Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/L’histoire du règne de Muhammad Tughluk
Imprimerie nationale, (Tome troisième, p. 316-449).
Or, nous avons mentionné assez au long les vertus de ce souverain, de même que ses vices. Parlons maintenant, sommairement, des combats et des événements qui se passèrent sous son règne.
Lorsque le sultan fut investi du pouvoir, à la mort de son père, et que les peuples lui eurent prêté le serment d’obéissance, il fit venir le sultan Ghiyâth eddîn Béhâdoûr Boûrah, que le sultan Toghlok avait fait captif. Il lui pardonna, brisa ses liens, lui fit de nombreux cadeaux en argent, chevaux, éléphants, et le renvoya dans son royaume (le Bengale). Il expédia avec lui le fils de son frère, Ibrahim khân ; il convint avec Béhâdoûr Boûrah qu’ils posséderaient ledit royaume par égales moitiés ; que leurs noms figureraient ensemble sur les monnaies ; que la prière serait faite en leur nom commun, et que Ghiyâth eddîn enverrait son fils Mohammed, dit Berbâth, comme otage près du souverain de l’Inde.
Ghiyâth eddîn partit, et observa toutes les promesses qu’il avait faites ; seulement, il n’envoya pas son fils, comme il avait été stipulé. Il prétendit que ce dernier s’y était refusé, et, dans son discours, il blessa les convenances. Le souverain de l’Inde fit marcher au secours du fils de son frère, Ibrahim khân, des troupes dont le commandant était Doldji attatary. Elles combattirent Ghiyâth eddîn et le tuèrent ; elles le dépouillèrent de sa peau, qu’on rembourra de paille, et qu’on promena ensuite dans les provinces.
Le sultan Toghlok avait un neveu, fils de sa sœur, appelé Béhâ eddîn Cuchtasb (Hyslaspe), qu’il avait nommé commandant d’une province. Quand son oncle fut mort, il refusa de prêter serment à son fils ; c’était un brave guerrier, un héros. Le souverain envoya contre lui des troupes, à la tête desquelles se trouvaient de puissants émîrs, comme le roi Modjîr, ainsi que le vizir Khodjah Djihân, qui était le commandant en chef. Les cavaliers des deux côtés s’attaquèrent, le combat fut acharné et les deux armées montrèrent un grand courage. Enfin les troupes du sultan l’emportèrent, et Béhâ eddîn s’enfuit chez un des rois hindous nommé le râï Canbîlah « raïa ou râdja ». Le mot râï chez ces peuples, de même que chez les chrétiens, veut dire roi. (L’auteur fait sans doute allusion aux Espagnols, et à leur terme rey.) Quant à Canbîlah, c’est le nom du pays que le raïa habitait. Ce prince possédait des contrées situées sur des montagnes inaccessibles ; et c’était un des principaux sultans des infidèles.
Lorsque Béhâ eddîn se dirigea vers ce souverain, il fut poursuivi par les soldats du monarque de l’Inde, qui cernèrent ces contrées. Le prince infidèle ayant aperça dans quel danger il se trouvait, puisque les grains qu’il tenait en réserve étaient épuisés, et qu’il pouvait craindre qu’on ne s’emparât par force de sa personne, dit à Béhâ eddîn : « Tu vois où nous en sommes ; je suis décidé à périr, en compagnie de ma famille et de tous ceux qui voudront m’imiter. Va chez le sultan un tel (il lui nomma un prince hindou) et reste avec celui-ci, il te défendra. » Il envoya quelqu’un avec lui pour l’y conduire ; puis il commanda de préparer un grand feu, qu’on alluma. Alors il brûla ses effets et dit à ses femmes et à ses filles : « Je veux mourir, et celles d’entre vous qui voudront agir comme moi, qu’elles le fassent. » On vit chacune de ces femmes se laver, se frotter le corps avec le bois de sandal nommé almokâssiry, baiser la terre devant le râï de Canbîlah, et se jeter dans le bûcher ; elles périrent toutes. Les femmes de ses émîrs, de ses vizirs, et des grands de son état les imitèrent ; d’autres femmes encore agirent de même.
Le râï se lava à son tour, se frotta avec le sandal et revêtit ses armes, mais ne mit pas de cuirasse. Ceux de ses gens qui voulurent mourir avec lui, suivirent en tout point son exemple. Ils sortirent à la rencontre des troupes du sultan et combattirent jusqu’à ce qu’ils fussent tous morts. La ville fut envahie, ses habitants furent faits captifs, et l’on prit onze fils du râï de Canbîlah, qu’on amena au sultan, et qui se firent musulmans. Le souverain les créa émîrs et les honora beaucoup, tant à cause de leur naissance illustre qu’en considération de la conduite de leur père. Je vis chez le sultan, parmi ces frères, Nasr, Bakhtiyâr et Almuhurdâr « le gardien du sceau ». Celui-ci tient la bague dont on cachette l’eau que doit boire le monarque (sans doute l’eau du Gange ; cf. ci-dessus p. 96) ; son surnom est Aboû Moslim, et nous étions camarades et amis.
Après la mort du râï de Canbîlah, les troupes du sultan se dirigèrent vers le pays de l’infidèle chez qui Béhâ eddîn s’était réfugié, et elles l’entourèrent. Ce prince dit : « Je ne puis pas faire comme râï Canbîlah. » Il saisit Béhâ eddîn et le livra à l’armée du souverain de l’Inde. On lui mit des liens aux jambes, on lui attacha les bras au cou, et on le conduisit devant le sultan. Ce dernier ordonna de l’introduire chez les femmes, ses parentes ; celles-ci l’injurièrent et lui crachèrent à la figure. Puis il commanda de l’écorcher tout vivant : or, on le dépouilla de sa peau, on fit cuire sa chair avec du riz, et on l’envoya à ses enfants et à sa femme. On mit les restes dans un grand plat, et on les jeta aux éléphants pour qu’ils les mangeassent ; mais ils n’en firent rien. Le sultan ordonna de remplir la peau avec de la paille, de l’associer avec la dépouille de Béhâdoûr Boûrah, et de les promener toutes les deux dans les provinces. Quand elles furent arrivées dans le Sind, dont le commandant en chef était alors Cachloû khân, celui-ci donna ordre de les enterrer. Le sultan le sut, il en fut fâché, et se décida à le faire périr. L’émir Cachloû khân fut l’ami du sultan Toghlok, et celui qui l’aida à se saisir du pouvoir. Le sultan Mohammed le vénérait et lui adressait la parole en l’appelant : « Mon oncle » ; il sortait toujours à sa rencontre, lorsque cet émîr arrivait de son pays pour lui rendre visite.
Dès que le sultan fut instruit de la conduite de Cachloû khân au sujet de l’inhumation des deux peaux, il l’envoya chercber. Cachloû khân comprit tout de suite que le souverain voulait le châtier ; par conséquent il ne se rendit pas à son invitation, il se révolta, distribua de l’argent, réunit des troupes, expédia des émissaires chez les Turcs, les Afghans et les Khorâçâniens, qui accoururent en très-grande quantité près de lui. Son armée se trouva ainsi égale à celle du sultan, ou même elle était supérieure en nombre. Le souverain de l’Inde sortit en personne pour le combattre, et ils se rencontrèrent à deux journées de Moltân, dans la plaine déserte d’Aboûher. Le sultan agit avec beaucoup de prudence lors de la bataille, et il fit mettre à sa place, sous le parasol, le cheïkh ’Imâd eddîn, frère utérin du cheïkh Rocn eddîn alnioltâny, car il ressemblait au sultan. Je tiens ces détails de Rocn eddîn lui-même. Au plus fort de la mêlée, le sultan s’isola à la tête de quatre mille hommes, tandis que les troupes de son adversaire ne cherchaient qu’à s’emparer du parasol, pensant bien que le souverain était placé sous ce dernier. En effet, elles tuèrent ’Imâd eddîn, et l’on crut dans l’armée que c’était le sultan qui avait péri. Les soldats de Cachloû khân ne pensèrent plus qu’à piller, et s’éloignèrent ainsi de leur chef, qui resta avec très peu de monde. Alors le sultan l’attaqua, le tua, coupa sa tête, et quand les troupes de Cachloû khân surent cela, elles prirent la fuite.
Le monarque entra dans la ville de Moltân ; il fit saisir son kâdhi Carîni eddîn et prescrivit de l’écorcher vif ; il se fit apporter la tête de Cachloû khân et ordonna de la suspendre à sa porte. Lorsque j’arrivai à Moltân, je la vis ainsi attachée. Le sultan donna au cheïkh Rocn eddîn, frère d’Imâd eddin, ainsi qu’au fils de celui-ci, Sadr eddîn, cent villages, à titre de bienfait et afin qu’ils en tirassent leur nourriture. Il les obligea à donner à manger aux voyageurs, dans leur ermitage, qui portait le nom de leur aïeul, c’est-à-dire, dans la zâouïah de Béhà eddîn Zacariyyà. Le souverain ordonna à son vizir, Khodjah Djihàn, de se rendre à la ville de Camâlpoûr, dont les habitants s’étaient soulevés. C’est une grande cité, située au bord de la mer. Un jurisconsulte, qui dit avoir été présent à l’entrée du vizir dans cette ville, m’a raconté ce qui suit : Khodjah Djihân fit venir devant lui le kâdhi de la ville et son prédicateur ; il commanda de les écorcher tout vivants. Ils lui dirent : « Donne-nous la mort immédiatement, sans ce supplice. » Il répondit : « Par quelle cause avez-vous mérité de périr ? » Les deux condamnés reprirent : « Par notre désobéissance aux ordres du souverain. » Le vizir dit alors : « Et comment pourrais je transgresser son commandement, qui est de vous faire subir ce genre de mort ? » Puis il dit à ceux chargés de les dépouiller de leur peau : « Creusez des trous sous leur figure par lesquels ils puissent aspirer de l'air. » Or, dans ces pays de l’Inde, quand on écorche les hommes, on les jette la face contre terre. Que Dieu nous préserve d’un pareil supplice ! — Après tous ces actes de rigueur, les provinces du Sind furent pacifiées, et le sultan retourna dans sa capitale.
C’est une montagne très-vaste, de la longueur de trois mois de marche ; et elle est distante de dix jours de Dihly. Son sultan était un des plus puissants princes hindous, et le souverain de l’Inde avait envoyé, pour le combattre, le roi Nocbïah, chef des porte-encriers, qui avait avec lui cent mille cavaliers et beaucoup d’infanterie. Il s’empara de la ville de Djidiah, située au pied de la montagne, ainsi que des lieux environnants ; il fit des captifs, il saccagea et brûla. Les infidèles fuirent sur le haut de la montagne ; ils abandonnèrent leur contrée, leurs troupeaux et les trésors de leur roi. Cette montagne n’a qu’un seul chemin ; au bas il y a une vallée, et au-dessus, la montagne même ; les cavaliers ne peuvent passer qu’un à un. Les troupes musulmanes du sultan de l’Inde montèrent par ce chemin, et prirent possession de la ville de Ouarangal, qui se trouve sur la partie élevée de la montagne. Elles saisirent tout ce qu’elle contenait, et écrivirent au monarque qu’elles étaient victorieuses. Celui-ci leur envoya un kâdhi et un prédicateur, et leur ordonna de rester dans la contrée.
Au moment des grandes pluies, l’armée fut envahie par les maladies, qui l’affaiblirent considérablement. Les chevaux moururent, et les arcs se détendirent, de sorte que les émîrs sollicitèrent du sultan de l’Inde la permission de quitter le pays montagneux pendant toute la saison pluvieuse, de descendre au bas de la montagne, et de reprendre ensuite leurs positions dès que les pluies auraient cessé. Le sultan y ayant consenti, le commandant Nocbïah prit tous les biens qu’il avait réunis, soit en provisions, soit en métaux et pierres précieuses, et les distribua aux troupes pour les emporter jusqu’à la partie inférieure de la montagne. Lorsque les infidèles surent que les musulmans se retiraient, ils les attendirent dans les gorges de la montagne et occupèrent avant eux le défilé. Ils coupèrent en morceaux des arbres très-vieux ou séculaires, qu’ils jetaient du haut de la montagne, et qui faisaient périr tous ceux qu’ils touchaient. La plupart de ces gens moururent, et le reste fut pris ; les Hindous se saisirent des trésors, des marchandises, des chevaux et des armes. Il ne se sauva de toute l’armée musulmane que trois chefs, savoir : le commandant Nocbïah, Bedr eddîn ou le roi Daouletchâh, et un troisième personnage, dont je ne saurais me rappeler le nom.
Ce malheur affligea beaucoup l’armée de l’Inde et l’affaiblit d’une manière évidente : peu de temps après, le sultan fit la paix avec les habitants de la montagne, à la condition qu’ils lui payeraient une certaine redevance. Ces peuples possèdent, en effet, du territoire au pied de la montagne, et ils ne pourraient le cultiver sans la permission du souverain de l’Inde.
