ſe fie entierement à ſes promeſſes & aux ſermens de fidelité qu’ils s’étoient jurez l’un l’autre ſur l’Alcoran ; ils partirent enſemble & marcherent de même pas vers Dehli.

Quand ils furent arrivez à Maturas à trois ou quatre petites journées d’Agra, les amis de Morad-Bakche, qui s’appercevoient de quelque choſe, tenterent derechef de faire un effort ſur ſon eſprit, l’aſſurant qu’Aureng-Zebe avoit de mauvais deſſeins, & que ſans doute il ſe tramoit quelque choſe ; qu’on les en avertiſſoit de tous côtez & qu’abſolument pour ce jour-là du moins il n’étoit pas à propos qu’il l’allât viſiter dans ſa tente ; que ce ſeroit bien mieux fait de prevenir le coup & au plûtôt ; qu’il ne falloit que s’abſtenir de l’aller voir ce jour-là ſous pretexte de quelque indiſpoſition ; qu’il ne manqueroit pas auſſi-tôt de le venir viſiter, & que même à l’ordinaire il n’ameneroit que peu de monde : Mais quoi qu’on lui pût dire, il n’en crût rien, il eut les oreilles bouchées à tous les bons avis qu’on lui donna ; & comme s’il eût été enchanté de l’amitié d’Aureng-Zebe, il ne laiſſa pas dès le ſoir même de l’aller viſiter & de demeurer à ſouper avec lui : Si-tôt qu’il fut arrivé, Aureng-Zebe, qui l’attendoit & qui avoit déja preparé toutes choſes avec Minkan & trois ou quatre de ſes plus familiers Capitaines, ne manqua pas de l’embraſſer, & de redoubler ſes careſſes, ſes civilitez & ſes ſoumiſſions, juſqu’à lui paſſer doucement ſon mouchoir ſur le viſage pour lui eſſuyer la ſueur & la pouſſiere, ne le traitant toûjours que de Roi & de Majeſté. Cependant on ſert le ſouper, on mange, la converſation s’anime, on parle de toutes choſes à l’ordinaire, & ſur la fin on apporte une grande bouteille d’excellent vin de Chirat & quelques autres de vin de Caboul pour faire debauche, alors Aureng-Zebe, qui eſt ſerieux & qui affecte de paroître grand Mahumetan & fort regulier, ſe leva gayement de table, & conviant agreablement Morad-Bakche à ſe réjouir avec Mircay & les autres Officiers qui étoient là tout prêts, ſe retira doucement delà, comme pour s’aller repoſer. Morad-Bakche, qui aimoit fort à boire & qui trouvoit le vin bon, ne manqua pas d’en prendre avec excés ; en un mot il s’enyvra & s’endormit enſuite ; c’étoit juſtement ce qu’on demandoit, car on fit auſſi-tôt retirer quelques ſerviteurs qu’il avoit là, comme pour le laiffer dormir à ſon aiſe, & on lui ôta d’auprés de lui ſon ſabre & ſon Jemder ou poignard ; mais Aureng-Zebe ne fut pas long-temps ſans le venir reveiller lui-même : Il entra dans la chambre, le pouſſa rudement du pied, & comme il commençoit un peu à ouvrir les yeux, il se mit à lui faire cette courte & ſurprenante exhortation. Quoi, dit-il, quelle honte & quelle infamie eſt celle-ci ? Un Roi comme toi avoir ſi peu de retenuë que de s’enyvrer de la ſorte ? Qu’est-ce qu’on dira & de toi & de moi ? qu’on me prenne cet infame, cet yvrogne ; qu’on me le lie pieds & mains & qu’on me le jette là-dedans repoſer ſon vin. Auſſi-tôt dit, auſſi-tôt fait, il a beau appeller, & beau crier, cinq ou ſix perſonnes ſe jettent ſur lui, qui lui mettent les fers aux pieds & aux mains. La choſe ne ſe pût faire que quelques-uns de ſes gens qui étoient là autour n’en euſſent quelque nouvelle ; ils firent quelque bruit & voulurent entrer de force ; mais Allah-Couly un de ſes premiers Officiers, & le Maître de ſon Artillerie, qui étoit gagné de longue main, les menaça & les fit retirer ; l’on ne manqua pas à l’inſtant d’envoyer par toute l’Armée des gens qui tâcherent d’appaiſer ce premier mouvement qui pouvoit étre dangereux, ils ſoûtinrent que ce n’étoit rien ; qu’ils y étoient preſens ; que ſeulement Morad-Bakche s’étoit enyvré ; qu’en cet état là il s’étoit mis à dire des injures à tout le monde, juſqu’à Aureng-Zebe même, en ſorte qu’on avoit été obligé le voyant yvre & en furie de le reſerrer à part ; que demain au matin on le verroit ſortir quand il auroit cuvé ſon vin. Cependant les prefens marcherent toute la nuit chez les Chefs & les Officiers de l’Armée ; on leur augmenta leur paye ſur l’heure ; on leur donna de grandes eſperances ; & comme il n’y avoit perſonne qui ne ſe doutât déja depuis long-temps qu’il arriveroit quelque choſe de la ſorte, on ne fut pas fort étonné de voir que le lendemain matin tout étoit preſque appaiſé de ſorte que dès la nuit ſuivante on enferma ce pauvre Prince dans un Embary, qui eſt une forte de petite maiſon fermée qu’on met ſur les Elephans pour porter les femmes, & on le conduiſit droit à Dehli dans Slim-ger qui eſt une petite fortereſſe ancienne au milieu de la riviere.

Aprés qu’on eut ainſi appaiſé tout le monde, excepté l’Eunuque Chah-Abas qui fit aſſez de peine, Aureng-Zebe receut toute l’Armée de Morad-Bakche à ſon ſervice, & s’en alla aprés Dara qui avançoit à grandes journées vers Lahor, à deſſein de ſe bien fortifier en ce lieu là & d’y attirer ſes amis ; mais Aureng-Zebe le ſuivit avec tant de viteſſe qu’il n’eut pas le temps de faire grand’chofe, & qu’il ſe trouva obligé de ſe retirer & de prendre la route de Multan, où il ne put encore rien faire de conſiderable, parce qu’Aureng-Zebe nonobſtant la grande chaleur marchoit jour & nuit ; juſques là que pour encourager tout le monde à faire diligence, il avançoit quelquefois quaſi tout ſeul deux ou trois lieues devant toute l’Armée, ſe trouvant ſouvent obligé à boire de mauvaiſes eaux comme les autres, à ſe paſſer d’un morceau de pain ſec, & à dormir fous un arbre en attendant ſon Armée au milieu du chemin, la tête ſur ſon bouclier comme un ſimple ſoldat ; de ſorte que Dara ſe vit encore contraint d’abandonner Multan, afin de ne ſe trouver pas prés d’Aureng-Zebe auquel il n’étoit pas en état de reſiſter. C’eſt ici que les Politiques du païs ont encore raiſonné fort diverſement ; car on dit que ſi au ſortir de Lahor Dara ſe fût jette dans le Royaume de Caboul comme on le lui conſeilloit, il auroit là trouvé plus de dix mille hommes de guerre qui ſont deſtinez contre les Augans, les Perfes & les Usbecs & pour la garde du païs, dont étoit Gouverneur Mohabet-kan, un des plus puiſſans & anciens Omrahs de l’Hindouſtan, & qui n’avoit jamais été ami d’Aureng-Zebe ; que de plus il eût été là à la porte de la Perſe & de l’Usbec : qu’il étoit vrai-ſemblable que ne manquant pas d’argent, toute cette Milice & Mohabet-kan meme auroient embraſſe ſon parti, & que même il auroit pû tirer ſecours non feulement de l’Usbec, mais encore de Perſe, auſſi bien que Houmayon que les Perſes remirent dans ſon Etat contre Zaher-kan Roi des Patans qui l’en avoit chaſſé ; mais Dara étoit trop malheureux pour ſuivre un bon conſeil ; au lieu de cela il s’en alla vers le Scimdy & ſe fut jetter dans ſa fortereſſe de Tata-bakar cette forte & fameuſe place ſituée au milieu du fleuve Indus.

Aureng-Zebe le voyant prendre cette route ne trouva pas à propos de le ſuivre plus loin, étant ravi qu’il n’eût pas pris le chemin de Caboul. Il ſe contenta d’envoyer aprés lui ſept ou huit mille hommes ſous la conduite de Mir-baba ſon frere de lait, & s’en retourna tout court ſur ſes pas avec la même vîteſſe qu’il étoit venu, apprehendant beaucoup qu’il n’arrivât quelque choſe du côté d’Agra ; que quelqu’un de ces puiſſans Rajas, comme Jeſſeingue ou Jeſſomſeingue, n’entrepriſſent en ſon abſence de tirer Chah-Jehan de priſon, ou que Soliman-Chekouh avec le Raja de Serenaguer ne décendît de ſes montagnes ; ou enfin que Sultan Sujah ne s’aprochât trop d’Agra ; Voici un petit accident qui lui arriva un jour pour ſe vouloir trop precipiter.

Lors qu’il s’en retournoit ainſi de Multan vers Lahor, & qu’il marchoit avec cette vîteſſe ordinaire, il vid venir à ſa rencontre le Raja Jeſſeingue accompagné de quatre ou cinq mille de ſes Ragipous en fort bon équipage ; Aureng-Zebe, qui avoit laiſſé ſon Armée derriere, & qui ſçavoit d’ailleurs que ce Raja étoit fort affectionné à Chah-Jehan, ſe trouva aſſez ſurpris comme on peut bien ſe l’imaginer, dans la crainte que ce Raja ne ſe ſervit de l’occaſion & ne fit un coup d’Etat, qui étoit de ſe ſaiſir de lui pour tirer Chah-Jehan de priſon, ce qui lui étoit pour lors très-facile ; on ne ſçait pas même ſi ce Raja n’avoit point quelque deſſein de cette nature, car il avoit marché avec une viteſſe tout à fait extraordinaire, juſques-là qu’Aureng-Zebe n’en avoit eu aucunes nouvelles le croyant encore vers Dehli : Mais que ne fait point la fermeté & la preſence d’eſprit ? Aureng-Zebe, ſans s’émouvoir & ſans perdre contenance, marcha droit vers le Raja, & de ſi loin qu’il le vid lui fit figne de la main de s’aprocher vite, lui criant Salamet Bached Rajagi, Salamet Bached Baba-gi, le traitant de Seigneur Raja & de Seigneur Pére : Quand le Raja ſe fut aproché de lui, je t’attendois avec grande impatience, lui dit-il, c’en eſt fait, Dara eſt perdu ; il eſt tout ſeul ; j’ai envoyé Mir-baba aprés, il ne peut pas échaper ; & ce qui fut un excez de courtoiſie, il tira ſon colier de perles & le mit au col du Raja, & pour ſe défaire au plûtôt de lui de bonne grace (car il l’eût déja voulu voir bien loin) va-t’en Raja, lui dit-il, le plus vite qu’il ſe pourra à Lahor, mon Armée eſt fatiguée, va vite m’y attendre, j’aprehende qu’il n’y arrive quelque choſe ; je te fais Gouverneur de la ville ; je te remets tout entre les mains ; au reſte je te ſuis extrémement obligé de ce que tu as fait avec Soliman-Chekouh ; où as-tu laiſſé Delil-kan ? je m’en ſçaurai revanger ; fais diligence ; Salamet Bac-heſt, adieu.

