Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/Le retour et l’Espagne

Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome quatrièmep. 309-376).

Je passai deux mois dans cette île de Sumatra, puis m’embarquai sur une jonque. Le sultan me donna beaucoup d’aloès, de camphre, de girofle, de bois de sandal, et il me congédia. Or je partis, et après quarante jours, j’arrivai à Caoulem. Ici je me mis sous la protection d’Alkazouîny, le juge des mahométans ; c’était dans le mois de ramadhân, et j’assistai en cette ville à la prière de la fête de la rupture du jeune, dans sa mosquée cathédrale. L’habitude de cette population est de se rendre, le soir qui précède la fête, à la mosquée, et d’y réciter les louanges de Dieu jusqu’à l’aurore, puis jusqu’au moment de la prière de la fête. Ils font alors cette prière, le prédicateur prononce le prône, et les assistants se retirent.

De Caoulem, nous nous rendîmes à Kâlikoûth, où nous restâmes quelques jours. Je voulais d’abord retourner à Dihly, mais ensuite j’eus des craintes à ce sujet ; or je me rembarquai, et après un trajet de vingt-huit jours, j’arrivai à Zhafâr. C’était dans le mois de moharram de l’année 48 (748 de l’hégire — avril ou mai 1347 de J. C.). Je descendis chez le prédicateur de cette ville, ’Îça, fils de Thatha.


DU SULTAN DE ZHAFÂR.

Cette fois, je trouvai pour son sultan le roi Nâcir, fils du roi Moghîth, lequel régnait en cette ville lorsque j’y abordai la première fois (cf. t. II, p. 211 et suiv.). Son lieutenant était Saïf eddîn ’Omar, émir djandar, ou « prince porte-épée », un personnage d’origine turque. Ce sultan me donna l’hospitalité et m’honora.

Je m’embarquai sur mer, et arrivai à Maskith (Mascate), petite ville où l’on trouve beaucoup de ce poisson nommé koulb almâs (cf. ci-dessus, p. 112). Ensuite nous abordâmes aux ports de Kourayyât, Chabbah et Kelbah. Ce dernier mot s’écrit comme le féminin de kelb, ou « chien. » Après cela, nous arrivâmes à Kalhât, dont nous avons parlé précédenmient. Toutes ces localités font partie du pays, ou du gouvernement d’Ormouz, bien qu’on les compte parmi celles de l’Oman. Nous allâmes à Ormouz et y restâmes trois jours ; puis nous voyageâmes par terre vers Caourestân, Lâr et Khondjopâl, endroits dont nous avons fait mention ci-dessus (cf. t. II, p. 239 et suiv.). Ensuite nous nous rendîmes à Gârzy, et y restâmes trois jours ; puis à Djamécân, à Meïmen, à Bessa et à Chirâz. Nous trouvâmes qu’Aboû Isbâk, sultan de cette dernière ville, régnait encore, mais il en était absent. J’y vis notre cheikh pieux et savant, Madjd eddîn, le grand juge ; il était alors aveugle. Que Dieu soit avec lui, et nous fasse grâce par son intermédiaire !

De Chirâz j’allai à Mâïn, puis à Yezdokhâs, à Kélîl, à Cochc-zer, à Ispahân, Toster, Howaïza et Basrah. Tous ces lieux ont été déjà mentionnés. Je visitai dans cette dernière ville les nobles sépulcres qu’elle renferme : ce sont ceux de Zobeïr, fils d’Al’awwâm ; de Thalhah, fils d’Obaïd Allah ; de Halîmah Assadiyyah, ou de la tribu des Bénôu Sa’d ; d’Aboû Becrah, d’Anas, fils de Mâlic ; de Haçan de Basrah, de Thâbit Albonâny, de Mohammed, fils de Sîrîn ; de Mâlic, fils de Dinar ; de Mohammed, fils de Ouâci’ ; de Habîb le Persan et de Sahl, fils d’Abdallah, de Toster. Que le Dieu très-haut soit satisfait d’eux tous ! (Cf. t. II, p. 13 à 15.) Nous partîmes de Basrah et arrivâmes à (la ville nommée) Mechhed ’Aly, ou le mausolée d’Aly, fils d’Aboû Thâlib ; nous le visitâmes. Ensuite nous nous dirigeâmes vers Coûfah, et allâmes voir sa mosquée bénie ; après, nous nous rendîmes à Hillah, où est le sanctuaire du Maître de l’époque (cf, t. II, p. 97 et suiv.).

Il arriva, à peu près vers ce temps-là, qu’un certain émir fut nommé gouverneur de cette ville, et défendit à ses habitants de se rendre, selon leur coutume, à la mosquée du Maître de l’époque, ou du dernier imâm, et d’attendre celui-ci dans cet endroit. Il leur refusa la monture qu’ils prenaient tous les soirs du commandant de Hillah. Or ce gouverneur fut atteint d’une maladie dont il mourut promptement, et cette circonstance augmenta encore l’erreur, ou la folie de ces schismatiques. En effet, ils dirent que la cause de la mort de ce personnage avait été son refus de donner la monture. Depuis lors, elle ne fut plus refusée.

Je partis pour Sarsar, puis pour Bagdad, où j’arrivai dans le mois de chawwàl de l’année 748 de l’hégire (janvier 1348). Un Maghrébin, ou Africain, que j’y rencontrai, me fit connaître la catastrophe de Tarifa (30 octobre 1340 ; cf. Dozy, Script. arab. loc. II, 160, note), et m’apprit que les chrétiens s’étaient emparés d’Algéziras. Dieu veuille réparer de ce cùté les brèches survenues dans les affaires des musulmans I


DU SULTAN DE BAGDAD.

Le sultan de Bagdad et de l’Irâk, au temps de mon entrée dans ladite ville, à la date ci-dessus mentionnée, était le cheikh Haçan, fils de la tante paternelle du sultan Aboû Sa’îd. Quand ce dernier fut mort, le cheïkh Haçan se rendit maître de son royaume de l’Irâk ; il épousa la veuve d’Aboû Sa’îd, nommée Dilchâd, fille de Dimachk Khodjah, fils de l’émîr Altchoûbân, à l’exemple de l’action dudit sultan Aboû Sa’îd, qui avait épousé la femme du cheïkh Haçan. (Cf. t. II, p. 122, 123.) Celui-ci était absent de Bagdad lorsque j’y arrivai, et il était en marche pour combattre le sultan Atâbec Afrâciâb, souverain du pays de Loûr.

De Bagdad je me rendis à la ville d’Anbâr, puis à Hît, à Hadîthah et ’Anah. Ces contrées sont au nombre des plus belles et des plus fertiles du monde ; la route entre ces différentes villes est bordée d’un grand nombre d’habitations ; de sorte que l’on dirait que le voyageur se trouve toujours dans un marché. Nous avons déjà dit que nous n’avions vu aucun pays qui ressemblât à la contrée située sur le fleuve de la Chine, excepté celui dont il est ici question. J’arrivai à la ville de Rahbah, qui ajoute à son nom celui de Mâlic, Gis de Thaouk ; c’est la plus belle localité de l'Irâk, et elle est le commencement de la Syrie. De Rahbah nous allâmes à Sakhnah , jolie ville , dont la plupart des habitants sont des chrétiens infidèles. Son nom de Sakhnah, ou « chaleur, est emprunté de l’état thermal de ses eaux. Cette ville renferme des cellules pour les hommes et d’autres pour les femmes, où se prennent des bains chauds. La nuit, ils puisent de cette eau et la mettent sur les terrasses pour qu’elle refroidisse. Nous allâmes à Tadmor, ou Paimyre, la ville du prophète de Dieu Salomon , pour qui les génies l’ont construite, comme dit le poète Nâbighah :

Ils bâtissent Palmyre avec les pierres plates et les colonnes.

Nous arrivâmes à Damas de Syrie, ville que j’avais quittée depuis vingt ans complets. J’y avais laissé une épouse enceinte, et, pendant mon séjour dans l’Inde, je sus qu’elle avait mis au monde un garçon. Alors j’envoyai à l’aïeul maternel de l’enfant, qui était un habitant de la ville de Micnâçah, en Afrique, quarante dinars indiens en or. A mon arrivée à Damas, cette fois, ma première pensée fut de demander des nouvelles de mon fils. J’entrai donc dans la mosquée, et j’y rencontrai heureusement Noûr eddîn Assakhâouy, imâm et supérieur des Mâlikites. Or je le saluai, mais il ne me reconnut pas ; je lui dis qui j’étais, et je lui fis des questions sur mon fils. Il m’apprit que l’enfant était mort depuis douze ans ; il ajouta qu’un jurisconsulte de Tanger habitait dans la madraçah azzhâhiriyyah, ou « école de Zhâhir. » Je m’empressai d’aller voir ce légiste, afin de m’informer de l’état de mon père et de celui de ma famille. C’était un cheïkh vénérable, je le saluai et lui parlai de ma parenté. Il m’annonça que mon père était décédé depuis quinze ans, et que ma mère vivait toujours.

Ma demeure à Damas de Syrie se continua jusqu’à la fin de l’année ; la disette des vivres était grande, et le pain était si cher, que sept onces coûtaient une drachme en argent. L’once de Damas équivaut à quatre onces de l’Afrique. Le principal juge des Mâlikites était, à cette époque, Djamâl eddîn Almasiâty : c’était un compagnon du cheïkh’Alà eddîn Alkoûnéouy, avec lequel il se rendit à Damas ; il y fut connu, et puis investi de la charge de kâdhi. Quant au principal juge des Châfi’ites, c’était Taky eddîn, fils d’Assobky. Le commandant de Damas était Arghoùn Chah, le roi des émirs.


ANECDOTE.

