Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/Le voyage à Dihli

Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome troisièmep. 93-161).


AU NOM DU DIEU CLÉMENT ET MISÉRICORDIEUX ;


QU’IL SOIT PROPICE À NOTRE SEIGNEUR MOHAMMED, À SA FAMILLE, À SES COMPAGNONS, ET QU’IL LEUR ACCORDE LA PAIX !


Voici ce que dit le cheïkh Abou ’Abd Allah Mohammed, fils d’Abd Allah, fils de Mohammed, fils d’Ibràhîin Allewâly atthandjy, connu sous le nom d’ibn Batoutah. (Que Dieu lui fasse miséricorde !)

Lorsque fut arrivé le premier jour du mois divin de moharrem, commencement de l’année 734 (12 sept. 1333), nous parvînmes près du fleuve Sind, le même que l’on désigne sous le nom de Pendj-âb, nom qui signifie « les cinq rivières ». Ce fleuve est un des plus grands qui existent ; il déborde dans la saison des chaleurs, et les habitants de la contrée ensemencent la terre après son inondation, ainsi que font les habitants de l’Égypte, lors du débordement du Nil. C’est à partir de ce fleuve que commencent les États du sultan vénéré, Mohammed Châh, roi de l’Inde et du Sind.

Quand nous arrivâmes près du fleuve, les préposés aux nouvelles vinrent nous trouver et écrivirent l’avis de notre arrivée à Kothb almulc, gouverneur de la ville de Moultân. À cette époque, le chef des émirs du Sind était un esclave du sultan, appelé Sertiz, qui est l’inspecteur des autres esclaves et devant lequel les troupes du sultan passent en revue. Le nom de cet individu signifie : « Celui qui a la tête vive » ; car ser (eu persan) veut dire « tête », et tiz, « vif, impétueux ». Il se trouvait, au moment de notre arrivée, dans la ville de Siwécitân, située dans le Sind, à dix jours de marche de Moultân. Entre la province du Sind et la résidence du sultan, qui est la ville de Dihly, il y a cinquante journées de marche. Lorsque les préposés aux nouvelles écrivent du Sind au sultan, la lettre lui parvient en l’espace de cinq jours, grâce au bérid ou à la poste.


DESCRIPTION DU BÉRID.

Le bérîd, dans l’Inde, est de deux espèces. Quant à la poste aux chevaux, on l’appelle oulâk. Elle a lieu au moyen de chevaux appartenant au sultan et stationnés tous les quatre milles. Pour la poste aux piétons, voici en quoi elle consiste : chaque mille est partagé en trois distances égales que l’on appelle addâouah, ce qui veut dire « le tiers d’un mille ». Quant au mille, il se nomme, chez les Indiens, alcoroûh. Or, à chaque tiers de mille, il y a une bourgade bien peuplée, à l’extérieur de laquelle se trouvent trois tentes où se tiennent assis des hommes tout prêts à partir. Ces gens ont serré leur ceinture, et près de chacun se trouve un fouet long de deux coudées, et terminé à sa partie supérieure par des sonnettes de cuivre. Lorsque le courrier sort de la ville, il tient sa lettre entre ses doigts et, dans l’autre main, le fouet garni de sonnettes. Il part donc, courant de toutes ses forces. Quand les gens placés dans les pavillons entendent le bruit des sonnettes, ils font leurs préparatifs pour recevoir le courrier, et, à son arrivée près d’eux, un d’entre eux prend la lettre de sa main et part avec la plus grande vitesse. Il agite son fouet jusqu’à ce qu’il soit arrivé à l’autre dâouah. Ces courriers ne cessent d’agir ainsi jusqu’à ce que la lettre soit parvenue à sa destination.

Cette espèce de poste est plus prompte que la poste aux chevaux, et l’on transporte souvent par son moyen ceux des fruits da Khorâçân qui sont recherchés dans l’Inde. On les dépose dans des plats, et on les transporte en courant jusqu’à ce qu’ils soient parvenus au sultan. C’est encore ainsi que l’on transporte les principaux criminels ; on place chacun de ceux-ci sur un siège que les courriers chargent sur leur tête et avec lequel ils marchent en courant. Enfin, c’est de la même manière que l’on transporte l’eau destinée à être bue par le sultan, lorsqu’il se trouve à Daoulet Abâd. On lui porte de l’eau puisée dans le fleuve Gange, où les Indiens se rendent en pèlerinage ; ce fleuve est à quarante journées de cette ville.

Lorsque les nouvellistes écrivent au sultan pour l’informer de l’arrivée de quelqu’un dans ses états, il prend une pleine connaissance de la lettre. Ceux qui l’écrivent y mettent tout leur soin, faisant connaître au prince qu’il est arrivé un homme, conformé de telle manière et vêtu de telle sorte. Ils enregistrent le nombre de ses compagnons, de ses esclaves, de ses serviteurs et de ses bêtes de somme ; ils décrivent comment il en use dans la marche et dans le repos, et racontent toutes ses dépenses. Ils ne négligent aucun de ces détails. Lorsque le voyageur arrive à Moultân, qui est la capitale du Sind, il y séjourne jusqu’à ce qu’on reçoive un ordre du sultan touchant sa venue à la cour et le traitement qui lui sera fait. Un individu est honoré, en ce pays, selon ce qu’on observe de ses actions, de ses dépenses et de ses sentiments, puisque l’on ignore quel est son mérite et quels sont ses ancêtres.

C’est la coutume du roi de l’Inde, du sultan Abou’l-Modjâhid Mohammed châh, d’honorer les étrangers, de les aimer et de les distinguer d’une manière toute particulière, en leur accordant des gouvernements ou d’éniinentes dignités. La plupart de ses courtisans, de ses chambellans, de ses vizirs, de ses kâdhis et de ses beaux-frères, sont des étrangers. Il a publié un ordre portant que ceux-ci, dans ses états, fussent appelés du titre d’illustres : ce mot est devenu pour eux un nom propre.

Aucun étranger admis à la cour de ce roi ne peut se dispenser de lui offrir un cadeau et de le lui présenter, en guise d’intercesseur auprès de lui. Le sultan l’en récompense par un présent plusieurs fois aussi considérable. Nous raconterons beaucoup de choses touchant les dons qui lui ont été offerts par des étrangers. Lorsque ses sujets furent accoutumés à lui voir tenir cette conduite, les marchands qui habitaient le Sind et l’Inde se mirent à donner en prêt à chaque individu se rendant à la cour du sultan des milliers de dinars. Ils lui fournissaient ce qu’il voulait offrir au souverain, ou bien il employait cette somme comme il l’entendait pour son propre usage, en chevaux de selle, en chameaux et en effets. Ces marchands le servaient de leur argent et de leurs personnes, et se tenaient debout devant lui comme des domestiques. Quand il arrivait près du sultan, celui-ci lui faisait un présent considérable. Alors il payait les sommes qu’il devait aux marchands, et s’acquittait envers eux. De la sorte, leur négoce était achalandé et leurs profits étaient considérables. Aussi cette conduite est-elle devenue pour eux une coutume constante.

Lorsque je fus arrivé dans le Sind, je suivis cette méthode, et j’achetai à des marchands des chevaux, des chameaux, des esclaves, etc. Précédemment, j’avais acquis à Ghaznah, d’un marchand de l’Irâk, originaire de Tecrît et nommé Mohammed Addoûry, environ trente chevaux et un chameau qui portait une charge de flèches, car cet article figure au nombre des présents que l’on offre au sultan. Le susdit marchand partit pour le Khorâçân, puis il revint dans l’Inde et y reçut de moi ce que je lui devais ; par mon moyen il fit un profit considérable, et devint un des plus riches marchands. Après de nombreuses années, je le rencontrai dans la ville d’Alep, lorsque les infidèles m’eurent dépouillé de ce que je possédais ; mais je n’en obtins aucun bienfait.


DESCRIPTION DU CARCADDAN (RHINOCÉROS).

Quand nous eûmes franchi le fleuve du Sind, connu sous le nom de Pendjâb, nous entrâmes dans un marais planté de roseaux, afin de suivre le chemin qui le traversait par le milieu. Un carcaddan en sortit sous nos yeux. Voici la description de cet animal : il est de couleur noire, a le corps grand, la tête grosse et d’un volume excessif ; c’est pourquoi oa en fait le sujet d’un proverhe,et l’on dit : « Le rhinocéros, tête sans corps. » Il est plus petit que l’éléphant, mais sa tête est plusieurs fois aussi forte que celle de cet animal. Il a entre les yeux une seule corne, de la longueur d’environ trois coudées et de la largeur d’environ un empan. Lorsque l’animal dont il est ici question sortit du marais à notre vue, un cavalier voulut l’attaquer ; le carcaddan frappa de sa corne la monture de ce cavalier, lui traversa la cuisse et la renversa, après quoi il rentra parmi les roseaux et nous ne pûmes nous en emparer. J’ai vu un rhinocéros une seconde fois, pendant le même voyage, après la prière de l’asr ; il était occupé à se repaître de plantes. Lorsque nous nous dirigeâmes vers lui, il s’enfuit. J’en vis un encore une fois, tandis que je me trouvais avec le roi de l’Inde. Nous entrâmes dans un bosquet de roseaux ; le sultan était monté sur un éléphant, eî nous-mêmes avions pour montures plusieurs de ces animaux ; les piétons et les cavaliers pénétrèrent parmi les roseaux, firent lever le carcaddan, le tuèrent et poussèrent sa tête vers le camp.