Dara étant arrivé à Tatabakar y mit pour Gouverneur de la place un Eunuque, fort entendu, brave & genereux, avec une très-bonne garniſon de Patans, de Sayeds, & pour canoniers bon nombre de Franguis, Portugais, Anglois, François & Allemans, qui s’étoient mis à le ſuivre pour les grandes eſperances qu’il leur avoit donné (car ſi les affaires euſſent réuſſi & qu’il eût pû être Roi, il nous falloit reſoudre à être Omrahs tous tant que nous étions de Franguis.) Il y laiſſa auſſi la plupart de ſon treſor ; il ne manquoit point encore d’or & d’argent ; & ſans s’arrêter là que fort peu de jours, il partit avec deux ou trois mille hommes ſeulement, s’en alla deſcendre le long du fleuve Indus vers le Scimdy, & traverſant de là avec une viteſſe incroyable toutes ces terres du Raja Katche, fut ſe rendre dans le Guzarate & arriva aux portes d’Amed-Abad. Chah-Navaze-kan beau-pere d’Aureng-Zebe étoit là pour Gouverneur avec une fort bonne garniſon bien capable de reſiſter ; neanmoins ſoit qu’il fut ſurpris ou qu’il manquât de cœur (car quoi qu’il fût de la race de ces anciens Princes de Machate, il n’étoit pas pour cela grand homme de guerre, mais homme de plaiſir, fort galant & fort civil) il ne s’oppoſa point à Dara ; au contraire il le reçut très-honnorablement & le ſeut même traiter depuis avec tant d’adreſſe que Dara fut aſſez ſimple pour ſe confier à lui, & pour lui communiquer ſes deſſeins juſques à faire voir les lettres qu’il recevoit du Raja Jeſſomſeingue & de quantité d’autres de ſes amis qui ſe preparoient à le venir trouver & quoi qu’il ne fût que trop vrai ce que tout le monde lui diſoit, & ce que ſes amis mêmes lui écrivoient qu’infailliblement Chah-Navaze-kan le trahiſſoit.

Jamais homme ne fut plus ſurpris qu’Aureng-Zebe, quand il apprit que Dara étoit dans Amed-Abad, car il ſçavoit bien qu’il ne manquoit pas d’argent, & que tous ſes amis & tous les mécontens qui étoient en grand nombre ne manqueroient pas de ſe retirer peu à peu vers lui ; & d’ailleurs il ne voyoit point de ſeureté à l’aller chercher lui-même en ce lieu là, s’éloignant ſi fort d’Agra & de Chah-Jehan, & d’aller s’embaraſſer dans toutes ces terres des Rajas Jeſſeingue, Jeſſomſeingue & autres qui font en ces Provinces là ; outre qu’il apprenoit que Sultan Sujah avançoit avec une forte Armée, qu’il étoit déja vers Elabas, & que le Raja de Serenaguer ſe preparoit à décendre des montagnes avec Soliman-Chekouh ; de forte qu’il ſe trouva affez embaraſſé & aſſez en peine de quel côté il pouſſeroit. Enfin il crut qu’il ſeroit plus à propos de laiſſer là Dara en repos pour quelque temps avec Chah-Navaze-kan, & d’aller au plus preſſant, c’eſt à dire vers Sultan Sujah qui avoit déja paſſé le Gange à Elabas.

Sultan Sujah s’étoit venu camper dans un petit village qui s’appelle Kadjoué, & s’étoit fort à propos ſaiſi d’un grand Talab ou reſervoir d’eau qui eſt là ſur le chemin, & Aureng-Zebe ſe vint placer ſur le bord d’un petit torrent à une lieuë & demie de là, du côté d’Agra ; entre les deux eſt une fort belle plaine & bien propre pour une bataille. Aureng-Zebe ne fut pas plûtôt arrivé que dés le jour d’aprés, impatient de finir cette guerre, il fut affronter Sujah, laiſſant ſon bagage de l’autre côté du torrent : Il fit là des efforts contre Sujah qui ne ſont pas imaginables ; l’Emir-Jemla priſonnier du Decan & qui arriva juſtement le jour de la bataille, n’ayant plus de peur de Dara parce que ſa famille étoit en ſûreté, montra là tout ce qu’il avoit de force, de cœur & d’adreſſe ; mais comme Sultan Sujah s’étoit fort bien fortifié, & qu’il avoit une aſſez bonne Artillerie & fort avantageuſement placée, il ne fut pas poſſible à Aureng-Zebe de le forcer, ni de le faire retirer de là pour lui faire perdre l’eau comme il l’eſperoit ; au contraire il fut obligé lui-même de reculer pluſieurs fois, tant il étoit vertement repouſſé, de ſorte qu’il ſe trouva fort embaraſſé, Sultan Sujah ne voulant point trop s’avancer dans la plaine ny s’éloigner du lieu avantageux où il étoit, ne pretendent que ſe defendre, ce qui étoit fort judicieuſement fait ; car il prevoyoit qu’Aureng-Zebe ne pouvoit pas demeurer là long-temps, & que dans la chaleur qu’il faiſoit, il ſeroit abſolument obligé de retourner en arriere vers le torrent chercher de l’eau, & que ce ſeroit en ce temps-là qu’il lui donneroit tout de bon, à dos : Aureng-Zebe prevoyoit bien auſſi la même choſe, & c’étoit la raiſon pourquoi il ſe preſſoit tant, mais voici bien un autre ſurcroît d’embarras.

Dans ce même temps on lui apprend que le Raja Jeſſomſeingue, qui en apparence s’étoit accommodé avec lui, donne ſur l’arriere-garde & qu’il pille le bagage & le treſor. Cette nouvelle l’étonna fort & d’autant plus qu’il s’aperçut que ſon Armée, qui en avoit appris quelque choſe, prenoit l’épouvante & s’en alloit déja la plupart ſe debandant & fuyant deça dela : Neantmoins il ne perd pas le jugement pour cela & voyant bien que retourner en arriere c’étoit ſe mettre au hazard de tout perdre, il ſe reſolut comme à la bataille de Dara de ſoûtenir le plus qu’il pourroit & d’attendre de pied ferme toute ſorte d’évenement. Cependant le deſordre ſe mit de plus en plus dans ſon Armée ; Sujah qui veut profiter de l’occaſion prend ſon temps, & le pouſſe vigoureuſement ; le conducteur de l’Elephant d’Aureng-Zebe eſt tué d’un coup de fléche, il le conduit lui-même le mieux qu’il peut juſqu’à ce qu’un autre ſoit remonté, les fléches pleuvent ſur lui, il ne s’épargne pas d’en tirer lui-même, l’Elephant a peur & recule : le voilà dans une grande extrémité, & juſqu’à tel point qu’il mit un pied hors de ſon ſiege, comme s’il eût voulu ſe jetter à terre, & l’on ne ſçait pas même dans ce trouble ce qu’il auroit fait, n’eût été que l’Emir Jemla, qui en étoit tout proche & qui faiſoit au-delà de tout ce qu’on devoit attendre d’un grand homme comme lui, lui cria en hauſſant la main, Decankou, Decankou, où eſt le Decan ? Voilà ce ſemble la derniere extrémité, où pouvoit être reduit Aureng-Zebe ; on diroit que c’eſt à ce coup que la fortune l’abandonne, & l’on ne voit preſque pas qu’il en puiſſe échapper, mais ſon bon-heur eſt plus fort que tout cela ; il faut que Sultan Sujah ſoit mis en déroute, & qu’il s’enfuye comme Dara pour ſauver ſa vie, il faut qu’Aureng-Zebe demeure victorieux, qu’il l’emporte par tout & qu’il ſoit Roi des Indes.

Il faut ſe ſouvenir de la bataille de Samonguer, & de cette rencontre ſi petite en apparence qui ruïna Dara : c’eſt la même beveuë, ou pour mieux dire une ſemblable trahifon qui s’en va perdre Sultan Sujah. Allah-verdi-Kan un de ſes principaux Capitaines, qui (à ce que quelques-uns dirent) avoit été gagné, va ſe ſervir du même artifice que Calil-ullah-kan avoit fait envers Dara : Il y en eut pourtant qui crurent qu’il n’y eut point de malice, & que ce fut ſeulement une ſimple flaterie ; car voyant que toute l’Armée d’Aureng-Zebe étoit en deſordre, il courut vers Sultan Sujah, lui diſant de loin les mêmes Mohbarek que Calil-ullah-Kan, & le ſupliant à mains jointes de ne ſe tenir plus là en ſi grand danger ſur ſon Elephant ; deſcendez au nom de Dieu, lui dit-il, montez à cheval, Dieu vous a fait Souverain des Indes, pourſuivons ces fuyarts ; qu’Aureng-Zebe ne nous échape pas : Mais pourquoi taire plus long-temps l’étrange fortune d’Aureng-Zebe & l’incroyable conjoncture qui va remettre en ſi bon état des affaires déſeſperées ? Sultan Sujah, qui n’étoit pas plus aviſé que Dara, fit la même faute, il ne fut pas plûtôt deſcendu de deſſus fon Elephant, que l’Armée ne le voyant plus, fut épouvantée, dans la croyance qu’il y avoit de la trahison, qu’on l’avoit pris ou tué, & ſe débanda ſans remede, comme celle de Dara à la bataille de Samonguer, la déroute fut ſi grande, que le Sultan fut bien-heureux de ſe pouvoir fauver.