Le sultan avait nommé le chérît Djelâl eddîn Ahçan châh commandant du pays de Ma’bar (du passage, le sud-est de la péninsule), qui est éloigné de Dihly l’espace de six mois de marche. Djelâl eddîn se rebella, usurpa le pouvoir, tua les lieutenants et les agents du souverain, et frappa en son propre nom des monnaies d’or et d’argent. Sur un des côtés des dinars il avait gravé les mots suivants : « La progéniture de Thâ-hâ et Yâ-sîn (ces lettres, qui constituent les titres de deux chapitres du Korân, le xx° et le xxxvi°, sont du nombre des épithètes qu’on donne à Mahomet), le père des fakirs et des indigents, l’illustration du monde et de la religion. » Et sur l’autre face : « Celui qui met sa confiance dans le secours du Miséricordieux ; Ahçan châh sultan. »
Le monarque ayant eu connaissance de cette révolte, partit pour la combattre. Il descendit dans un lieu nommé Coche zer, ce qui veut dire, « le château d’or » ; et il y resta huit jours pour s’occuper des besoins du peuple. Ce fut alors qu’on lui amena le neveu du vizir Khodjah Djihân, ainsi que trois ou quatre émîrs, tous ayant des liens aux pieds, et les mains attachées au cou. Le sultan avait envoyé ce vizir avec l’avant-garde ; et il était arrivé à la ville de Zhihâr (Dhâr), éloignée de Dihly l’espace de vingt-quatre jours de marche, où il s’arrêta quelque temps. Le fils de sa sœur était un brave, un guerrier intrépide ; il s’était entendu avec les chefs qu’on avait saisis en même temps que lui, pour tuer son oncle et pour fuir chez le chérîf insurgé dans la province de Ma’bar, emportant les trésors et les provisions. Ils avaient décidé d’attaquer le vizir au moment où il sortirait pour se rendre à la prière du vendredi ; mais un individu qu’ils avaient instruit de leur plan les dénonça. Il s’appelait le roi Nossrah, le chambellan ; et il dit au vizir que le signe qui ferait découvrir leur projet, c’était qu’ils portaient des cuirasses sous leurs habits. Le vizir les fit amener devant lui, et les trouva dans l’état qu’on vient de dire ; il les expédia au sultan.
Je me trouvais en présence du souverain, lorsque ces conjurés arrivèrent. L’un d’eux était de haute taille, barbu, mais il tremblait et lisait le chapitre Yâ-Sîn du Korân (le xxxvi° ; c’est la prière des agonisants). D’après l’ordre du sultan, on jeta les émirs en question aux éléphants, qui sont dressés pour tuer les hommes, et l’on renvoya le fils de la sœur du vizir à son oncle, pour qu’il lui donnât la mort. Il le tua, en effet, comme nous le dirons plus bas.
Ces éléphants, qui tuent les hommes, ont leurs défenses revêtues de fers pointus, lesquels ressemblent au soc de la charrue qui laboure la terre ; et leurs bords sont comme des couteaux. Le cornac monte sur l’éléphant, et lorsqu’on jette on individu devant l’animal, celui-ci l’enlace de sa trompe, le lance dans l’espace, le saisit dans l’air avec ses deux défenses, le jette à ses pieds, et place une de ses jambes de devant sur la poitrine de la victime. Puis il en fait ce que commande son conducteur, suivant l’ordre du sultan. Si ce dernier veut que le condamné soit coupé en pièces, l’éléphant le fait au moyen des fers dont on vient de parler ; si le sultan veut qu’on l’abandonne, l’animal le laisse à terre ; alors on le dépouille de sa peau. C’est ainsi qu’on a agi avec les personnages que nous avons vus. Je sortis du palais du sultan à la nuit close, et je vis les chiens qui dévoraient leurs chairs. On les avait écorchés, et leurs peaux avaient été remplies de paille. Que Dieu nous préserve d’un pareil supplice !
Quand le sultan fut prêt pour cette expédition, il m’ordonna de rester à Dihly, comme nous le dirons plus loin. Il voyagea jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Daoulet Abâd ; alors l’émir Halâdjoûn se souleva dans sa province et se rebella. À ce moment, le vizir Khodjah Djihân se trouvait aussi dans la capitale, afin d’enrôler les troupes et de réunir les armées.
Lorsque le sultan fut arrivé à Daoulet Âbâd, et qu’il se trouva ainsi fort éloigné de la contrée gouvernée par l’émîr Halâdjoûn, celui-ci se révolta dans la ville de Lahore et prétendit au pouvoir. Il fut assisté en cela par l’émîr Kuldjund, qui devint son vizir. La nouvelle parvint à Dihly, au vizir Khodjah Djihân ; ce dernier fit des recrues, rassembla les troupes, enrôla les Khorâçâniens et prit les gens de tous les employés du sultan qui étaient fixés dans la capitale. C’est ainsi qu’il s’empara de tous mes compagnons, car je demeurais à Dihly. Le souverain envoya au vizir, pour l'aider, deux chefs principaux, dont l’un était Keïrân, roi saffdâr, c’est-à-dire « celui qui aligne les soldats ; » l’autre, le roi Témoûr, le chorbdâr, ce qui veut dire « l’échanson ». Halâdjoûn sortit avec des troupes, et le combat eut lieu au bord d’un grand fleuve. Le rebelle fut battu, il s’enfuit, et beaucoup de ses soldats furent noyés dans la rivière. Le vizir entra dans la ville de Lahore ; il fit écorcher bon nombre de ses habitants, et il en tua d’autres par divers genres de mort. Celui qui dirigeait ces massacres, était Mohammed, fils de Nadjîb, lieutenant du vizir, et connu sous le nom de roi Edjder « monstre, dragon » ; il était aussi appelé le seg du sultan ; et ce mot, chez les peuples de l’Inde, signifie «chien ». C’était un tyran des plus inhumains, et le souverain l’appelait « le lion des marchés ». Souvent il mordait les criminels avec ses dents, par avidité de sang et par haine. Le vizir envoya dans la forteresse de Gâlïoûr (Gualior) environ trois cents femmes d’insurgés. Elles y furent emprisonnées, et j’y en ai vu moi-même un certain nombre. Un jurisconsulte avait une épouse parmi elles ; il allait la trouver, de sorte qu’elle enfanta et devint mère dans la prison.
Le souverain était arrivé dans le pays de Tiling, se dirigeant vers la province de Mabar, pour combattre le chérîf insurgé. Il descendit dans la ville de Badracoût, capitale du Tiling, et distante de trois mois de marche du Ma’bar. C’est alors que la peste se déclara dans son armée, dont la plus grande partie périt. Les esclaves et les mamloûcs moururent, de même que les principaux émirs, tels que le roi Daoulet chah, à qui le sultan adressait la parole en lui disant : « Ô oncle », et l’émir ’Abdallah alharaouy. Déjà, dans la première partie de ces voyages, on aura vu l’histoire de ce dernier émir. C’est celui à qui le sultan ordonna de prendre, dans le trésor, tout l’argent qu’il pourrait en emporter eu une seule fois. Il attacha à ses bras treize sacoches pleines d’or et les enleva.
Quand le monarque vit la calamité qui avait attaqué les troupes, il retourna à Daoulet Abâd. Les provinces s’insurgèrent, l’anarchie domina dans les contrées, et peu s’en fallut que le pouvoir ne s’échappât de ses mains. Cependant la Providence avait décrété que son bonheur serait raffermi.
Dans son retour à Daoulet Abàd, le souverain fut indisposé pendant le voyage ; le bruit courut parmi les peuples qu’il était mort ; cette nouvelle se propagea et fut cause de graves séditions. Le roi Hoûchendj, fils du roi Camâl eddîn Gurg, se trouvait à Daoulet Abâd, et il avait promis au sultan de ne jamais prêter le serment d’obéissance à aucun autre que lui, tant que le sultan vivrait, et même après sa mort. Quand il entendit parler de la mort du souverain, il s’enfuit chez un prince infidèle nommé Burabrah, qui habite des montagnes inaccessibles, entre Daoulet Abâd et Coûken Tânah. Le monarque fut informé de sa fuite ; et, comme il craignit la naissance d’une sédition, il se hâta d’arriver à Daoulet Abâd ; il suivit Hoûchendj à la piste et le cerna avec de la cavalerie. Il envoya dire au prince hindou de le lui livrer, mais ce dernier refusa, en disant : « Je ne livrerai pas mon hôte, quand bien même le résultat devrait être, à mon égard, pareil à ce qui est arrivé au roi de Canbîlah ». Cependant Hoûchendj eut peur pour lui-même ; il expédia un message au sultan, et ils convinrent que celui-ci retournerait à Daoulet Abâd ; que Kothloû khân, précepteur du sultan, resterait pour que Hoûchendj reçût de lui des sûretés, et se rendît chez Kothloû khân avec un sauf-conduit. Le sultan partit, et Hoûchendj s’aboucha avec le précepteur, qui lui promit que le monarque ne le tuerait pas et n’abaisserait en rien son rang. Alors il sortit avec ses biens, sa famille, ses gens, et alla trouver le sultan ; celui-ci se réjouit de son arrivée, il le contenta et le revêtit d’une robe d’honneur.
Kothloû khân était un homme de parole, on se confiait à lui, et l’on avait foi dans l’accomplissement de ses promesses. Il jouissait d’un grand crédit chez le sultan, qui le vénérait ; toutes les fois qu’il entrait près du souverain, celui-ci se levait pour l’honorer. C’est à cause de cela que Kothloû khân ne paraissait en présence du souverain que lorsqu’il était invité par lui, afin de lui épargner la fatigue de se lever. Ce précepteur aimait à faire beaucoup d’aumônes et de libéralités ; il était avide d’accomplir des bienfaits, tant envers les fakîrs qu’envers les indigents.
Le chérîf Ibrâhîm, nommé Kharitheh dâr, c’est-à-dire « le dépositaire du papier et des roseaux à écrire dans le palais du sultan », était gouverneur du pays de Hânsi et de Sarsati quand le souverain partit pour le Ma’bar. Son père, le chérîf Ahçan chah, était précisément celui qui s’était insurgé dans ce dernier pays. Lorsque Ibrâhîm entendit annoncer la mort du sultan, il désira beaucoup de s’emparer du pouvoir ; il était brave, généreux, et avait une belle figure. J’étais marié avec sa sœur, nommée Hoûrnaçab ; elle était très-pieuse, veillait toute la nuit, et s’occupait sans cesse à prier le Dieu très-haut. Elle eut de moi une fille, et je ne sais pas ce qu’elles sont devenues l’une et l’autre. La mère pouvait lire, mais elle n’avait pas appris à écrire. Au moment où Ibrâhîm se proposait de se révolter, il arriva qu’un des émîrs du Sind passa dans le pays avec des trésors qu’il transportait à Dihly. Ibrâhîm lui dit : « La route est dangereuse, car elle est infestée par les brigands ; reste ici jusqu’à ce qu’elle soit praticable, et je te ferai parvenir en lieu de sûreté. » Son but était de bien s’assurer de la mort du souverain, et de disposer ensuite des sommes dont cet émîr était porteur. Quand il eut connu que le sultan vivait, il laissa partir ledit émir, dont le nom était Dhiyâ almolc, fils de Chams almolc.
Lorsqu’après une absence de deux ans et demi, le sultan retourna dans sa capitale, Ibrâhîm alla le trouver. Un de ses pages le dénonça au souverain et lui apprit ce que son maître avait eu le dessein de faire. Le sultan eut d’abord envie de le tuer immédiatement ; mais il prit un peu patience à cause de son affection pour le coupable. Un jour il arriva qu’on apporta devant le souverain une gazelle égorgée ; celui-ci l’examina et dit : « Cet animal n’a pas été convenablement jugulé ; or, jetez-le ». Ibrâhîm la regarda à son tour et dit : « Cette gazelle est tuée suivant toutes les règles, et je la mangerai ». Le monarque, ayant appris ce propos, le désapprouva et s’en servit comme d’un prétexte pour faire saisir Ibrâhîm. On lui mit des liens aux pieds, on lui attacha les mains au cou, et on le força à confesser ce dont on l’accusait, savoir : que son intention avait été de s’emparer des trésors que portait avec lui Dhiyâ almolc, lorsqu’il passa par Hânsi. Ibrahim comprit que le sultan voulait se défaire de lui, à cause de la révolte de son père, et qu’aucune justification ne lui servirait. Il craignit d’être torturé, il préféra la mort et avoua immédiatement l’accusation. Il fut condamné à être coupé en deux moitiés par le milieu du corps, et, après l’exécution, il fut abandonné sur la place.
La coutume qu’on observe dans l’Inde, c’est que, toutes les fois que le souverain a ordonné de faire mourir quelqu’un, on le laisse exposé, pendant trois jours après sa mort, dans le lieu du supplice ; puis il est enlevé par une bande d’infidèles chargés de cet office, qui portent ce corps dans une fosse creusée à l’extérieur de la ville, et l’y jettent. Ils ont pour habitude de demeurer toujours à l’entour du fossé, afin d’empêcher que les parents de la victime ne viennent et ne l’enlèvent. Souvent il arrive que l’un de ceux-ci donne de l’argent à ces infidèles, qui se détournent alors du cadavre, jusqu’à ce qu’il l’ait inhumé. C’est ce qu’on pratiqua à l’égard du chérîf Ibrâhîm. Que le Dieu très-haut ait pitié de lui !
Lorsque le sultan revint du Tiling, il laissa pour son lieutenant dans ce pays Tâdj almolc Nosrah khân, un de ses anciens courtisans. Celui-ci, ayant entendu les nouvelles de la mort du souverain, fit célébrer ses obsèques, s’empara du pouvoir et reçut le serment des peuples dans la capitale, Badracoût. Dès que le sultan apprit ces choses, il expédia son précepteur, Kothloû khân, à la tête de troupes nombreuses. Un combat terrible eut lieu, dans lequel périrent des multitudes tout entières ; ensuite Kothloû khân cerna son adversaire dans la ville. Badracoût était fortifié ; mais le siège apporta beaucoup de dommage à ses habitants, et Kothloû khân commença à ouvrir une brèche. Alors Nosrah khân se rendit avec un sauf-conduit chez le commandant ennemi, qui lui assura la vie et l’envoya près du sultan. Il pardonna aussi aux citadins et aux troupes.