Il mourut à Damas, vers cette époque, un des grands de la ville, qui laissa par testament des biens aux pauvres. La personne chargée de mettre à exécution ses volontés achetait du pain, qu’elle distribuait tous les jours aux indigents après la prière de l’après-midi. Or ceux-ci se réunirent un soir en foule, ils prirent de force le pain que l’on devait leur distribuer, et s’emparèrent aussi du pain des boulangers. Le gouverneur, Arghoûn Châh, ayant été informé de ces méfaits, fit sortir ses sbires, qui disaient à chaque pauvre qu’ils rencontraient : « Viens, viens prendre du pain ! » Un grand nombre d’indigents furent ainsi ramassés, et Arghoûn les fit emprisonner pour cette nuit-là. Le lendemain il sortit à cheval, fit comparaître ces prisonniers au pied de la forteresse, et ordonna de leur couper les mains ef les pieds. Cependant, la plupart d’entre eux étaient innocents du délit qu’on leur imputait. Arghoûn fit quitter Damas à la peuplade des Harâfich (gens vils ou canaille ; cf. t. I, p. 86), qui émigrèrent à Hims ou Emèse, Hamâh et Aiep. On m’a assuré que ce gouverneur de Damas n’a vécu que peu de temps après cela, et qu’il a été assassiné.

Je quittai cette dernière ville pour me rendre à Emèse, puis à Hamâh, Ma’arrah, Sermîn et Alep. Le commandant de cette dernière cité était alors le hâddj, ou pèlerin, Roghthaï.


ANECDOTE.

Un religieux pauvre, appelé le cheïkh des cheïkhs, habitait dans une montagne en dehors de la ville d’Aïntâb ; la multitude allait le visiter et lui demander sa bénédiction. Il avait un disciple qui ne le quittait pas ; mais, au reste, il vivait isolé, célibataire, sans épouse. Or il arriva, à peu près au temps dont il s’agit ici, que ce fakîr dit dans un de ses discours : « Certes, le prophète Mahomet n’a pas pu se passer de femmes ; moi, je m’en passe. » On porta témoignage contre lui à ce sujet, et le fait fut établi devant le kâdhi. Cette affaire fui déférée aux émirs de la contrée ; on amena le religieux, ainsi que son disciple, qui avait approuvé son discours. Les quatre juges décidèrent qu’ils méritaient tous les deux la mort, et la sentence fut exécutée. Ces quatre kâdhis étaient : Chihâb eddîn, le mâlikite ; Nâcir eddîn al’adim, ou le pauvre, le hanéfite ; Taky eddîn, fils de l’orfèvre, le châfi’ite, et ’Izz eddîn de Damas, le hanbalite.

Dans les premiers jours du mois de rabî’ premier de l’année 749 de l’hégire (commencement de juin 1348), la nouvelle nous parvint à Alep que la peste s’était déclarée à Ghazzah, ou Gaza, et que le nombre des morts, en un seul jour, y avait dépassé le chiffre de mille. Or, je retournai à Emèse, et trouvai que l’épidémie y était ; le jour de mon arrivée il y mourut trois cents personnes environ. Je partis pour Damas, et y entrai un jeudi ; ses habitants venaient de jeûner pendant trois jours ; le vendredi, ils se dirigèrent vers la mosquée des pieds, comme nous l’avons raconté dans notre premier livre ou voyage (cf. t. I, p. 226 à 229). Dieu allégea pour eux la maladie ; le nombre des morts, à Damas, avait atteint deux mille quatre cents dans un jour. Enfin je me rendis à ’Adjloûn, puis à Jérusalem ; je vis que la peste avait alors cessé dans cette dernière ville. J’y trouvai son prédicateur ’Izz eddîn, fils de Djamâ’ah, fils de l’oncle paternel d’Izz eddîn, grand juge au Caire. C’est un homme de mérite et très-généreux ; ses honoraires, comme prédicateur, sont de mille drachmes par mois.


ANECDOTE.

Le prédicateur ’Izz eddîn donna un jour un festin, auquel il m’invita en compagnie d’autres personnes. Je lui demandai le motif de ce repas prié, et il m’apprit qu’il avait, pendant l’épidémie, fait vœu de donner un festin, si la peste cessait ses ravages, et s’il passait un jour sans avoir à prier sur aucun mort. Il ajouta : « Hier je n’ai prié sur aucun mort, et c’est pour cela que je donne le festin promis. »

Les cheïkhs que j’avais connus à Jérusalem avaient presque tous émigré vers l’Être suprême. (Que Dieu ait pitié d’eux !) Il en restait fort peu, et parmi ceux-ci : 1° le savant traditionnaire, l’imâm ou chef de mosquée, Salâh eddîn Khalîl, fils de Caïcaldy Al’alây ; 2° le pieux Cheref eddîn Alkhocchy, supérieur de l’ermitage de la mosquée Alaksa ; et 3° le cheikh Soleïmân de Chîràz. Je vis ce dernier, et il me donna l’hospitalité ; c’est le seul personnage, de tous ceux que j’ai rencontrés en Syrie et en Égypte qui ait visité le Pied d’Adam (dans l’île de Ceylan ; cf. ci-dessus, p. 181).

Je partis de Jérusalem, et j’eus pour compagnons de voyage le prédicateur, le traditionnaire Cheref eddîn Soleïmân, de Miliânah, et le cheïkh des Africains à Jérusalem, l’excellent soûfy Thalhah Al’abdalouâdy. Nous arrivâmes à Hébron, ou la ville de l’ami de Dieu, Abraham ; nous visitâmes sa tombe, ainsi que celles des autres prophètes, qui sont enterrés auprès de lui. Nous nous rendîmes à Gaza, et trouvâmes la plus grande partie de la ville déserte, à cause du nombre immense des victimes que la peste avait faites. Le juge de la ville nous dit que de quatre-vingts notaires qu’elle possédait, il n’y en avait plus que le quart, et que le chiffre des morts avait atteint le nombre de onze cents par jour. Nous voyageâmes par terre, et arrivâmes à Damiette ; j’y vis Kothb eddîn Annakchouâny, qui est un jeûneur infatigable. Il m’accompagna de Damiette à Fârescoûr, Semennoûd et Aboû Sîr. Ici nous descendîmes dans l’ermitage d’un Égyptien.


ANECDOTE.

Pendant que nous étions dans cet ermitage, voici venir à nous un fakîr, qui nous salua. Nous lui offrîmes des aliments, qu’il refusa en disant que son seul but avait été de nous visiter. Toute cette nuit-là il ne cessa point d’incliner sa tête et de se prosterner. Nous fîmes la prière de l’aurore, puis nous nous occupâmes de réciter les louanges de Dieu ; le fakîr était toujours dans un coin de la zâouiyah. Le supérieur apporta des comestibles et appela ce religieux, mais n’en reçut aucune réponse ; il alla vers lui et le trouva mort. Nous fîmes les prières sur son corps et nous l’ensevelîmes. (Que la miséricorde de Dieu soit sur lui !)

Je me rendis à Almahallah Alcabirah, ou la grande station, à Nahrâriyah, Abiâr, Demenhoûr et Alexandrie. Dans cette dernière ville, la peste avait beaucoup diminué d’intensité, après avoir fait jusqu’à mille et quatre-vingts victimes par jour. J’arrivai ensuite au Caire, et l’on me dit que le nombre des morts, pendant l’épidémie, y avait atteint le chiffre de vingt et un mille dans un seul jour. Tous les cheïckhs que j’y connaissais étaient morts. (Que le Dieu très-haut ait pitié d’eux !)


DU SULTAN DU CAIRE.

Le souverain de l’Égypte à cette époque était le roi Nâcir Haçan, fils du roi Nâcir Mohammed, fils du roi Mansoûr Kaiâoûn. Il a été déposé plus tard, et l’on a choisi pour roi à sa place son frère, Almalic Assâlih.

En arrivant au Caire, je trouvai que le grand juge ’Izz eddîn, fils du grand juge Bedr eddîn, fils de Djamâ’ah, s’était rendu à la Mecque avec une forte caravane, que l’on appelle radjéby, car elle part au mois de radjeb. J’ai su que la peste continua d’accompagner les gens de cette caravane jusqu’à leur arrivée au défilé d’Aïlah, et qu’alors cette maladie s’éloigna d’eux. Du Caire, je me rendis dans les pays de la haute Égypte, ou Thébaïde, dont il a été déjà question, et jusqu’à ’Aïdhâb. Ici je m’embarquai pour Djouddah, et de cette ville je me rendis à la Mecque (que Dieu l’ennoblisse et l’honore !), où j’arrivai le vingt-deuxième jour du mois de cha’bân de l’année 749 de l’hégire (16 novembre 1348). Je me mis sous la protection de l’imâm des Mâlikites, le pieux, dévot et vertueux Aboû ’Abdallah Mohammed, fils d’Abderrahmân, nommé Khalil, ou ami sincère. Tout le mois de ramadhân je jeûnai à la Mecque, et je visitai tous les jours les lieux saints, suivant le rite de Châfi’y. Parmi les cheikhs de la Mecque que je connaissais, je vis : 1° Chihâb eddîn Alhanéfy ; 2° Chihâb eddîn Atthabary, ou du Tabaristân ; 3° Aboû Mohammed Alyâfi’y ; 4° Nadjm eddîn Alosfoûny ; et 5° Alharâzy.

Dans la susdite année, après avoir fait le pèlerinage, je partis de la Mecque en compagnie de la caravane de Syrie, et arrivai à Thaïbah, ou Médine, la ville de l’envoyé de Dieu, de Mahomet. Je visitai son tombeau vénéré, parfumé (que Dieu augmente son parfum et sa vénération !) ; je priai dans la noble mosquée (que Dieu la purifie et augmente sa noblesse !) ; enfin, je visitai les compagnons du Prophète qui sont enterrés dans le cimetière de Médine (que Dieu soit content d’eux !). Parmi les cheïkhs que je vis, je nommerai Aboû Mohammed, fils de Farhoûn.