Jeſſomſeingue entendant ces étranges nouvelles, & voyant bien qu’il ne faiſoit pas là trop bon pour lui, ſe contenta de ce qu’il avoit pillé, & s’en alla en diligence droit en Agra pour de là paſſer en ſes Terres ; le bruit étoit déja en Agra qu’Aureng-Zebe avoit perdu la bataille ; qu’il étoit pris avec l’Emir-Jemla, & que Sultan Sujah les amenoit priſonniers ; juſques là que Chah-heſt-kan, qui étoit le Gouverneur de la ville & Oncle d’Aureng-Zebe, voyant aux portes de la ville Jeſſomſeingue, dont il avoit apris la trahiſon, & deſeſperant déja de ſa vie, avoit pris dans la main une coupe de poiſon pour ſe faire mourir, & l’auroit, dit-on, effectivement avalé ſans que ſes femmes ſe jetterent ſur lui pour l’en empécher ; ſi bien qu’on tient que ſi Jeſſomſeingue eût eu l’eſprit & le courage de demeurer plus long-temps dans Agra ; qu’il eût menacé hardiment, promis & agi vigoureuſement pour la liberté de Chah-Jehan ; il l’auroit pû tirer de priſon, avec d’autant plus de facilité que tout Agra demeura deux jours entiers dans la croyance qu’Aureng-Zebe étoit vaincu. Mais Jeſſomſeingue qui ſçavoit comme tout s’étoit paſſé, & qui n’oſa reſter là ſi long-temps, ni rien entreprendre, ne fit que paſſer, & f ſe retirer en diligence ſur ſes terres.

Aureng-Zebe, qui apprehendoit tout du côté d’Agra, & qui craignoit que Jeſſomſeingue n’entreprit quelque choſe pour Chah-Jehan, ne s’arrêta pas long-tems à la pourſuite de Sultan Sujah ; il s’en retourna tout court en Agra avec toute ſon Armée, où il demeura long-temps donnant ordre à tout & s’aſſurant de tout. Cependant il eut nouvelles que Sultan Sujah n’avoit pas perdu grand monde dans ſa déroute pour n’avoir pas été pourſuivi fort loin ; que même de toutes ces terres de Rajas qui ſont dans ces quartiers là, à droite & à gauche du Gange, il tiroit de grandes forces pour être en reputation d’être fort riche & fort liberal, & qu’il ſe fortifioit dans Elabas, cet important & fameux paſſage du Gange, qui eſt avec ſa fortereſſe comme la premiere porte du Bengale : D’ailleurs il conſidera proche de ſoi deux perſonnes qui étoient à la verité très-capables de le ſervir, Sultan Mahmoud ſon fils aîné & l’Emir-Jemla, mais il ſavoit que ceux qui ont rendu de grands ſervices à leur Prince en deviennent ſouvent infolens, dans la croyance que tout leur eſt deu, & qu’on ne ſauroit trop les recompenſer : Il s’apperçût même déja que ce premier commençoit fort à s’émanciper & qu’il devenoit tous les jours plus arrogant pour s’être ſaiſi de la fortereſſe d’Agra, & avoir par ce moyen rompu tous les deſſeins qu’auroit pu former Chah-Jehan ; Et pour ce qui eſt de l’Emir, il connut à la verité aſſez la force de ſon eſprit, ſa conduite & ſa valeur, mais c’étoit cela même qui le lui faiſoit d’autant plus aprehender, car ſachant qu’il étoit très-riche, que ſa renommée étoit grande, qu’il paſſoit pour le premier mobile dans les affaires & pour le plus habile homme des Indes, il ne doutoit point qu’à l’exemple de Sultan Mahmoud il ne ſe promît de grandes eſperances. Tout cela certes eût été capable d’embaraſſer un eſprit mediocre ; mais Aureng-Zebe trouva remede à tout ; il les ſeut éloigner tous deux avec tant de conduite & même de ſi bonne grace, que ny l’un ny l’autre n’eut aucun ſujet de s’en plaindre. Il les envoya tous deux contre Sultan Sujah avec une puiſſante Armée, faiſant ſecretement entendre à l’Emir que le Gouvernement de Bengale, qui eſt le meilleur poſte de l’Hindouſtan, étoit deſtiné pour lui tant qu’il vivroit, & pour ſon fils aprés ſa mort, & que c’étoit par là qu’il vouloit commencer à lui témoigner la reconnoiſſance qu’il avoit des grands ſervices qu’il lui avoit rendus, & qu’enfin il n’appartenoit qu’à lui de défaire Sujah, & que ſi tôt qu’il en ſeroit venu à bout il le feroit Mir-ul Omrahs, qui eſt la premiere & la plus honorable charge de l’Hindouſtan, puiſque c’eſt comme qui diroit le Prince des Omrahs. Il ne dit à Sultan Mahmoud que ces trois ou quatre paroles, ſouvien-toi que tu és l’aîné de mes enfans, que c’eſt pour toi que tu vas combattre, que tu as fait beaucoup, mais que tu n’as pourtant rien fait ſi tu ne te rends maître de Sujah, qui eſt nôtre plus grand & plus puiſſant ennemi, j’eſpere bien, Dieu aidant, venir facilement à bout des autres ; & avec cela il les congedia tous deux avec les honneurs ordinaires, c’eſt à dire de riches Seraphas, ou Veſtes, quelques chevaux & quelques Elephans ſuperbement enharnachez, faiſant cependant doucement conſentir Emir-Jemla à lui laiſſer ſon fils unique Mahmet Emir-kan pour ſa conſolation, pour en avoir ſoin & l’élever, ou bien plûtôt pour le tenir comme un gage de ſa fidelité ; & Sultan Mahmoud de laiſſer ſa femme en Agra, cette fille du Roi de Golkonda, comme une choſe trop embaraſſante dans une Armée & dans une telle expedition.

Sultan Sujah, qui étoit toûjours dans l’apprehenſion qu’on ne fit ſoulever contre lui les Rajas du bas Bengale, qu’il avoit ſi mal traitez, & qui ne craignoit rien tant que d’avoir à faire à l’Emir-Jemla, n’eut pas plûtôt apris ces nouvelles, que craignant qu’on ne lui coupât le chemin de Bengale, & que l’Emir ne paſſât en quelque autre part le Gange ou plus bas ou plus haut qu’Elabas, décampa & fut deſcendre à Benarés & Patna, d’où il ſe rendit à Moguiere petite Ville ſituée ſur le Gange, lieu qui eſt communement appellé la clef du Royaume de Bengale, étant comme une eſpece de détroit entre les montagnes & les bois qui n’en ſont pas loin. Il trouva à propos de s’arrêter en ce lieu là & de s’y fortifier, & pour plus grande ſeureté fit tirer une grande tranchée, que j’ai vûë quelques années après paſſant par là, depuis la Ville & la Riviere juſqu’à la montagne, en bonne reſolution d’attendre de pied ferme l’Emir-Jemla, & de lui diſputer ce paſſage ; mais il fut bien étonné quand on lui vint donner avis que les troupes de l’Emir, qui deſcendoient lentement le long du Gange, n’étoient ſans doute que pour l’amuſer ; qu’il n’étoit point là ; qu’il avoit gagné les Rajas de ces montagnes qui ſont à la droite du fleuve, & que lui & Sultan Mahmoud s’en alloient par deſſus leurs terres à grandes journées avec toute la fleur de l’Armée tirant droit à Rage-Mehalle pour lui couper chemin ; de ſorte qu’il fut contraint de laiſſer au plûtôt toutes ſes fortifications ; neanmoins il fit ſi grande diligence, que quoi qu’il fût obligé de ſuivre ce grand detour que fait par là le Gange vers la gauche, il prevint l’Emir de quelques jours & ſe rendit le premier à Rage-Mehalle où il eut le temps de ſe fortifier, parce que l’Emir ayant eu ces nouvelles, prit à gauche vers le Gange par de fort mauvais chemins, pour attendre là ſes troupes qui deſcendoient avec la groſſe artillerie & le bagage le long du fleuve. Si-tôt que tout fut arrivé il s’en alla attaquer Sultan Sujah, qui ſe defendit trés-bien cinq ou ſix jours durant ; mais voyant que l’artillerie de l’Emir qui jouoit ſans ceſſe ébouloit toutes ſes fortifications, qui n’étoient que de terre mouvante, de ſable & de facines, & qu’il ne pouvoit que difficilement reſiſter dans ce poſte là, outre que la ſaiſon des pluyes commençoit, il ſe retira à la faveur de la nuit, laiſſant deux groſſes pieces de Canon. L’Emir n’oſa le ſuivre la nuit de peur de quelque embuscade, reſervant cela pour le lendemain matin ; mais le bon-heur voulut pour Sujah qu’à la pointe du jour il ſurvint une pluye qui dura plus de trois jours, de ſorte que l’Emir non ſeulement ne pût ſortir de quelques jours de Rage-Mehalle, mais ſe vit obligé d’y paſſer l’hyver, à caufe des pluyes qui ſont exceſſives dans ce pays-là, & qui rendent les chemins ſi incommodes pendant plus de quatre mois, ſçavoir Juillet, Août, Septembre & Octobre, que les Armées n’y ſçauroient marcher ; Ainſi Sultan Sujah eut le moyen de ſe retirer & de choiſir quelle place il voulut, & eut aſſez de temps pour fortifier ſon Armée, & pour faire venir du bas Bengale pluſieurs pieces de canon & pluſieurs Portugais de ceux qui s’y ſont refugiez, à cauſe de la grande fertilité du païs ; car il faiſoit de grandes careſſes à tous ces Peres Miſſionnaires Portugais qui ſont dans cette Province, & il ne leur promettoit pas moins que de les faire tous riches & de leur faire bâtir des Egliſes par tout où ils voudroient ; auſſi étoient-ils bien capables de le ſervir, étant certain que dans le Royaume de Bengale il ne ſe trouvera pas moins de huit à neuf mille familles de Franguis, Portugais natifs, ou meſtics.