Cependant, nous marchâmes pendant deux jours, après avoir passé le fleuve du Sind, et nous arrivâmes à la ville de Djénâny, grande et belle place située sur le bord de ce même fleuve. Elle possède des marchés élégants, et sa population appartient à une peuplade apjielée les Sâmirah, qui l’habite depuis longtemps et dont les ancêtres s’y sont établis lors de sa conquête, du temps de Heddjâdj, fils de Yoûcef, selon ce que racontent les chroniqueurs à propos de la conquête du Sind. Le cheïkh, l’imâm savant, pratiquant les bonnes œuvres, pieux et dévot, Rocn eddîn, fils du cheïkh, du vertueux docteur Chems eddîn, fils du cheïkh, de l’imâm pieux et dévot, Behâ eddîn Zacariâ, le koreïchite (c’est un des trois personnages que le cheïkh, le saint et vertueux Borhân eddîn ala’radj m’avait prédit, dans la ville d’Alexandrie, que je rencontrerais dans le cours de mon voyage [conf. t. I, p. 38], et, en effet, je les rencontrai ; Dieu en soit loué !) ; ce cheikh, dis-je, m’a raconté que le premier de ses ancêtres s’appelait Mohammed, fils de Kâcim, le koreïchite ; qu’il assista à la conquête du Sind avec l’armée qu’envoya pour cet objet Heddjâdj, fils de Yoûcef, pendant qu’il était émir de l’Irâk ; qu’il y fixa son séjour et que sa postérité devint considérable.

Quant à cette peuplade connue sous le nom de Sâmirah, elle ne mange avec personne, et qui que ce soit ne doit regarder ses membres lorsqu’ils mangent ; ils ne s’allient pas par mariage avec quelqu’un faisant partie d’une autre tribu et personne non plus ne s’allie avec eux. Ils avaient alors un émir nommé Ounâr, dont nous raconterons l’histoire.

Après être partis de la ville de Djénâny, nous marchâmes jusqu’à ce que nous fussions arrivés à celle de Siwécitân (Schwan), grande cité, entourée d’un désert de sable où l’on ne trouve d’autre arbre que l’oumni ghaïlân (espèce d’acacia). On ne cultive rien sur le bord du fleuve qui l’arrose, si ce n’est des pastèques, La nourriture des habitants consiste en sorgho (millet) et en pois, que l’on y appelle mochonc et avec lesquels on fabrique le pain. On y trouve beaucoup de poisson et de lait de buffle. Les habitants mangent le scinque, qui est un petit animal semblable au caméléon, que les Maghrébins nomment petit serpent de jardin, sauf qu’il n’a pas de queue. Je les ai vus creuser le sable, en retirer cet animal, lui fendre le ventre, jeter les intestins et le remplir de curcuma, qu’ils appellent zerd-choûbeh (tchobeh), ce qui signifie « le bois jaune ». Cette plante remplace chez eux le safran. Lorsque je vis ce petit animal que mangeaient les Indous, je le regardai comme une chose impure et je n’en mangeai pas.

Nous entrâmes dans Siwécitân au fort de l’été, et la chaleur y était très-grande. Aussi mes compagnons s’asséyaient-ils tout nus ; chacun plaçait à sa ceinture un pagne, et sur ses épaules un autre pagne trempé dans l’eau. Bien peu de temps s’écoulait avant que cette étoffe fût séchée, et alors on la mouillait de nouveau, et ainsi de suite. Je vis à Siwécitân son prédicateur, nommé Accheïbâny ; il me fit voir une lettre du prince des croyants, le khalife ’Omar, fils d’Abd Al’azîz, adressée au premier de ses ancêtres, pour l’investir des fonctions de prédicateur en cette ville. Sa famille se les est transmises par héritage, depuis cette époque jusqu’à présent.

Voici la teneur de cette lettre :

« Ceci est l’ordre qu’a promulgué le serviteur de Dieu, le prince des croyants, ’Omar, fils d’Abd Al’azîz, en faveur d’un tel. » La date est l’année 99 (de l’hégire ; 717-18 de J. C.). Selon ce que m’a raconté le prédicateur susdit, sur ce diplôme est écrite, de la main du prince des croyants, ’Omar, fils d’Abd Al’azîz, la phrase suivante : « La louange appartient à Dieu seul. »

Je rencontrai aussi à Siwécitân le vénérable cheïkh Mohammed Albaghdàdy, qui habitait l’ermitage bâti près du tombeau du vertueux cheïkh ’Othmàn Almérendy. On raconte que l’âge de cet individu dépasse cent quarante années, et qu’il a été présent au meurtre d’Almosta’cim Billah, le dernier des khalifes abbâcides, lequel fut tué par le mécréant Holâoun (Houlagou), fils (petit-fils) de Tenkîz, le Tartare. Quant au cheïkh, malgré son grand âge, il était encore robuste et allait et venait à pied.


ANECDOTE.

Dans cette ville habitaient l’émir Ounâr assâmiry, dont il a été fait mention, et l’émir Kaïçar arroûmy, tous deux au service du sultan, et ayant avec eux environ mille huit cents cavaliers. Un Indien idolâtre, nommé Ratan, y demeurait aussi. C’était un homme habile dans le calcul et l’écriture ; il alla trouver le roi de l’Inde, en compagnie d’un émir ; le souverain le goûta, lui donna le titre de chef du Sind, l’établit gouverneur de cette contrée et lui accorda en fief la ville de Siwécitân et ses dépendances. Enfin, il le gratifia des honneurs, c’est-à-dire de timbales et de drapeaux, ainsi qu’il en donne aux principaux émirs. Lorsque Ratan fut de retour dans le Sind, Ounâr, kaïçar, etc., virent avec peine la prééminence obtenue sur eux par un idolâtre. En conséquence, ils résolurent de l’assassiner, et, quelques jours s’étant écoulés depuis son arrivée, ils lui conseillèrent de se transporter dans la banlieue de la ville, afin « d’examiner la situation où elle se trouvait. Il sortit avec eux ; mais lorsqu’il fit nuit, ils excitèrent du tumulte dans le camp, prétendant qu’un lion y avait fait irruption. Ils se dirigèrent vers la tente de l’idolâtre, le tuèrent et revinrent en ville, où ils s’emparèrent de l’argent qui appartenait au sultan, et qui s’élevait à douze lacs. Le lac est une somme de cent mille dinars (d’argent) ; cette somme équivaut à dix mille dinars d’or, monnaie de l’Inde, et le dinar de l’Inde vaut deux dinars et demi, en monnaie du Maghreb. Les insurgés mirent à îeur tête le susdit Ounâr, qu’ils appelèrent Méiic Firoûz, et qui partagea l’argent entre les soldats. Mais ensuite il craignit pour sa sûreté, à cause de l’éloignement où il se trouvait de sa tribu. Il sortit de la ville, avec ceux de ses proches qui étaient près de lui, et se dirigea vers sa peuplade. Le reste de l’armée choisit alors pour chef Kaïçar arroûmy.

Ces nouvelles parvinrent à ’Imâd Almulc Sertîz, esclave du sultan, qui était alors émir des émirs du Sind et résidait à Moultân. Il rassembla des troupes, et se mit en marche, tant par terre que sur le fleuve du Sind. Entre Moultân et Siwécitân, il y a dix journées de marche. Kaïçar sortit à la rencontre de Sertîz, et un combat s’engagea. Kaïçar et ses compagnons furent mis en déroute de la manière la plus honteuse, et se fortifièrent dans la ville. Sertîz les assiégea et dressa contre eux des mangoneaux ou balistes ; le siège étant devenu très-pénible pour eux, ils demandèrent à capituler au bout de quarante jours, à partir de celui où Sertîz avait campé vis-à-vis d’eux. Il leur accorda la vie sauve ; mais, lorsqu’ils furent venus le trouver, il usa de perfidie envers eux, prit leurs richesses et ordonna de les mettre à mort. Chaque jour il en faisait décapiter plusieurs, en faisait fendre d’autres par le milieu du corps, écorcher d’autres, ordonnait de remplir de paille la peau de ceux-ci et la pendait au-dessus de la muraille. La majeure partie de celle-ci était couverte de ces peaux, mises en croix, qui frappaient d’épouvante quiconque les regardait. Quant aux têtes, Sertîz les réunit au milieu de la ville, et elles y formèrent une sorte de monticule.

Ce fut après cette bataille que je m’arrêtai dans la ville de Siwécitân, où je me logeai dans un grand collège. Je dormais sur la terrasse de l’édifice, et, lorsque je me réveillais la nuit, je voyais ces peaux suspendues ; mon corps se contractait à ce spectacle, et mon âme ne fut pas satisfaite du séjour de ce collège. Aussi je l’abandonnai. Le docteur distingué et juste ’Alâ Almulc Alkhorâçâny, surnommé Facîh eddîn, anciennement kâdhi de Hérât, étant venu trouver le roi de l’Inde, celui-ci le nomma gouverneur de la ville de Lâhary et de ses dépendances, dans le Sind, Il assista à cette expédition, avec ’Imâd Almulc Sertiz, et en compagnie de ses troupes. Je résolus de me rendre avec lui dans la ville de Lâhary. Il avait quinze bateaux, en compagnie desquels il s’avança sur le fleuve Sind, et qui portaient ses bagages. Je partis donc dans sa société.


RÉCIT DU VOYAGE SUR LE FLEUVE SIND ET DES DISPOSITIONS QUI Y FURENT OBSERVÉES.