La disette ayant dominé dans différentes provinces, le sultan partit avec ses troupes pour s’établir au bord du Gange, à dix journées de Dihly. C’est la rivière où les Indiens ont pour habitude de se rendre en pèlerinage. Cette fois, le souverain donna l’ordre aux gens de sa suite de bâtir solidement, au bord du fleuve. Jusque-là, ils faisaient des cabanes avec des plantes sèches, et où le feu, se mettant souvent, causait de grands dommages. On en était venu à creuser des cavernes sous le sol ; et quand un incendie éclatait, on jetait les effets dans ces trous profonds, qu’on bouchait avec de la terre. J’arrivai dans ces jours au campement du souverain ; les contrées qui se trouvent à l’occident du Gange, et où le monarque demeurait, étaient affligées par la famine, tandis que celles situées à l’orient jouissaient d’une grande abondance. Ces dernières étaient alors gouvernées par ’Ain almolc, fils de Mâhir ; et parmi leurs villes principales, nous citerons : ’Aoudh (Oude), Zhafar Abâd et Lucnaou. L’émir ’Aïn almolc envoyait chaque jour cinquante mille manns, ou mesures, en blé, riz et pois chiches, pour la nourriture des bêtes de somme. Le sultan avait commandé de conduire les éléphants, la plupart des chevaux et des mulets, dans les pays placés au levant, qui étaient fertiles, afin qu’ils pussent y paître ; il avait chargé ’Aïn almolc d’en avoir soin. Cet émir avait quatre frères : Chahr Allah, Nasr Allah, Fadhl Allah, et un quatrième dont j’ai oublié le nom. Ils convinrent tous, avec ’Aïn almolc, de se saisir des éléphants et des bêtes de somme du sultan, de prêter le serment d’obéissance à ’Aïn almolc, et de se soulever contre le monarque de l’Inde. ’Aïn almolc s’enfuit nuitamment vers ses frères, et peu s’en fallut que leur plan ne réussît.
C’est ici le lieu de noter que le souverain de l’Inde a pour habitude de placer près de chaque émîr, soit grand, soit petit, un de ses mamloûcs, qui fait l’office d’espion au détriment de l’émîr, et instruit le sultan de tout ce qui concerne son maître. Il a soin aussi d’établir, dans les maisons, des femmes esclaves qui remplissent un rôle analogue, toujours au préjudice des émîrs. Il a encore des femmes qu’il nomme les balayeuses, qui entrent dans les diverses maisons sans permission, et auxquelles les esclaves ci-dessus racontent ce qu’elles connaissent. Les balayeuses rapportent cela au roi des donneurs de nouvelles, et celui-ci en informe le sultan. On raconte à ce sujet qu’un émîr était une fois couché avec sa femme, et qu’il voulait avoir commerce avec elle ; mais que celle-ci le conjura « par la tête du sultan », de ne pas le faire ; il n’en tint pas compte. Dès le matin, le sultan l’envoya quérir ; il lui raconta exactement ce qui s’était passé, et cette circonstance fut cause de la perte de l’émîr.
Le monarque avait un mamloûc nommé le fils de Malic châh, qui était chargé d’espionner le susdit ’Aïn almolc. Il fit part au sultan que cet émîr avait pris la fuite et avait traversé le fleuve. Alors le sultan se repentit de ce qu’il avait fait (conf. Korân, vii, 148), et pensa que sa perte était imminente ; car les chevaux, les éléphants, les céréales étaient tous entre les mains de ’Aïn almolc, tandis que ses propres troupes se trouvaient éparpillées. Il voulait retourner à Dihly, afin de rassembler des armées, et de revenir ensuite pour combattre le rebelle. C’est sur ce sujet qu’il tint conseil avec les grands de l’État. Les émirs du Khoraçân, ainsi que tous les étrangers, étaient ceux qui craignaient le plus ’Aïn almolc, parce qu’il était Indien. Or, les indigènes haïssaient beaucoup les étrangers, à cause de la faveur dont ceux-ci jouissaient près du sultan. Ces émirs désapprouvèrent le plan du souverain, et lui dirent : « Ô maître du monde ! si tu retournes dans ta capitale, le rebelle le saura ; sa condition deviendra meilleure ; il lèvera des troupes ; tous ceux qui cherchent les troubles et qui ne demandent que les guerres civiles accourront près de lui. Il vaut donc mieux l’attaquer promptement, avant que son pouvoir s’affermisse. » Le premier qui parla en ces termes, ce fut Nâssir eddîn Mothahher alaouhéry ; tous les émîrs l’appuyèrent.
Le sultan suivit leur conseil ; il écrivit cette nuit-là même aux commandants et aux troupes qui se trouvaient dans les lieux environnants ; et ils arrivèrent sans délai. Il fit usage à cette occasion d’un joli stratagème, savoir : lorsqu’il devait arriver à son quartier cent cavaliers, par exemple, il en expédiait à leur rencontre, pendant la nuit, plusieurs milliers ; et ils entraient tous ensemble dans le camp, comme si la totalité eût été un nouveau secours pour lui. On chemina le long du fleuve, car le souverain voulait avoir derrière lui la ville de Canoge, pour pouvoir s’y appuyer et s’y défendre à cause de sa force et de sa solidité ; il y avait trois jours de marche du lieu où l’on était alors à cette ville. Le sultan ordonna le départ pour la première étape ; il disposa l’armée en ordre de bataille, et quand on fit halte, il la mit sur une seule ligne. Chaque soldat avait devant lui ses armes, à son côté, son cheval, et avec lui une petite tente où il mangeait et se lavait, pour retourner tout de suite après à son poste. Le grand quartier était loin des troupes ; mais, durant ces trois jours, le souverain n’est pas entré dans une tente, et il ne s’est mis à l’ombre nulle part.
Je me trouvais un de ces trois jours sous la tente, en compagnie de mes femmes esclaves. Un de mes eunuques, nommé Sunbul, m’appela, et m’invita à me hâter. Quand je sortis, il me dit : « Le sultan vient d’ordonner qu’on fasse mourir quiconque sera trouvé avec sa femme ou avec sa concubine. » Les émîrs intercédèrent près du souverain, il commanda que, dès ce moment, il ne restât plus dans le camp une seule femme ; et que toutes les personnes du sexe fussent transportées dans un château des environs, à trois milles de distance et appelé Canbîl. En effet, on ne vit plus de femmes dans le campement, pas même avec le sultan.
Nous passâmes cette première nuit en ordre de bataille ; le lendemain, l’empereur divisa son armée en petits corps ; il donna à chacun de ceux-ci des éléphants couverts de leurs cuirasses et surmontés de tours, sur lesquelles se tenaient des combattants. Tous les soldats endossèrent leur armure, ils se préparèrent au combat et passèrent la seconde nuit sous les armes. Au troisième jour, le sultan fut informé que le rebelle ’Ain almolc avait traversé le fleuve ; il éprouva de grandes craintes à ce sujet, et soupçonna que son adversaire n’avait agi de la sorte qu’après s’être concerté avec les émîrs, qui se trouvaient alors près de leur souverain. Il ordonna à l’instant de distribuer les chevaux de race à ses courtisans, et j’en reçus ma part.
J’avais un ami appelé Émîr émirân « le grand émîr » Alcarmâny, qui était au nombre des braves, et à qui je donnai un de ces chevaux, d’un poil grisâtre. Lorsqu’il voulut le mettre en mouvement, le cheval s’emporta, sans qu’il pût le retenir, et le jeta de dessus son dos. Il mourut de sa chute. Que le Dieu très-haut ait pitié de lui !
Le monarque fit hâter la marche, et l’on parvint le soir à la ville de Canoge ; il avait eu peur que le rebelle n’arrivât avant lui devant cette cité.
Il passa cette nuit à disposer lui-même les troupes ; il nous inspecta aussi, et nous faisions partie de l’avant-garde, où se trouvait le fils de son oncle paternel, le roi Fîroûz. Il y avait également avec nous l’émîr Ghada, fils de Mohanna, le sayyid Nâssir eddîn Mothahher et les chefs du Khorâçân. Le sultan nous mit au nombre de ses courtisans et nous dit : « Vous m’êtes très-chers ; il ne faut pas que vous me quittiez jamais ». Cependant, le résultat fut à l’avantage du souverain de l’Inde. En effet, ’Aïn almolc attaqua, sur la fin de la nuit, notre avant-garde, où était le vizir Khodjah Djihân. Un grand tumulte eut lieu alors, mais le sultan ordonna que personne ne quittât son poste et que tous combattissent avec le sabre exclusivement. Les soldats tirèrent donc leurs glaives ; ils tombèrent sur les ennemis et le combat fut acharné. Le mot d’ordre des troupes du sultan était Dihly et Ghaznah ; quand on rencontrait un cavalier, on lui criait : « Dihly » ; s’il répondait « Ghaznah », on connaissait que c'était un ami, et sinon, on le combattait. Le but du rebelle avait été de faire main-basse sur le quartier du souverain ; mais le guide se trompa et se dirigea avec ’Aïn almolc vers le lieu où se trouvait le vizir. Le rebelle coupa la tête du conducteur. Dans l’armée du vizir étaient les Persans, les Turcs et les Khorâçâniens, qui tous étaient ennemis des Indiens ; en conséquence, ils combattirent vigoureusement. Les troupes de l’insurgé comptaient environ cinquante mille hommes, qui furent mis en fuite vers le point du jour.
Le roi Ibrahim, appelé Albendjy attatary, avait reçu en fief du sultan la contrée de Sundîlah, qui est un gros village du pays gouverné par ’Aïn almolc ; il se révolta avec ce dernier, et devint son lieutenant. D’un autre côté, Dâoud, fils de Kothb almolc, et le fils du roi des marchands, avaient été chargés de conduire les éléphants et les chevaux de l’empereur de Dihly. Ils s’unirent aussi avec le rebelle, qui nomma Dâoud son chambellan. Au moment où l’ennemi attaqua le quartier du vizir, ce Daoud proférait des injures contre le sultan, et il l’invectivait d’une manière indigne ; le souverain entendit tout et reconnut sa voix. Lors de la fuite, ’Aïn almolc dit à son lieutenant Ibrâhîm attatary : « Quel est ton avis, ô roi Ibrâhîm ? La plus grande partie de l’armée est en déroute, et les plus courageux eux-mêmes s’enfuient. Ne penses-tu pas qu’il soit temps de nous sauver ? » Alors Ibrâhîm dit à ses compagnons, dans leur langage : « Quand ’Aïn almolc voudra fuir, je saisirai sa tresse de cheveux ; à l’instant vous frapperez son cheval, afin que l’émir tombe par terre ; nous l’arrêterons, nous le mènerons au sultan, pour que cela soit une expiation de la faute que j’ai commise de me révolter avec lui contre le souverain, et une cause de ma future délivrance. » En effet, ’Ain almolc se disposant à s’enfuir, Ibrâhîm lui cria : « Où vas-tu, ô sultan ’Alâ eddin ? ». Car tel était son surnom. Il le prit par sa natte de cheveux ; ses gens blessèrent le cheval du rebelle, qui tomba, et Ibrâhîm se jeta sur ’Aïn almolc et le saisit. Les camarades du vizir s’empressèrent de le réclamer, mais Ibrâhîm ne voulut pas le livrer, et dit : « Je ne quitterai pas ’Aïn almolc jusqu’à ce que je l’aie conduit en présence du vizir, ou bien je mourrai auparavant. » Ils le laissèrent, et Ibrahim mena l’émir à Khodjah Djihân.
Au matin j’étais occupé à regarder les éléphants et les drapeaux qu’on amenait devant le sultan, lorsqu’un individu de l’Irâk vint à moi et me dit : « On a déjà saisi ’Aïn almolc, qui se trouve maintenant au pouvoir du vizir. » Je ne le crus pas ; mais, peu d’instants après, je vis arriver le roi Témoûr, i’échanson ; il me prit la main et me dit : « Réjouis-toi, on s’est emparé de ’Aïn almolc, et il se trouve chez le vizir. » Sur ces entrefaites, ie souverain se dirigea vers le quartier du rebelle, sur le Gange ; nous étions avec lui, et les soldats pillèrent tout ce qui s’y rencontrait. Une grande partie des troupes de ’Aïn almolc se précipitèrent dans le fleuve et se noyèrent. On prit Dâoud, fils de Kothb almolc, le fils du roi des marchands et un grand nombre de gens avec eux ; on s’empara des trésors, des chevaux et des effets. L’empereur campa près du passage du fleuve, et le vizir conduisit ’Aïn almolc au souverain. On avait fait monter l’émîr rebelle sur un taureau, et il était tout nu, sauf les parties génitales, qui étaient recouvertes d’un lambeau d’étoffe attaché par une corde, dont les bouts étaient passés au cou du captif. Celui-ci resta à la porte de la tente, ou serâtcheh, le vizir entra, et le souverain lui offrit aussitôt le sorbet, à cause de sa bienveillance pour lui. Les fils des rois se portèrent près de ’Aïn almolc ; ils l’injurièrent, lui crachèrent à la figure et souffletèrent ses camarades. Le sultan lui expédia le grand roi (Kaboûlah), qui lui dit ; « Quelle abommable action as-tu commise ? » ’Aïn almolc ne répondit rien. Le souverain donna l’ordre qu’on revêtît le prisonnier avec les habits que portent les conducteurs des bêtes de somme ; qu’on lui mît quatre chaînes aux pieds ; qu’on attachât ses mains à son cou, et qu’on le livrât à la garde du vizir Khodjah Djihân.