Sultan Mahmoud, qui pour la raiſon que j’ai dite étoit devenu fier & aſpiroit peut-être à de plus grandes choſes qu’il ne devoit pour lors, pretendoit de commander l’Armée abſolument, & que l’Emir-Jemla ſuivroit ſes ordres, laiſſant même de temps en temps échaper des paroles pleines de fierté à l’égard de ſon pere Aureng-Zebe, comme s’il lui eût été obligé de ſa Couronne, & pleines de mépris & de menaces à l’égard de l’Emir-Jemla, ce qui cauſa de grandes froideurs entre eux, & qui durerent même aſſez long-temps ; juſqu’à ce qu’enfin Sultan Mahmoud apprenant que ſon Pere étoit fort mécontent de ſa Conduite, & aprehendant que l’Emir n’eût ordre de ſe ſaiſir de ſa perſonne, ſe retira vers Sultan-Sujah, accompagné de fort peu de monde ; il lui fit de grandes promeſſes & lui jura fidelité ; mais Sujah, qui aprehendoit que ce ne fût quelque ruſe d’Aureng-Zebe & de l’Emir-Jemla pour l’attraper, ne ſe pouvoit fier en lui, ayant toûjours l’œil ſur ſes actions ſans lui donner aucun commandement conſiderable, ce qui le dégoûta tellement, que quelques mois après ne fachant que devenir il reſolut d’abandonner Sultan-Sujah, & s’en retourna vers l’Emir, comme il s’en étoit retiré l’Emir le reçût aſſez bien, l’aſſeurant qu’il écriroit en ſa faveur à Aureng-Zebe, & qu’il feroit tout ſon poſſible aupres de lui pour lui faire oublier cette faute.

Je croy devoir marquer ici en paſſant ce que pluſieurs m’ont dit ; que toute cette eſcapade de Sultan Mahmoud ne s’étoit faite que par les artifices & par les reſſors d’Aureng-Zebe, qui ne fe ſoucioit guere de hazarder ce fils pour tâcher de perdre Sujah, & qui étoit bien aiſe qu’en tout cas ce lui fût un prétexte ſpecieux pour le mettre en lieu de ſeureté : Quoi qu’il en foit, il témoigna après être fort degouté de lui, & lui écrivit enfin une lettre fort deſobligeante par laquelle il lui ordonnoit de revenir en Dehli, donnant cépendant bon ordre qu’il ne vint pas juſques là ; car il n’eut pas plûtôt paſſé le Gange qu’il trouva des gens qui l’arrêterent, l’enfermerent dans un Embary comme on avoit fait Morad-Bakche, & l’emmenerent à Goüaleor, d’où on ne croit pas qu’il ſorte jamais, Aureng-Zebe ſe tirant d’un grand embarras, & donnant à entendre à ſon ſecond fils Sultan Mazum que le point de regner eſt quelque choſe de ſi delicat que les Rois doivent quaſi avoir de la jalouſie de leur ombre, que, s’il n’eſt fage, il lui en peut autant arriver qu’à fon frere, & qu’il ne faut pas qu’il penſe qu’Aureng-Zebe ſoit homme à s’en laiſſer faire autant que Chah-Jehan fit à ſon Pere Jehan-Guyre & qu’il en a veu faire ces derniers jours à Chah-Jehan : Auſſi dirons nous en paſſant au ſujet de ce fils, que s’il continue d’en uſer comme il a fait juſques à prefent, Aureng-Zebe n’aura pas ſujet de le ſoupçonner & de s’en mécontenter, car jamais eſclave ne ſçauroit être plus ſouple, & jamais Aureng-Zebe n’a paru plus degagé d’ambition ny plus Fakire que lui ; neanmoins j’ay veu des gens d’eſprit qui croyent que ce n’eſt pas tout de bon ; mais par une Politique rafinée & cachée comme celle de ſon pere ; c’eſt ce que le temps nous apprendra, paſſons outre.

Pendant que toutes ces choſes ſe paſſerent ainfi dans le Bengale, & que Sultan Sujah reſiſtoit du mieux qu’il pouvoit aux forces de l’Emir Jemla, paſſant tantôt d’un côté dù Gange, d’un canal, ou d’une riviere, car tout en eſt plein dans ce païs là, & tantôt d’un autre ; Aureng-Zebe ſe tenoit autour d’Agra allant & venant deça delà, & enfin aprés avoir auſſi fait conduire Morad-Bakche à Goüalcor, il s’en vint à Dehli, où il commença à faire tout de bon & tout hautement le Roi, donnant ordre à toutes les affaires du Royaume, & ſongeant ſur tout aux moyens d’attraper Dara & de le faire ſortir de la Guzarate, ce qui étoit une choſe très-difficile pour les raiſons que j’ai déja dites, mais la grande fortune & la grande adreſſe d’Aureng-Zebe l’en tireront bien-tôt, & voici comme la choſe ſe paffa.

Jeſſomſeingue, qui s’étoit retiré dans ſes terres, s’étant accommodé de ce qu’il avoit pillé à la bataille de Kadjoüé, fit une puiſſante armée, & écrivit à Dara qu’il vint au plûtôt vers Agra, & qu’il le joindroit ſur le chemin. Dara, qui avoit déja fait une armée aſſez nombreuſe (quoi qu’elle ne fût pourtant pour la plupart que de gens ramaſſez) & qui eſperoit qu’en approchant d’Agra pluſieurs de ſes anciens amis, qui le verroient avec Jeſſomſeingue, viendroient infailliblement le joindre, part auſſitôt d’Amed-Abad, & s’en alla en grande diligence à Aſmire ſept à huit journées d’Agra ; Mais Jeſſomſeingue ne lui tint pas parole ; le Raja Jeſſeingue alla s’entremettre pour faire ſon accord avec Aureng-Zebe & l’attirer tout de bon à ſon parti ; ou du moins empêcher ſon deffein, qui étoit capable de le perdre lui-même & de faire remuer tous les Rajas ; & lui écrivit pluſieurs fois, lui faiſant connoître le grand danger où il s’alloit mettre en épouſant un parti ruiné comme étoit celui de Dara ; qu’il prit bien garde à ce qu’il alloit faire ; qu’il joüoit à ſe perdre entierement lui & toute ſa famille ; que jamais Aureng-Zebe ne lui pardonneroit ; qu’il étoit Raja comme lui ; qu’il ſongeât à épargner le ſang des Ragipous ; que s’il penſoit attirer les Rajas à ſon parti, il trouveroit qui l’empêcheroit, & qu’en un mot c’étoit une affaire qui concernoit generalement tous les Indous, c’eſt à dire toute la Gentilité, & la mettoit en danger, ſi on laiſſoit allumer un feu qui ne s’éteindroit pas quand on voudroit ; qu’au reſte s’il vouloit laiſſer Dara deméler ſes affaires lui ſeul, Aureng-Zebe oublieroit tout ce qui s’étoit paſſe, lui fairoit preſent de tout ce qu’il lui avoit pris, & dès l’heure même lui donneroit le Gouvernement de Guzarate, ce qui lui ſeroit extrémement commode, à cauſe que ce païs là eſt proche de ſes terres ; qu’il y pourroit demeurer en pleine liberté & ſeureté, & tant qu’il voudroit, & ſe feroit caution de tout ; en un mot, ce Raja fit tant qu’il fit retourner Jeſſomſeingue vers ſes terres, pendant qu’Aureng-Zebe s’aprocha avec toute ſon armée d’Aſmire & vint camper a la veuë de celle de Dara.

Que peut faire Dara ce pauvre Prince ? il ſe voit abandonné & fruſtré de ſon eſperance ; il conſidere que de retourner ſur ſes pas en Amed-Abad ſain & ſauf avec fon armée, c’eſt une choſe impoffible, veu qu’il lui faudroit plus de trente-cinq jours de marche, que c’étoit le cœur de l’Eté, que les eaux lui manqueroient, que c’étoient toutes terres de Rajas, amis ou alliez de Jeſſomſeingue, que l’Armée d’Aureng-Zebe, qui n’étoit point haraſſée comme la ſienne, ne manqueroit pas de le ſuivre. Il vaut autant, dit-il, perir ici, & quoi que la partie ſoit tout à fait inegale, riſquons tout, & donnons encore une fois bataille ; Mais que pretend-il faire ? non ſeulement il eſt abondonné de tous côtez, mais il a encore Chah-Navaze-kan avec lui auquel il ſe fie, & qui le trahit & découvre tous ſes deſſeins à Aureng-Zebe. Il eſt vrai que Chah-Navaze-Kan fut tué dans la bataille, ſoit par la main de Dara même, comme pluſieurs m’ont dit, ſoit (ce qui eſt plus vraiſemblable) par des gens de l’armée d’Aureng-Zebe, qui étans partiſans ſecrets de Dara trouverent moyen de l’aborder & de s’en défaire, aprehendans qu’il ne les découvrît & qu’il n’eût quelque connoiſſance des lettres qu’ils avoient écrites à Dara ; mais de quoi lui ſervoit alors que Chah-Navaze-kan mourût ? c’étoit autrefois qu’il falloit ſonger à ſuivre le conſeil de ſes amis & à ne ſe fier jamais en lui.

Le combat commença ſur les neuf à dix heures du matin ; l’artillerie de Dara, qui étoit bien placée ſur une petite éminence, ſe fit aſſez entendre ; mais, à ce qu’on dit, la plupart ſans boulets, tellement il étoit trahi de tout le monde. Il n’eſt pas neceſſaire de raporter les autres particularitez de cette bataille ; ce ne fut proprement pas une bataille, ce ne fut qu’une déroute ; Je dirai ſeulement qu’à peine eut-on commencé de donner, que Jeſſeingue ſe trouva tout proche & à la veuë de Dara, auquel il envoya dire de s’enfuir au plûtôt s’il ne vouloit étre pris ; ſi bien que le pauvre Prince tout ſurpris fut contraint de s’enfuir ſur l’heure même, & avec tant de défordre & de precipitation qu’il n’eut pas ſeulement le loiſir de faire charger ſon bagage ; ce ne fut pas peu de ſe pouvoir tirer de là avec ſa femme & le reſte de ſa famille ; encore eſt-il certain, que ſi le Raja Jeſſeingue eût voulu faire tant ſoit peu de diligence, il n’eût jamais pû échaper, mais il a toûjours eu du refpect pour la famille Royale, ou plûtôt il étoit trop fin & trop politique, & ſongeoit trop bien à l’avenir pour ſe hazarder de mettre la main ſur un Prince du Sang.