Le docteur ’Alà Almulc avait, parmi ses navires, un bâtiment appelé alahaourah, et qui était de l’espèce nommée chez nous tartane, sauf qu’il était plus large et plus court. Il y avait au milieu de ce bâtiment une cabine de bois, à laquelle on arrivait par des degrés, et qui était surmontée d’un emplacement disposé pour que l’émir pût s’y asseoir. Les officiers de ce seigneur s’asseyaient vis-à-vis de lui, et ses esclaves se tenaient debout, à droite et à gauche. L’équipage, composé d’environ quarante individus, était occupé à ramer. Cette ahaourah était entourée, à sa droite et à sa gauche, par quatre navires, dont deux renfermaient les honneurs de l’émir, c’est-à-dire les drapeaux, les timbales, les trompettes, les clairons et les flûtes, que l’on appelle (au Maghreb) ghaïthah, et les deux autres portaient les chanteurs. Les timbales et les trompettes se faisaient entendre d’abord, puis les chanteurs faisaient leur partie, et ils ne cessaient d’agir ainsi depuis le commencement du jour jusqu’au moment du déjeuner. Lorsque cet instant arrivait, les bateaux se réunissaient et se serraient les uns contre les autres ; on plaçait entre eux des échelles, et les musiciens se rendaient sur l’ahaourah de l’émir. Ils chantaient jusqu’à ce qu’il eût fini de manger ; après quoi ils mangeaient, et lorsque le repas était terminé, ils retournaient à leur vaisseau. Alors on commençait à marcher, selon l’ordre accoutumé, jusqu’à la nuit, et, lorsqu’elle était arrivée, on plantait le camp sur la rive du fleuve, l’émir descendait dans ses tentes, la table était dressée, et la majeure partie de l’escorte assistait au festin. Quand on avait fait la dernière prière du soir, les sentinelles montaient la garde pendant la nuit, à tour de rôle et tout en conversant entre elles. Lorsque les gens d’une escouade avaient achevé leur faction, un d’entre eux criait à haute voix : « O seigneur roi, tant d’heures de la nuit sont écoulées. » Alors les gens d’une autre escouade veillaient ; et, quand ils avaient fini leur faction, leur hérault proclamait combien d’heures étaient passées. Lorsqu’arrivait le matin, on sonnait de la trompette et l’on battait les timbales, on récitait la prière de l’aurore et l’on apportait de la nourriture. Quand on avait cessé de manger, on commençait à marcher. Si l’émir veut voyager sur le fleuve, il s’embarque dans l’ordre que nous avons décrit ; mais s’il veut marcher par terre, on fait résonner les timbales et les trompettes ; les chambellans s’avancent, suivis des fantassins qui précèdent l’émir. Les chambellans sont eux-mêmes devancés par six cavaliers, dont trois portent au cou des timbales, et les trois autres sont munis de flûtes. Lorsqu’ils approchent d’une bourgade ou d’un terrain élevé, ces musicieus font retentir leurs timbales et leurs flûtes ; puis les timbales et les trompettes du corps d’armée se font entendre. Les chambellans ont à leur droite et à leur gauche des musiciens qui chantent à tour de rôle. L’on campe, iorsqu’arrive le moment du déjeuner.

Je voyageai pendant cinq jours en compagnie d’Alâ Almulc, et nous arrivâmes au siège de son gouvernement, c’est-à-dire à la ville de Lâhary (Larry-Bender), belle place située sur le rivage de l’Océan, et près de laquelle le fleuve du Sind se jette dans la mer. Deux mers ont donc leur confluent près d’elle ; elle possède un grand port, où abordent des gens du Yaman, du Fars, etc. Aussi ses contributions sont considérables et ses revenus importants. L’émir ’Alâ Almulc, dont il a été question, m’a raconté que le revenu de cette ville se montait à soixante lacs par an. Or, nous avons dit combien valait le lac. L’émir prélève là-dessus la moitié de la dixième partie. C’est sur ce pied-là que le sultan confie les provinces à ses préposés ; ils en retirent pour eux-mêmes la moitié de la dîme, ou le vingtième du revenu.


RÉCIT D’UNE CHOSE EXTRAORDINAIRE QUE J’AI VUE A L’EXTÉRIEUR DE CETTE VILLE.

Je montai un jour à cheval, en compagnie d’Alâ Almulc, et nous arrivâmes dans une plaine située à la distance de sept milles de Lâhary, et que l’on appelait Târnâ. Je vis là une quantité incalculable de pierres qui ressemblaient à des figures d’hommes et d’animaux ; beaucoup avaient subi des altérations, et les traits des objets qu’elles représentaient étaient effacés ; il n’y restait plus que la figure d’une tête ou d’un pied ou de quelque autre partie du corps. Parmi les pierres, il y en avait aussi qui représentaient des grains, tels que le blé, les pois chiches, les fèves, les lentilles. Il y avait là des traces d’un mur et des parois de maisons. Nous vîmes ensuite les vestiges d’une maison, où se trouvait une cellule construite en pierres de taille, au milieu de laquelle s’élevait une estrade, également en pierres taillées avec une telle précision, qu’elles paraissaient ne former qu’une seule pierre. Cette estrade supportait une figure d’homme, mais dont la tête était fort allongée, la bouche placée sur un des côtés du visage et les mains derrière le dos, comme celles d’un captif. On voyait là des flaques d’eau extrêmement puantes, et une des parois portait une inscription en caractères indiens. ’Alâ Aimulc me raconta que les historiens prétendent qu’il y avait en cet endroit une ville considérable, dont les habitants, ayant commis beaucoup de désordres, furent changés en pierres, et que c’est leur roi qui figure sur l’estrade, dans la maison dont nous avons parlé : aussi cette maison est-elle encore appelée la demeure du roi. On assure que l’inscription indienne qui se voit sur une des murailles renferme la date de la destruction des habitants de cette ville : cela est arrivé il y a mille ans ou environ.

Je passai cinq jours à Lâhary, en compagnie d’Alâ Aimulc, après quoi il me fournit généreusement des provisions de route, et je le quittai pour me rendre à la ville de Bacâr. On nomme ainsi une belle cité, que traverse un canal dérivé du fleuve Sind. Au milieu de ce canal se trouve un superbe ermitage, où l’on sert à manger aux voyageurs. Il a été construit par Cachloû khân, pendant qu’il était gouverneur du Sind. Or il sera plus loin question de ce personnage. Je vis à Bacâr le jurisconsulte, l’imâm Sadr eddîn Alhanefy, ainsi que le kâdhi de la ville, nommé Abou Hanîfah. Je rencontrai à Bacâr le cheïkh pieux et dévot, Chems eddîn Mohammed acchîràzy, qui était au nombre des hommes vénérables par leur grand âge : il me dit que son âge dépassait cent vingt ans. De cette ville, je me rendis à celle d’Oûdjah (Outch), grande place située sur le fleuve Sind ; elle possède de beaux marchés et est très-bien bâtie. Elle avait alors pour émir le roi distingué et noble Djélâl eddîn Alkîdjy, qui figurait parmi les hommes braves et généreux. Il mourut dans cette ville, des suites d’une chute de cheval.


ACTE DE GÉNÉROSITÉ DE CET ÉMIR.

Une amitié se forma entre moi et ce noble roi, Djelâl eddîn, et notre intimité et notre affection furent affermies. Nous nous rencontrâmes dans la capitale, Dihly. Lorsque le sultan partit pour Daoulet Abàd, ainsi que nous le raconterons, et qu’il m’ordonna de rester dans la capitale, Djelâl eddîn me dit : « Tu as besoin, pour ton entretien, d’une somme considérable, et l’absence du sultan sera longue. Accepte donc ma bourgade, et perçois-en le produit jusqu’à mon retour. » C’est ce que je fis, et j’en perçus environ cinq mille dinars. Que Dieu lui accorde sa plus belle récompense !

Je vis à Oùdjah le cheïkh dévot, pieux et noble, Kothb eddîn Haïder, l’Alide, qui me fit revêtir le froc. C’était un des plus grands hommes de bien, et je ne cessai de garder l’habit dont il me revêtit, jusqu’à ce que les Indiens idolâtres m’eussent dépouillé sur mer. D’Oûdjah je me rendis à la ville de Moultân, qui est la capitale du Sind et la résidence de l’émir suprême de cette province. Sur le chemin qui y conduit, et à dix milles avant d’y arriver, se trouve le fleuve connu sous le nom de Khosrew Abâd. Il est au nombre des grands fleuves, et on ne le passe qu’en bateau. On y examine de la manière la plus sévère les marchandises des passagers et l’on fouille leurs bagages. C’était la coutume, lors de notre arrivée à Moultân, que l’on prît le quart de tout ce qu’apportaient les marchands. On percevait, pour chaque cheval, un droit de sept dinars ; mais deux années après notre arrivée dans l’Inde, le sultan abolit ces taxes et ordonna que l’on n’exigeât plus des voyageurs que la dîme aumônière (deux et demi pour cent) et l’impôt du dixième. Cela eut lieu à l’époque où il prêta serment au khalife Abou’l Abbâs, l’Abbâcide.

Lorsque nous commençâmes à traverser la rivière et que les bagages furent examinés, la visite de mon bagage me parut une chose pénible à supporter, car il ne renfermait rien de précieux, et cependant il paraissait considérable aux yeux du public. Il me répugnait qu’on en prît connaissance. Ce fut par la grâce de Dieu que survint un des principaux officiers, de la part de Kothb Almulc, prince de Moultân. Il donna l’ordre de ne pas me soumettre à un examen ni à des recherches. Il en fut ainsi, et je remerciai Dieu des grâces qu’il avait daigné m’accorder. Nous passâmes la nuit sur le bord du fleuve, et le matin le roi du bérid ou de la poste vint nous trouver. On l’appelait Dihkân, et il était originaire de Samarkand. C’était lui qui écrivait au sultan les nouvelles de la ville et de son district, lui annonçant ce qui y survenait et quels individus y arrivaient. Je fus questionné par lui et j’entrai en sa société chez l’émir de Moultân.