Nous partîmes de la noble Médine et arrivâmes successivement à’Ola, Taboûc, Jérusalem, Hébron, Gaza, les stations du sable ou du désert, et le Caire. Toutes ces localités ont déjà été décrites. A notre arrivée au Caire nous apprîmes que notre maître, le commandant des fidèles, le défenseur de la religion, celui qui met sa confiance dans le maître des mondes, je veux dire Aboù ’Inân (que le Dieu très-haut le protège !), avait, avec le secours divin, réuni les choses dispersées, ou réparé les malheurs de la dynastie mérînite » et délivré par sa bénédiction les pays du Maghreb du danger dans lequel ils s’étaient trouvés. Nous sûmes que ce souverain répandait les bienfaits sur les grands et sur la multitude, et qu’il couvrait tout le monde de ses grâces copieuses. Or les hommes désiraient beaucoup de se tenir à sa porte, et n’avaient d’autre espoir que celui d’être admis à baiser son étrier. Alors je me décidai à me rendre dans son illustre résidence ; j’étais mû aussi par le souvenir de la patrie, l’affection pour la famille et les amis chéris qui m’entraînaient vers mon pays, lequel, à mon avis, l’emporte sur toutes les autres villes.

C’est le pays où l’on a suspendu à mon cou les amulettes ; c’est la première contrée dont la poussière a touché ma peau.

Je m’embarquai sur un petit navire appartenant à un Tunisien : c’était pendant le mois de safar de l’année 760 de l’hégire (avril-mai 1349), et je me fis descendre à l’île de Djerbah. Le susdit bâtiment continua sa route vers Tunis ; mais les ennemis s’en emparèrent. Plus tard je me rembarquai sur un petit bâtiment pour aller à Kâbis, où je descendis, jouissant de l’hospitalité des deux illustres frères, Aboù Merouân et Aboû’l ’Abbâs, fils de Mekky, et commandants de Djerbah ainsi que de Kâbis. Je passai chez eux la fête du jour anniversaire de la naissance de Mahomet (le 12 de rabî’ premier) ; ensuite, je me rendis par mer à Sefâkos et à Boliânah ; puis par terre, avec les Arabes, à Tunis, où j’arrivai après beaucoup d’ennuis. Dans ce temps-là cette ville était assiégée par les Arabes.


DU SULTAN DE TUNIS.

Tunis était sous la domination de notre maître le commandant des musulmans, le défenseur de la religion, le champion du maître des mondes dans la guerre contre les infidèles, le prince des princes, l'unique parmi les rois généreux, le lion des lions, le libéral des libéraux, le pieux, le dévot, ou qui vient à résipiscence, l’humble, le juste, Aboù’l Haçan. Il était fils de notre maître le commandant des musulmans, le champion du maître des mondes dans la guerre sainte, le défenseur de la religion mahométane, celui dont la bienfaisance a passé en proverbe, dont les actes de générosité et de vertu sont connus dans les différents pavs, l’auteur et le possesseur d’actions généreuses et vertueuses, de mérites et de bienfaits, le roi juste, illustre, Aboù Sa’îd. Celui-ci était fils de notre maître le commandant des musulmans , le défenseur de la religion , le guerrier dans les saints combats, par amour pour le maître des mondes ; le vainqueur et le destructeur des infidèles, celui qui, une première fois, a rendu manifestes des actes mémorables dans la guerre sainte, et qui souvent les a répétés ; le protecteur de la loi, le prince sévère dans les choses qui regardent l’être miséricordieux, le serviteur de Dieu, le dévot toujours assidu à la prière, à incliner sa tête, à se prosterner ; l'humble, le pieux, Aboû Yoûçuf, fils d’Abdalhakk. (Que Dieu soit satisfait d’eux tous, et qu’il fasse durer le royaume dans leur postérité, jusqu’au jour du jugement dernier !)

A mon arrivée à Tunis, j’allai voir le pèlerin Aboû’l Haçan annâmîçy, à cause des liens de parenté et de nationalité qui existaient entre nous deux. Il me fit loger dans sa maison, et puis se dirigea avec moi vers le lieu des audiences. J’entrai dans l’illustre salle, et je baisai la main de notre maître Aboû’l Haçan. (Que Dieu soit content de lui !) Le souverain m’ordonna de m’asseoir, et j’obéis ; il me fit des questions sur le noble Hidjâz, sur le sultan du Caire, et je répondis à ses demandes ; il m’interrogea aussi sur Ibn Tîfarâdjîn. Or, je l’informai de tout ce que les Africains avaient fait à son égard, de leur intention de le tuer à Alexandrie, et du mal qu’ils lui firent endurer, dans la vue de venger et de secourir notre maître Aboû’l Haçan. (Que Dieu soit satisfait de lui !) Étaient présents à l’audience, en fait de jurisconsultes : 1° l’imâm Aboû ’Abdallah assatthy, et 2° l’imâm Aboû ’Abdallah Mohammed, fils d’Assabbâgh, ou le teinturier. En fait de Tunisiens, il y avait : 1° leur juge, Aboû ’Aly ’Omar, fils d’Abdarrafi’, ou le serviteur du Très-Haut, et 2° Aboû ’Abdallah, fils de Hâroûn.

Je quittai le noble lieu des audiences ; mais après la prière de l’après-midi, notre maître Aboù’l Haçan me fit appeler. Il était alors sur une tour qui dominait l’endroit où l’on combattait, et avait en sa compagnie les cheïkhs illustres dont les noms suivent : 1° Aboù Omar ’Othmân, fils d’Abdalouâhid, ou le serviteur du Dieu unique, atténâlefty ; 2° Aboû Hassoûn Ziyân, fils d’Amriyoûn al’alaouy ; 3° Aboû Zacariyyâ Iahia, fils de Soleïmân al’ascary ; et 4° le pèlerin Aboû’l Haçan annâmîcy. Le sultan s’informa du roi de l’Inde, et je répondis aux questions qu’il me fit sur ce sujet. Je ne cessai point d’aller et de venir dans sa salle d’audience illustre, tout le temps de ma demeure à Tunis, qui fut de trente-six jours. Je vis alors dans cette ville le cheïkh, l’imàm, la fin ou la perfection des savants et leur chef, c’est-à-dire Aboû ’Abdallah Alobolly. Il était alité par suite de maladie, et m’interrogea sur beaucoup de matières touchant mes voyages.

Mon départ de Tunis eut lieu par mer, m’étant embarqué avec des Catalans, et nous arrivâmes à l’île de Sardaigne, qui est une des îles gouvernées par les chrétiens. Elle possède une jolie rade, entourée par d’énormes pièces de bois, et dont l’entrée ressemble à une porte, laquelle ne s’ouvre qu’avec la permission des habitants. Cette île a plusieurs châteaux forts ; nous entrâmes dans l’un de ceux-ci, et vîmes qu’il était pourvu de beaucoup de marchés. Je fis le vœu au Dieu très-haut de jeûner pendant deux mois consécutifs, s’il nous tirait sains et saufs de cette île ; car, nous avions été informés que ses habitants étaient décidés à nous poursuivre lors de notre sortie, pour nous faire captifs. Cependant, nous partîmes de l’île de Sardaigne, et arrivâmes dix jours après à la ville de Ténès, puis à Mâzoûnah, à Mostaghânim et à Tilimçân. Ici je me dirigeai vers ’Obbàd (cf. Revue de l’Orient, janvier 1853, p. 35, 46 ; Journ. asiat. août 1854, p. 154), et visitai le sépulcre du cheïkh Aboû Médîn. (Que Dieu soit satisfait de lui, et nous fasse grâce par son intermédiaire !) Je quittai Tilimçân par le chemin de Nedroûniah, je suivis la route d’Akhandékân, et passai la nuit dans l’ermitage du cheïkh Ibrahim. Puis nous partîmes, et lorsque nous étions auprès d’Azaghnaghân, nous fûmes assaillis par cinquante hommes à pied et deux à cheval. J’étais accompagné par le pèlerin Ibn Karî’ât, de Tanger, et par son frère Mohammed, qui périt plus tard en mer, martyr de la foi. Nous nous préparâmes à les combattre et déployâmes un drapeau ; mais ils nous demandèrent la paix, et nous la leur accordâmes. (Que Dieu soit loué !) Ensuite, j’arrivai à la ville de Tâza, où j’appris la nouvelle que ma mère était morte de la peste. (Que le Dieu très-haut ait pitié d’elle !) Je quittai Tâza, et entrai dans Fes ou Fez, la ville capitale, un vendredi, sur la fin du mois de cha’bân le vénéré de l’année 750 de l’hégire (le 8 novembre 1349 de J. C.). Or je me tins debout en présence de notre illustre maître, le très-noble imâm, le commandant des fidèles, l’homme qui met sa confiance dans le maître des mondes, Aboû’Inân. (Que Dieu favorise sa grandeur et abatte ses ennemis !) Sa dignité me fit oublier celle du sultan de l’Irâk ; sa beauté, celle du roi de l’Inde ; ses belles manières, celles du roi de Yaman ; son courage, celui du roi des Turcs ; sa mansuétude, ou sa longanimité, celle de l’empereur de Constantinople ; sa dévotion, celle du roi du Turkestan, et son savoir, celui du roi de Djâouah (l’île de Sumatra). Devant le sultan se trouvait son premier et excellent ministre, l’auteur d’actions généreuses et de hauts faits généralement connus, Âboû Ziyân, fils de Ouedrâr, qui m’interrogea sur les pays d’Égypte, car il y avait été ; et je répondis à ses questions. Il me combla tellement de bienfaits provenant de notre maître (puisse le Dieu très-haut le protéger !), que je me sens impuissant à le remercier convenablement ; Dieu seul est le maître de l’en récompenser. Je jetai le bâton de voyage dans le noble pays de ce souverain, après m’être assuré par un jugement incontestable que c’est le meilleur de tous les pays. En effet, les fruits y sont abondants, les eaux, les vivres s’y obtiennent sans difficulté, et bien peu de contrées jouissent de tous les avantages que celle-ci réunit. Aussi, c’est avec beaucoup de raison, qu’un poëte a dit :

L’Occident est le plus beau pays du monde, et j’en ai la preuve ;

La pleine lune s’y observe d'abord, ou c’est de là qu’on l’attend, et le soleil se dirige de son côté.