Les frères de ’Aïn almolc passèrent le fleuve en fuyards, et ils arrivèrent à la ville de ’Aoudh. Ils prirent leurs femmes, leurs enfants, tous les biens qu’ils purent ramasser, et dirent à l’épouse de leur frère prisonnier : « Sauve-toi avec nous, en compagnie de tes fils. » Elle répondit : « Ne dois-je pas faire comme les femmes des Hindous qui brûlent leur corps avec leurs maris ? Moi aussi, je veux mourir si mon époux meurt, et vivre s’il vit. » Ses beaux-frères la laissèrent ; le sultan ayant eu connaissance de son discours, ce fut là une cause de bonheur pour cette femme, car il eut compassion d’elle. Le jeune homme ou eunuque, Sohaïl, atteignit Nasr Allah, un desdits frères ; il le tua et apporta sa tête au souverain ; il amena aussi la mère de ’Aïn almolc, sa sœur et sa femme. Elles furent livrées au vizir, et logées dans un pavillon près de celui de ’Aïn almolc. Ce dernier allait les y trouver, restait souvent avec elles et retournait ensuite à sa prison.
Dans l’après-midi du jour de la déroute, l’empereur ordonna de mettre en liberté la multitude qui suivait ’Ain almolc, comme les conducteurs des bêtes de somme, les petits marchands, les serviteurs et autres gens sans importance. On lui amena le roi Ibrâhîm albendjy, dont il a été fait mention ci-dessus ; alors le chef de l’armée, le roi Nouâ, dit : « Ô maître du monde, tue celui-ci, car c’est un des rebelles. » Le vizir répondit : « Il a déjà racheté sa vie au moyen du principal insurgé. » Le sultan lui pardonna et le fit partir pour son pays (la Transoxane). Au soir, le sultan s’assit dans la Tour de bois, et on lui présenta soixante-deux individus d’entre les principaux compagnons de ’Ain almolc. On fit venir les éléphants, on les leur jeta ; ces animaux se mirent à les couper en pièces avec les fers placés sur leurs défenses, à en lancer quelques-uns dans l’air et à les attraper au vol. Pendant ce temps, on donnait du cor de chasse, on sonnait de la trompette et on battait du tambour ; ’Aïn almolc était là debout, il voyait leur massacre ; on lui jetait même quelques portions des victimes. Après quoi on le reconduisit dans sa prison.
Le souverain resta plusieurs jours près du passage du fleuve, à cause du nombre considérable des gens et de la petite quantité des embarcations. Il fit traverser ses effets et ses trésors sur les éléphants ; il fit distribuer de ces animaux à ses courtisans, afin qu’ils fissent passer leurs bagages. Je reçus un éléphant, qui me servit à transporter tous mes effets. Ensuite, le souverain se dirigea avec nous vers la ville de Bahrâïdj, qui est belle et située au bord du Serou ; c’est un grand fleuve, au courant très-rapide. Le sultan le passa dans le but de faire un pèlerinage au tombeau du pieux cheïkh, du héros sâlâr « général » ’Oûd, qui fit la conquête de la plupart de ces contrées. On raconte sur lui des histoires merveilleuses, et on lui attribue des expéditions célèbres. La foule se précipita pour traverser l’eau ; Ton se pressa beaucoup, de sorte qu’il y eut un grand navire qui coula à fond. Il contenait environ trois cents personnes, dont une seule se sauva : c’était un Arabe, compagnon de l’émîr Ghada. Nous étions montés sur un petit bâtiment, et le Dieu très-haut nous délivra. L’Arabe qui échappa au danger de se noyer s’appelait Sâlim « sain et sauf », et c’est là un singulier hasard. Il voulait s’embarquer sur notre navire ; mais quand il arriva, nous étions déjà partis ; alors il prit place sur celui qui fut submergé. Au moment où il sortit du péril, le public crut qu’il était avec nous ; le bruit s’en répandit parmi nos compagnons, comme parmi les autres gens, et ils s’imaginèrent que nous étions tous noyés. Lorsqu’ils nous virent, après cela, ils se réjouirent fort de notre salut.
Nous visitâmes la tombe du pieux personnage nommé ci-dessus ; elle est située dans une coupole, où nous ne pûmes pas pénétrer, tant la foule était considérable. Ce fut pendant ce voyage que nous entrâmes dans une forêt de roseaux, et que nous fûmes attaqués par un rhinocéros. On le tua, et l’on nous apporta sa tête ; celle-ci était plusieurs fois aussi grosse que celle de l’éléphant, quoique l’animal fût plus petit qu’un éléphant. Mais nous avons déjà, dans ce qui précède, fait mention du rhinocéros.
Le sultan ayant remporté la victoire sur ’Aïn almolc, comme nous l’avons raconté, retourna à Dihly, après une absence de deux années et demie. Il pardonna à ’Aïn almolc, ainsi qu’à Nosrah khân, qui s’était soulevé dans le pays de Tiling, et il les investit tous les deux d’un même emploi : l’inspection des jardins du souverain. Il leur fournit des habillements, des montures ; il fixa leur consommation journalière en farine et en viande.
Après cela on reçut la nouvelle qu’un compagnon de Kotbloû khân, le nommé ’Aly châh Ker s’était révolté contre le sultan ; le mot ker signifie « sourdaud ». C’était un guerrier intrépide ; il était beau et vertueux ; il s’empara de Badracoût et en fit la capitale de son royaume. On envoya des troupes contre lui et le sultan commanda à son précepteur d’aller le combattre. Celui-ci partit à la tête d’une nombreuse armée ; il fit le siège de Badracoût, et ouvrit des brèches dans ses tours. Le péril étant devenu grave pour ’Aly châh, il demanda un sauf-conduit, que Kothloû khân lui accorda ; puis il l’expédia au souverain avec des entraves aux pieds. Ce dernier lui pardonna et le relégua dans la ville de Gazuah, du côté de Khorâçân, où il resta un certain espace de temps. Plus tard, il fut pris du désir de se retrouver dans sa patrie et voulut y retourner, car Dieu avait décrété sa perte. Il fut arrêté dans la province du Sind, et on le conduisit en présence du sultan, qui lui dit : « Tu es venu uniquement pour exciter le désordre une seconde fois. » Il lui fit couper la tête.
Le souverain s’était fâché contre émîr bakht, surnommé Cheref almolc, un de ceux qui arrivèrent avec nous près de lui. Il réduisit sa pension de quarante mille à mille (dinars ?) seulement, et l’envoya à Dihly, le mettant à la disposition du vizir. Sur ces entrefaites, l’émîr ’Abdallah alharaouy mourut de la peste à Tiling ; ses biens se trouvaient chez ses amis à Dihly, et ceux-ci s’entendirent avec émîr bakht pour prendre ensemble la fuite. Quand le vizir sortit de la capitale à la rencontre du sultan, ils s’échappèrent, en effet, en compagnie d’émîr bakht et de ses camarades, et ils arrivèrent dans le Sind en sept jours, tandis que la route ordinaire est de quarante journées. Ils conduisaient avec eux des chevaux de main, et ils avaient l’intention de passer l'Indus à la nage ; seulement, émîr bakht, son fils, et ceux qui ne savaient pas bien nager, devaient le traverser dans une sorte de batelet en joncs, qu’ils se proposaient de faire. Déjà ils avaient préparé des cordes de soie pour cet objet.
Lorsqu’ils parvinrent au fleuve, ils craignirent d’en effectuer le trajet, comme ils avaient médité, et ils envoyèrent à Djelâl eddîn, gouverneur de la ville d’Outchah, deux d’entre eux, qui lui dirent : « Il y a ici des marchands qui désirent passer la rivière, et ils t’envoient en cadeau cette selle, afin que tu leur facilites le trajet. » L’émîr Djelâl eddîn révoqua en doute qu’un tel présent fût offert par de simples marchands, et il ordonna de saisir les deux individus. L’un d’eux s’échappa ; il alla trouver Cheref almolc et ses compagnons, et les informa de ce qui s’était passé. Ils étaient tous endormis par suite des fatigues qu’ils avaient endurées et de leurs veilles prolongées ; ils montèrent à cheval très-effrayés et prirent la fuite.
De son côté, Djelâl eddîn fit frapper l'omme qu’on avait arrêté, lequel confessa tout ce qui concernait Cheref almolc. Le gouverneur expédia son lieutenant avec des troupes à la recherche de celui-ci et de ses compagnons ; on trouva qu’ils s’étaient enfuis, et l’oû suivit leurs traces. Quand le détachement les atteignit, ils se mirent à lancer des flèches ; Thâhir, fils de Cheref almolc, en tira une, qui blessa au bras ledit subdélégué de l’émir Djelâl eddîn. Enfin on en vint à bout, et on les conduisit en présence du gouverneur, qui leur fit mettre des entraves aux pieds, leur fit attacher les mains au cou et écrivit au vizir sur cet événement. Khodjah Djihân lui répondit de les envoyer à Dihly ; et quand ils y furent arrivés, on les mit en prison. Thâhir mourut dans le cachot ; Cheref almolc fut condamné par le sultan à recevoir chaque jour cent coups de fouet ; et cela dura un certain espace de temps.
Ensuite le souverain lui pardonna et l’envoya dans la province de Tchendîri, avec l’émîr Nizhâm eddîn, Mîr Nadjlah. Il fut réduit à monter sur des bœufs, n’ayant point un seul cheval à sa disposition, et il passa ainsi quelques années. Mîr Nadjlah alla trouver l’empereur de Dihly, ayant en sa compagnie Cheref almolc ; et à cette occasion, celui-ci fut nommé Tchâchnéguir « dégustateur ». C’est l’officier qui découpe les viandes en présence du sultan et qui apporte les mets. Plus tard le souverain l’honora de plus en plus et l’éleva en dignité ; ce fut au point que, Cheref almolc étant indisposé, le sultan lui rendit visite ; il ordonna d’établir l’équivalent de son poids en or, et il le lui donna. Nous avons déjà raconté cette histoire dans la première partie de ces voyages (tom. II, pag. 75). Enfin le sultan maria sa sœur avec Cheref almolc, et concéda à celui-ci la province de Tchendîri, ce même pays où il avait été forcé de monter des bœufs, étant au service de l’émir Nizhâm eddîn. Louons Dieu, qui change les cœurs et qui modifie la situation des hommes !
Chah Afghân s’était soulevé contre le souverain, dans le pays de Moltân, en la province du Sind. Il avait tué l'émîr de cette contrée, qui était appelé Bihzâd « bien né, heureux », et il prétendait devenir sultan. L’empereur de Dihly se prépara à le combattre ; le rebelle comprit qu’il ne pouvait pas lui tenir tête, et s’enfuit. Il se rendit chez sa peuplade, les Afghans, qui habitent des montagnes difficiles et inaccessibles. Le sultan fut irrité contre lui, et il écrivit à ses employés de saisir tous les Afghans qu’ils trouveraient dans ses états. Cela fut cause de la révolte du juge Djelâl eddîn.
Le juge Djelâl eddîn, et une troupe d’Afghans, étaient établis dans le voisinage des deux villes, Cambaie et Boloûdhrah. Quand le souverain écrivit à ses agents d’arrêter les Afghans, il manda au roi Mokbil, lieutenant du vizir dans les provinces de Guzarate et de Nahrouâlah, de trouver un stratagème pour saisir le kâdhi Djelâl eddîn et ses compagnons. La contrée de Boloûdhrah avait été donnée en fief au roi des médecins ou des savants, qui était marié avec la belle-mère du souverain, veuve de son père Toghlok. Elle avait eu de ce dernier une fille, qui était celle-là même qu’avait épousée l’émîr Ghada. Le roi des savants se trouvait alors en compagnie de Mokbil, car son pays était sous l’inspection de celui-ci. Lorsqu’ils furent arrivés dans la province de Guzarate, Mokbil lui dit de lui amener le juge Djelâl eddîn et ses camarades. Le roi des savants étant arrivé dans son fief, les avertit en secret, car ils étaient au nombre de ses concitoyens. Il leur dit que Mokbil les demandait pour les arrêter, et leur conseilla de ne se rendre à son appel que bien armés.
Ils allèrent chez Mokbil, au nombre d’environ trois cents cavaliers couverts de cuirasses, et lui dirent : « Nous n’entrerons que tous ensemble. » Il vit alors qu’il ne pouvait pas réussir à s’emparer d’eux, tant qu’ils seraient réunis ; il en eut peur, leur ordonna de repartir et fit semblant de les protéger. Mais ils se soulevèrent contre lui ; ils entrèrent dans Gambaie, pillèrent le trésor du sultan, les biens des particuliers et ceux du fils d’Alkaoulémy, le marchand. C’est le personnage qui fonda à Alexandrie un beau collège, et nous en parlerons tout à l’heure. Le roi Mokbil se présenta pour combattre les insurgés, et il fut mis en fuite d’une manière honteuse. Le roi ’Azîz, dit le négociant en vins, et le roi Djihân arrivèrent, après avoir fait des préparatifs, avec sept mille cavaliers ; ils furent aussi mis en déroute. Les gens turbulents et les criminels, informés de ces événements, accoururent se joindre aux Afghans. Le juge Djelâl eddîn se déclara sultan, et reçut le serment de ses compagnons ; l’empereur de Dihly envoya des troupes contre lui, mais il les battit. Il y avait à Daoulet Abâd une multitude d’Afghans, qui se révoltèrent à leur tour.
Le fils du roi Mell habitait Daoulet Abâd avec une troupe d’Afghans, et le souverain écrivit à son lieutenant dans cette ville, qui était Nizhâm eddîn, frère de son précepteur Kothloû khân, de les saisir tous, sans exception. Il lui envoya de nombreuses charges de liens et de chaînes, et lui expédia en même temps les habillements d’hiver. L’usage du souverain de l’Inde est de donner à chaque commandant d’une ville et aux chefs de son armée deux vêtements par an : un pour l’hiver et un pour l’été. Quand ces robes d’honneur arrivent, l’émîr et les troupes sortent pour les recevoir ; dès qu’ils aperçoivent celui qui les apporte, ils descendent de leurs montures ; chacun d’eux reçoit son vêtement, le place sur son épaule et s’incline du côté où se trouve le sultan. Celui-ci écrivit à Nizhâm eddîn ces paroles : « Lorsque les Afghans sortiront et mettront pied à terre pour recevoir les robes qui leur sont destinées, arrête-les dans ce même moment. »
Un des cavaliers qui arrivaient avec les robes d’honneur, se rendit chez les Afghans et les instruisit du dessein qu’on avait formé à leur égard. Par conséquent, Nizhâm eddîn fut au nombre de ceux qui usent d’un stratagème, lequel tourne contre eux. Il monta à cheval, en compagnie des Afghans, et quand ils rencontrèrent les habillements, il mit pied à terre. Ce fut alors que les Afghans chargèrent sur lui et sur ses compagnons, qu’ils tuèrent beaucoup de ceux-ci, et qu’ils l’arrêtèrent. Ils envahirent la ville, saisirent les trésors et mirent à leur tête Nâssir eddîn, fils du roi Mell. Les fauteurs de troubles accoururent vers eux et leur puissance augmenta.