Ce malheureux Prince abondonné de tout le monde, & qui ne ſe voyoit accompagné que de deux mille hommes au plus, ſe trouva contraint au cœur de l’été de traverſer ſans tentes ny bagage toutes ces terres de Rajas qui ſont quaſi depuis Aſmire juſques en Amed-Abad. Cependant les Kollys, païſans de ce païs là, qui ſont les plus méchans de toute l’Inde & les plus grands voleurs, le ſuivoient jour & nuit, pilloient & aſſaſſinoient les ſoldats avec tant de cruauté, qu’on ne pouvoit demeurer deux cens pas en arriere du gros qu’on ne fût ſur l’heure dépouillé tout nud, ou tué ſi on faiſoit la moindre reſiſtance, neanmoins avec tout cela, il fit tant qu’il ſe rendit à une journée d’Amed-Abad, eſperant le lendemain ou après entrer dans la ville pour ſe rafraichir & tâcher encore une fois d’y maſſer quelques forces ; mais tout devient contraire aux vaincus & aux malheureux.

Le Gouverneur qu’il avoit laiſſé dans le Château d’Amed-Abad, avoit déja reçû des lettres de menaces & de promeſſes tout enſemble de la part d’Aureng-Zebe ; il avoit perdu cœur, & s’étoit laiſſé lâchement gagner. De ſorte qu’il écrivit à Dara qu’il n’aprochât pas davantage, qu’il trouveroit les portes fermées, & que tout y étoit en armes. Il y avoit déja trois jours que j’avois rencontré ce Prince par le plus grand hazard du monde, & qu’il m’avoit obligé de le ſuivre, parce qu’il n’avoit point de Medecin, & le ſoir de devant le jour qu’on lui aporta cette nouvelle, il avoit eu la bonté de me faire entrer dans le Karavan-ſerrak, où il étoit, craignant que les Koullys ne m’aſſommaſſent la nuit ; & ce qui eſt aſſez difficile à croire dans l’Hindouſtan, où les Grands principalement ſont ſi jaloux de leurs femmes, j’étois ſi proche de celle de ce Prince que les cordes des Kanates ou paravents qui les enfermoient (car il n’avoit pas ſeulement une miſerable tente) étoieit attacheés aux roües de la charette. Je rapporte cette circonſtance en paſſant ſeulement pour faire remarquer a quelle extrémité il devoit être reduit. Quand ces femmes entendirent cette triſte nouvelle ; il me ſouvient que c’étoit au point du jour ; voilà que tout d’un coup elles jettent des cris & des lamentations ſi étranges & ſi pitoyables qu’elles tiroient les larmes des yeux : Nous voilà tous en trouble & en une êtrange confuſion, chacun ſe regarde l’un l’autre & perſonne ne ſçait que faire ny que devenir. Incontinent après nous vîmes ſortir Dara demi mort, parlant tantôt à l’un tantôt à l’autre, juſqu’aux moindres Soldats. Il voit que tout le monde eſt étonné, & le va abandonner, que deviendra-t-il ? où peut-il aller ? il faut partir ſur l’heure. Jugez encore par ce petit incident de l’extrémité où il devoit être. De trois grands bœufs de Guzarate que j’avois pour ma charette, le jour precedent il m’en étoit mort un pendant la nuit, un autre qui mouroit, & le troiſiéme n’en pouvoit plus (car depuis ces trois jours que j’étois avec lui il nous avoit fallu marcher quaſi jour & nuit avec une chaleur & une pouſſiere inſuportable) cependant quelque choſe qu’il pût dire & qu’il pût commander pour lui, pour une de ces femmes qui étoit bleſſée à la jambe, & pour moi, il ne lui fut pas poſſible de me faire trouver ny bœufs, ny chameaux, ny chevaux ; ſi bien qu’il fut obligé pour ma bonne fortune de me laiſſer là. Je le vis partir, & certes les larmes aux yeux, accompagné tout au plus de quatre à cinq Cavaliers avec deux Elephans qu’on diſoit être chargez d’or & d’argent, & j’entendis dire qu’on s’en alloit prendre la route de Tatabakar, car il ne voyoit rien de meilleur à faire, quoi que cela ſemblât comme impoſſible, veu le peu de gens qui lui reſtoient & ces grands deſerts ſabloneux, la plupart ſans eau bonne à boire, qu’il avoit à traverser au plus fort de l’Eté : auſſi la plus grande partie de ceux qui le ſuivirent, & même pluſieurs de ſes femmes, y perirent ou de ſoif ou de mauvaises eaux, ou de fatigue & de mauvaise nourriture, ou enfin dépouillez par les Koullys ; Neanmoins il fit encore tant d’efforts qu’il gagna enfin les terres du Raja Katche ; malheureux de n’être pas peri lui-même dans cette route là.

Ce Raja lui fit d’abord très-bon accueil, lui promettant même de l’aſſiſter de toutes ſes forces moyennant qu’il donnât ſa fille en mariage à ſon fils ; mais Jeſſeingue en fit bien-tôt autant auprès de ce Raja, qu’il en avoit fait auprès de Jeſſomſeingue ; De ſorte que Dara voyant un jour l’amitié de ce Barbare tout d’un coup refroidie, & que par conſequent ſa perſonne étoit là en danger ; il ſe met ſur l’heure à pourfuivre ſon chemin vers Tatabakar.

De dire comme je me démêlai d’avec ces Meſſieurs les Koullys ou voleurs, de quelle façon je les excitai à compaſſion, comme quoi je ſauvai la meilleure partie de mon petit treſor, comme nous fûmes incontinent bons amis par le moyen de ma Medecine dont je faiſois grande montre, mon chartier & mon valet bien étonnez & bien embarraſſez auſſi bien que moi, jurans de tout leur cœur que j’étois le plus grand Medecin du monde, & que les gens de Dara en s’en allant m’avoient fort mal-traité & pillé ce que j’avois de meilleur ; comme après m’avoir retenu avec eux ſept ou huit jours, ils eurent la bonté & la generoſité de me prêter un bœuf, & de me conduire juſques à la veuë des Tours d’Amed-Abad : Et enfin comme delà à quelques jours je retournai à Dehly ayant trouvé l’occaſion d’un Omrah qui s’y en alloit, rencontrant de tems en tems par le chemin des cadavres d’hommes, d’Elephans, de bœufs, de chevaux & de chameaux, le debris de cette malheureuſe Armée de Dara ; ce ſont choſes qui ne valent pas la peine que je m’amuſe ici à les décrire.

Pendant que Dara s’avance vers Tatabakar, la guerre continue en Bengale, & bien plus long-tems qu’on ne croyoit, Sultan-Sujah faifant des efforts incroyables & jouant de ſon reſte contre l’Emir-Jemla : neanmoins cela n’embarraſſoit pas tant Aureng-Zebe, qui ſçavoit qu’il y a bien loin de Bengale en Agra, & connoiſſoit bien la prudence & la valeur de l’Emir-Jemla : ce qui l’inquietoit beaucoup plus c’étoit de voir Soliman Chekouh comme à ſa porte (car d’Agra aux montagnes il n’y a pas huit jours de chemin) dont il ne pouvoit venir à bout, & qui lui donnoit de perpetuelles alarmes par les bruits qui couroient à toute heure qu’il deſcendoit des montagnes avec le Raja : il eſt certainement difficile de le tirer de là. Voyons de quelle maniere il s’y prend pour en venir a bout.

Il fait écrire coup ſur coup le Raja Jeſſeingue au Raja de Serenaguer, lui faiſant force grandes promeſſes s’il lui vouloit mettre en main Soliman-Chekouh, & le menaçant en même temps de la guerre s’il s’opiniâtroit à le garder : le Raja fait réponse qu’il perdroit plûtôt fon Eſtat que de faire une ſi lâche action & Aureng-Zebe voyant ſa reſolution ſe met en campagne & s’en va droit aux pieds des montagnes, & avec une infinité de pionniers fait couper les rochers & élargir les chemins : mais le Raja ſe moque de tout cela, auſſi n’a-t-il pas beaucoup à craindre de ce côté-là ; Aureng-Zebe auroit eu beau couper, ce ſont comme j’ai dit des montagnes inacceſſibles à une Armée, & les pierres ſuffiroient pour arrêter les forces de quatre Indouſtans, de ſorte qu’il fut obligé de s’en retourner ſans rien faire.

Dara cependant s’aproche de ſa fortereſſe de Tatabakar, & quand il n’en fut qu’à deux ou trois petites journées, nouvelles lui vinrent que Mir-Baba, qui l’aſſiegoit depuis long-temps, l’avoit enfin reduite à l’extrémité, comme je l’ai appris depuis de nos François & autres Franguys qui y étoient ; la livre de ris & de chair y ayant valu plus d’un écu, & ainſi des autres vivres à proportion ; neanmoins le Gouverneur tenoit toûjours bon, faiſoit des ſorties qui incommodoient extrémement l’Ennemi, & montroit toute la prudence, le courage & la fidelité poſſible, fe moquant des efforts du General Mir-Baba, & de toutes les menaces & promeſſes d’Aureng-Zebe.

C’eſt ainſi que je l’ai auſſi appris depuis de nos François & de tous ces autres Franguis qui étoient avec lui, ajoûtans que quand il entendit que Dara n’étoit pas loin il redoubla ſes liberalitez, & ſçût ſi bien gagner le cœur de tous les Soldats, & les animer à bien faire, qu’il n’y en avoit pas un qui ne fût en reſolution de ſortir ſur l’Ennemi, & de tout riſquer pour faire lever le ſiege & faire entrer Dara : & qu’il avoit ſi bien ſçû mettre la crainte & l’épouvante dans le camp de Mir-Baba, y faiſant adroitement paſſer des eſpions qui aſſuroient qu’ils avoient veu Dara aprocher en grande reſolution & avec de fort bonnes troupes, que s’il fût venu, comme on le [illisible] à chaque moment, l’Armée ennemie étoit pour ſe débander le voyait paroître, & pour paſſer même une partie de ſon côté ; mais il eſt toûjours trop malheureux pour entreprendre quelque choſe qui puiffe reüſſir. Croyant donc que faire lever le ſiege avec ce peu de monde qu’il avoit, c’étoit une choſe impoſſible, il délibera de paſſer le fleuve Indus & tacher de gagner la Perſe ; quoi que ce n’eût pas été ſans des difficultez & des incommoditez terribles, à cauſe des deſerts & du peu de bonnes eaux qu’il y a dans ces endroits-là ; outre que ſur ces frontieres ce ne ſont que petits Rajas & Patans qui ne reconnoiſſent quaſi perfonne ni le Perſan ni le Mogol ; mais ſa femme l’en diſſuada fort par cette foible raiſon, qu’il falloit donc qu’il ſe refolut de voir ſa femme & ſa fille eſclaves d’un Roi de Perſe, que c’étoit une choſe indigne de la grandeur de ſa famille, & qu’il valloit mieux mourir que de ſouffrir cette infamie ; comme ſi autrefois la femme de Houmayon fût devenue ou eût demeuré eſclave du Roi de Perſe.