DE L’ÉMIR DE MOULTÂN ET DÉTAILS SUR CE QUI LE CONCERNE.

Le pnnce de Moultân était Kothb Almulc, un des principaux chefs et des plus distingués. Lorsque j’entrai chez lui, il se leva, me prit la main et me fit asseoir à son côté. Je lui offris un esclave, un cheval, ainsi qu’une certaine quantité de raisins secs et d’amandes. C’est un des plus grands cadeaux qu’on puisse faire aux gens de ce pays, car il ne s’en trouve pas chez eux ; seulement on en importe du Khorâçân. L’émir était assis sur une grande estrade, recouverte de tapis ; près de lui se trouvait le kâdhi appelé Sâlâr, et le prédicateur, dont je ne me rappelle pas le nom. Il avait, à sa droite et à sa gauche, les chefs des troupes, et les guerriers se tenaient debout derrière lui ; les troupes passaient en revue devant lui ; il y avait là un grand nombre d’arcs, Lorsqu’arrive quelqu’un qui désire être enrôlé dans l’armée en qualité d’archer, on lui donne un de ces arcs, afin qu’il le tende. Ces arcs sont plus ou moins roides, et la solde de l’archer est proportionnée à la force qu’il montre à les tendre. Pour celui qui désire être inscrit comme cavalier, il y a là une cible ; il fait courir son cheval et frappe la cible de sa lance. Il y a également un anneau suspendu à un mur peu élevé ; le cavalier pousse sa monture jusqu’à ce qu’il arrive vis-à-vis de l’anneau, et, s’il l’enlève avec sa lance, il est considéré comme un excellent homme de cheval. Pour celui qui veut être enregistré à la fois comme archer et cavalier, on place sur la terre une boule. Cet individu fait courir son cheval et vise la boule ; sa solde est proportionnée à l’habileté qu’il montre à toucher le but.

Lorsque nous fûmes entrés chez l'émir et que nous l’eûmes salué, ainsi que nous l’avons dit, il ordonna de nous loger dans une maison située hors de la ville, et appartenant aux disciples du pieux cheïkh Rocn eddîn dont il a été question ci-dessus. C’est la coutume de ces gens-là de n’héberger personne, jusqu’à ce qu’ils en reçoivent l’ordre du sultan.


DES ÉTRANGERS ARRIVANT POUR SE RENDRE À LA COUR DU ROI DE L’INDE ET QUE JE RENCONTRAI DANS CETTE VILLE.

Je citerai : 1° Khodhâwend Zâdeh Kiwâm eddîn, kâdhi de Termedh, qui arriva avec sa femme et ses enfants ; il fut ensuite rejoint à Moultân par ses frères, ’Imâd eddîn, Dhiâ eddîn et Borhân eddîn ; 2° Mobârec châh, un des principaux personnages de Samarkand ; 3° Aroun Boghâ, un des principaux habitants de Bokhâra ; 4° Mélic Zâdeh, fils de la sœur de Khodhâwend Zâdeh ; 5° Bedr eddîn alfassâl. Chacun de ces individus avait avec lui ses compagnons, ses serviteurs et ses adhérents.

Lorsqu’il se fut écoulé deux mois depuis notre arrivée à Moultân, un des chambellans du sultan, Ghems eddîn alboûchendjy, arriva, ainsi que Almélic Mohammed alherawy, le cotouâl (chef de la police). Le sultan les envoyait à la rencontre de Khodhâwend Zâdeh. Ils étaient accompagnés de trois eunuques députés par Almakhdoûmah Djihân, mère du sultan, à la rencontre de la femme du susdit Khodhâwend Zâdeh. Ces gens-là apportaient des vêtements d’honneur pour les deux époux et pour leurs enfants. Ils avaient mission de fournir des provisions de route aux hôtes nouvellement arrivés. Ils vinrent me trouver tous ensemble et me demandèrent dans quel but j’étais venu. Je les informai que c’était pour me fixer au service du Seigneur du monde, c’est-à-dire le sultan, car on le désigne ainsi dans ses États. Ce prince avait ordonné qu’on ne laissât pénétrer dans l’Inde aucune personne venant du Khorâçân, à moins que ce ne fût pour y demeurer. Lorsque j’eus fait savoir à ces individus que j’arrivais dans l’intention de séjourner, ils mandèrent le kâdhi et les notaires, et firent écrire un engagement en mon nom et en celui de mes compagnons qui voulaient demeurer. Quelques-uns de mes camarades refusèrent de prendre cet engagement.

Nous nous préparâmes à nous mettre en route pour la capitale. Il y a entre elle et Moultân une distance de quarante journées, où l’on traverse constamment un pays habité. Le chambellan et le camarade qui avait été envoyé avec lui expédièrent les choses nécessaires pour héberger Kiwâm eddîn, et emmenèrent de Moultân environ vingt cuisiniers. Le chambellan se transportait d’avance, durant la nuit, à chaque station et faisait préparer les aliments, etc. Khodhâwend Zâdeh n’arrivait que quand le repas était prêt. Chacun des hôtes que nous avons mentionnés campait séparément dans ses tentes et avec ses compagnons. Souvent ils assistaient au repas qui était préparé pour Khodhâwend Zâdeh. Quant à moi, je n’y assistai qu’une seule fois. Voici l’ordre suivi dans ce repas : on sert d’abord le pain, qui est une espèce de gâteau et ressemble à des galettes ; on coupe la viande rôtie en grands morceaux, de sorte qu’une brebis forme quatre ou six morceaux, et l’on en place un devant chaque convive. On sert aussi des pains ronds, préparés avec du beurre et qui ressemblent au pain commun de notre pays. On met au milieu de ces pains la friandise que l’on appelle sâboûnïah, et l’on couvre chacun d’eux avec un gâteau sucré que l’on appelle khichty, mot qui signifie « briqueté ». Ce dernier est fait de farine, de sucre et de beurre. On sert ensuite, dans des écuelles de porcelaine, la viande accommodée au beurre, aux oignons et au gingembre vert ; puis un mets que l’on nomme samoûcec (samoûceh), et qui consiste en viande hachée, cuite avec des amandes, des noix, des pistaches, des oignons et des épices, et que l’on place dans l’intérieur d’un gâteau frit dans le beurre. On met devant chaque personne quatre ou cinq morceaux de cela. Puis l’on sert le riz cuit au beurre et surmonté de poulets ; puis les petites bouchées du kâdhi (espèce de gâteau), que ces gens-là appellent alhâchimy ; puis, enfin, les kâhiriyah. Le chambellan se tient debout près de la table, avant de manger ; il s’incline, en signe d’hommage, vers le côté où se trouve le sultan, et tous ceux qui sont présents pour le même objet en font autant. L’hommage, chez les Indiens, consiste à incliner la tête en avant comme pendant la prière. Lorsqu’ils ont fait cela, ils s’asseyent pour manger ; on apporte des coupes d’or, d’argent et de verre, remplies de l’eau du sucre candi, c’est-à-dire de sirop délayé dans de l’eau. On appelle cette liqueur du sorbet et on la boit avant de manger. Ensuite, le chambellan prononce ces mots : « Au nom de Dieu ». Alors on commence à manger, et lorsqu’on a fini, des cruches de bière sont apportées. Quand elles sont bues, on apporte le bétel et la noix d’arec, dont il a été question précédemment. Après qu’on a pris le bétel et la noix d’arec, le chambellan prononce les mots : « Au nom de Dieu ». On se lève, l’on fait une salutation semblable à la première et l’on s’en retourne.

Nous voyageâmes, après être partis de la ville de Moultân, notre cortège observant ce même ordre que nous venons de décrire, jusqu’à ce que nous fussions arrivés dans l’Inde proprement dite. La première ville dans laquelle nous entrâmes était celle d’Aboûlier, où commencent les provinces indiennes. Elle est petite, mais belle, bien peuplée et pourvue de rivières et d’arbres. On ne trouve là aucun arbre de notre pays, excepté le nebek (lotus) ; mais, dans l’Inde, il est d’un volume considérable et chacun de ses fruits est aussi gros qu’une noix de galle et fort doux. Les Indiens ont beaucoup d’arbres dont aucun n’existe dans notre pays ni dans quelque autre.


DES ARBRES ET DES FRUITS DE L’INDE.

Nous citerons : 1° le manguier, arbre qui ressemble aux orangers, si ce n’est qu’il est plus grand et plus feuillu ; aucun autre arbre ne donne autant d’ombrage ; mais cet ombrage est malsain (littéralement, lourd), et quiconque dort sous son abri est pris de la fièvre. Le fruit du manguier a la grosseur d'une grosse poire. Lorsqu’il est encore vert, avant sa parfaite maturité, on prend les fruits tombés de l’arbre, on les saupoudre de sel et on les fait confire, comme le citron doux et le limon dans notre pays. Les Indiens confisent de même le gingembre vert et le poivre en grappes ; ils mangent ces conserves avec leurs aliments, prenant après chaque bouchée un peu de ces objets salés. Lorsque la mangue est mûre, en automne, elle devient très-jaune et on la mange comme une pomme. Quelques-uns la coupent avec un couteau et d’autres la sucent lentement. Ce fruit est doux, mais un peu d’acidité se mêle à sa douceur. Il a un gros noyau, que l’on sème à l’instar des pépins de l’oranger, ou d’autres fruits, et d’où proviennent les arbres.