Les drachmes de l'Occident sont petites ; mais, par contre, leurs avantages sont grands. Si tu considères le prix des denrées dans cette région, ainsi que dans les pays de l’Égypte et de la Syrie, tu verras alors comme quoi ce que j’ai avancé est vrai, et de combien le Maghreb l’emporte sur les autres contrées. Or je dirai que la chair de mouton, ou de brebis, se vend en Égypte à raison d’une drachme nokrah, ou d’argent, qui vaut six drachmes du Maghreb, les dix-huit onces. Dans ce dernier pays, lorsqu’elle est chère, la viande est vendue deux drachmes les dix-huit onces, ce qui fait le tiers de la drachme nokrah. Quant au beurre, il est très-rare en Égypte ; en général, les mets, ou les assaisonnements qu’emploient les Égyptiens, ne sont nullement considérés par les habitants de la Mauritanie ; et ce sont pour la plupart : 1° les lentilles et les pois chiches, que les Égyptiens font cuire dans d’énormes chaudières, en y ajoutant de l’huile de sésame ; 2° les becillâ, qui sont une espèce de pois (en persan besleh, en italien piselli, ou petits pois) ; ils les font bouillir, et y ajoutent de l’huile d’olive ; 3° les courges, qu’ils font cuire et qu’ils mélangent avec du lait caillé ; 4° l’herbe potagère fade, ou le pourpier, qu’ils font cuire comme ci-dessus ; 5° les bourgeons, ou les jeunes pousses des amandiers, qu’ils font bouillir, et sur lesquelles ils versent du lait aigre ; 6° la colocasie, que l’on se contente de faire bouillir. Tout cela est très-abondant dans les pays de Maghreb ; mais Dieu a permis que les habitants s’en passassent, à cause de la grande quantité de viande, de beurre fondu, ou salé, de beurre frais, de miel, etc. qu’ils ont à leur disposition. Au reste, la verdure, ou les herbes potagères, sont ce qu’il y a de plus rare en Égypte ; et les fruits y sont pour la plupart importés de la Syrie. Le raisin, quand il est à bon marché, s’y vend au prix d’une drachme nokrah les trois livres d’Egypte, et la livre de ce pays est de douze onces.

Pour ce qui concerne les contrées de la Syrie, les fruits, il est vrai, y sont en abondance ; mais néanmoins, dans la Mauritanie, ils se vendent à meilleur marché qu’en Syrie. En effet, dans cette dernière, le prix du raisin est d’une drachme nokrah pour une livre du pays, laquelle en fait trois du Maghreb. Quand il est à fort bon marché, le raisin s’y vend à une drachme nokrah les deux livres. Le prix des prunes est d’une drachme nokrah les dix onces ; celui des grenades et des coings est, pour chaque pièce, de huit foloûs, ou oboles, ce qui constitue une drachme de Mauritanie. Quant aux herbes potagères, on en a moins en Syrie pour une drachme nokrah que dans notre pays pour une petite drachme. Enfin, la viande coûte en Syrie deux drachmes et demie nokrah pour chaque livre du pays. Or si tu médites bien tout ce qui précède, il deviendra évident pour toi que les pays du Maghreb sont ceux où les denrées alimentaires sont à meilleur marché, où les fruits de la terre sont en plus grande abondance, où les commodités et les avantages de la vie sont plus considérables.

Cependant, Dieu a augmenté encore la noblesse et le mérite de la Mauritanie, au moyen de l’imâmah, ou de la direction de notre maître, le commandant des fidèles, qui a répandu l’ombre de la sécurité dans ses provinces, fait surgir le soleil de la justice dans tous ses districts, pleuvoir les nuées de la bienfaisance sur ses campagnes comme sur ses villes, ou sur les nomades et les citadins, purifié le pays des gens criminels, et fait régner partout les lois de la justice humaine ainsi que les commandements de la religion. Je vais maintenant mentionner ce que j’ai vu et vérifié touchant sa justice, sa mansuétude, son courage, son zèle pour apprendre la science, et pour étudier la jurisprudence, les aumônes qu’il a faites et les injustices qu’il a supprimées.


DE QUELQUES-UNS DES MÉRITES DE NOTRE MAÎTRE (QUE DIEU LE PROTÈGE ET LE FORTIFIE !).

Pour ce qui concerne sa justice, elle est plus célèbre que tout ce que l’on pourrait écrire à son sujet dans un livre. Une des preuves de cette vertu, c’est l’habitude de ce souverain de tenir exprès des séances pour écouter les plaintes de ses sujets. Il consacre le vendredi pour les pauvres ; il divise cette journée entre les hommes et les femmes, en faisant passer d’abord celles-ci, à cause de leur faiblesse. Les pétitions des femmes sont lues après la prière du vendredi (ou de la fête), et jusqu’au moment de celle de l’après-midi. Chaque femme est appelée à son tour par son nom ; elle se tient debout en la noble présence du sultan, qui lui parle sans intermédiaire. Si elle a été traitée injustement, la réparation ne se fait pas attendre ; si elle demande une faveur, celle-ci arrive vite. Lorsqu’on a fait la prière de l’après-midi, on prend connaissance des pétitions des hommes, et le souverain en use à l’égard de ceux-ci comme à l’égard des femmes. Les jurisconsultes et les kâdhis sont présents à l’audience, et le sultan leur renvoie tout ce qui se rattache aux décisions de la loi. C’est là une conduite que je n’ai vu tenir d’une manière si parfaite, avec autant d’équité, par aucun souverain ; car le roi de l’Inde a chargé un de ses émîrs de la fonction de recevoir les placets des mains du public, d’en faire un rapport succinct, et de l’exposer au souverain ; mais ce dernier ne fait pas venir devant lui les plaignants ou les pétitionnaires.

Quant à sa mansuétude, ou douceur, c’est une vertu dont j’ai vu par moi-même des effets merveilleux ; car ce sultan (que Dieu l’aide !) a pardonné à la plupart de ceux qui ont osé combattre ses troupes et se révolter contre son autorité. Il a fait grâce aussi aux grands coupables, aux auteurs de ces crimes que nul ne pardonne si ce n’est celui qui se confie en son Seigneur et qui connaît, de la science de la certitude (ou de science certaine ; cf. Coran, cii, 5), le sens de ces paroles de Dieu dans le Coran : [Le paradis est préparé pour. . . .] et pour ceux qui pardonnent aux hommes (chapitre iii, verset 128).

Voici ce que dit Ibn Djozay : « Parmi les choses étonnantes dont j’ai été témoin, relativement à la douceur du caractère de notre maître (puisse Dieu le protéger !) il y a que, depuis mon arrivée à son illustre cour, sur la fin de l’année 753 de l’hégire (commencement de février 1353), et jusqu’à ce moment, aux premiers jours de l’an 757 (vers le 5 janvier 1356), je ne l’ai vu faire périr personne, à moins que la sentence de mort ne fût rendue par le code religieux, dans quelques-unes de ces lois établies par le Dieu très-haut, soit comme peine du talion, soit comme punition de guerre. Cela a eu lieu malgré l’étendue du royaume, la grandeur des provinces et la diversité des populations. On n’a point entendu raconter une pareille chose, ni pour les temps passés, ni pour les contrées les plus éloignées. »

Au sujet de sa valeur ou de son courage, on sait les preuves de constance et de généreuse audace qu’il a données sur d’illustres champs de bataille, comme dans la journée du combat contre les Bénoû ’Abdalouâdy et autres adversaires. J’avais entendu raconter les nouvelles de ce fait d’armes dans le pays des nègres, et on les mentionna en présence de leur sultan qui fit : « C’est ainsi que l’on doit se conduire, ou bien il ne faut pas s’en mêler. »

Ibn Djozay dit : « Les anciens rois ne cessaient point de lutter entre eux de gloire à qui tuerait les lions et mettrait en fuite les ennemis. Notre maître, lui (que Dieu le fortifie !), a tué un lion plus facilement qu’un lion ne tue une brebis. Or il arriva qu’un lion assaillit les troupes de ce sultan dans la vallée des Charpentiers, qui se trouve dans Almamodrah, ou partie cultivée du district de Salé. Les braves eux-mêmes cherchaient à l’éviter, les cavaliers et les fantassins fuyaient devant le lion. Notre maître (que Dieu l’assiste !) s’élance contre cette bête féroce sans aucun souci, sans nulle crainte, et il la perce entre les deux yeux d’un tel coup de lance, qu’elle en tombe morte sur le sol. Sur les mains et sur la bouche ! (Proverbe dont le sens est Dieu merci ! Cf. Journal asiatique, V* série, t. V, p. 445, note 4.)