Lorsque l’empereur de Dihly sut ce que les Afghans avaient fait à Cambaie et à Daoulet Abâd, il se mit en campagne lui-même et se décida à commencer par Cambaie, pour retourner ensuite à Daoulet Abâd. Il fit partir le grand roi Albâïazîdy, son parent par alliance, ou beau-frère, à la tête de quatre mille hommes d’avant-garde, qui furent attaqués par les troupes du juge Djelâl eddîn et mis en fuite. Ils furent ensuite assiégés à Boloûdhrah, et l’on combattit même dans cette cité. Dans l’armée du juge Djelâl eddîn il y avait un cheïkh nommé Djaloûl, qui était un brave ; il ne cessait de tomber sur les soldats, de les tuer, et de demander le combat singulier ; mais personne ne se hasardait à se mesurer en duel avec lui. Un jour il lança son cheval, qui s’abattit dans une fosse ; Djaloûl tomba, il fut tué, et l’on trouva sur lui deux cuirasses. On envoya sa tête au sultan ; on crucifia son corps sur la muraille de Boloûdhrah, et l’on porta de ville en ville ses mains ainsi que ses pieds.
A l’arrivée du souverain avec les troupes, le juge Djelâl eddîn ne put plus résister, et il prit la fuite avec ses compagnons. Ils abandonnèrent leurs biens et leurs enfants ; tout cela fut saisi, et l’on entra dans la ville de Cambaie. Le sultan y resta quelques jours, puis il partit et y laissa son beau-frère, Cheref almolc, émîr bakht. Nous avons déjà parlé de ce personnage ; nous avons fait connaître l’histoire de sa fuite, de son arrestation dans le Sind et de son emprisonnement ; nous avons raconté les humiliations qu’il a endurées et les honneurs qui les ont suivies. Le monarque lui ordonna de rechercher ceux qui étaient du parti de Djélâl eddîn, et il laissa avec lui des jurisconsultes, afin qu’il jugeât d’après leurs décisions. Cette circonstance amena la condamnation à mort du cheïkh ’Aly alhaïdary, comme il a été dit plus haut.
Le juge Djelâl eddin s’étant enfui, alla se joindre à Nâssir eddîn, fils du roi Mell, à Daoulet Abâd, et s’enrôla parmi ses partisans. Le sultan se dirigea en personne contre eux ; ils étaient au nombre d’environ quarante mille, Afghans, Turcs, Indiens et esclaves ; ils jurèrent ensemble qu’ils ne prendraient point la fuite et qu’ils se battraient contre le souverain. Celui-ci commença le combat, et l’on n’éleva pas d’abord le parasol, insigne du sultan ; mais, dans l’ardeur de la bataille, on le hissa. Quand les rebelles le virent, ils furent interdits et fuirent d’une manière honteuse. Le fils du roi Mell et le kâdhi Djelâl eddîn se réfugièrent, en compagnie d’à peu près quatre cents de leurs adhérents les plus distingués, dans la forteresse de Douaïguîr (ou Dïoûguîr), que nous mentionnerons plus loin, et qui est une des plus inaccessibles du monde. Le sultan resta à Daoulet Abâd, ville dont Douaïguîr est le château fort. Il envoya dire aux insurgés de se rendre à discrétion ; mais ceux-ci ne consentaient à quitter leur place qu’à la condition d’une amnistie ; le sultan ne voulut pas la leur promettre. Il leur fit parvenir des aliments, par une sorte de dédain pour eux, et continua à demeurer à Daoulet Abâd. Ici finissent les informations que je puis donner à ce sujet.
Ce que nous allons raconter s’est passé avant le soulèvement et la rébellion du kâdhi Djelâl eddîn. Or, le personnage nommé Tâdj eddîn, fils d’Alcaoulémy, était un des principaux négociants ; il était venu du pays des Turcs pour rendre visite au sultan de l’Inde et pour lui porter des cadeaux magnifiques. Parmi ces présents il y avait des mamloûks, des chameaux, des marchandises, des armes et des étoffes. L’empereur fut très-satisfait de son procédé et lui donna douze lacs, ou douze fois cent mille dinars d’argent ; on dit que la valeur de tout ce qu’il avait apporté au souverain ne dépassait pas un seul lac, ou cent mille pièces d’argent. Il lui donna à gouverner la ville de Gambaie, qui était sous l’inspection du roi Mokbil, lieutenant du vizir.
Une fois arrivé à Cambaie, Tâdj eddîn envoya des bâtiments dans le Malabar, l’île de Ceylan, etc. ; il reçut, par les navires, des dons et des cadeaux magnifiques, de sorte que sa position devint très-considérable. Comme il n’avait pas encore expédié dans la capitale les tributs desdites contrées, le roi Mokbil lui fit dire de les livrer à cet effet, suivant l’usage, ainsi que les présents et les trésors qu’il avait préparés. Le fils d’Alcaoulémy refusa en disant : « Je les amènerai en personne, ou bien je les ferai porter par mes serviteurs. Ni le vizir ni son lieutenant n’ont de pouvoir sur moi. » Il se faisait ainsi illusion à cause des honneurs et des présents qu’il avait reçus de l’empereur. Mokbil écrivit au vizir sur cette affaire ; il en eut pour réponse, au dos de sa lettre, ce qui suit : « Si tu es impuissant pour nous faire obéir dans nos contrées, quitte-les et reviens près de nous. » Ayant lu ces lignes, Mokbil se mit à la tête de ses troupes et de ses mamloûcs, et il combattit contre le fils d’Alcaoulémy, à l’extérieur de Cambaie. Ce dernier fut mis en fuite, et un certain nombre d’hommes furent tués de part et d’autre.
Le fils d’Alcaoulémy se cacha dans la maison du patron de navire, Iliâs, un des principaux négociants. Mokbil entra dans Cambaie, et fit couper la tête aux chefs de l’armée de son adversaire. Il envoya un sauf-conduit à celui-ci à la condition qu’il garderait seulement son propre bien et qu’il abandonnerait les trésors et les cadeaux dus au sultan, ainsi que les revenus de la ville. Mokbil fit partir toutes ces richesses, sous la conduite de ses serviteurs, pour les présenter au souverain, et il écrivit, se plaignant du fils d’Alcaoulémy. Celui-ci, de son côté, écrivit aussi au sultan, pour se plaindre du roi Mokbil. L’empereur de Dihly leur envoya le roi des savants, pour qu’il décidât leur querelle. Ce fut immédiatement après ces faits qu’eurent lieu la révolte du juge Djelâl eddîn et le pillage des biens du fils d’Alcaoulémy, qui prit la fuite en compagnie de quelques-uns de ses mamloûcs, et qui se rendit chez le sultan.
Dans l’espace de temps où le souverain était absent de sa capitale, s’étant dirigé vers la province de Ma’bar, la disette eut lieu, et elle fut considérable. Le mann, ou la mesure de froment, valait soixante drachmes et davantage ; la gêne fut générale, la situation très-grave. Un jour je sortis de la ville à la rencontre du vizir, et je vis trois femmes qui coupaient en morceaux la peau d’un cheval, lequel était mort depuis plusieurs mois, et qui les mangeaient. D’ailleurs, on faisait cuire les peaux et on les vendait dans les marchés. Lorsqu’on égorgeait des bœufs, la foule s’empressait d’en recueillir le sang pour s’en nourrir. Des étudiants du Khorâçân m’ont raconté qu’ils entrèrent dans une ville appelée Icroûhab, entre Hânci et Sarsati, et qu’ils la trouvèrent abandonnée. Ils s’introduisirent dans une maison pour y passer la nuit, et ils virent dans une chambre un individu qui avait allumé du feu et qui tenait avec ses doigts un pied humain ; il le fit rôtir sur ce feu et le mangea. Que Dieu nous garde d’une pareille action !
La famine étant insupportable, le sultan ordonna de distribuer à toute la population de Dihly des vivres pour six mois. Les juges, les secrétaires et les commandants parcouraient les rues et les marchés ; ils prenaient note des habitants et donnaient à chacun les provisions pour la moitié d’uoe année, sur le pied d’une livre et demie du Maghreb par jour, pour chaque personne. À cette époque je fournissais de la nourriture aux pauvres avec les mets que je faisais préparer dans la chapelle sépulcrale du sultan Kothb eddîn, ainsi que nous le dirons plus bas ; et la multitude se soutenait de cette façon. Que le Dieu très-haut nous tienne compte des soins que nous avons pris dans un tel but !
Puisque nous avons suffisamment parlé des aventures du sultan, et des événements qui se passèrent sous son règne. revenons à ce qui nous concerne de plus près dans ces faits. Nous raconterons donc, d’abord, notre arrivée à Dihly, les vicissitudes de notre situation, jusqu’au moment où nous quittâmes le service du souverain ; nous dirons ensuite comme quoi nous nous séparâmes du sultan, pour aller, comme son ambassadeur, en Chine, et enfin, nous ferons mention du retour dans notre patrie, s’il plaît à l’Être suprême.
A notre arrivée dans la capitale, nous nous rendîmes à la demeure du sultan et entrâmes par la première porte, puis par la deuxième et la troisième. Ici nous trouvâmes les nakîbs ou officiers, dont nous avons déjà parlé. Quand ils nous virent, leur chef nous précéda dans une salle d’audience magnifique et très-vaste, où nous trouvâmes le vizir Khodjab Djihân, qui nous attendait. Le premier de nous qui entra fut Dhiyâ eddîn Khodhâouend Zâdeh, que suivirent d’abord son frère Kiouâm eddîn et le frère des deux précédents,’Imâd eddîn ; je vins après eux, et fus suivi par Borhân eddîn, autre frère des trois susnommés, puis par l’émîr Mobârec assamarkandy, par le Turc Aroun Bogliâ, Mélic Zâdeh, fils de la sœur de Khodhâouend Zâdeh, enfin, par Badr eddîn alfassâl (c’est-à-dire « le flatteur » et aussi « le critique, l’accusateur »).
Ayant franchi la troisième porte, nous aperçûmes la grande salle de réception appelée Hézâr ostoûn, ce qui veut dire « mille colonnes » ; c’est là que le monarque tient ses audiences publiques. Alors le vizir s’inclina au point que sa tête toucha presque le sol ; nous saluâmes en nous prosternant, et nous touchâmes la terre avec nos doigts. Le lieu vers lequel nous nous inclinions était celui où se trouvait le trône du sultan, et tous ceux qui étaient avec moi saluèrent de ladite manière. Cette cérémonie étant accomplie, les officiers crièrent à haute voix : « Au nom de Dieu ! », et nous sortîmes.
La mère du sultan est nommée la Maîtresse de l’univers, et c’est une des femmes les plus vertueuses ; elle est très-charitable, et a fondé beaucoup d’ermitages qui donnent à manger aux voyageurs ; elle est aveugle, et voici l’origine de cette infirmité. Lorsque son fils commença à régner, elle reçut la visite de toutes les princesses, ainsi que des filles des grands dignitaires et des émîrs, mises d’une manière pompeuse. Elles s’inclinèrent devant la mère du sultan, qui était assise sur un trône d’or, incrusté de pierres précieuses. Ce fut alors qu’elle perdit subitement la vue ; on la traita de plusieurs manières, mais ce fut sans profit. Son fils a pour elle un respect extraordinaire : un exemple de cela, c’est qu’une fois sa mère voyagea avec lui et qu’il fut de retour un certain espace de temps avant elle. Quand elle arriva, il alla à sa rencontre, descendit de son cheval, baisa le pied de sa mère, laquelle se trouvait dans une litière, où tout le monde pouvait l’apercevoir.
Pour revenir à notre sujet, lorsque nous sortîmes du palais du sultan, le vizir se rendit avec nous à Bâb assarj, que les Indiens nomment la Porte du Harem ; c’est l’habitation de la Maîtresse de l’univers. Arrivés à sa porte, nous quittâmes nos montures ; chacun de nous, suivant ses moyens, avait apporté un cadeau pour la princesse. Le grand juge des mamloûcs, Camâl eddîn, fils de Borhân eddîn, était entré avec nous ; il salua en s’inclinant, quand il fut arrivé à la porte ; le vizir en fit autant, et nous les imitâmes. Le secrétaire, placé à la porte de la princesse, prit note de nos présents ; une troupe de pages ou eunuques sortirent, et leurs chefs se dirigèrent vers le vizir, avec lequel ils parlèrent en secret ; ils retournèrent dans le château, ils revinrent vers le vizir et ils se rendirent encore une fois dans le château. Nous étions debout pendant tout ce temps ; mais ensuite on nous fit asseoir sur un banc.