2° Le cheky et le berky (Jacquier ; conf. Perrin, Voyage dans l’Indostan, I, 57, 58). On donne ce nom à des arbres qui durent fort longtemps (littéralement, anciens, du temps d’Ad) ; leurs feuilles ressemblent à celles du noyer et leurs fruits sortent du tronc même de l’arbre. Ceux des fruits qui sont voisins de la terre forment le berky ; leur douceur est plus grande et leur goût plus agréable que ceux du cheky. Ce qui se trouve plus haut est la portion appelée cheky, dont le fruit est pareil à de grandes courges et l’écorce à une peau de bœuf. Lorsqu’il est devenu jaune, en automne, on le cueille, on le fend et l’on trouve dans chaque fruit de cent à deux cents grains ressemblant à des cornichons. Entre chaque grain il y a une pellicule de couleur jaunâtre ; chacun a un noyau à l’instar d’une grande fève. Lorsque ce noyau est rôti ou bouilli, son goût est analogue à celui de la fève, laquelle n’existe pas dans l’Inde. L’on conserve ces noyaux dans une terre rougeàtre et ils durent jusqu’à l’année suivante. Le cheky et le berky sont les meilleurs fruits de l’Inde.

3° Le tendoû, qui est le fruit de l’ébénier ; chacun de ces fruits est aussi gros qu’un abricot, dont ils ont aussi la couleur. Ils sont extrêmement doux.

4° Le tchoumoûn {djambou ; conf. t. II, p. 191.). Les arbres de cette espèce vivent fort longtemps et leur fruit ressemble à l’olive. Il est de couleur noire et n’a qu’un noyau comme l’olive.

5° L’orange douce, qui est très-abondante chez les Indiens. Quant à l’orange acide, elle est rare. Il y a une troisième espèce d’orange, qui tient le milieu entre la douce et l’acide. Son fruit est de la grosseur du citron doux ; il est fort agréable, et je me plaisais à en manger.

6° Le mehwâ (bassia latifolia), arbre qui dure fort longtemps et dont les feuilles ressemblent à celles du noyer, sauf qu’elles sont mélangées de rouge et de jaune. Son fruit a la forme d’une petite poire et est fort doux. A la partie supérieure de chaque fruit se trouve un petit grain, de la grosseur d’un grain de raisin et creux ; son goût ressemble à celui du raisin, mais en manger beaucoup cause un mal de tête. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que ces grains, lorsqu’ils sont séchés au soleil, ont le goût de la figue. J’en mangeais en place de ce fruit, qui ne se rencontre pas dans l’Inde. Les indiens appellent ces grains angoûr, mot qui, dans leur langue, a le sens de raisin (angoûr est un mot persan). Ce dernier fruit est très-rare dans l’Inde, et on ne l’y trouve que dans quelques endroits de Dibly, et dans peu d’autres localités. Le mehwâ porte des fruits deux fois dans une année, et avec ses noyaux on fabrique de l’huile, dont on se sert pour l’éclairage.

Parmi les fruits des Indiens, on en distingue encore un qu’ils appellent cacira (cacirou, scirpus lysoor, Rox.). On l’extrait de la terre ; il est très-doux et ressemble à la châtaigne.

On trouve dans l’Inde, parmi les fruits qui croissent dans notre pays, le grenadier, qui porte des fruits deux fois l'an. J’en ai vu, dans les îles Maldives, qui ne cessaient de produire. Les Indiens rappellent anâr, mot qui, je pense, a donné naissance à la dénomination de djulnâr, car djul (gul), en persan, signifie « une fleur », et anâr, « la grenade ».


DES GRAINS QUE SÈMENT LES HABITANTS DE L’INDE ET DONT ILS SE NOURRISSENT.

Les Indiens ensemencent la terre deux fois chaque année. Quand la pluie tombe, dans l’été, ils sèment les grains d’automne, qu’ils récoltent au bout de soixante jours. Parmi ces grains d’automne, on remarque : 1° le kudhroù, qui est une espèce de millet. C’est de tous les grains celui qui se trouve chez eux le plus abondamment. 2’Le kâl, qui ressemble à l’anly (millet). 3° Le châmâkh (panicam colonum), dont les grains sont plus petits que ceux du kâl. Souvent ce châmâkh croît sans culture. C’est la nourriture des dévots, de ceux qui font profession d’abstinence, des pauvres et des malheureux, lesquels sortent pour recueillir ceux de ces grains qui ont poussé sans culture. Chacun d’eux tient dans sa main gauche un grand panier, et dans sa droite, un fouet, avec lequel il frappe les grains, qui tombent dans le panier. Ils ramassent ainsi de quoi se nourrir toute l’année. Le grain du châmâkh est fort petit. Lorsqu’on l’a recueilli, on le place au soleil, puis on le broie dans des mortiers de bois ; son écorce s’envole, et il ne reste qu’une farine blanche, avec laquelle ou prépare une épaisse bouillie que l’on mélange avec du lait de buffle. Cette bouillie est plus agréable que le pain fabriqué avec la même farine ; j’en mangeais souvent, dans l’Inde, et elle me plaisait. 4° Le mâch (phaseolus max, L.), qui est une espèce de pois. 5° Le mondj (le mungo de Clusius). C’est une espèce de mâch ; mais ses grains sont allongés et sa couleur est d’un vert clair. On fait cuire le mondj avec du riz et on le mange assaisonné de beurre. C’esl ce que l’on appelle kichry, et c’est avec ce mets que l’on déjeune chaque jour. Il est, pour les Indiens, ce qu’est dans le Maghreb la harîrah (farine cuite avec du lait ou de la graisse). 6° Le loûbia, qui est une espèce de fève. 7° Le moût, qui ressemble au kudhroû sauf que ses grains sont plus petits. Il fait partie, chez les Indiens, de la provende des animaux et ceux-ci deviennent gras en le mangeant. L’orge n’a pas, chez ce peuple, de propriétés fortifiantes ; aussi la provende des bestiaux se composet-elle seulement de ce moût ou de pois chiches, qu’on leur fait manger, après les avoir concassés et humectés avec de l’eau. On donne aux animaux, en place de fourrage vert, des feuilles de mâch, après que l’on a fait boire du beurre fondu à la bête durant dix jours, sur le pied de trois ou quatre rathls (livres) par jour. Durant ce temps on ne monte pas sur elle. On lui donne ensuite à manger, ainsi que nous l’avons dit, des feuilles de mâch durant un mois ou environ.

Les grains dont nous avons fait mention sont ceux d’automne. Lorsqu’on les a moissonnés, soixante jours après les avoir semés, on fait les semailles pour le printemps. Les grains que l’on recueille en cette saison sont : le froment, l’orge, les pois chiches, les lentilles. On les sème dans la même terre où ont eu lieu les semailles pour l’automne, car l’Inde est douée d’un sol généreux et excellent.

Quant au riz, les Indiens le sèment trois fois chaque année et c’est un de leurs principaux grains. Ils cultivent encore le sésame et la canne à sucre, en même temps que les plantes automnales dont nous avons fait mention.

Mais revenons à notre propos. Je dirai que nous marchâmes, après être partis d’Abouher, dans une plaine d’une journée d’étendue, aux extrémités de laquelle se trouvent des montagnes inaccessibles, habitées par des Indiens idolâtres, qui souvent commettent des brigandages. Les habitants de l’Inde sont pour la plupart idolâtres ; parmi eux, il y en a qui se sont soumis à payer tribut aux musulmans et demeurent dans des bourgades. Ils ont à leur tête un magistrat musulman, placé par le percepteur ou l’eunuque dans le fief duquel la bourgade se trouve comprise. D’autres sont rebelles et résistent, retranchés dans les montagnes et exerçant le brigandage.


RÉCIT D’UN COMBAT QUE NOUS EÛMES À LIVRER SUR CE CHEMIN, ET QUI FUT LE PREMIER AUQUEL J’ASSISTAI DANS L’INDE.

Lorsque nous voulûmes partir de la ville d’Abouher, le gros de la troupe en sortit au commencement du jour, et j’y restai jusqu’à midi avec quelques-uns de mes compagnons ; puis nous partîmes, au nombre de vingt-deux cavaliers, les uns Arabes, les autres étrangers. Quatre-vingts idolâtres à pied, plus deux cavaliers, nous assaillirent dans la plaine. Mes camarades étaient doués de courage et de fermeté ; nous résistâmes donc très-vigoureusement aux assaillants, nous tuâmes un de leurs cavaliers et primes son cheval. Quant aux gens de pied, nous en tuâmes environ douze. Une flèche m’atteignit et une seconde atteignit mon cheval. Dieu daigna me préserver de tout mal ; car les traits lancés par les Indiens n’ont pas de force. Cependant, un de nos compagnons eut un cheval blessé ; nous l’indemnisâmes au moyen du cheval pris à l’idolâtre, et nous égorgeâmes l’animal blessé, qui fut mangé par les Turcs de notre troupe.