Comme il étoit dans cette peine, il ſe ſouvint qu’il y avoit là autour un Patan aſſez puiſſant, nommé Gion-kan, auquel il avoit autrefois ſauvé la vie par deux fois, Chah-Jehan ayant commandé qu’on le jettât ſous l’Elephant, pour s’être revolté pluſieurs fois ; il ſe reſolut de l’aller trouver, eſperant qu’il lui pourroit donner du ſecours aſſez conſiderablement pour faire lever le ſiege de Tatabakar, faiſant ſon conte qu’il prendroit à ſon treſor, & que delà gagnant vers Kandahar il ſe pourroit jetter dans le Royaume de Kaboul, ayant grande eſperance dans Mohabet-kan qui en étoit Gouverneur, parce qu’il étoit puiſſant & vaillant, fort aimé des gens du païs, & qu’il avoit obtenu ce Gouvernement par ſa faveur. Son petit fils Sepe-Chekouh, quoique peu âgé, voyant ſon deſſein, ſe vint jetter à ſes pieds, le ſuppliant au nom de Dieu de n’entrer point ſur les terres de ce Patan ; ſa femme & ſa fille firent la méme choſe, lui remontrant que c’étoit un voleur, un revolté, qu’infailliblement il le trahiroit, qu’il ne falloit point s’opiniâtrer à faire lever ce ſiege, mais bien tâcher de gagner vers Kaboul ; que la choſe ne feroit pas impoſſible, d’autant que Mir-Baba apparemment ne quitteroit pas ce ſiege pour le ſuivre & l’empêcher d’y arriver.

Dara comme entraîné par la force de ſon malheureux Deſtin rebuta ce conſeil, & ne voulut rien entendre de tout ce qu’on lui propoſoit, diſant, comme il étoit vrai, que la marche ſeroit très-difficile & très-dangereuſe, & ſoutenant toûjours que Gion-kan ne ſeroit pas ſi lâche que de le trahir après le bien qu’il lui avoit fait. Il partit malgré tout ce qu’on lui pût dire, & s’en alla éprouver aux dépens de ſa vie, qu’il ne faut jamais ſe fier à un méchant homme.

Ce voleur qui croyoit d’abord qu’il eût beaucoup de gens qui le ſuiviſſent, lui fit le meilleur accueil du monde, & le receut avec beaucoup d’amitié & de civilité en apparence, plaçant ſes ſoldats deçà & delà chez ſes ſujets, avec ordre de les bien traiter & de leur donner tous les rafraichiſſemens qui ſe pourroient ; mais dès qu’il ſceut qu’il n’avoit pas plus de deux à trois cens hommes en tout, il montra auſſi-tôt quel il étoit ; l’on ne ſçait pas s’il n’avoit point receu quelques lettres d’Aureng-Zebe, ou ſi fon avarice ne fut point tentée à cauſe de quelques mules qu’on diſoit être chargées d’or, qui étoit tout ce qui s’étoit pu ſauver jufques-là, tant de la main des voleurs que de celle de ceux qui les conduiſoient ; Quoi qu’il en ſoit, un matin qu’on ne penſoit à rien, tout ce pauvre monde ne ſongeant qu’à ſe rafraichir, & croyant bien être en ſeureté ; voilà que ce Traitre qui avoit travaillé toute la nuit à faire venir des gens armez de tous côtez, ſe jetta ſur Dara & Sepe-Chekouh ; tue quelques-uns de ſes gens qui ſe voulurent mettre en défence ; n’oublia pas de faire ſerrer ces charges de mulets & ſe ſaiſir de tous les joyaux des femmes, le lia & le garota ſur un Elephant, faiſant aſſeoir un bourreau derriere avec ordre de lui couper la tête au moindre ſigne, ſi l’on voyoit qu’il voulût reſiſter, ou que quelqu’un voulût entreprendre de le délivrer ; & dans cette étrange poſture l’emmena à l’Armée de Tatabakar, où il le mit entre les mains de Mir-Babale General, qui le fit conduire accompagné de ce même Traitre juſqu’à Lahor, & de là à Dehli.

Lors qu’il fut à la porte de Dehli, Aureng-Zebe mit en déliberation ſi on le feroit paſſer par le milieu de la ville, ou non, pour le mener de là à Goualeor ; plufieurs furent d’avis qu’il s’en falloit bien garder ; qu’il pourroit arriver quelque deſordre ; qu’on le pourroit faire ſauver, & qu’outre cela ce ſeroit faire un deshonneur bien grand à la famille Royale : les autres ſoutinrent le contraire, qu’il étoit abſolument neceſſaire qu’il paſſât par la ville, afin d’étonner le monde, de montrer la puiſſance abſolue d’Aureng-Zebe & deſabuſer le peuple, qui pourroit toujours douter que ce fut lui méme, comme pluſieurs Omerahs en avoient encore quelque doute, & ôter toute eſperance à ceux qui conſervoient encore quelque affection pour lui. L’opinion de ces derniers fut ſuivie ; on le mit ſur un Elephant, ſon petit fils Sepe-Chekouh à ſon côté, & derriere eux étoit aſſis Bhadur-Kan au lieu de bourreau. Ce n’étoit plus un de ces ſuperbes Elephans de Ceilan ou de Pegu qu’il avoit accoûtumé de monter, avec des harnois dorez & des couvertures en broderie, & des ſieges avec leurs Dais tous peints & dorez pour parer du Soleil ; ce n’étoit qu’un vieil & miſerable animal tout ſale & tout vilain, avec une vieille couverture toute déchirée & un pauvre ſiege tout découvert ; on ne lui voyoit plus ce collier de groſſes perles que les Princes ont accoûtumé de porter au col, & ces riches Turbans & Cabries ou Veſtes en broderie ; il n’avoit pour tout veſtement qu’une Veſte de groſſe toile blanche toute ſale & un Turban de même, avec une miſerable Chale ou Eſcharpe de Kachemire ſur la téte comme un ſimple valet, ſon fils Sepe-Chekouh étant en même équipage. Dans cette miſerable poſture on le fit entrer dans la ville & on le fit traverser les plus grands Bazars, ou ruës marchandes, afin que tout le peuple le vit & ne doutât plus que ce ne fût lui-même. Pour moi, je m’imaginois que nous allions voir quelque étrange tuerie, & m’étonnois de la hardieſſe qu’on avoit de le faire ainſi paſſer au travers de la ville, d’autant plus que je ſçavois qu’il étoit fort mal gardé, & que je n’ignorois pas qu’il étoit fort aimé du menu peuple, qui en ce temps-là crioit hautement contre la cruauté & la tyrannie d’Aureng-Zebe, comme tenant ſon Pere en priſon, ſon propre fils Sultan Mahmoud & ſon frere Morad-Bakche : Je m’étois bien preparé pour cela, & avec un bon cheval & deux bons valets je m’étois allé rendre avec deux perſonnes de mes amis dans le plus grand Bazar par où il devoit paſſer : mais il ne ſe trouva pas un homme qui eût la hardieſſe de mettre la main à l’épée ; ſeulement y eut-il quelques Fakires, & avec eux quelques pauvres gens du Bazar, qui voyant cet infame Patan monté à cheval à ſon côté, ſe mirent à lui chanter des injures, à l’appeller traitre, & à lui jetter quelques pierres : Veritablement toutes les terraſſes & toutes les boutiques rompoient de monde qui pleuroit à chaudes larmes ; & l’on n’entendoit que cris & que lamentations, qu’injures & maledictions qu’on donnoit à ce Gionkan ; Et en un mot, hommes & femmes, grands & petits (comme les Indiens ont le cœur fort tendre) fondoient en larmes & témoignoient grande compaſſion ; mais pas un qui oſât remuer, pas un qui oſât tirer ſon épée. Après l’avoir donc ainſi fait traverſer la ville, on le mit dans un ſien jardin nommé Heider-Abad.

L’on ne manqua pas d’abord de raporter à Aureng-Zebe comme tout le peuple voyant paſſer Dara fondoit en larmes donnant mille maledictions au Patan qui l’avoit pris ; qu’on l’avoit penſé aſſommer à coups de pierres, & qu’il y avoit eu grand danger de quelque ſedition & de quelque grand malheur : Sur cela il ſe tint un autre Conſeil de ce qu’on avoit à faire, & ſi on le conduiroit à Goüaleor comme l’on avoit auparavant déterminé, ou bien s’il ne ſeroit pas plus expedient de le faire mourir ſans aller plus loin. Quelques-uns furent d’avis qu’on le fit conduire à Goüaleor avec une forte eſcorte, que cela ſuffiroit ; Danech-Mend-kan, quoi qu’ancien ennemi de Dara, inſiſtant fort à cela ; mais cette Rauchnara-Begum ſuivant les mouvemens de haine contre ſon frere incita fort Aureng-Zebe à le faire mourir ſans ſe hazarder à le conduire à Goüaleor, comme auſſi firent tous ſes anciens ennemis Kalil Gullah-kan & Chah-heft-kan, & ſur tous un certain flateur de Medecin qui s’étoit enfuy de Perſe, nommé premierement Hakim Daoud, & qui du depuis êtoit devenu grand Omrah, Takarrub-kan : Ce méchant homme ſe leva effrontement en pleine aſſemblée, & ſe mit à crier qu’il étoit expedient pour la ſeureté de l’Etat de le faire mourir ſur l’heure d’autant plûtôt qu’il n’êtoit point Mufulman, qu’il y avoit long-temps qu’il étoit devenu Kafier, Idolatre, ſans Religion, & qu’il en prenoit le peché ſur ſa tête & bien certes en prit-il le peché & la malediction ſur lui ; car il ne ſe paſſa pas long temps qu’il ne fût diſgracié & traité comme un infâme, & qu’il ne mourût miſerablement ; ſi bien qu’Aureng-Zebe ſe laiſſant aller à toutes les inſtances, commanda qu’on l’allât faire mourir, & que pour Sepe-Chekouh il fût conduit à Goüaleor.