On apporta des mets dans des vases d’or, que les Indiens appellent suïun, et qui ressemblent à nos chaudrons ; ils sont pourvus de supports d’or, sur lesquels on les pose, et qui sont nommés subuc. On apporta aussi des coupes pour boire, des plats et des aiguières, le tout en or. Les aliments furent disposés sur deux nappes ou tables, à deux rangs chacune ; à la tête de chaque rangée se trouvait le principal personnage parmi les individus présents. Quand nous nous avançâmes pour manger, les chambellans et les officiers s’inclinèrent et nous leur rendîmes le salut. On servit le sorbet, que nous bûmes, et les chambellans dirent : « Au nom de Dieu ! » Nous mangeâmes, et puis l’on distribua une sorte de bière, ainsi que du bétel, et les chambellans s’écrièrent : « Au nom de Dieu ! » Nous nous inclinâmes tous. Alors on nous dit de nous rendre dans un endroit qu’on nous indiqua, et l’on nous donna des robes d’honneur en soie chamarrées d’or. Nous fûmes conduits à la porte du palais, où nous nous inclinâmes ; les chambellans dirent : « Au nom de Dieu ! » Le vizir se tint debout et nous fîmes comme lui. On tira de l’intérieur du château un coffre contenant des habillements non cousus. Il y en avait en soie, en lin, en coton, et nous en reçûmes chacun notre part. Après, on apporta un grand plat en or, contenant des fruits secs, puis un autre avec du sirop, et un troisième, où était du bétel.
L’usage est que celui à qui l’on présente ces objets prenne le plat d’une main, qu’il le place sur son épaule et qu’il incline l’autre main jusqu’à terre. Le vizir saisit le plat dans sa main, dans le but de me montrer comment je devais faire ; cela fut une preuve de complaisance, de modestie et de bonté de sa part. Que Dieu l’en récompense ! Je fis comme lui. Nous nous dirigeâmes enfin vers la maison qu’on avait préparée pour nous loger, dans la ville de Dihly, et près de Deroaâzeh Bâlem « la porte de Bâlem ou Pâlem ». On nous y envoya tout ce qui se rattache à la réception d’un hôte.
Lorsque j’arrivai à la maison préparée pour moi, j’y trouvai tout ce qui était nécessaire, en coussins, tapis, nattes, ustensiles et lit pour dormir. Les lits, dans l’Inde, sont très-légers, un seul homme en porte un, et chaque voyageur doit avoir son lit avec soi, que son esclave charge sur sa tête. Il consiste en quatre pieds coniques, sur lesquels on pose quatre bâtons ; entre ceux-ci on a tissé une sorte de filet en soie ou en coton. Quand une personne s’y couche, elle n’a pas besoin d’autre chose pour le rendre souple, étant assez moelleux de sa nature. Je reçus, en outre, deux courtes-pointes, deux oreillers et une grande couverture ouatée, le tout de soie. Les Indiens font des housses blanches en lin ou en coton pour recouvrir les courtes-pointes et les couvertures ; toutes les fois que ces doublures sont sales, ils les lavent, et ce qui est dans l’intérieur reste garanti. La première nuit, on nous amena deux individus dont l’un était le meunier, que ces gens appellent alkharrâs ; l’autre était le boucher, qu’ils nomment alkassâb, et l’on nous dit : « Prenez de celui-ci tant et tant de farine, et de cet autre tant et tant de viande. » Il s’agit de poids, que je ne saurais mentionner dans ce moment. L’usage de ces peuples est de fournir la même quantité en poids de viande et de farine ; et tout ce que nous venons de dire formait le repas de l’hospitalité, qui nous était offert par la mère du sultan. Puis nous arriva celui offert au nom du sultan, comme nous le raconterons.
Le lendemain, nous nous rendîmes à cheval au palais du sultan et saluâmes le vizir, qui me donna deux sacs d’argent contenant chacun mille dinars en drachmes, et qui me dit : hâdhih ser chusti. La signification de ces mots est : « voici pour laver ta tête » ; il me fit aussi cadeau d’une robe tissée avec des poils de chèvre très-fins ; il inscrivit sur un registre le nombre de tous mes compagnons, de mes serviteurs et de mes esclaves, dont on fit quatre catégories. La première reçut deux cents dinars par personne ; la deuxième, cent cinquante ; la troisième, cent ; la quatrième catégorie, soixante et quinze dinars par personne. Le nombre total était de quarante individus environ, et le montant de la somme qu’ils touchèrent fut de quatre mille dinars et plus. Après cela, on fixa la quantité des vivres que nous donnait le souverain, savoir : mille livres indiennes de farine, dont le tiers de mirâ ou fleur de farine, et les deux tiers avec du son, c’est-à-dire, grossièrement moulue (litt. concassée) ; mille livres de viande ; un nombre considérable de livres de sucre, de beurre fondu, de salif (?) et de noix d’arec, qu’à présent je ne me rappelle pas ; enfin mille feuilles de bétel. La livre indienne en fait vingt de Barbarie et vingt-cinq d’Égypte. Les provisions d’hospitalité reçues par Khodhâouend Zâdeh furent : quatre mille livres de farine, autant de viande, et tout le reste en proportion.
Un mois et demi après être arrivé à Dihly, je perdis une fille âgée d’un peu moins d’une année. La nouvelle en parvint au vizir, qui ordonna de l’inhumer dans un ermitage qu’il avait fondé au dehors de la porte nommée Derouâzeh Bâlem, tout près du tombeau de notre cheïkh Ibrâhîm alkoûnéouy : nous l’y enterrâmes. Le vizir écrivit au sultan à ce sujet, et il en reçut une réponse le soir du second jour. Pourtant il y avait, entre le lieu où le sultan se trouvait alors à la chasse et la capitale, la distance de dix jours de marche.
Il est d’usage, chez les Indiens, de se rendre au tombeau du mort le matin du troisième jour après son enterrement. Ils placent Lout autour de la tombe des tapis, des éloffes de soie, et, sur la sépulture même, des fleurs, qu’on trouve dans l’Inde pendant toutes les saisons. Ce sont, par exemple, des jasmins, des tubéreuses ou fleurs jaunes (arnica nocturna) , des reïboûls, dont la couleur est blanche, et des roses musquées ou églantines. Celles-ci sont de deux sortes : les unes sont blanches, et les autres jaunes. Ils ornent aussi le tombeau de branches d’orangers et de citronniers avec leurs fruits ; si ces derniers manquent, ils en attachent avec des fils. On répand sur la sépulture des fruits secs, des noix de coco ; les hommes se rassemblent, on apporte des exemplaires du Korân, et ils lisent. Quand ils ont fini cette lecture, on sert le sirop dissous dans l’eau, dont le public boit ; puis on verse sur chacun de l’essence de roses en profusion. Enfin, on distribue le bétel, et les assistants se retirent.
Au matin du troisième jour depuis l’enterrement de cette petite fille, je sortis de bonne heure, suivant l’habitude en pareil cas, et préparai tout ce que je pus des choses susmentionnées. Je trouvai que le vizir avait déjà donné l’ordre de disposer tous ces objets, et qu’il avait fait élever une grande tente sur le tombeau. Étaient présents : le chambellan Chams eddîn alfoûchendjy, que nous rencontrâmes dans le Sind ; le kâdhi Nizhâm eddîn alcarouâny, et une multitude de personnes parmi les grands de la ville. Lorsque j’arrivai, lesdits personnages avaient déjà pris leurs places, le chambellan étant à leur tête, et ils lisaient le Korân. Je m’assis avec mes camarades tout à côté de la sépulture ; et, quand on eut fini de lire, les lecteurs du Korân récitèrent quelques versets avec leurs belles voix. Le juge se leva, il fit l’oraison funèbre de l’enfant décédée, et ensuite l’éloge du souverain. L’assistance ayant entendu son nom, tout le monde fut debout et s’inclina ; on s’assit de nouveau, et le juge fit une très-belle prière. Le chambellan et ses compagnons prirent des barils d’eau de rose, et ils en répandirent sur les individus présents ; ils distribuèrent à la ronde des coupes pleines d’une boisson préparée avec le sucre candi, et après cela, le bétel. Enfin, on apporta onze robes d’honneur, pour moi et pour mes compagnons.
Le chambellan monta à cheval, et nous en fîmes autant avec lui, pour nous rendre au palais du sultan, où nous nous inclinâmes devant le trône, selon l’usage. Je retournai chez moi, et, à peine arrivé, on m’apporta des mets de la part de la mère du souverain ; il y avait de quoi remplir ma maison et les logements de mes camarades. Ceux-ci mangèrent tous ; il en fut ainsi des pauvres ; pourtant, il resta les pains ronds, les pâtisseries et le sucre candi. Ces restes servirent encore durant plusieurs jours, et tout cela fut fait par ordre du sultan.
Quelque temps après, les pages de la Maîtresse de l’univers vinrent de son palais chez moi avec un palanquin ; c’est une sorte de litière qui sert pour transporter les femmes, et très-souvent aussi les hommes. Il ressemble à un trône, ou lit d’apparat, et sa partie supérieure est en tresses de soie ou de coton, surmontées d’un bois (ou bâton pour passer les rideaux), pareil à celui qui se trouve chez nous sur les parasols. Ce bois est recourbé, et il est fait avec la canne de l’Inde (bambou), pleine et compacte. Huit hommes, divisés en deux moitiés, sont occupés tour à tour à porter un de ces palanquins : quatre se reposent, et quatre le portent sur leurs épaules. Ces véhicules, dans l’Inde, font le même office que les ânes en Égypte ; la plupart des gens vont et viennent par leur moyen. Celui qui possède des esclaves se fait voiturer par eux ; celui qui n’en a pas loue des hommes pour le porter. On trouve toujours un petit nombre de ceux-ci dans la ville, qui stationnent dans les marchés, à la porte du sultan, et même aux portes des citadins, pour se louer. Les palanquins qui sont à l’usage des femmes sont recouverts d’un rideau de soie ; ainsi était celui que les pages ou eunuques avaient amené du palais de la mère du sultan.
Ils y firent monter mon esclave, c’est-à-dire la mère de la petite fille défunte ; je la fis accompagner par une esclave turque, que j’envoyais en cadeau (à la mère du sultan). L’esclave mère de l’enfant ci-dessus resta absente avec eux une nuit ; elle rentra le lendemain. Les pages lui avaient donné mille dinars en drachmes, des bracelets d’or enrichis de pierres précieuses, un croissant en or, orné aussi de pierres fines, une chemise de lin brodée d’or, une robe de soie chamarrée d’or, et un coffre avec des vêtements. Quand je vis toutes ces choses, je les donnai à mes compagnons, et aux marchands mes créanciers, comme une garantie personnelle et une sauvegarde de mon honneur ; car les nouvellistes écrivaient au sultan tout ce qui me concernait.
Lors de mon séjour à Dihly, le sultan ordonna de m’assigner un certain nombre de villages, du revenu de cinq mille dinars par an. Le vizir et les membres du conseil me les conférèrent, et je partis pour ces localités. Elles se composaient d’un village nommé Badali, d’un autre appelé Baçahi, et de la moitié d’un troisième, connu sous le nom de Balarah. Ils étaient à seize coroûhs ou milles de Dihly, dans le sadi (centaine) appelé le sadi de Hindoubut (l’idole hindoue) : ces peuples donnent le nom de sadi à la réunion de cent villages. Les territoires dépendants de la capitale sont divisés en centaines, dont chacune a un djeouthari, qui est le cheïkh ou chef des Hindous, et un motassarrif ou administrateur, chargé d’en percevoir les impôts.
Il venait d’arriver dans la ville de Dihly, au temps dont je parle, des captives faites parmi les infidèles, et le vizir m’en envoya dix. Je donnai une de ces filles esclaves à celui qui me les amena, et il ne fut pas satisfait ; mes compagnons en prirent trois toutes jeunes, et je ne sais pas ce que les autres sont devenues. Les femmes captives n’ont presque aucune valeur dans l’Inde, car elles sont sales et ne connaissent rien aux convenances des villes. Celles mêmes qui ont été instruites sont à très-bon marché, et personne n’a besoin d’acheter des captives. Les infidèles occupent dans ce pays un territoire et des localités adjacents à ceux qui appartiennent aux musulmaos qui les ont vaincus. Mais ces Hindous se fortifient dans les montagnes et les lieux âpres ; ils possèdent, de plus, des forêts de roseaux, lesquels ne sont pas creux, qui grossissent beaucoup, s’entrelacent les uns avec les autres, sont à l’épreuve du feu, et extrêmement solides. Les infidèles habitent ces forêts, qui sont pour eux comme des murailles ; ils gardent dans l’intérieur les bestiaux et les grains ; ils recueillent l’eau de pluie. On ne peut en venir à bout à moins d’avoir des troupes bien aguerries, et renfermant beaucoup de ces gens qui entrent dans les bois, et coupent les joncs avec des instruments préparés pour un tel but.
La solennité de la rupture du jeûne arriva, et le souverain n’était pas encore de retour à Dihly. Au jour de la fête, le prédicateur monta un éléphant, sur le dos duquel on avait adapté pour lui une sorte de trône ; à ses quatre angles, on avait fiché quatre étendards, et le prédicateur avait revêtu des habits noirs. Les muezzins montèrent aussi sur des éléphants, et chantèrent devant lui : « Dieu est tout-puissant ». Les jurisconsultes et les juges de la ville étaient également à cheval, chacun d’eux portant avec soi une aumône, qu’il devait faire lors de la sortie vers l’oratoire. Sur ce dernier, on avait élevé une grande tente de coton, ornée de tapis. Le public accourut, louant le Dieu Très-Haut ; le prédicateur pria avec la multitude, il prononça le prône, et puis les assistants retournèrent à leurs demeures. Nous nous rendîmes au palais du sultan, où l’on servit le repas, auquel furent présents les grands dignitaires, les commandants et les personnages illustres : ceux-ci sont (nous l’avons déjà dit) les étrangers. On mangea, et l’on se retira.