Nous portâmes les têtes des morts au château fort d’Abou Baqhar, et nous les y suspendîmes à la muraille. Ce fut au milieu de la nuit que nous arrivâmes au susdit château d’Abou Baqhar. Deux jours après en être partis, nous parvînmes à la ville d’Adjoûdéhen (Adjodin), petite place appartenant au pieux cheïkh Férîd eddîn albedhàoùny, celui-là même que le cheïkh pieux, le saint Borhân eddîn alar’adj m’avait prédit, à Alexandrie, que je rencontrerais. Cela arriva : Dieu en soit loué ! Férîd eddîn a été le précepteur du roi de l’Inde, qui lui a fait cadeau de cette ville. Ce cheïkh est affligé de folie (ou en butte aux tentations du diable) ; Dieu nous en préserve ! Il ne prend la main de personne, et n’approche même de qui que ce soit. Lorsque son vêtement a touché celui de quelqu’un, il le lave. J’entrai dans son ermitage, je le vis et je lui offris les salutations du cheïkh Borhân eddîn ; il fut étonné et me dit : « Je ne suis pas digne de cela. » Je rencontrai ses deux excellents fils, savoir : 1° Mo’izz eddîn, qui était l’aîné, et qui, après la mort de son père, lui succéda dans la dignité de cheïkh ; et 2°’Alem eddîn. Je visitai le tombeau de son aïeul, le pôle, le vertueux Férîd eddîn albédhâoûny, qui tirait son surnom de la ville de Bédhâoûn, capitale du pays de Sanbal. Lorsque je voulus quitter Adjoùdehen,’Alem eddîn me dit : « Il faut absolument que tu voies mon père. » Je le vis donc, dans un moment où il se trouvait sur sa terrasse. Il portait des vêtements blancs, et un gros turban garni d’un appendice qui retombait sur le côté. Il fit des vœux en ma faveur, et m’envoya du sucre ordinaire et du sucre candi.


DE CEUX DES HABITANTS DE L’INDE QUI SE BRÛLENT VOLONTAIREMENT.

Au moment où je revenais de voir ce cheïkh, j’aperçus des gens qui couraient eu toute hâte hors de notre campement, accompagnés de quelques-uns de mes camarades. Je leur demandai ce qui était arrivé ; ils m’annoncèrent qu’un Indien idolâtre était mort, qu’un brasier avait été allumé pour consumer son cadavre, et que sa femme se brûlerait en même temps que lui. Lorsque tous deux furent brûlés, mes compagnons revinrent et me racontèrent que la femme avait tenu le mort embrassé, jusqu’à ce qu’elle fût consumée avec lui. Par la suite, je voyais dans l’Inde des femmes idolâtres, toutes parées et montées sur un cheval ; la population, tant musulmane qu’idolâtre, les suivait ; les timbales et les trompettes résonnaient devant elles. Elles étaient accompagnées des brahmanes, qui sont les chefs des Indous. Lorsque cela se passe dans les états du sultan, ils demandent à ce prince la permission de brûler la femme du mort. Il leur accorde cette autorisation, et alors ils procèdent au brûlement de la veuve.

Au bout d’un certain temps, il arriva que je me trouvai dans une ville dont la plupart des habitants étaient des idolâtres. Cette ville est nommée Amdjery, et son prince était un musulman de la tribu des Sâmirah du Sind. Dans son voisinage habitaient les idolâtres rebelles. Un certain jour, ils commirent des brigandages, et l’émir musulman se mit en marche pour les combattre. Ses sujets, tant musulmans qu’infidèles, marchèrent avec lui, et un combat acharné s’engagea, dans lequel périrent sept des derniers, dont trois étaient mariés ; leurs femmes convinrent entre elles de se brûler. Le brûlement de la femme, après la mort de son mari, est, chez les Indiens, un acte recommandé, mais non obligatoire. Si une veuve se brûle, les personnes de sa famille en retirent de la gloire, et sont célébrées pour leur fidélité à remplir leurs engagements. Quant à celle qui ne se livre pas aux flammes, elle revêt des habits grossiers et demeure chez ses parents, en proie à la misère et à l’abjection, à cause de son manque de fidélité ; mais on ne la force pas à se brûler.

Or donc, quand les trois femmes que nous avons mentionnées furent convenues de se brûler, elles passèrent les trois jours qui devaient précéder ce sacrifice dans les chansons, les réjouissances et les festins, comme si elles avaient voulu faire leurs adieux à ce monde. De toutes parts les autres femmes venaient les trouver. Le matin du quatrième jour, on amena à chacune de ces trois femmes un cheval, sur lequel chacune monta, toute parée et parfumée. Dans la main droite, elles tenaient une noix de cocotier, avec laquelle elles jouaient, et dans la gauche, un miroir, où elles regardaient leur figure. Les brahmanes les entouraient, et elles étaient accompagnées de leurs proches. Devant elles, on battait des timbales et l’on sonnait de la trompette et du clairon. Chacun des infidèles leur disait : « Transmettez mes salutations à mon père, ou à mon frère, ou à ma mère, ou à mon ami. » A quoi elles répondaient, en leur souriant : « Très-bien. »

Je montai à cheval, avec mes compagnons, afin de voir de quelle manière ces femmes se comporteraient durant la cérémonie de leur brûlement. Nous marchâmes avec elles l’espace d’environ trois milles, et nous arrivâmes dans un endroit obscur, abondamment pourvu d’eau et d’arbres, et couvert d’un ombrage épais. Au milieu des arbres s’élevaient quatre pavillons, dans chacun desquels était une idole de pierre. Entre les pavillons se trouvait un bassin d’eau, au-dessus duquel l’ombre était extrêmement dense et les arbres fort pressés, de sorte que le soleil ne pouvait pénétrer au travers. On eût dit que ce lieu était une des vallées de l’enfer ; que Dieu nous en préserve !

Quand j’arrivai à ces tentes, les trois femmes mirent pied à terre près du bassin, s’y plongèrent, dépouillèrent les habits et les bijoux qu’elles portaient, et en firent des aumônes. On apporta à chacune d’elles une grossière étoffe de coton non façonnée, dont elles lièrent une partie sur leurs hanches et le reste sur leur tête et leurs épaules. Cependant des feux avaient été allumés, près de ce bassin, dans un endroit déprimé, et l’on y avait répandu de l’huile de cundjut (cundjud), c’esl-à-dire de sésame, qui accrut l’intensité des flammes. Il y avait là environ quinze hommes, tenant dans leurs mains des fagots de bois mince. Avec eux s’en trouvaient dix autres, portant dans leurs mains de grandes planches. Les joueurs de timbales et de trompettes se tenaient debout, attendant la venue de la femme. La vue du feu était cachée par une couverture que des hommes tenaient dans leurs mains, de peur que la malheureuse ne fût effrayée en l’apercevant. Je vis une de ces femmes qui, au moment où elle arriva près de cette couverture, l’arracha violemment des mains des gens qui la soutenaient, et leur dit, en souriant, des paroles persanes dont le sens était : « Est-ce que vous m’effrayerez avec le feu ? Je sais bien que c’est du feu ; laissez-moi. » Puis elle réunit ses mains au-dessus de sa tête, comme peur saluer le feu, et elle s’y jeta elle-même. Au même instant, les timbales, les clairons et les trompettes retentirent, el les hommes lancèrent sur elle le bois qu’ils portaient dans leurs mains. D’autres placèrent ides planches par-dessus la victime, de crainte qu’elle ne se remuât. Des cris s’élevèrent, et la clameur devint considérable. Lorsque je vis ce spectacle, je fus sur le point de tomber de cheval. Heureusement, mes compagnons vinrent à moi avec de l’eau, ils me lavèrent le visage, et je m’en retournai.

Les habitants de l’Inde en usent de même en ce qui touche la submersion. Beaucoup d’entre eux se noient volontairement dans le Gange, où ils se rendent en pèlerinage. On y jette les cendres des personnes qui se sont brûlées. Les Indiens prétendent qu’il sort du paradis. Lorsque l’un d’eux arrive sur ses bords avec le dessein de s’y noyer, il dit aux personnes présentes : « Ne vous imaginez pas que je me noie à cause de quelque chose qui me soit survenue ici-bas, ou faute d’argent. Mon seul but est de m’approcher de Coçâï. » Car tel est, dans leur langue, le nom de Dieu (Krichna). Puis il se noie. Lorsqu’il est mort, les assistants le retirent de l’eau, le brûlent, et jettent ses cendres dans le même fleuve.

Mais revenons à notre premier propos. Or donc nous partîmes de la ville d’Adjoûdehen, et, après une marche de quatre jours, nous arrivâmes à la ville de Sarsaty (Saraswati), qui est une place grande et fertile en riz. Ce riz est excellent, et on en exporte à la ville impériale de Dihly. Les revenus de Sarsaty sont très-considérables. Le chambellan Chems eddîn Alboûchendjy m’en a appris le chiffre ; mais je l’ai oublié.

De Sarsaty nous nous rendîmes à la ville de Hânsy, qui est au nombre des cités les plus belles, les mieux construites et les plus peuplées. Elle est entourée d’une forte muraille dont le fondateur est, à ce que l’on prétend, un des principaux souverains idolâtres, appelé Toûrah, et touchant lequel les Indiens racontent des anecdotes et des histoires. C’est de cette ville que sont natifs Camàl eddîn Sadr Aldjihân, grand kâdhi de l’Inde ; son frère Kolhloû khân, précepteur du sultan, et leurs deux frères Nizhàm eddîn et Chems eddîn. Ce dernier s’est consacré au service de Dieu et a fixé son séjour à la Mecque, où il est mort.

Nous partîmes de Hânsy et arrivâmes, au bout de deux jours, à Maç’oûd Abàd, à dix milles de la résidence impériale de Dihly. Nous y passâmes trois jours. Hânsy et Maç’oûd Abâd appartiennent à Almélic Almo’azzham, (le roi honorè), Hoùchendj, fils d’Almélic Camâl Gurg, dont il sera fait mention ci-dessous. Or le mot gurg signifie, en persan, « le loup. »

Le sultan de l’Inde, vers la capitale duquel nous nous dirigions, était alors absent de Dihly, et se trouvait dans le canton de Canodje, ville qui est séparée de la capitale par une distance de dix journées de marche. Mais il y avait alors à Dihly la sultane mère, appelée Almakhdoûmah Djihân. Le mot djihân, en persan, signifie la même chose que dounia en arabe (c’est-à-dire « le monde » ). Le vizir du sultan, Khodjah Djihân, nommé aussi Ahmed, fils d’Ayâs, et qui était originaire de l’Asie Mineure, se trouvait également dans la capitale. Il envoya ses officiers au-devant de nous, et désigna, pour venir à la rencontre de chacun de nous en particulier, des personnages d’un rang analogue au nôtre. Parmi ceux qu’il choisit ainsi pour m’accueillir, se trouvaient le cheïkh Albesthâmy, le chérîf Almâzenderâny, chambellan des étrangers, et le jurisconsulte ’Alâ eddîn Almoltâny, connu sous le nom de Konnarah. Cependant il écrivit au sultan, pour lui annoncer notre arrivée, et expédia la lettre par l’addâouah, qui est la poste des courriers à pied, comme nous l’avons dit plus haut.