« Quant à l’action de mettre en fuite les ennemis, cela arrive aux rois au moyen de la fermeté de leurs troupes, ou de leurs fantassins, et de la bravoure de leurs cavaliers. Le lot des rois est d’avoir de la constance et d’exciter les guerriers au combat. Notre maître (puisse Dieu l’assister !) s’est avancé tout seul et de sa noble personne contre ses ennemis, après avoir vu fuir toutes ses troupes et s’être bien assuré qu’il ne restait plus aucun soldat qui combattît auprès de lui. Alors l’épouvante saisit les cœurs des ennemis, qui s’enfuirent devant notre maître, et ce fut une chose étonnante de voir des nations entières prendre la fuite en présence d’un seul adversaire. C’est là une grâce que Dieu accorde à qui il veut. (Coran, v, 59 ; lvii, 21, et lxii, 4) Le succès est pour ceux qui craignent Dieu. (Coran, vii, 125 ; xxviii, 83.) Au reste, tout ceci n’est que le fruit des faveurs que notre maître obtient de Dieu, par suite de sa confiance dans l’Être suprême et de son entier abandon à lui. (Que Dieu élève toujours la dignité de notre sultan !) »

Relativement à son zèle pour la science, certes notre maître (que le Dieu très-haut l’assiste !) noue des conférences savantes tous les jours après la prière de l’aurore, dans la mosquée de son illustre palais ; les princes des jurisconsultes et les plus distingués d’entre les disciples y assistent. On lit devant le souverain le commentaire du noble Coran, les traditions sur l’Élu, ou Mahomet, les règles de la doctrine de Mâlic, et les ouvrages des soûfis, ou religieux contemplatifs. Dans toutes ces sciences, notre maître tient le premier rang ; il dissipe leurs obscurités avec la lumière de son intelligence, et tire de sa mémoire ses admirables saillies, ou bons mots. C’est là, sans nul doute, la conduite des imâms, ou chefs, bien dirigés et des califes orthodoxes. Parmi tous les autres rois de la terre, je n’en ai connu aucun dont la sollicitude pour la science atteignît un si haut degré. Pourtant, j’ai vu chez le souverain de l’Inde que l’on conférait tous les jours en sa présence, et après la prière de l’aurore, spécialement sur les sciences fondées sur le raisonnement, ou métaphysiques. J’ai vu aussi que le roi de Djâouah (Sumatra) assistait à des conférences que l’on tenait devant lui, après la prière du vendredi, surtout au sujet des règles ou doctrines, d’après le rite de Châh’y. J’avais admiré l’assiduité du roi du Turkestân aux prières de la nuit close et de l’aurore dans la réunion des fidèles ; mais mon admiration a cessé, depuis que j’ai vu l’assiduité de notre maître (que Dieu l’aide !) dans la mosquée, pour toutes les sciences, et pour l’exacte observance des cérémonies du ramadhân. Dieu fait part de sa miséricorde à qui il veut. (Coran, ii, 99 ; iii, 67.)

Ibn Djozay ajoute : « Si l’on supposait un savant, sans nulle autre occupation que d’étudier la science, la nuit comme le jour, il n’atteindrait même pas au premier degré de l’instruclion de notre maître (que Dieu l’assiste !) dans toutes les sciences. Cependant, il donne aussi ses soins aux affaires qui regardent les chefs des peuples, il gouverne des régions éloignées, il examine par lui-même la situation de son royaume, mieux que roi au monde ne l’a jamais fait, et il juge en personne les plaintes de ceux qui ont été lésés. Malgré tout cela, il ne se présente pas dans sa noble audience de question savante, sur quelque science que ce soit, qu’il n’en dissipe l’obscurité, qu’il n’en expose les finesses, n’en mette au jour les points cachés, et ne fasse comprendre aux savants qui assistent à la séance les détails difficiles qu’ils n’avaient pas saisis.

« Ensuite il s’éleva (que Dieu l’assiste !) jusqu’à la sublime science de l’ordre des soûfis, ou contemplatifs ; il comprit leurs symboles et adopta leurs mœurs. Les preuves en furent manifestes dans son humilité, malgré sa position illustre, dans sa commisération, ou sa clémence pour ses sujets, et sa douceur en toute chose. Il s’adonna beaucoup à l’étude des belles-lettres, qu’il cultiva comme auteur et qu’il honora par ses réponses écrites, ou diplômes. Or il a composé la sublime épître et le poëme qu’il a envoyés au mausolée noble, saint, pur ; je parle du mausolée du prince des ambassadeurs, de l’intercesseur des coupables, de l’envoyé de Dieu, ou Mahomet. Il les a tracés de sa propre main, dont l’écriture surpasse en beauté tous les autres ornements du saint tombeau. C’est là une action qu’aucun autre roi de l’époque n’a pris soin d’accomplir, ni même n’a espéré de pouvoir atteindre. Quiconque a bien considéré les rescrits, ou patentes, émanés de notre souverain (que Dieu l’assiste !), et a connu d’une manière complète tout ce qu’ils contenaient, se sera fait une bonne idée du haut degré d’éloquence dont Dieu l’a gratifié en le créant, et de ce qu’il a réuni en sa faveur, en fait d’éloquence persuasive naturelle et acquise. »

Ce qui touche les aumônes que répand notre maître et les ermitages qu’il a fait construire dans ses pays, pour donner a manger à tous les allants et venants, ne trouve point de parallèle dans la conduite des autres rois, excepté dans celle du sultan Âtâbec Ahmed. Cependant notre maître lui est supérieur en ce qu’il donne à manger aux pauvres tous les jours, et en ce qu’il distribue des céréales aux pauvres honteux d’entre les anachorètes.

Ibn Djozay dit : « Notre maître (que Dieu l’assiste !) a inventé de telles choses au sujet de la générosité et des aumônes, qu’elles n’étaient venues à l’esprit de personne, et que les sultans n’avaient pas eu le mérite de les pratiquer. Telles sont, entre autres : 1° la distribution constante d’aumônes aux pauvres, dans toutes les parties de son royaume ; 2° la fixation d’aumônes nombreuses pour les prisonniers, dans toute l’étendue du pays ; 3° la disposition que toutes les aumônes dont on vient de parler fussent faites en pain bien cuit, et prêt à être utilisé ; 4° le don de vêtements aux pauvres, aux infirmes, aux vieilles femmes, aux vieillards, et à ceux qui sont attachés aux mosquées, dans la totalité de ses domaines ; 5° la désignation des holocaustes pour ces classes de gens, le jour de la fête des sacrifices ; 6° la distribution en aumônes de toute la recette des impôts perçus aux portes du pays, ou des octrois, le vingt-septième jour du mois de ramadhân, pour honorer cette illustre journée et pour la sanctifier comme elle le mérite ; 7° le festin qu’il offre au public, dans tous ses pays, la nuit anniversaire de la naissance sublime de Mahomet, et son action de rassembler le peuple dans cette circonstance, pour accomplir les cérémonies religieuses d’une telle solennité ; 8° le soin qu’il prend de la circoncision des garçons orphelins du pays, ainsi que du banquet qui la suit, et les habillements qu’il leur donne le jour de l’âchourâ, ou le dixième jour du mois de moharram ; 9° la charité qu’il fait aux paralytiques et aux infirmes de couples (d’esclaves ?), pour labourer la terre, et au moyen desquels ces malheureux améliorent leur position ; 10° l’aumône qu’il fait aux pauvres de sa capitale de tapis moelleux et de tapis velus excellents, qu’ils étendent lorsqu’ils veulent dormir : c’est là une libéralité sans pareille ; 11° la construction d’hôpitaux dans chaque ville de son royaume, la désignation de legs nombreux pour servir à la nourriture ou à l’entretien des malades, et la nomination de médecins pour les soigner et les guérir. Je passe sous silence plusieurs autres sortes de libéralités et de vertus rendues manifestes par notre maître. Puisse Dieu rétribuer ses bienfaits et récompenser ses grâces ! »

Quant à la suppression des injustices qui pesaient sur ses sujets, il convient de mentionner les taxes de péage que l’on percevait sur les routes. Notre maître (que Dieu l’aide !) a ordonné de les abolir totalement, et il n’a pas été arrêté en cela par la considération qu’elles étaient la source d’une recette fort importante. Ce que Dieu tient en réserve vaut mieux, et est plus durable. (Coran, xxviii, 60 ; xlii, 34.) Relativement aux soins que notre maître prend, afin de repousser les mains, ou les secours de l’oppression, loin de lui, ce sont là des choses bien connues. Je l’ai entendu qui disait à ses receveurs d’impôts : « Ne vexez jamais les sujets ; » et il leur faisait de grandes recommandations à ce propos.

Ibn Djozay ajoute ici : « Quand même il n’y aurait à citer, comme preuve de la bonté de notre maître (que Dieu l’aide !) pour ses sujets, que la suppression ordonnée par lui du droit d’hospitalité, ou de bienvenue, que les percepteurs des contributions et les gouverneurs des villes exigeaient du public, cela seul, dis-je, suffirait pour montrer un signe manifeste de justice et une lumière éclatante de bienveillance. Que dirons-nous, puisqu’il est établi que notre maître a aboli en fait d’injustices et prodigué en fait d’avantages ce qu’on est i mpuissant à compter ? Au moment où l’on écrivait ce livre, un ordre sublime est émané de notre maître, d’avoir à traiter les prisonniers avec douceur et de supprimer les lourdes charges qu’on leur imposait ; cet ordre embrassait toute l’étendue du pays. C’est là un vrai bienfait pour ces misérables, et c’est un acte digne de sa clémence célèbre. De même, il a commandé qu’on punît d’une manière exemplaire tout juge et tout gouverneur dont la tyrannie serait constatée. Voilà un bon moyen d’empêcher l’injustice et de repousser les oppresseurs. »

Tout ce qui se rapporte à sa conduite pour aider les habitants de l’Andalousie dans la guerre sainte, pour fournir aux places frontières des secours en argent, provisions de bouche et armes, pour affaiblir le pouvoir de l’ennemi ou briser ses alliances, au moyen de préparatifs en munitions de guerre, et d’une belle parade de vigueur ; tout cela, disons-nous, est très-notoire, la connaissance n’en est nullement effacée dans l’esprit des peuples de l’Occident ni de l’Orient, et aucun roi ne mérite la préférence sur notre maître sous ce rapport.