Le quatrième jour du mois de chawvâl, le sultan arriva au château de Tilbat, à sept milles de la capitale. Nous reçûmes du vizir l’ordre d’aller à sa rencontre, et nous partîmes. Chaque personne apportait avec elle son cadeau pour le souverain, soit en chevaux, soit en chameaux, ou en fruits du Khorâçân, en sabres égyptiens, en mamloùcs et en brebis, tirées du pays des Turcs. Nous arrivâmes à la porte dudit château, où les visiteurs s’étaient tous rassemblés ; on les introduisait chez le monarque, suivant leur rang, et on leur donnait des robes d’honneur en lin, chamarrées d’or. Quand ce fut mon tour, j’entrai et vis le sultan assis sur un fauteuil ; je le pris pour un des chambellans, jusqu’à ce que j’aperçusse avec lui le roi des confidents intimes, Mâssir eddîn alcâfy alharaouy, que j’avais connu au temps de l’absence du souverain. Le chambellan s’inclina, et je fis comme lui ; émir Hâdjib vint à ma rencontre, et c’est le fils de l’oncle du sultan, appelé Fîroûz ; je m’inclinai une seconde fois, à son exemple. Alors le roi des confidents intimes me dit : « Au nom de Dieu, notre maître Badr eddîn ! » On me nommait de la sorte dans l’Inde ; et quant aux mots « notre maître », c’est un titre que les Indiens donnent à tout individu lettré.
Je m’approchai du sultan, qui prit ma main, la serra, continua à la tenir, et me parla de la manière la plus affable. Il me dit eu persan : « La bénédiction est descendue, ton arrivée est heureuse, sois tranquille ; je serai envers toi si miséricordieux, je te donnerai tant de richesses, que tes compatriotes le sauront et viendront te trouver. » Puis, il me demanda de quel pays j’étais, et je répondis : « Du Maghreb. » Il reprit : « De la contrée d’Abdalmoûmin ? » et je répliquai affirmativement. Toutes les fois qu’il me disait une bonne parole, je lui baisais la main, ce que je fis jusqu’à sept fois. Il me revêtit d’une robe d’honneur, et je me retirai.
Toutes les personnes présentes se réunirent, et on leur servit un festin. A leur tête étaient : le grand kâdhi Sadr aldjihân Nâssir eddîn alkhârezmy, un des plus grands jurisconsultes ; le grand kàdhi des mamloûcs, Sadr aldjihân Camâl eddîn alghaznéouy ; ’Imàd almolc ’aridh almamâlic « inspecteur des mamloûcs » ; le roi Djélâl eddîn alkîdjy, ainsi qu’une troupe de chambellans et d’émîrs. Il y avait aussi à ce repas Khodhâouend Zàdeh Ghiyâth eddîn, fils de l’oncle paternel de Khodhâouend Zâdeh Kiouâm eddîn, juge à Termedh, qui était arrivé avec moi. Le sultan l’honorait beaucoup et l’appelait « mon frère » ; il était venu souvent de son pays (la Transoxane), pour rendre visite au souverain de l’Inde. — Les nouveaux arrivés qui reçurent des vêtements d’honneur dans cette circonstance, sont :
1° Khodhâouend Zàdeh Kïouâm eddîn ;
2°, 3° et 4° Ses trois frères, Dhiyâ eddîn, ’Imâd eddîn et Borhân eddin ;
5° Le fils de sa sœur, émîr bakht, fils du Sayyid Tâdj eddîn, dont l’aïeul, Ouadjîh eddîn, était vizir du Khorâçân, et l’oncle maternel, ’Alâ eddîn, émîr de l’Inde, et aussi vizir ;
6° L’émir Hibet Allah, fils d’Alfalaky (l’astrologue) altibrîzy, dont le père était substitut du vizir dans l’Irak, et celui-là même qui avait fondé à Tibrîz l’école appelée, de son nom, Alfalakiyyah ;
7° Le roi Kéraï, de la postérité de Behrâm Djoûr (Tchoûbîn ?), compagnon de Cosroës : c’est un habitant de la montagne Badhakhchân (vulgairement, Balakhchân), d’où l’on tire cette sorte de rubis nommé balakhch, ainsi que la pierre précieuse bleue appelée lapis-lazuli ;
8+ L’émîr Mobârec chah assamarkandy ;
9° Aroun Boghâ albokhâry ;
10° Mélic Zâdeh attirmidhy ;
11° Chihâb edclîn alcàzéroûny, le marchand, qui avait apporté de Tibrîz des cadeaux pour ie sultan, et qui fut pillé en route.
Le lendemain de notre sortie à la rencontre du sultan, chacun de nous reçut un cheval des écuries impériales, avec une selle et une bride, couvertes d’ornements. Le souverain monta à cheval pour faire son entrée dans sa capitale ; nous eu fîmes autant, marchant dans son avant-garde avec Sadr aldjihân. On para les éléphants devant le monarque, on mit sur eux les étendards, ainsi que seize parasols, dont quelques-uns étaient chamarrés d’or, et d’autres embellis avec de l’or et des pierreries. Sur la tête du sultan, on éleva aussi un parasol de ce genre, et l’on porta devant le souverain la ghâchijah, qui est une housse pour recouvrir la selle, incrustée d’or et de diamants. On plaça des petites balistes sur quelques éléphants, et quand le sultan fut arrivé près de la ville, on lanra, au moyen de ces machines, des pièces d’or et d’argent mêlées. Les gens à pied qui étaient devant le sultan, et d’autres personnes présentes dans la foule, ramassaient ces monnaies. Cela continua jusqu’à ce qu’on entrât dans le château ; des milliers d’individus marchaient à pied devant le souverain. On construisit des coupoles en bois, recouvertes d’étoffes de soie ; elles renfermaient les chanteuses, suivant ce que nous avons déjà raconté à ce sujet.
Le vendredi, deuxième jour après l’arrivée du souverain à Dihly, nous nous rendîmes à la porte de la grande salle d’audience, et nous assîmes sur les bancs de la troisième porte : l’ordre pour être introduits ne nous était pas encore parvenu. Le chambellan Chams eddîn alfoûchendjy sortit ; il dit aux secrétaires d’écrire nos noms, il leur permit de nous faire entrer, ainsi que quelques-uns de nos camarades, et fixa à huit le nombre de ceux qui devaient être introduits avec moi : nous entrâmes donc, en compagnie de ces derniers. On apporta des sacs d’argent et le kabbân, c’est-à-dire la « balance » ; le grand juge et les secrétaires s’assirent ; ils appelèrent les hommes illustres, ou les étrangers, qui étaient à la porte, et assignèrent à chacun d’eux sa part de ces bourses d’argent. Je touchai cinq mille dinars, et la somme totale était de cent mille dinars, que la mère du sultan distribuait en aumônes, à l’occasion du retour de son fils. Pour ce jour-là nous nous retirâmes.
Plus tard, le souverain nous fit appeler pour nous faire manger en sa présence ; il nous demanda de nos nouvelles, et nous parla de la façon la plus affectueuse. Il nous dit une fois : « Vous nous avez honoré par votre visite dans ce pays, et nous ne saurions assez vous récompenser. Celui d’entre vous qui est vieux sera considéré comme mon père ; celui dont l’âge est mûr, comme mon frère ; et celui qui est jeune, je le regarderai comme mon fils. Il n’y a rien dans mon royaume de plus précieux que cette capitale, et je vous la donne. » Nous le remerciâmes et fîmes des vœux pour lui. Ensuite il nous accorda des pensions, et il m’assigna douze mille dinars par an ; il ajouta deux villages aux trois qu’il m’avait conférés auparavant : ce furent ceux nommés Djaouzah et Malicpoûr.
Un jour le sultan nous envoya Khodhâouend Zâdeh Gbiyâth eddîn, et Rothb almolc, gouverneur du Sind, qui nous parlèrent ainsi qu’il suit : « Le maître du monde vous fait dire ceci : » « Celui parmi vous qui est en état de remplir les fonctions de vizir, de secrétaire, de commandant, de juge, de professeur ou de supérieur dans un ermitage, etc. (moi, le sultan), je les lui procurerai. » Tout le monde se tut, car ils voulaient tous acquérir des richesses et retourner ensuite dans leurs pays. Emîr bakht, fils du seigneur Tâdj eddîn, dont nous avons déjà fait mention, prit la parole et dit : « Pour le vizirat, c’est précisément mon héritage ; et quant aux fonctions de secrétaire, c’est mon occupation : je ne connais pas autre chose. » Hibet Allah, fils d’Alfalaky, parla dans des termes analogues ; alors Khodhâouend Zâdeh s’adressa à moi, en langue arabe, et dit : « Quelle est ta réponse, à toi, ô mon sayyid ? » « seigneur ». Les gens de ce pays n’appellent jamais un Arabe que du nom de seigneur ; ainsi fait le sultan lui-même pour honorer la nation arabe. Je dis : « Les fonctions de ministre d’état, ni celles de secrétaire, ne sont point faites pour moi ; mais quant à la dignité de juge et de cheïkh ou supérieur, c’est là mon occupation et celle de mes ancêtres. Pour ce qui concerne la charge de commandant, vous savez bien que les barbares n’ont adopté l’islamisme que forcés par les sabres des Arabes. »
Lorsque le sultan connut mes paroles, il les approuva ; il se trouvait à ce moment-là dans la partie du château appelée Mille colonnes, et il mangeait. Il nous envoya quérir, nous mangeâmes en sa présence et en sa compagnie ; puis nous nous retirâmes à l’extérieur de la grande salle d’audience des mille colonnes ; mes compagnons s’assirent, et je partis à cause d’un furoncle qui m’empêchait de m’asseoir. Le souverain nous demanda une seconde fois ; mes camarades entrèrent et ils m’excusèrent auprès de lui. Je revins après la prière de l’après-midi, et j’accomplis dans la salle d’audience les deux prières du coucher du soleil et de la nuit close.
Le chambellan sortit et nous appela ; Khodhâouend Zâdeh Dhiyâ eddîn entra, et c’était l’aîné des trois frères mentionnés plus haut. Le sultan le nomma émir dâd « commandant de la justice », ce qui désigne un des principaux émîrs. Il siégeait dans le tribunal du juge, et se faisait amener les personnes qui avaient quelque droit à faire valoir contre un commandant ou un grand. Le souverain fixa son traitement pour cet emploi à cinquante mille dinars par an ; il lui assigna des prairies du revenu de cette somme, et lui donna cinquante mille dinars comptant. Il le revêtit d’une robe d’honneur de soie chamarrée d’or et appelée la figure du chîr, ou du lion, car elle portait sur le devant, ainsi qu’au dos, la représentation d’un lion. On avait cousu dans l’intérieur du vêtement un billet qui faisait connaître la quantité de l’or employé pour ses broderies. Le sultan lui fit donner aussi un cheval de la première race ; or, l’on connaît dans l’Inde quatre races de chevaux. Les selles, dans ce pays, sont semblables aux selles égyptiennes, et elles sont, en grande partie, recouvertes d’argent doré ou vermeil.
Le second qui entra ce fut émîr bakht ; le sultan lui ordonna de s’asseoir avec le vizir sur le coussin de celui-ci, et d’examiner les comptes des bureaux. Il fixa ses honoraires à quarante mille dinars par année, lui assigna des prés jusqu’à concurrence de ce revenu, et lui donna en argent comptant quarante mille dinars. En outre, il lui fit donner un cheval sellé et bridé, une robe d’honneur pareille à celle qu’avait reçue Dhiyâ eddîn, et le surnomma Cheref almolc « la gloire du royaume ». Hibet allah, fils d’Alfalaky, entra le troisième chez le sultan, qui le nomma raçoûl dâr, c’est-à dire le chambellan chargé des ambassades ou missions. Son traitement fut fixé à vingt-quatre mille dînais par an, on lui assigna des prairies de ce revenu annuel, on lui donna en sus vingt-quatre mille dinars à toucher de la main à la main, un cheval sellé et bridé, ainsi qu’un vêtement d’honneur. Le souverain le surnomma békâ almolc « la splendeur du royaume ».
J’entrai à mon tour, et trouvai le sultan sur la terrasse du château, appuyé contre le trône ; le vizir Khodjah Djihân était devant lui, et le grand roi Kaboûlah était debout en présence du monarque. Quand j’eus salué celui-ci, Kaboûlah me dit : « Incline-toi et prête hommage, car le maître du monde t’a nommé juge dans la capitale du royaume, à Dihly. Il a fixé tes honoraires à douze mille dinars par année et t’a assigné des champs de ce rapport. Il a ordonné de te payer douze mille dinars en argent comptant, que tu pourras toucher demain au trésor, s’il plaît à Dieu. Il te donne un cheval avec sa selle et sa bride, ainsi qu’un vêtement de mahâriby. » On appelle de la sorte la robe qui porte sur le devant et au dos la figure d’un mihrâb (ou autel ; au pluriel, mahârib) : Je m’inclinai profondément. Kaboûlah prit ma main et me conduisit vers le sultan, qui me dit : « Ne crois pas que la judicature à Dihly soit chose de peu d’importance ; c’est, au contraire, chez nous, l’emploi le plus considérable. » Pour moi, je comprenais fort bien son discours, mais je ne savais pas répondre convenablement dans la même langue. Le sultan, de son côté, comprenait l’arabe, mais il ne pouvait pas le parler couramment.