La lettre étant parvenue au sultan, le vizir reçut sa réponse durant les trois jours que nous passâmes à Maç’oûd Abâd. Au bout de ce temps, les kâdhis, les docteurs et les cheïkhs sortirent à notre rencontre, ainsi que plusieurs émirs. Les Indiens nomment ceux-ci Melic « rois » ; et dans tous les cas où les habitants de l’Égypte et d’autres contrées diraient l’émir, eux disent le roi. Le cheikh Zhahîr eddîn azzendjâny, qui jouit d’un rang élevé auprès du sultan, sortit aussi à notre rencontre.

Nous partîmes ensuite de Ma’çoûd Abâd, et nous campâmes dans le voisinage d’une bourgade appelée Pâlem, qui appartient au seigneur, au chérîf Nàcir eddîn Mothahher Alaoubéry, un des commensaux du sultan, et une des personnes qui jouissent auprès de lui d’une entière faveur. Le lendemain, nous arrivâmes à la résidence impériale de Dihly, capitale de l’Inde, qui est une ville très-illustre, considérable, réunissant la beauté et îa force. Elle est entourée d’une muraille telle qu’on n’en connaît pas de semblable dans tout l’univers. C’est la plus grande ville de l’Inde, et même de toutes les contrées soumises à l’islamisme dans l’Orient.


DESCRIPTION DE DIHLY.

Cette ville est d’une grande étendue, et possède une nombreuse population. Elle se compose actuellement de quatre villes voisines et contiguës, savoir :

1° Dihly proprement dite, qui est la vieille cité, construite par les idolâtres, et dont la conquête eut lieu l’année 584 (1188 de J. C).

2° Sîry, aussi nommée le séjour du khalifat : c’est celle que le sultan donna à Ghiyâtb eddîn, petit-fils du khalife abbâcide Almostancir, lorsqu’il vint le trouver. C’est là qu’habitaient le sultan ’Alâ eddîn et son fils Kothb eddîn, dont nous parlerons ci-après.

3° Toghlok Abâd, ainsi appelée du nom de son fondateur, le sultan Toghlok, père du sultan de l’Iode, à la cour de qui nous nous rendions. Voici quel fut le motif pour lequel il la bâtit : un certain jour qu’il se tenait debout en présence du sultan Kothb eddîn, il lui dit : « O maître du monde, il conviendrait que tu élevasses ici une ville. » Le sultan lui répondit, par manière de plaisanterie : « Lorsque tu seras empereur, bâtis-la donc, « il arriva, par la volonté de Dieu, que cet homme devint sultan ; il construisit alors la ville en question et l’appela de son nom.

4° Djihân pénâh (le refuge du monde), qui est destinée particulièrement à servir de demeure au sultan Mohammed châh, actuellement roi de l’Inde, et que nous venions trouver. C’est lui qui la bâtit ; il avait eu l’intention de relier entre elles ces quatre villes par un seul et même mur ; il en édifia une partie, et renonça à élever le reste, à cause des grandes dépenses qu’aurait exigées sa construction.


DESCRIPTION DU MUR ET DES PORTES DE DIHLY.

Le mur qui entoure la ville de Dihly n’a pas son pareil. Il a onze coudées de largeur, et l’on y a pratiqué des chambres où demeurent des gardes de nuit et les personnes préposées à la surveillance des portes. Il se trouve aussi dans ces chambres des magasins de vivres que l’on appelle’anbâr « greniers », des magasins pour les munitions de guerre, et d’autres consacrés à la garde des mangonneaux et des ra’âdâh (littéral. « tonnante » ; nom d’une machine employée dans les sièges). Les grains s’y conservent pendant longtemps sans altération et sans être exposés au moindre dégât. J’ai vu du riz que l’on retirait d’un de ces magasins ; la couleur en était devenue très-noire ; mais il avait un goût agréable. J’ai vu aussi du millet que l’on retirait de cet endroit. Toutes ces provisions avaient été amassées par le sultan Balaban, quatre-vingt-dix ans auparavant. Les cavaliers et les fantassins peuvent marcher, à l’intérieur de ce mur, d’un bout de la ville à l’autre. On y a percé des fenêtres qui ouvrent du côté de la ville, et par lesquelles pénètre la lumière. La partie inférieure de cette muraille est construite en pierre, et la partie supérieure en briques. Les tours sont en grand nombre et très-rapprochées l’une de l’autre.

La ville de Dihly a vingt-huit portes, ou, comme les appellent les Indiens, derwâzeh. Parmi ces portes, on distingue : 1° celle de Bedhâoun, qui est la principale ; 2° celle de Mindawy, où se trouve le marché aux grains ; 3° celle de Djoul, près de laquelle sont situés les vergers ; 4° celle de Châh « le roi », ainsi appelée d’après un individu de ce nom ; 5° celle de Pâlem, nom par lequel on désigne une bourgade dont nous avons déjà parlé ; 6° celle de Nedjîb, qui doit son nom à un personnage ainsi appelé ; 7° celle de Camâl, qui se trouve dans le même cas ; 8° celle de Ghaznah, ainsi nommée d’après la ville de Ghaznah, située sur la frontière du Khorâçàn : c’est en dehors de cette porte que sont situés le lieu où l’on célèbre la prière de la rupture du jeûne, et plusieurs des cimetières ; 9° la porte d’Albedjàliçah, à l’extérieur de laquelle s’étendent les cimetières de Dihly. C’est là le nom d’un beau cimetière, où l’on construit des chapelles funéraires. Il y a inévitablement près de chaque tombeau un mihrâb (niche pratiquée dans le mur qui se trouve placé dans la direction de la Mecque), lors même que ce sépulcre est privé de chapelle funéraire. On plante dans ces cimetières des arbustes à fleurs, tels que la tubéreuse, le reïboûl ( jasminium zambac ? ), l’églantier, etc. Dans ce pays-là, il ne cesse, pas d’y avoir des fleurs, dans quelque saison que ce soit.


DESCRIPTION DE LA PRINCIPALE MOSQUEE DE DIHLY.

La mosquée principale de Dihly est d’une grande étendue ; ses murailles, son toit et son pavé sont en pierres blanches très-admirablement taillées et très-artistement reliées entre elles avec du plomb. Il n’entre pas dans sa construction une seule planche. Elle a treize dômes de pierre, et sa chaire est aussi bâtie en pierre ; elle a quatre cours. C’est au milieu de la mosquée que l’on voit une énorme colonne fabriquée avec un métal inconnu. Un des savants Indiens m’a dit qu’elle s’appelle Heft-djoûch, c’est-à-dire « les sept métaux », et qu’elle est composée d’autant de métaux différents. On a poli cette colonne sur une étendue égale à la longueur de l’index, et cet endroit poli brille d’un grand éclat. Le fer ne laisse aucune trace sur cette colonne. Sa longueur est de trente coudées ; nous enroulâmes autour d’elle la toile d’un turban, et la portion de cette toile qui en fît le tour était longue de huit coudées.

Près de la porte orientale de la mosquée, il y a deux très-grandes idoles de cuivre, étendues à terre, et réunies ensemble par des pierres. Tout individu qui entre dans la mosquée ou qui en sort les foule aux pieds. L’emplacement de cette mosquée était un houdkhânah, c’est-à-dire un temple d’idoles ; mais, après la conquête de Dihly, il fut converti en mosquée. Dans la cour septentrionale de la mosquée, se trouve le minaret, qui n’a pas son pareil dans toutes les contrées musulmanes. Il est construit en pierres rouges, à la difference de celles qui composent le reste de l’édifice, lesquelles sont blanches ; de plus, les premières sont sculptées. Ce minaret est fort élevé ; la flèche qui le termine est en marbre d’un blanc de lait, et ses pommes sont d’or pur. L’entrée en est si large, que les éléphants peuvent y monter. Quelqu’un en qui j’ai confiance m’a raconté avoir vu, à l’époque de la construction de ce minaret, un éléphant qui grimpait jusqu’en haut avec des pierres. C’est l’ouvrage du sultan Mo’izz eddîn, fils de Nâcir eddîn, fils du sultan Ghiyâth eddîn Balaban. Le sultan Kothb eddîn voulut bâtir, dans la cour occidentale, un minaret encore plus grand ; il en construisit environ le tiers, et mourut avant de l’avoir achevé. Le sultan Mohammed se proposa de le terminer ; mais il renonça à ce dessein, comme étant de mauvais augure. Le minaret en question est une des merveilles du monde, par sa grandeur et la largeur de son escalier, qui est telle que trois éléphants y montent de front. Le tiers qui en a été bâti égale en hauteur la totalité du minaret que nous avons dit être placé dans la cour du nord. J’y montai un jour, j’aperçus la plupart des maisons de la ville, et je trouvai les murailles de celle-ci bien basses, malgré toute leur élévation. Les hommes placés au bas du minaret ne me paraissaient que des petits enfants. Il semble, à quiconque le considère d’en bas, que sa hauteur ne soit pas si considérable, à cause de la grandeur de sa masse et de sa largeur.