Ibn Djozay dit : « A celui qui veut connaître ce que notre souverain (que Dieu l’assiste !) a fait pour défendre les contrées des musulmans et pour repousser les peuples infidèles, qu’il lui suffise de savoir ce qu’il a pratiqué pour la délivrance de la ville de Tripoli d’Ifrikiyyah (de l’Afrique proprement dite, ou de Barbarie). Or cette cité étant tombée au pouvoir de l’ennemi, qui avait étendu sur elle la main de l’injustice, notre maître (que Dieu le protège !) vit qu’il serait impossible d’envoyer les armées à son secours, à cause de la distance. Par conséquent, il écrivit à ses serviteurs, dans les pays de l’Afrique proprement dite, de racheter Tripoli avec de l’argent ; ce qui fut fait, au moyen de cinquante mille dinârs d’or, en espèces sonnantes. Lorsque cette nouvelle lui parvint, il dit : « Louons Dieu, qui a repris la ville des mains des infidèles, pour cette petite misère ! » Il donna l’ordre immédiatement d’expédier la somme d’argent dans l’Ifrîkiyyah, et la ville de Tripoli retourna à l’islamisme par son action. Personne ne s’était jusqu’alors imaginé qu’un homme regarderait comme une petite misère, ou une bagatelle, cinq quintaux d’or. C’est donc notre maître (que Dieu l’assiste !) qui a montré cette immense libéralité, et cet acte de vertu sublime. Les rois n’en ont pas fourni d’autres exemples, et l’annonce de ce grand fait a été par eux beaucoup honorée.

« Une des actions les plus connues de notre maître (que Dieu l’assiste !) dans la guerre sainte contre les infidèles, c’est qu’il a fait construire des bâtiments de guerre tout le long des côtes de la mer, qu’il a fait une grande provision de tout ce qui a rapport à la marine, dans les temps de paix et de trêve, pour être prêt au jour du malheur, ou de la guerre, et pour couper court avec sa prévoyance à l’avidité des infidèles. Il confirma cette conduite par le voyage qu’il fit lui-même (que Dieu l’aide !), l’an dernier, dans les montagnes de Djânâtah, afin de faire couper les bois nécessaires pour les constructions, de montrer l’importance qu’il attachait à tout cela, et sa volonté de diriger en personne les travaux pour la guerre sainte, dans l’espoir d’une récompense de la part du Dieu très haut, et bien certain d’en obtenir une excellente rétribution. »

Parmi les plus belles actions de notre maître (que Dieu l’assiste !), nous citerons les suivantes : 1° la construction de la nouvelle mosquée, dans la ville blanche (ou pure, Fez), la capitale de son illustre royaume : c’est la mosquée qui se distingue par sa beauté, la solidité de sa structure, son brillant éclat et son arrangement merveilleux ; 2° la construction du grand collège, dans l’endroit appelé Château, tout près de la citadelle de Fez : il n’a pas son pareil dans tout le monde habité pour la grandeur, la beauté, la magnificence, la quantité d’eau, et l’avantage de l’emplacement ; je n’ai vu aucun collège qui lui ressemble, ni en Syrie, ni en Égypte, ni dans l’Irâk, ni dans le Khorâçân ; 3° la fondation de la grande zâouiyah, ou ermitage, sur l’étang des pois chiches, au dehors de la ville de Fez ; il n’a pas son pareil non plus à cause de son admirable emplacement et de sa merveilleuse construction. Le plus joli ermitage que j’aie vu dans les pays d’Orient, c’est celui de (la petite ville de) Siriâkaous, bâti par le roi Nâcir ; mais l’ermitage de Fez, qui nous occupe, est plus beau, d’une structure plus solide et plus jolie. Que ie Dieu suprême aide et assiste notre maître dans ses nobles desseins, qu’il récompense ses vertus sublimes, qu’il fasse durer longtemps ses jours en faveur de l'islamisme et des musulmans, qu’il soit l’auxiliaire de ses étendards et de ses drapeaux victorieux ! Revenons maintenant au récit du voyage.

Après avoir eu le bonheur de contempler cette résidence illustre, et après avoir été comblé des avantages de ses copieux bienfaits, je voulus visiter la tombe de ma mère. En conséquence, je me rendis à ma ville natale, Tanger, d’où je partis ensuite pour Ceuta. Ici je passai plusieurs mois, dont trois en état de maladie ; mais Dieu m’accorda enfin la santé, et je désirai prendre part à la guerre sainte et aux combats contre les infidèles. Je traversai donc la mer, de Ceuta jusqu’en Espagne, dans un petit navire, ou une saïque. appartenant à des gens d’Assîla ou Arzille. Or j’arrivai en Andalousie (que Dieu la garde !), où la rétribution est abondante pour quiconque y habite, où la récompense est mise en réserve pour quiconque s’y arrête et y voyage. C’était tout de suite après la mort du tyran des chrétiens nommé Adfoûnos (Alphonse XI). Il avait assiégé la montagne, ou Gibraltar, pendant dix mois, et il pensait s’emparer de tous les pays qui restaient encore en Espagne entre les mains des musulmans. Dieu l’enleva au moment où il ne s’y attendait pas, et il mourut de la peste, qu’il craignait plus que tout autre homme.

La première ville d’Espagne que j’ai vue, ç’a été la Montagne de la Victoire, ou Gibraltar. J’y rencontrai son illustre prédicateur, Aboû Zacariyyâ Iahia, fils de Sirâdj de Rondah ; j’y rencontrai aussi son juge, ’Iça Alberbery, chez qui je descendis. C’est avec ce dernier que je parcourus tout le tour de la montagne ; j’y vis les travaux admirables exécutés par notre (défunt) maître Aboû’l Haçan (que Dieu soit satisfait de lui !), ses préparatifs et ses munitions ; je vis encore ce que notre maître (que Dieu l’assiste !) a ajouté à tout cela. J’aurais désiré alors d’être, jusqu’à la fin de mes jours, au nombre de ceux qui gardent et défendent cette localité.

Ibn Djozay dit : « La montagne de la conquête, ou de la victoire, est la forteresse de l’islamisme, placée, pour les étouffer, en travers des gosiers des adorateurs d’idoles ; c’est la bonne action de notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu soit content de lui !), laquelle se rattache à son nom ; c’est l’œuvre pieuse qu’il a fait marcher devant lui, comme une brillante lumière ; c’est la place des munitions pour la guerre sainte, et le lieu où résident les lions des armées ; c’est le thaghr (bouche, frontière, etc.) qui a souri à la victoire de la foi, et qui a fait goûter aux Espagnols la douceur de la sécurité, après l’amertume de la crainte. La grande conquête de l’Espagne a eu son commencement en ce lieu, lors de la descente de Thârik, fils de Ziyâd, affranchi de Mourâ, fils de Nossaïr, pour l’invasion de ce pays. La montagne prit par conséquent le nom de ce guerrier ; elle fut appelée la Montagne de Thârik, et aussi la Montagne de la conquête, puisque celle-ci commença par ce point. On voit encore les restes de la muraille que ce capitaine et ses compagnons y bâtirent, et qui sont nommés le mur des Arabes. Je les ai vus pendant mon séjour dans cette place, à l’époque du siège de la ville d’Algéziras par les chrétiens. (Que Dieu la fasse retourner à l’islamisme !)

« Gibraltar fut de nouveau conquis par notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu soit content de lui !) et arraché des mains des chrétiens, qui l’avaient possédé plus de vingt ans. Il envoya, pour en faire le siège, son fils, le prince illustre Aboû Mâlic, qu’il secourut avec beaucoup de richesses et de nombreuses troupes. Le château fut pris l’an 733 de l’hégire (1333 de J. C.), après avoir été assiégé pendant six mois. Cette place n’était pas alors dans l’état où elle se trouve maintenant. Notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu lui fasse miséricorde !) y bâtit l’immense tour dans le haut du château ; il n’y avait d’abord qu’une tourelle, qui fut ruinée par les pierres lancées par les balistes, et notre maître fit construire à sa place la vaste tour dont je viens de parler. Il fit aussi bâtir à Gibraltar un arsenal, ou des ateliers, qui manquaient avant son temps ; enfin, il éleva la grande muraille qui entoure le monticule rouge, et qui commence à l’arsenal et va jusqu’à la tuilerie. Plus tard, notre maître, le commandant des fidèles, Aboû ’Inân (que Dieu l’assiste !), renouvela les fortifications de Gibraltar et ses embellissements ; il construisit une muraille jusqu’à l’extrémité de la montagne ; or cette partie qu’il a ajoutée est la plus remarquable, et celle dont l’utilité est la plus générale. Il fit porter à Gibraltar d’abondantes nmnitions de guerre, ainsi que de bouche, et des provisions de toutes sortes ; il agit en cela envers l’Être suprême avec la meilleure intention et la piété la plus sincère.

« Dans les derniers mois de l’année 756 de l’hégire (1355 de J. C.), il arriva à Gibraltar un fait qui démontra la grande foi religieuse de notre maître (que Dieu l’assiste !), le fruit de sa pleine et entière confiance dans l’Être suprême, et le degré de bonheur parfait qui lui a été accordé. C’est que le gouverneur de Gibraltar, le traître qui a fini sa vie dans la misère, ’Iça, fils d’Alharan, fils d’Aboû Mendîl, retira de l’obéissance sa main perfide, qu’il abandonna la défense des intérêts de la communion des fidèles, fit preuve d’hypocrisie, s’obstina dans la trahison et dans la révolte. Ce rebelle se mêla donc de ce qui ne le regardait pas, et ne sut voir ni le commencement, ni la fin de sa mauvaise position. Les hommes s’imaginèrent que c’était là la première manifestation d’une guerre civile, qui coûterait pour l’éteindre d’immenses trésors, et qui exigerait pour s’en garantir la mise sur pied de cavaliers et de fantassins. Cependant, le bonheur de notre maître (que Dieu l’assiste !) décréta que cette pensée serait vaine, et la sincérité de sa foi jugea que ces désordres auraient une fin inattendue, singulière. En effet, a peine quelques jours s’étaient passés, que les habitants de Gibraltar réfléchirent, qu’ils se mirent d’accord, se soulevèrent contre l’insurgé, se révoltèrent contre le coupable rebelle, et firent tout ce qu’ils devaient à leur obéissance envers le souverain. Ils se saisirent du gouverneur révolté et de son fils, qui l’avait secondé dans l’hypocrisie. On les conduisit tous les deux bien garrottés dans l’illustre capitale, ou on leur appliqua la sentence que Dieu a portée contre les rebelles, fauteurs de guerres civiles (cf. Coran, v, 87). Ainsi le Très-Haut délivra le pays du mal que voulaient faire ces deux criminels.