L’on donna la charge de cette horrible execution à un eſclave nommé Nazer qui avoit été élevé par Chah-Jehan, & qu’on ſçavoit avoir autrefois été maltraité de Dara. Ce bourreau, accompagné de trois ou quatre autres ſemblables aſſaſſins, s’en va trouver Dara, qui cuiſoit lui-même pour lors quelques lentilles avec Sepe-Chekouh, de peur qu’il avoit encore d’être empoiſonné ; de tant loin qu’il aperçût Nazer, il crie à Sepe-Chekouh, mon fils voilà qu’on nous vient tüer, ſe ſaiſiſſant en même tems d’un petit couteau de cuiſine, qui étoit toutes les armes qu’on lui avoit laiſſées. L’un de ces bourreaux ſe jetta incontinent ſur Sepe-Chekouh ; les autres ſe jetterent aux bras & aux pieds de Dara & le renverſerent par terre, le tenant ſous eux, pendant que Nazer lui coupa le col. La tête fut incontinent portée à la fortereſſe devant Aureng-Zebé, qui commanda en même tems qu’on la mît dans un plat et qu’on aportât de l’eau : Il demanda un mouchoir, & après lui avoir bien fait laver le viſage, fait eſſuyer le ſang, & fort bien reconnu que c’étoit la veritable tête de Dara, il ſe mit à pleurer, diſant ces paroles, Ah Bed-bakt ! ah malheureux ! qu’on m’ôte cela de devant moi, & qu’on l’aille enterrer au Sepulchre de Houmayon.

Le ſoir on fit entrer dans le Serrail la fille de Dara, qui fut par après envoyée à Chah-Jehan & a Begum-Saheb qui la demanderent à Aureng-Zebe. Pour ce qui eſt de la femme de Dara, elle avoit déjà fini ſes jours à Lahor ; elle s’étoit empoiſonnée, prévoyant les extrémitez où elle alloit tomber avec ſon mari ; & Sepe-Chekouh fût conduit à Goüaleor ; & enfin à quelques jours delà l’on fit venir Gion-kan à l’Aſſemblée devant Aureng-Zebe ; on lui fit quelques preſens & on le renvoya ; mais étant proche de ſes terres il fut payé comme il meritoit, on le tua dans un bois ; Le cruel Barbare ne ſçachant pas que ſi les Rois ſouffrent quelquefois de ſemblables actions pour leurs intérêts, ils les ont pourtant en horreur, & que tôt ou tard ils les ſçavent punir.

Cependant le Gouverneur de Tatabakar, par ordre même qu’on avoit exige de Dara, fut obligé de rendre la fortereſſe ; veritablement ce fut à telle compoſition qu’il voulut, mais c’êtoit bien auſſi à condition qu’on ne lui tiendroit point parole ; car le pauvre Eunuque arrivant à Lahor fut mis en pieces avec le peu de ſes gens qui ſe trouverent pour lors auprès de lui par Kalil-Vullah-kan qui en étoit Gouverneur : mais ce qui fut cauſe que la capitulation ne fut point obſervée, c’eſt qu’on eut avis qu’il fe preparoit ſecretement à s’en aller droit à Soliman-Che-Kouh, n’épargnant pas les pieces d’or qu’il faiſoit couler ſous main à nos Franguis & à tous ceux qui étoient ſortis avec lui de la fortereſſe pour le ſuivre, ſous pretexte de l’accompagner juſqu’à Dehli devant Aureng-Zebe, qui pluſieurs fois avoit dit qu’il ſeroit bien aiſe de voir un ſi galant homme, & qui s’étoit défendu ſi vaillamment.

Il ne reſtoit donc plus de la famille de Dara que Soliman-Che-kouh, qu’il n’étoit pas facile de tirer de Serenaguer ſi le Raja eût tenu ferme dans ſes premiers ſentimens ; mais les ſecretes negociations du Raja Jeſſeingue, les promeſſes & les menaces d’Aureng-Zebe, la mort de Dara, & les autres Rajas des montagnes ſes voiſins, qu’on avoit gagnez, & qui ſe preparoient par ordre & aux dépens d’Aureng-Zebe à lui faire la guerre, ébranlerent enfin la foi de ce lâche Protecteur, & le firent conſentir à ce qu’on lui demandoit : Soliman-Chekouh qui en fut averti s’enfuit au travers de ces païs perdus & de ces deſerts de montagnes vers le grand Tibet ; mais le fils du Raja, qui courut incontinent après, le fit attaquer à coups de pierres ; le pauvre Prince fut bleſſe, fut ſaiſi & amené à Dehli, où il fut emprisonné dans Selimguer cette petite fortereſſe où l’on avoit mis d’abord Morad-Bakche.

Auſſi-tôt Aureng-Zebe pour obſerver ce qu’il avoit pratiqué à l’égard de Dara, & afin que perſonne ne pût douter que ce ne fût Soliman-Chekouh lui même, commanda qu’on le lui amenât en preſence de tous les Seigneurs de la Cour. (Il me doit ſouvenir que j’eus là un peu trop de curioſité.) A l’entrée de la porte on lui ôta les chaînes qu’il avoit aux pieds, lui laiſſant celles des mains qui paroiſſoient dorées : Quand on vit entrer ce grand jeune homme ſi beau & ſi bien fait, il y eut quantité d’Omrahs qui ne pûrent tenir leurs larmes ; comme auſſi, à ce qu’on difoit, toutes ces grandes Dames de la Cour qui avoient eu permiſſion de le venir voir, cachées au travers de certaines jalouſies. Aureng-Zebe, qui témoignoit lui-même être fort touché de ſon malheur, ſe mit à lui donner de très-bonnes paroles pour le conſoler, lui diſant entre autres choſes, qu’il n’apprehendât point, qu’il ne lui ſeroit fait aucun mal ; qu’au contraire il ſeroit très-bien traitté, qu’il eût bonne eſperance, que Dieu eſt grand, qu’il ſe conſolât, & qu’il n’avoit fait mourir Dara ſon pere, que parce qu’il étoit devenu Kafer, homme ſans Religion ; ſur quoi le Prince lui fit le Salam, ou le ſalut de remerciment ; abaiſſant ſes mains en terre & les hauſſant du mieux qu’il pouvoit ſur ſa tête ſelon la coûtume du païs, & lui dit avec beaucoup d’aſſurance, que s’il avoit à lui faire boire le Pouſt, il le ſuplioit de le faire mourir dès à preſent, qu’il en étoit très-content : mais Aureng-Zebe lui promit tout haut qu’il ne lui en feroit point boire, qu’il fût en repos de ce côté-là, & qu’il ne ſongeât qu’à ne s’attriſter point : cela dit, on lui fit encore une fois faire le Salam, & après qu’on lui eut fait quelques demandes de la part d’Aureng-Zebe ſur cét Elephant chargé de roupies d’or qu’on lui avoit pris lors qu’il paſſa à Serenaguer, on le fit retirer, & dès le lendemain on le fit conduire à Goüaleor avec les autres. Ce Pouſt n’eſt autre choſe que du pavot écraſé qu’on laiffe la nuit tremper dans de l’eau ; c’eſt ce qu’on fait ordinairement boire à Goüaleor, à ces Princes auſquels on ne veut pas faire couper la tête ; c’eſt la premiere choſe qu’on leur porte le matin, & on ne leur donne point à manger qu’ils n’en ayent beu une grande taſſe, on les laiſſeroit plûtôt mourir de faim ; cela les fait devenir maigres & mourir inſenſiblement, perdant peu à peu les forces & l’entendement, & devenans comme tout endormis & étourdis, & c’eſt par là qu’on dit qu’on s’eſt défait de Sepe-Chekouh, du petit fils de Morad-Bakche, & de Soliman-Chekouh meme.

Pour ce qui eſt de Morad-Bakche, on s’en eſt défait d’une autre maniere bien plus violente ; car Aureng-Zebe voyant qu’encore qu’il fût en prifon, tout le monde ne laiſſoit pas d’avoir inclination pour lui, & de faire courir des poëſies à ſa loüange ſur ſa vaillance & ſon courage : Il ne crut pas que ce fût aſſez pour ſa ſeureté de le faire mourir en cachette par le Pouſt comme les autres, apprehendant qu’on ne doutât toûjours de ſa mort, & que cela ne pût donner un jour quelque pretexte de remuement : voici une accuſation, qu’on dit qu’il lui ſuſcita.

Les enfans d’un certain Sayed fort riche, qu’il avoit fait mourir en Amed-Abad pour avoir ſon bien, lors qu’il faiſoit là ſes preparatifs de guerre, & qu’il empruntoit ou prenoit de force de l’argent de tous les riches Marchands, ſe vinrent plaindre en pleine aſſemblée, demandans juſtice, & la tête de Morad-Bakche pour le ſang de leur pere ; pas un des Omrahs n’oſa contredire ; tant parce que c’étoit un Sayed, c’eſt à dire un des parens de Mahomet, auquel par conſequent on portoit grand respect, que parce que chacun s’apercevoit affez du deſſein d’Aureng-Zebe, & que tout cela n’étoit qu’un pretexte pour pouvoir avec quelque aparence de juftice ſe défaire de lui avec éclat, ſi bien que la tête de celui qui avoit tué leur pere, ſans autre forme de procez, leur fut accordée, & ils s’en allerent auſſi-tôt avec les ordres neceſſaires la lui faire couper dans Goüaleor.

Il ne reſtoit plus d’épine au pied à Aureng-Zebe que Sultan Sujah, qui ſe maintenoit toûjours dans le Bengale, mais il fallut enfin qu’il cedât à la force & à la fortune d’Aureng-Zebe. L’on envoya tant de troupes de toutes ſortes à l’Emir-Jemla, qu’enfin on l’entoura de tous côtez deça & delà le Gange, dans toutes ces Iſles qu’il forme prés de ſon embouchure, en ſorte qu’il fut obligé de s’enfuir à Daké, qui eſt la derniere ville du Bengale ſur le bord de la Mer ; & c’eſt ici la concluſion de toute cette tragedie.