Le sultan Kothb eddîn avait formé aussi le projet de bâtir une mosquée cathédrale à Sîry, surnommé le séjour du khalifat ; mais il n’en termina que le mur faisant face à la Mecque, et le mihrâb. Cette portion est construite en pierres blanches, noires, rouges et vertes ; et si l’édifice avait été achevé, il n’aurait pas eu son pareil dans le monde. Le sultan Mohammed se proposa de le finir, et envoya des gens versés dans l’art de bâtir, afin qu’ils évaluassent à combien s’élèverait la dépense. Ils prétendirent qu’on dépenserait, pour son achèvement, trente-cinq lacs. Le sultan y renonça, trouvant cette dépense trop considérable. Un de ses familiers m’a raconté qu’il ne se désista pas de son projet pour ce motif-là, mais qu’il en regarda l’exécution comme de mauvais augure, vu que le sultan Kothb eddîn avait été tué avant de terminer cet édifice.


DESCRIPTION DES DEUX GRANDS BASSINS QUI SE TROUVENT À L’EXTÉRIEUR DE DIHLY.

En dehors de cette ville se voit le grand bassin appelé du nom du sultan Chems eddîn Lalmich (Altmich), et où les habitants de Dihly s’approvisionnent d’eau à boire. Il est situé dans le voisinage du lieu où se fait la prière des grandes fêtes (moçallâ). Il est alimenté par l’eau des pluies ; sa longueur est d’environ deux milles, et sa largeur moindre de moitié. Sa face occidentale, du côté du moçallà, est construite en pierres disposées en forme d’estrades, les unes plus hautes que les autres ; au-dessous de chacune sont des degrés, à l’aide desquels on descend jusqu’à l’eau. A côté de chaque estrade est un dôme de pierre, où se trouvent des sièges pour les gens qui veulent se divertir et s’amuser. Au milieu de l’étang s’élève un grand dôme en pierres sculptées et haut de deux étages. Lorsque l’eau est abondante dans le bassin, on ne peut atteindie cet édifice, si ce n’est avec des barques. Quand, au contraire, il y a peu d’eau, les gens y entrent. A l’intérieur est une mosquée, et la plupart du temps on y trouve des fakîrs voués au service de Dieu et qui ne mettent leur confiance qu’en lui. Lorsque l’eau est tarie dans cet étang, on y cultive des cannes à sucre, des citrouilles, des concombres, des pastèques et des melons. Ces derniers sont extrêmement doux, mais d’un petit volume.

Entre Dihly et le séjour du khalifat, se trouve le bassin impérial, lequel est plus grand que celui du sultan Chems eddîn. Sur ses côtés s’élèvent environ quarante dômes ; les joueurs d’instruments habitent tout autour, et l’emplacement qu’ils occupent s’appelle Tharb-Abâd « le séjour de l’allégresse ». Ils ont là un marché qui est un des plus grands qui existent, une mosquée cathédrale et un grand nombre d’autres mosquées. On m’a raconté que, durant le mois de ramadhân, les chanteuses qui habitent en cet endroit récitent en commun, dans ces mosquées, la prière dite térâwih. Des imâms président à cette prière, et elles y assistent en grand nombre. Les chanteurs en usent de même. J’ai vu les musiciens à la noce de l’émir Seïf eddîn Ghadâ, fils de Mohanna ; chacun d’eux avait sous ses genoux un tapis à prier, et quand il entendait l’appel à la prière, il se levait, faisait ses ablutions et priait.


DESCRIPTION DE QUELQUES-UNS DES LIEUX DE PÊLERINAGE À DIHLY.

On remarque parmi ces endroits :

1° Le tombeau du pieux cheïkh Kothb eddîn Bakhtiâr Alca’ky. Ce tombeau est l’objet de bénédictions manifestes, et jouit d’une grande vénération. Le motif pour lequel ce cheïkh fut surnommé Alca’ky, c’est que, quand des gens chargés de dettes venaient le trouver pour se plaindre de leur pauvreté ou de leur indigence, ou quand avaient recours à lui des individus ayant des filles et ne pouvant trouver de quoi leur fournir un trousseau au moment de les faire conduire près de leurs époux, le cheïkh donnait à ceux qui s’adressaient à lui un biscuit d’or ou d’argent : c’est pourquoi il fut connu par le surnom d’Alca’ky, ou « l’homme aux biscuits. »

2° Le mausolée du vertueux docteur Noûr eddîn Alcorlâny.

3° Le sépulcre du docteur ’Alà eddîn Alkermâny, ainsi appelé d’après la province de Kerniân. Ce tombeau jouit de bénédictions manifestes et brille de la plus vive lumière. L’endroit qu’il occupe indique la kiblah, ou la direction du lieu de la prière, et il s’y trouve un grand nombre de sépultures de saints personnages. Que Dieu nous fasse profiter de leurs mérites !


DE QUELQUES-UNS DES SAVANTS ET DES HOMMES DE BIEN DE DIHLY.

Nous citerons parmi eux :

1° Le cheïkh pieux et savant Mahmoud Alcobbâ (le bossu) ; il est au nombre des principaux saints, et le vulgaire prétend qu’il dispose de richesses surnaturelles, car il n’en possède point d’apparentes ; et cependant il donne à manger à tout venant, et distribue de l’or, de l’argent et des habits. Il a accompli de nombreux miracles, et s’est ainsi rendu célèbre. Je l’ai vu à plusieurs reprises, et j’ai eu part à ses bénédictions.

2° Le cheïkh pieux et savant ’Alà eddîn Annîly. On dirait que ce surnom lui vient du nom du Nil, le fleuve de l’Égypte. Dieu sait le mieux ce qu’il en est. (Nily peut signifier aussi « le marchand d’indigo », ou désigner une personne originaire d’Annil. petite ville de l’Irâk, au-dessous de Hillah.) Il a été un des disciples du cheïkh savant et vertueux Nizhâm eddîn Albédhâoûny. Il prêche les fidèles tous les vendredis, et un grand nombre d’entre eux font pénitence en sa présence, rasent leur tête, se lamentent à l’envi les uns des autres, et quelques-uns même s’évanouissent.


ANECDOTE.

Je l’ai vu un certain jour pendant qu’il prêchait. Le lecteur du Coran lut, en sa présence, ces versets : « Ô hommes, craignez votre Seigneur. Certes, que le tremblement de terre, à l’heure de la résurrection, sera quelque chose de terrible ! Le jour où vous le verrez, chaque nourrice oubliera son nourrisson, et chaque femme enceinte avortera. On verra les hommes ivres. Non, ils ne seront pas ivres ; mais le châtiment infligé par Dieu est terrible ; il les étourdira. » (Koran, xxii, 1. et 2.) Le docteur ’Alâ eddîn répéta ces paroles, et un fakîr, placé dans un des coins de la mosquée, poussa un grand cri. Le cheikh répéta le verset ; le fakîr cria une seconde fois et tomba mort. Je fus au nombre de ceux qui prièrent sur son corps et qui assistèrent à ses obsèques.

3° Le cheïkh pieux et savant Sadr eddîn Alcohrâny, qui jeûnait continuellement, et restait debout durant la nuit ; il avait renoncé à tous les biens de ce monde, et les avait repoussés loin de lui. Son vêtement consistait en un manteau court sans manches. Le sultan et les grands de l’État le visitaient, mais souvent il se dérobait à leurs visites. Le sultan désira lui constituer en fief des villages, avec le revenu desquels il pût donner à manger aux pauvres et aux étrangers ; mais il refusa. Dans une des visites qu’il lui fit, l’empereur lui apporta dix mille dinars, qu’il n’accepta pas. On raconte qu’il ne rompt le jeûne qu’au bout de trois jours ; qu’on lui fit des représentations à ce sujet, et qu’il répondit : « Je ne romprai le jeune que quand j’y serai forcé par une mort imminente. »

4° L’imâm pieux, savant, dévot, tempérant, humble, la perle de son époque, la merveille de son siècle, Camâl eddîn ’Abd Allah Alghâry, ainsi surnommé d’après une caverne (ghâr) qu’il habitait proche de Dihly, dans le voisinage de la zâouïah du cheïkh Nizhâni eddîn Albédhâouny. Je l’ai visité à trois différentes reprises dans cette caverne.


MIRACLE DE CET IMÂM.

J’avais un jeune esclave qui s’enfuit et que je retrouvai en la possession d’un Turc. Je résolus de le retirer des mains de celui-ci ; mais le cheïkh me dit : « Cet esclave ne te convient point ; ne le reprends pas. » Or le Turc était disposé à un accommodement. Je m’arrangeai avec lui, moyennant cent dinars qu’il me paya, et je lui laissai l’esclave. Sîx mois s’étant écoulés, ce dernier tua son maître. On l’amena au sultan, qui prescrivit de le livrer aux enfants de la victime, lesquels le massacrèrent. Lorsque j’eus été témoin de ce miracle de la part du cheïkh, je me retirai près de lui, et me consacrai à son service, renonçant au monde, et donnant tout ce que je possédais aux pauvres et aux malheureux. Je séjournai près de lui un certain temps, et je le voyais jeûner dix et vingt jours de suite, et rester debout la plus grande partie de la nuit. Je ne cessai de demeurer avec lui, jusqu’à ce que le sultan m’envoyât chercher. Je me rattachai alors au monde. (Puisse Dieu m’accorder une bonne fin !) Si Dieu le veut, je raconterai cela par la suite, ainsi que les détails de mon retour au siècle.