« Dès que le feu de la discorde se fut apaisé, notre maître (que Dieu l’aide !) montra une telle sollicitude pour les provinces de l’Espagne, que les habitants de ce pays n’osaient pas tant espérer. Il envoya à Gibraltar son fils, le plus heureux, le béni, le plus pieux, Aboû Becr, nommé le Fortuné, une des épithètes affectées aux personnes impériales (que le Dieu très-haut l’assiste !). Le sultan fit partir avec lui les cavaliers les plus braves, les notables d’entre les diverses tribus, et les hommes les plus accomplis. Il leur fournit tout le nécessaire, leur donna d’abondantes assignations en terres, rendit leurs pays libres d’impôts, et leur prodigua toutes sortes de bienfaits. Les soins que notre maître prenait de Gibraltar et de tout ce qui le concernait étaient si grands, qu’il ordonna de construire le plan, ou la figure exacte de cette place ; il y fit représenter ses murs, ses tours, son château, ses portes, son arsenal, ses mosquées, ses magasins de munitions de guerre, ses greniers pour les céréales, la forme de la montagne et de la colline ou monticule rouge, qui lui est adjacent. Ce plan a été exécuté dans le lieu fortuné des audiences ; il est admirable, et fort bien travaillé par les ouvriers. Quiconque a vu Gibraltar, et puis examiné cette copie, en a reconnu le mérite. Notre maître a fait cela par suite de son extrême désir d’être informé et de méditer sur tout ce qui regarde Gibraltar, de s’occuper de ses fortifications et de ses provisions. Que le Dieu très-haut fasse triompher l’islamisme dans la péninsule occidentale, ou l’Espagne, par l’intermédiaire de notre maître ; qu’il accomplisse ce que ce dernier espère touchant la conquête des pays des infidèles, et la dispersion, la ruine des adorateurs de la croix !

« En composant ceci, je me suis rappelé les expressions dont s’est servi pour décrire cette montagne bénie, le littérateur éloquent, le poète admirable, Aboû Abdallah Mohammed, fils de Ghâlib Arrossâfy, ou du quartier de Rossâfah, de Valence (que Dieu ait pitié de lui !). C’est dans son poème célèbre, fait pour louer ’Abdalmoûmin, fils d’Aly,

et qui commence par ce distique :

Si tu étais venu près du feu de la vraie religion, du côté de la montagne, tu aurais pris ce qui t’aurait plu, en fait de science et en fait de lumière.

« Le poëte, après avoir parlé des vaisseaux et de leur trajet, consacre à la description de la montagne les vers suivants, les plus beaux que l’on ait jamais faits :

Jusqu’à ce que les navires eussent touché la montagne des deux victoires, celle dont le rang est vénéré, celle qui est renommée entre toutes les montagnes.

Sa hauteur est superbe ; elle est revêtue d’un manteau noir, dont le collet non boutonne est formé par les nuages.

Les étoiles couronnent au soir son sommet ; elles tournent autour de l’atmosphère et ressemblent à des dinârs d’or.

Souvent elles le caressent, au moyen de l’excédant de leurs boucles de cheveux, entraîné sur ses deux tempes.

Cette montagne n'a plus les dents de devant ; elle les a perdues par ses morsures sur les bois des temps passés, ou par le cours des siècles.

Elle est remplie d’expérience, a connu toutes les vicissitudes, les bonnes et les mauvaises ; elle les a poussées, comme les conducteurs des chameaux poussent ceux-ci, en chantant, les uns après les autres.

Sa marche est entravée, ses pensées se promènent dans ce qu’il y a d’étonnant en ses deux situations, celle du passé, celle du présent ou de l’avenir.

Pensive, elle fait silence et regarde en bas ; elle montre de la gravité et cache des mystères.

Comme si elle était attristée par l’asservissement où la tient la peur des deux menaces : de l’oppression et de l’abandon.

Que cette montagne mérite d’être, dès demain, en sûreté contre toute espèce de crainte, ou d’infortune, quand même toutes les autres montagnes de la terre devraient trembler sur leurs bases !

« Après cela l’auteur fait, dans son poème, l’éloge d’Abd-alimoûmin, fils d’Aly. Or revenons, conclut Ibn Djozay, au récit du cheïkh Aboù ’Abdallah, ou Ibn Bathoûthah. »

De Gibraltar je me rendis à la ville de Roudah, qui est une des localités de l’islamisme les mieux fortifiées et les plus heureusement situées. Son commandant était alors le cheïkh Aboù Arrabî’ Soleïmân, fils de Dâoud Al’ascary ; son juge était le fils de mon oncle paternel, le jurisconsulte Aboû’lkâcim Mohammed, fils de Iahia, fils de Bathoûthah. Je vis à Rondah le légiste, le juge, le littérateur Aboû’l Haddjâdj Yoûçuf, fils de Moûça Almontéchâkary, qui me donna l’hospitalité dans sa maison ; j’y vis aussi son prédicateur, le pieux, le pèlerin, l’excellent Aboû Ishâk Ibrahim, plus connu sous le nom de Chandéroukh, qui est mort plus tard à Salé, ville de l’Afrique occidentale ; je vis enfin à Rondah un bon nombre de gens dévots, parmi lesquels je citerai ’Abdallah Assaffâr, ou le fondeur en laiton.

Au bout de cinq jours je quittai Rondah pour me diriger vers Marbelah, ou Marbella. La route entre ces deux villes est très-raboteuse, très-difficile, remplie d’obstacles. Marbella est une jolie petite ville, où les denrées alimentaires abondent. J’y trouvai une troupe de cavaliers qui partaient pour Malaga ; je voulais voyager en leur compagnie, mais le Dieu très-haut me fit la grâce de me protéger ; ils partirent avant moi et furent faits prisonniers en chemin, comme nous le dirons tout à l’heure. Je me mis en route un peu après leur départ. Quand j’eus dépassé le district de Marbella et que je fus entré dans celui de Sohaïl, je vis un cheval mort dans un fossé, puis un panier de poissons, renversé par terre. Ces choses m’inquiétèrent ; or devant moi se trouvait la tour du surveillant, ce qui me fit dire, à part moi : « Si l’ennemi avait paru ici, le gardien de la tour l’aurait signalé, et aurait donné l’alarme. » Ensuite, j’entrai dans une maison, où je vis un cheval tué ; pendant que je m’y trouvais, j’entendis des cris derrière moi. J’avais devancé mes camarades, mais je rebroussai chemin et retournai vers eux. Ils étaient accompagnés par le commandant du fort de Sohaïl, qui m’apprit que quatre galères ennemies s’étaient montrées dans ces parages et qu’une partie des hommes qui les montaient étaient descendus à terre, au moment où le surveillant n’était pas dans la tour ; que les cavaliers sortant de Marbella, au nombre de douze, vinrent à passer devant les ennemis, ou les chrétiens, que ceux-ci en tuèrent un, qu’un autre se sauva en prenant la fuite, et que les dix restants furent faits captifs ; enfin, qu’un homme, pêcheur de profession, se trouvant avec lesdits cavaliers, fut tué. C’était celui dont j’avais vu le panier jeté à terre.

Ce commandant me conseillait de passer la nuit dans sa localité, d’où il me ferait ensuite parvenir à Malaga. Par conséquent, je dormis chez lui dans le château de la station des cavaliers, défenseurs de la frontière, station dite de Sohaïl. Les galères dont il a été parlé ci-dessus étaient à l’ancre près de cet endroit. Le commandant monta à cheval avec moi dès le lendemain, et nous arrivâmes à Malaga. C’est une des capitales de l’Espagne et l’une de ses plus belles cités ; elle réunit les avantages de la terre ferme à ceux de la mer ; elle renferme en grande abondance les denrées alimentaires et les fruits. J’ai vu dans ses marchés vendre les raisins au prix d’une petite drachme les huit livres. Ses grenades, appelées de Murcie et couleur de rubis, n’ont leurs pareilles dans aucun autre pays du monde. Quant aux figues et aux amandes, on les exporte de Malaga et de ses districts dans les contrées de l’Orient et de l’Occident.

Ibn Djozay dit : « C’est à cela que fait allusion le prédicateur Aboû Mohammed’Abdalouahhâb, fils d’Aly, de Malaga, dans les vers suivants, qui offrent (en arabe) un bel exemple d’allitération, ou jeu de mots, ou paronomase :

Salut, ô Malaga ; que de figues tu produis ! C’est à cause de toi que les navires en sont chargés.

Mon médecin m’avait défendu ton séjour, à raison d’une maladie ; mais mon médecin ne possède point l’équivalent de ma vie.

« Le juge de la réunion des fidèles, Aboû’Abdallah, fils d’Abdalmalic, a ajouté le distique ci-après, comme appendice

à ces vers, en employant aussi la figure appelée paronomase :

Et Hims ! tu n’oublieras pas ses figues. Outre celles-ci, tu te souviendras bien de ses olives.

On fabrique à Malaga la belle poterie, ou porcelaine dorée que l’on exporte dans les contrées les plus éloignées. Sa mosquée est très-vaste, célèbre pour sa sainteté, pourvue d’une cour sans pareille en beauté et contenant des orangers d’une grande hauteur. En entrant à Malaga je trouvai son juge, le prédicateur excellent Aboû ’Abdallah, tils de son excellent prédicateur Aboù Dja’far, fils de son saint prédicateur Aboû ’Abdallah Atthandjâly, assis dans la grande mosquée cathédrale. Il était entouré des jurisconsultes et des habitants les plus notables, qui rassemblaient de l’argent pour racheter les captifs dont nous avons parlé ci-dessus. Je dis au juge : « Louange à Dieu, qui m’a sauvé, et ne m’a point mis au nombre de ces prisonniers ! » Alors je l’informai de ce qui m’était arrivé après leur départ, et il en fut surpris. Ce juge m’envoya le repas de l’hospitalité (que Dieu ait pitié de lui !). Je reçus aussi le repas d’hospitalité du prédicateur de Malaga, Aboû ’Abdallah Assâhily, nommé Almou ’ammam, ou l’homme au turban.