Ce Prince n’ayant point de Navires pour se mettre ſur mer, & ne ſçachant plus où fuïr, envoya ſon fils aîné Sultan Banque vers le Roi de Racan ou Mog Rai Gentil ou Idolatre, ſçavoir s’il trouveroit bon qu’il ſe refugiat en fon païs pour quelque temps ſeulement, & lui fairoit la grace, quand la moiſſon ou ſaiſon du vent ſeroit venue, de lui fournir un Navire pour Moka, qu’il avoit envie d’aller à la Mecque & qu’il pourroit paſſer de là quelque part en Turkie ou en Perſe. Ce Roi fit réponſe qu’il ſeroit le très-bien venu, & qu’on l’aſſiſteroit en tout ce qui ſeroit poſſible, & en même temps Sultan Banque s’en retourna à Daké avec quantité de galeaſſes qu’ils appellent ou demies galeres de ce Roi, conduites par des Franguis (je veux dire ces fugitifs de Portugais & autres Chrétiens ramaſſez, qui ſe ſont jettez au ſervice de ce Roi là, ne faiſant autre métier que de ravager tout ce bas Bengale) ſur lesquelles Sultan Sujah s’embarqua avec toute ſa famille, ſa femme, ſes trois fils & ſes filles : On les receut aſſez bien, tout ce qui étoit neceſſaire pour la vie ſelon le païs leur étant fourni de la part du Roi. Quelques mois ſe paſſent, la moiſſon du vent vient, mais de Navire il ne s’en parle point, quoi qu’il ne le demandât que pour ſon argent, car il ne manquoit pas encore de Roupies d’or, & d’argent, & de pierreries ; il n’en avoit que trop, ſes richeſſes ont été vrai-ſemblablement la cauſe de ſa perte ; ou du moins y ont beaucoup contribué ; ces ſortes de Rois barbares n’ont aucune veritable generoſité, & ne ſont gueres retenus par la foi qu’ils ont promiſe, ne regardant qu’à leurs intérêts preſens, ſans ſonger méme aux malheurs qui leur peuvent arriver de leur perfidie & de leur brutalité ; pour ſe tirer de leurs mains il faut étre ou le plus fort, ou n’avoir rien qui puiſſe exciter leur avarice. Sultan Sujah a beau preſſer pour le Navire, c’eſt en vain, il [illisible], au contraire le Roi commence à témoigner beaucoup de froideur & à ſe plaindre de lui de ce qu’il ne le venoit point voir. Je ne ſçai ſi Sultan Sujah croyoit étre choſe indigne & trop baſſe pour lui de l’aller viſiter, ou ſi plûtôt il ne craignoit point qu’étant dans la maiſon du Roi on ne ſe ſaiſit de ſa perſonne pour avoir tout ſon treſor, & qu’on ne le mît entre les mains de l’Emir-Jemla qui promettoit pour cela de la part d’Aureng-Zebe de grandes ſommes de deniers & pluſieurs autres grands avantages ; quoi qu’il en ſoit, il n’y voulut point aller & ſe contenta d’y envoyer Sultan Banque, qui étant proche de la maiſon du Roi ſe mit à faire largeſſe au peuple, lui jettant quantité de demi Roupies & même des Roupies entieres d’or & d’argent ; étant enſuite venu devant le Roi, il lui fit preſent de quantité de ce brocars & de pieces rares, d’orfevreries couvertes de pierreries de grand prix, excuſant ſon pere Sultan Sujah, ſur ce qu’il étoit incommodé, & le ſupliant de ſa part de ſe ſouvenir du Navire & de la promeſſe qu’on lui en avoit faite : Mais tout cela n’avança point les affaires, au contraire, voilà que le Roi cinq ou ſix jours aprés [illisible] Sultan Sujah, lui demander une de ſes filles en mariage, qu’il ne ſe pût jamais reſoudre de lui accorder, ce qui aigrit beaucoup ce barbare. Que fera-t-il donc enfin ? voilà la ſaiſon qui ſe paſſe, que deviendra-t-il ? quelle reſolution peut-il prendre, ſi ce n’eſt de faire quelque coup de deſeſperé ? Voici une étrange entrepriſe qui a penſé donner un grand exemple de ce que peut le deſeſpoir.

Quoique ce Roi de Rakan ſoit Gentil, il y a neanmoins dans ſes Estats quantité de Mahumetans mêlez qui s’y ſont jettez, ou qui la plus part ont été pris eſclaves deça ou delà par ces Franguis que j’ai dit : Sultan Sujah gagna ſous main ces Mahumetans, & avec deux à trois cens hommes qu’il avoit encore de ceux qui l’avoient ſuivi de Bengale, ſe reſolut de s’en aller un jour fondre tout d’un coup ſur la maison de ce Barbare, joüer des couteaux, tuer tout & ſe faire ſur l’heure proclamer Roi de Rakan ; c’étoit une entrepriſe bien hardie & qui paroit plûtôt d’un deſeſperé que d’un homme de bon ſens ; neanmoins ſelon que j’en ai ouï parler & ce que j’en ai pû apprendre de quantité de Mahumetans, de Portugais & d’Hollandois qui étoient là preſens pour lors, la choſe étoit aſſez poſſible, mais le jour de devant qu’on devoit faire le coup, l’entrepriſe fut decouverte, ce qui ruïna entierement les affaires de Sujah, & fut bien-tôt cauſe de ſa ruïne ; car ne voyant plus après cela de reſource, il voulut tâcher de s’enfuir & ſe ſauver vers le Pegu, ce qui étoit une choſe comme impoſſible à cauſe des montagnes & des grandes foreſts qu’il y a à paſſer, & qu’il n’y a plus de chemin comme il y avoit autrefois : Et puis on le poursuivit incontinant de ſi près, qu’on l’eut atteint dès le même jour. On doit bien penſer qu’il ſe defendit ſans doute auſſi courageuſement qu’on peut faire, il tua un ſi grand nombre de barbares qu’à peine le ſçauroit on croire, mais il ſurvint tant de monde qu’il fut à la fin accablé par la multitude & obligé de quitter le combat. Sultan Banque qui n’étoit pas ſi avancé que ſon pere, ſe défendit auſſi comme un Lion, mais enfin après avoir été bleſſé de coups de pierres dont il étoit accablé de tous côtez, on ſe jetta ſur lui, on l’arrêta & on l’emmena avec ſes deux petits freres, ſes ſœurs & ſa mere. Pour ce qui eſt de la perſonne même de Sultan Sujah, voici ce qu’on en a pû ſçavoir ; que lui avec une femme, un Eunuque & deux autres perſonnes gagnerent le haut de la montagne, qu’il receut un coup de pierre par la tête qui le renverſa, mais qu’on le releva auſſi tôt, que l’Eunuque lui banda la tête avec ſon Turban & qu’ils ſe mirent à fuïr au travers des bois ; j’ai ouï raconter la choſe de trois ou quatre autres manieres differentes par des perſonnes mêmes qui s’étoient trouvez en ce lieu ; j’en ay veu qui aſſuroient qu’on l’avoit trouvé entre les morts, mais qu’il n’avoit pas été trop bien connu, & j’ai veu une Lettre du Chef de la Facturie que des Hollandois y tiennent, qui confirmoit cela, de ſorte qu’il eſt aſſez difficile de ſçavoir au vrai ce qu’il eſt devenu ; & c’eſt ce qui a donné ſujet à ces allarmes ſi frequentes qu’on nous a données depuis à Dehli ; car tantôt on le faiſoit arrivé à Maſſipatan ſe joindre avec le Roi de Golkonda & celui de Vilapour : tantôt on aſſuroit qu’il avoit paſſé à la veuë de Sourate avec deux Navires qui avoient les Etendars rouges que le Roi de Pegu ou celui de Siam lui avoient fournis ; & tantôt qu’il étoit en Perſe & qu’on l’avoit veu dans Chiras ; & puis dans Kandahar même, tout préz d’entrer dans le Royaume de Caboul ; Aureng-Zebe même dit un jour, en riant, ou autrement, que Sultan Sujah étoit enfin devenu Agy, ou pelerin ; comme voulant dire qu’il avoit paſſé à la Mecque, & encore à preſent il y a une infinité de perſonnes qui veulent qu’il ſoit en Perſe retourné de Conftantinople, d’où il a apporté beaucoup d’argent ; mais ce qui ne confirme que trop qu’il n’eſt rien de tous ces bruits là, c’eſt cette lettre des Hollandois, & qu’un ſien Eunuque avec lequel j’ai paſſé de Bengale à Maſſipatan, & ſon grand Maître de l’artillerie que j’ai veu au ſervice du Roi de Golkonda, m’ont aſſuré qu’il n’étoit plus, ſans toutefois m’en vouloir dire d’avantage ; & qu’enfin nos Marchands François qui venoient nouvellement de Perſe & de Hiſpahan lors que j’étois encore à Dehli n’en avoient eu de ce côté-là aucunes nouvelles ; outre que j’ai ouï dire que quelque temps après ſa deroute, ſon épée & ſon kanger ou poignard s’étoient trouvez ; de ſorte qu’il eſt à croire que s’il ne fut pas tué ſur l’heure, il faut qu’il ſoit mort par après & qu’il ait été la proye de quelques voleurs, ou des Tygres, ou des Elephans dont les Foreſts de ce païs là ſont pleines. Quoi qu’il en ſoit, après cette derniere affaire l’on mit toute ſa famille en priſon, femmes & enfans, où on les traitoit fort rudement ; neanmoins quelque temps après on les élargit, & on les traita un peu plus doucement, & pour lors le Roi ſe fit amener la fille aînée qu’il épouſa, la mere même du Roi pourſuivant auſſi pour ſe marier avec Sultan Banque.

Sur ces entrefaites quelques ſerviteurs de Sultan Banque, avec quelques uns de ces Mahumetans dont j’ai parlé, s’allerent mettre en tête de faire une autre Conjuration ſemblable à la premiere ; mais le jour determiné pour cela étant venu, un des conjurez qui étoit à démi yvre commença trop tôt à donner. On m’a encore fait mille contes là deſſus tous differens de ſorte qu’il n’y a pas moyen de ſçavoir à quoi on s’en doit tenir. Ce qu’il y a de veritable & qui n’eſt que trop certain, c’eſt que le Roi s’aigrit enfin ſi fort contre cette malheureuſe famille de Sujah, qu’il commanda qu’on l’exterminât entierement ; auſſi n’en est-il pas demeuré un ſeul qui n’ait perdu la vie jufqu’à cette fille qu’il avoit épouſée, quoi qu’on dit qu’elle fût groſſe, Sultan Banque & ſes freres ayant eu la tête tranchée avec de malheureuſes haches toutes émouſſées, & les ſemmes ayant été enfermées dans des chambres ou elles ſont mortes de faim & de miſere.

C’eſt ainſi que finit cette guerre, que le deſir de regner avoit allumée entre ces quatre freres, après avoir duré cinq à ſix ans, c’eſt-à-dire depuis 1655 ou environ juſques en foixante, ou ſoixante un, qui laiſſa Aureng-Zebe dans la paisible poſſeſſion de ce puiſſant Etat.