De Malaga je me rendis à Bellech, ou Velez, qui est à la distance de vingt-quatre milles. C’est une belle ville, ayant une jolie mosquée ; elle abonde en raisins, fruits et figues, à la manière de Malaga. Nous partîmes de Velez pour Alhammah, ou les Thermes, ou Alhama, petite ville, avec une mosquée très-heureusement située et fort bien bâtie. Elle possède une source d’eau chaude au bord de son fleuve, et à la distance d’environ un mille de la ville. On y voit une maison pour les bains des hommes et une autre pour ceux des femmes. Ensuite, je partis pour Grenade, la capitale de l’Andalousie et la nouvelle mariée d’entre ses villes. Ses environs n’ont pas leurs semblables dans tout l’univers ; ils constituent un espace de quarante milles, coupé par le célèbre Chennîl, ou Xénil, et autres fleuves nombreux. Les jardins, les vergers, les prairies, ou les potagers, les châteaux et les vignobles entourent Grenade de tous côtés. Un de ses plus jolis endroits est celui qui est appelé la Fontaine des larmes : c’est une montagne où se voient des potagers et des jardins ; aucune autre ville n’en peut vanter la pareille.

Voici ce que dit Ibn Djozay : « Si je ne craignais pas d’être accusé de partialité pour ma patrie, je pourrais, puisque j’en trouve l’occasion, m’étendre beaucoup dans la description de Grenade. Cependant, une ville qui est si célèbre n’a pas besoin qu’on insiste longtemps sur son éloge. Que Dieu récompense notre cheïkh Aboû Becr Mohammed, fils d’Ahmed, fils de Chîrîn Albosty, ou de la ville de Bost, et fixé à Grenade, lorsqu’il s’exprime en vers, dans ces termes :

Que Dieu garde Grenade, ce lieu de séjour qui réjouit l’homme triste, ou qui protége l’homme exilé !

Mon ami s’est déplu dans cette ville, lorsqu’il a vu ses prairies devenir souvent gelées par la neige.

C’est le THAGHR, ou la place frontière, dont les habitants sont aidés et secourus par Dieu. Or ce n’est pas le meilleur THAGHR, ou la meilleure bouche, celle qui n’est point fraîche. »

(On voit qu’il y a ici un jeu de mois, car thaghr signifie en même temps frontière, bouche, etc.)


DU SULTAN DE GRENADE.

Au temps où j’entrai dans cette ville, elle était gouvernée par le sultan Aboû’l Haddjâdj Yoûçuf, fils du sultan Aboû’l Oualîd Ismâ’îl, fils de Fardj, fils d’Ismâ’îl, fils de Yoûçuf, fils de Nasr. Je n’ai pu le voir à cause d’une maladie qui l’affligeait ; mais sa mère, la noble, la pieuse et la vertueuse, m’envoya des pièces d’or, qui me furent très-utiles.

Je vis à Grenade plusieurs de ses savants, tels que : 1o le juge de la communion des fidèles en cette ville, le noble, l’éloquent Aboûl Kâcim Mohammed, fils d’Ahmed, fils de Mohammed, de la postérité de Hoçaïn, et originaire de Ceuta ; 2o son jurisconsulte, le professeur, le savant prédicateur Aboû ’Abdallah Mohammed, fils d’Ibrâhîm Albayyâny, ou de Baena ; 3o son savant et son lecteur du Coran, ou professeur de lecture coranique, le prédicateur Aboû Sa’îd Fardj, fils de Kâcim, connu sous le nom d’Ibn Lobb, ou fils de cœur ; 4o le kâdhi de la réunion des fidèles, la rareté du temps, la merveille de l’époque, Aboû’l Baracât Mohammed, fils de Mohammed, fils d’Ibrâbîm Assalémy Albala’ba’y. Ce dernier venait d’arriver à Grenade, étant parti d’Almeriyyah, ou Almeria. Je me trouvai avec lui et fis sa connaissance dans le jardin du légiste Aboû’l Kâcim Mohammed, fiis du légiste et illustre secrétaire Aboû ’Abdallah, fils d’Âssim, où nous restâmes deux jours et une nuit.

Ibn Djozay ajoute ce qui suit : « J’étais avec eux dans ce jardin, où le cheïkh Aboû ’Abdallah nous a réjouis par le récit de ses voyages. Dans cette occasion, j’écrivis exactement les noms des personnages illustres qu’il avait vus pendant ses pérégrinations, et nous profitâmes de plus d’une manière de ce qu’il nous a dit d’admirable. Un bon nombre de notables de la ville de Grenade se trouvaient en notre compagnie ; parmi eux était l’excellent poëte, l’individu extraordinaire, Aboû Dja’far Ahmed, fils de Rodhouân, fils d’Abdal’azhîm, de la tribu de Djodhâm. L’histoire de ce jeune homme est merveilleuse, car il a été élevé dans le désert, sans étudier la science, sans fréquenter les savants, ni les hommes lettrés. Pourtant, il s’est ensuite fait connaître par des poésies magnifiques, telles qu’en composent rarement les principaux d’entre les hommes éloquents et les chefs des littérateurs. En voici un exemple :

Ô vous qui avez choisi mon cœur pour domicile, sa porte c’est l’œil qui le regarde.

Mon insomnie après votre absence a tenu ouverte cette porte. Or envoyez vos spectres avec le sommeil pour la fermer.

Je visitai encore à Grenade le cheïkh des cheïkhs, supérieur des soûfis, ou religieux contemplatifs dans cette ville, le jurisconsulte Aboû ’Aly ’Omar, fils du cheïkh pieux et saint Aboû ’Abdallah Mohammed, fils d’Almahroûk, ou le brûlé. Je restai quelques jours dans son ermitage, situé au dehors de Grenade, et il m’honora excessivement. Puis j’allai en sa compagnie visiter la zâouiyah célèbre, vénérée du public et appelée Râbithat Al’okâb, ou la station de l’Okâb (aigle noir, etc.). ’Okâb est le nom d’une montagne qui domine l’extérieur de Grenade et qui est à la distance d’environ huit milles de cette cité ; elle est tout près de la ville de Tîrah, qui est maintenant déserte et ruinée. Je vis également le fils du frère dudit supérieur des soûfis, le jurisconsulte Aboû’l Haçan ’Aly, fils d’Ahmed, fils d’Almahroûk, dans son ermitage appelé l’ermitage du Lidjâm, ou de la bride. Il est situé dans le haut du faubourg de Nedjed, hors de Grenade, et qui est adjacent à la montagne d’Assabîcah, ou du lingot. Ce personnage est le cheïkh, ou supérieur des fakirs, qui sont petits marchands, ou colporteurs.

Il y a dans Grenade un certain nombre de fakirs étrangers, ou persans, qui s’y sont domiciliés, à cause de sa ressemblance avec leurs pays. Je nommerai parmi eux : 1o le pèlerin Aboû ’Abdallah, de Samarkand ; 2o le pèlerin Ahmed, de Tibrîz, ou Tauris ; 3o le pèlerin Ibrâhîm, de Koûniah, ou Icouium ; 4o le pèlerin Hoçaïn, du Khorâçân ; 5o les deux pèlerins ’Aly et Rachîd, de l’Inde.

De Grenade je retournai à Alhama, à Velez et à Malaga ; puis je me dirigeai vers le château de Dhacouân, qui est beau, abondant en eaux, en arbres, et en fruits. De là j’allai à Rondah, puis au bourg des Bénoû Riyâh, où je logeai chez son chef, Aboû’l Haçan ’Aly, fils de Soleïmân Arriyâhy. C’est un des hommes les plus généreux et un des notables les plus éminents ; il donne à manger à tous les voyageurs, et il me traita d’une façon très-hospitalière. Étant retourné à Gibraltar, je m’embarquai sur le même navire qui m’y avait transporté, et qui appartient, ainsi que je l’ai dit, aux armateurs d’Arzille. J’arrivai à Ceuta, dont le commandant était alors le cheïkh Aboû Mahdy ’Îça, fils de Soleïmân , fils de Mansoûr ; son juge était le jurisconsulte Aboû Mohammed Azzédjendery. De Ceuta je me rendis à Arzille, où je résidai quelques mois ; puis j’allai à Salé, d’où je partis, et arrivai ensuite à la ville de Maroc.

C’est là une des plus belles cités que l’on connaisse ; elle est vaste, occupe un immense territoire, et abonde en toutes sortes de biens. On y voit des mosquées magnifiques, telles que sa mosquée principale, appelée la mosquée des libraires. On y voit aussi une tour extrêmement élevée et admirable ; j’y suis monté, et j’ai aperçu de ce point la totalité de la ville. Malheureusement cette dernière est en grande partie ruinée, et je ne puis la comparer qu’à Bagdad sous ce rapport ; mais à Bagdad les marchés sont plus jolis. Maroc possède le collège merveilleux qui se distingue par la beauté de son emplacement et la solidité de sa construction. Il a été bâti par notre maître, le commandant des fidèles, Aboû’l Ilaran. (Que Dieu soit satisfait de lui !)

Ibn Djozay dit : « Voici sur Maroc des vers de son kâdhi, l’imâm historien, Aboû ’Abdallah Mohammed, fils d’Abdalmalic, de la tribu d’Aous :

Que Dieu protège l’illustre ville de Maroc ! Qu’ils sont admirables ses habitants, les nobles seigneurs !

Si un homme dont la patrie est éloignée, si un étranger vient à descendre dans cette cité, ils lui font, par leur familiarité, bientôt oublier l’absence de sa famille et de son pays.

Des choses que l’on entend au sujet de Maroc ou de celles que l’on y voit, naît l’envie entre l’œil et entre l’oreille.