Je répondis au souverain : « Ô notre maître, moi je professe ou suis le rite de Mâlic, et les habitants de Dihly sont hanéfites ; de plus, je ne sais pas leur langue. » Il reprit : « J’ai déjà choisi pour tes substituts Béhâ eddîn almoltâny et Camâl eddîn albidjnaoury ; ils délibéreront avec toi, et tu légaliseras les actes ; tu tiendras près de moi la place d’un fils. » Je répliquai : « Ou bien plutôt, celle de votre serviteur et de votre esclave. » Aiors le sultan dit en arabe : « Au contraire, tu es notre seigneur et notre maître » Cela fut un effet de son humilité, de sa bonté et de sa complaisance. Il dit ensuite à Cheref almolc émîr bakht : « Dans le cas où ce que je lui ai assigné ne lui suffirait pas, car il est un homme de beaucoup de dépense, je lui donnerai en sus un ermitage, s’il peut prendre sur lui de veiller à ce qui concerne les fakîrs. » Il ajouta : « Dis-lui cela en arabe. » Le sultan pensait qu’Emîr bakht parlait bien l’arabe, mais la chose n’était pas ainsi ; le souverain l’ayant compris, lui dit : Birew oué iecdjâ bikhouspi oué an hicâïah ber oû bogouï oué tejhim bocuni tâ ferdâ in châ allâh pîch men bïyai oué djéouâbi oû bogouï. Voici le sens de ces paroles : « Partez pour ce soir et dormez dans un même endroit ; fais-lui comprendre (ô émîr bakht) cette conversation ; demain, si Dieu le veut, tu te rendras chez moi et me feras connaître sa réponse. » Nous partîmes alors ; tout cela s’était passé dans le premier tiers de la nuit et l’on avait déjà sonné la retraite.
C’est l’usage, dans l’Inde, que personne ne sorte après qu’on a battu la retraite. Nous attendîmes donc la sortie du vizir pour cheminer en sa compagnie. Les portes de Dihly étaient fermées, et nous passâmes la nuit chez le sayyid Aboù’l Haçan al’ibâdy al’irâky, dans la rue nommée Sérâpoûrkhân. Ce cheïkh faisait du commerce pour le compte du sultan ; il achetait pour lui des armes et des marchandises dans l’Irâk et le Khorâçân. Le jour suivant, le souverain nous fit demander ; nous reçûmes l’argent, les chevaux, les robes d’honneur. Chacun de nous prit le sac des dinars, le mit sur son épaule, entra ainsi chez le sultan et s’inclina. On nous amena les chevaux, nous baisâmes leurs sabots, après qu’on les eut recouverts avec des morceaux d’étoffe, et conduisîmes nous-mêmes ces animaux à la porte du palais du sultan, où nous les montâmes. Toutes ces cérémonies sont des coutumes observées chez les Indiens. Nous nous retirâmes ; l’empereur fit donner à mes gens deux mille dinars et dix vêtements. Il ne donna rien aux compagnons des autres personnages ; mais les miens avaient une prestance et un extérieur qui plurent au sultan. Ils s’inclinèrent devant lui, et il les remercia.
Je me trouvais un jour dans la partie du château consacrée aux audiences, et c’était quelque temps après que j’eus été investi de la dignité de juge et que j’eus reçu les bienfaits du sultan. J’étais assis sous un arbre, et il y avait à mon côté notre maître Nâssir eddîn attirmidhy, le savant prédicateur. Un chambellan sortit, appela notre maître Nâssir eddîn, qui entra chez le souverain. Il en reçut un vêtement d’honneur et un Korân orné de pierres précieuses. Ensuite un chambellan vint à moi, et dit : « Donne-moi quelque chose, et je te procurerai un khatth khord « petit écrit » de douze mille (dinars), que le maître du monde a ordonné de te payer. » Je ne le crus point et pensai qu’il voulait me tromper ; mais il insista sur son propos, et l’un de mes compagnons dit : « Moi, je lui donnerai. » Il lui donna deux ou trois dinars, et le chambellan apporta un khatth khord, ce qui veut dire « le petit écrit », du contenu qu’il avait dit, et avec son visa. Il portait ceci : « Le maître du monde ordonne qu’on paye sur le trésor très-copieux, à un tel, telle somme, par les soins d’un tel, c’est-à-dire par suite de sa notification ou de son visa. »
Celui qui transmet l’ordre écrit son nom ; trois émîrs y mettent leurs signatures, et ce sont : 1° le grand khân Kothloû khân, précepteur du souverain ; 2° le kharithehdâr, qui a en dépôt les rames de papier et les roseaux pour écrire ; 3° l’émîr Nocbïah addéoâddâr « le porte-encrier » ; c’est celui qui a la garde des encriers. Quand tous ceux-ci ont mis leur griffe sur le brevet, on l’envoie aux bureaux du vizirat, où les secrétaires en prennent copie ; puis ou l’enregistre dans les bureaux du contrôle ou des visas, et dans ceux de l’inspection. On expédie le perouâneh « la patente, le diplôme », qui est l’ordre du vizir au trésorier de débourser la somme. Celui-ci en prend note dans ses bureaux ; tous les jours il écrit un résumé, ou rapport succinct, des sommes que le sultan a commandé de payer ce jour-là, et il le lui présente. Lorsque le prince veut que son don soit acquitté immédiatement, il donne ses ordres en conséquence, et quand il désire qu’on attende, il fait suspendre. Toutefois, le payement se fait toujours, quand bien même ce serait longtemps après que le bienfait a été promis. Je n’ai touché ces douze mille (dinârs) que six mois plus tard, et avec d’autres fonds, ainsi que je le dirai ci-dessous.
Il est d’usage, chez les Indiens, de défalquer constamment un dixième des sommes dont le sultan gratifie quelqu’un. Celui à qui le souverain a promis, par exemple, cent mille dinars, n’en reçoit que quatre-vingt-dix mille ; celui en faveur duquel il a ordonné de payer dix mille dinars, n’en touche que neuf mille.
J’ai déjà raconté que je m’étais endetté envers des marchands d’une somme que j’avais dépensée pendant mon voyage, ou qui m’avait servi à acheter le cadeau pour le sultan de l’Inde, et aussi à payer les frais de mon séjour à Dihly. Quand ces marchands voulurent retourner dans leur pays, ils insistèrent près de moi pour rentrer dans leurs créances. Alors je fis l’éloge du souverain dans une longue pièce de vers, dont le commencement est ainsi qu’il suit :
Nous sommes venus vers toi, ô prince des croyants vénéré ; et pour cela nous avons traversé avec célérité plus d’un désert.
Je suis arrivé comme un pèlerin dans ie lieu de ton illustration ; ta demeure est un asile bien digne d’être visité.
S’il y avait au-dessus du soleil une place pour la gloire, son élévation mériterait que tu en fusses l’imâm ;
Car tu es le chef illustre, l’unique, dont le naturel est d’être pur et sincère, soit qu’il parle, soit qu’il agisse.
Or, j’ai un besoin dont j’espère la satisfaction de ta grande libéralité, et mon but est une chose facile auprès de ta noblesse.
Dois-je le mentionner, ou bien la crainte de Votre Majesté doit-elle me le défendre ? Cependant (que Dieu fasse vivre le souverain !), il vaudra mieux que je le fasse connaître.
Hâte-toi de payer les dettes de celui qui est venu dans ton pays pour te rendre visite ; certes, les créanciers pressent.
Je présentai mon poëme au sultan, qui était assis sur un fauteuil ; il mit le papier sur son genou, et en prit une des extrémités avec sa main, pendant que je tenais l’autre bout. Je lisais, et à mesure que je finissais un distique, je disais au juge des juges, Camâl eddîn algbaznéouy : « Expliquez-en le sens au maître du monde. » Il le faisait, et cela plaisait au sultan, car les Indiens aiment la poésie arabe. Lorsque je fus arrivé au passage : « Hâte-toi de payer les dettes de celui qui est venu, etc. », le souverain dit : Marhamah « miséricorde », ou, en d’autres termes : « J’aurai compassion de toi ». Alors les chambellans me prirent par la main, ils voulaient me conduire à leur place pour que je saluasse selon l’usage ; mais le sultan reprit : « Laissez-le jusqu’à ce qu’il ait fini sa lecture. » Je la terminai, et saluai profondément ; les assistants me congratulèrent à cette occasion. Quelque temps après, j’écrivis une supplique, qu’on appelle dans l’Inde ’ardh dâcht « pétition écrite » ; je la passai à Kothb almolc, gouverneur du Sind, qui la remit au sultan, lequel lui dit : « Va chez Rhodjah Djihân, et dis-lui de ma part de payer ses dettes » (celles de notre voyageur). Il y alla, m’informa de la volonté du sultan, et le vizir répondit : Oui, c’est bien. Quelques jours se passèrent, et sur ces entrefaites, le souverain dit au vizir de se rendre à Daoulet Abâd. Dans cet intervalle de temps, le monarque lui-même partit pour la chasse, comme le vizir pour son voyage, et je ne pus toucher la moindre somme, si ce n’est plus tard. Or, je vais mentionner avec détail la cause du retard survenu dans le payement de cet argent.
Lorsque mes créanciers voulurent partir de Dihly, je leur dis : « Au moment où je me rendrai au palais du sultan, attaquez-moi, suivant l’usage de ce pays. « En effet, je savais que dès l’instant où le souverain apprendrait cela, il les payerait. C’est une habitude, dans l’Inde, que le créancier d’un personnage protégé par le sultan, lorsqu’il veut être payé, attende son débiteur à la porte du palais du monarque, et qu’il lui dise, quand il veut entrer, ce qui suit : « Deroûhaï assolthân « ô ennemi de l’empereur », je jure par la tête du sultan que tu n’entreras point, jusqu’à ce que tu m’aies payé. » Il ne peut pas quitter sa place qu’il n’ait satisfait son créancier, ou qu’il n’ait obtenu de lui un délai. Un jour, il arriva que le souverain sortit pour visiter le tombeau de son père, et qu’il descendit là dans un château. Je dis à mes marchands : « Voici le moment favorable. » Lorsque je voulus entrer, ils étaient à la porte du château et me dirent : « Deroûhaï assolthân, tu n’entreras pas que tu n’aies pavé ce que tu nous dois. » Les secrétaires placés à la porte écrivirent cela au souverain. Là-dessus sortit du palais hâdjib kissah « le chambellan des requêtes » Chams eddîn, un des plus grands jurisconsultes, qui demanda aux marchands pour quels motifs ils m’avaient attaqué ; ils répondirent qu’ils étaient mes créanciers. Chams eddîn retourna chez le monarque, il l’informa de cette circonstance, et celui-ci lui ordonna d’interroger les marchands sur le montant de la dette ; ils lui dirent que c’était cinquante-cinq mille dinars. Le chambellan le dit au souverain, qui lui commanda de se rendre près des créanciers, et de leur parler en ces termes : « Le Maître du monde vous fait dire ceci : « La somme est chez moi, je vous ferai rendre justice, et n’exigez plus rien maintenant de votre débiteur. »
Le sultan chargea ’Imâd eddîn assimnâny et Khodhâouend Zâdeh Ghiyâth eddîn de siéger dans la salle des mille colonnes pour examiner et vérifier les obligations ou les reçus que lesdits créanciers leur apporteraient. Cela fait, l’un et l’autre rendirent compte au souverain que les pièces étaient en règle ; ce dernier sourit, et dit en plaisantant : « Je sais que le débiteur est un juge, il aura bien arrangé son affaire. » Il dit ensuite à Khodhâouend Zâdeh de me payer cette somme avec l’argent du trésor ; mais ce fonctionnaire exigea de moi un don d’avance, et refusa d’écrire le khatth khord, ou mandat. Je lui envoyai deux cents teugahs ; il ne fut pas satisfait et les renvoya ; un de ses serviteurs me dit de sa part qu’il en voulait cinq cents ; mais je refusai. Je racontai ces choses à’Amîd almolc, fils d’Imâd eddîn assiranâny, qui en informa son père ; cela vint aussi à la connaissance du vizir, qui était un ennemi personnel de Khodhâouend Zâdeh. Or il en parla au sultan, el il lui fit connaître beaucoup d’actes répréhensihles de Khodhâouend Zâdeh ; de sorte que le souverain changea de sentiments à l’égard de ce dernier, et ordonna de le mettre aux arrêts dans la ville. Il ajouta : « Pour quelle raison un tel lui a-t-il versé cette somme ? Ainsi, qu’on suspende tout payement, jusqu’à ce que l’on sache si Khodhâouend Zâdeh donne quelque chose lorsque j’ai défendu de le faire, ou refuse de payer ce que j’ai donné. » Tel fut le motif du retard que subit l’acquittement de ma dette.
Lorsque l’empereur se rendit à la chasse, je partis avec lui sans aucun délai. J’avais déjà préparé tout ce qui était nécessaire, me conformant aux habitudes du peuple de l’Inde. J’avais acheté une sérâtcheh « petit palais, tentes », appelée aussi afrâdj, et qu’on peut librement dresser dans ce pays-là. Tout grand personnage doit en être pourvu ; celle du sultan se distingue des autres, car elle est rouge, tandis que les sérâtchehs des sujets sont blanches, et brodées de bleu. Je fis emplette du saïouân « toile, tente », duquel on se sert pour ombrager l’intérieur de la sérâtcheh, et qu’on élève sur deux grands piliers. Le tout est porté sur les épaules par des hommes qui sont nommés alcaïouâniyah. C’est l’usage, dans l’Inde, que chaque voyageur loue de ces caïouâniyah, dont nous venons de parler. Il doit louer aussi des gens qui lui fournissent l’herbe pour la pâture des bêtes de somme, car les Indiens ne leur donnent point à manger de la paille. Il doit louer encore des cohâroûn (gohârs ? ), qui portent les ustensiles de cuisine ; des individus pour le porter lui-même dans le palanquin, duquel nous avons parlé précédemment, et pour transporter celui-ci quand il est vide ; des farrâchs « valets », qui dressent les tentes, y étendent des tapis, et chargent les fardeaux sur les chameaux ; enfin, des déonâdaouiyah, ou coureurs, dont l’office est de marcher devant le voyageur, et de tenir à la main les flambeaux dans la nuit. Je me procurai, pour ma part, tout ce qu’il me fallait de gens, et fis parade de vigueur et de décision ; je sortis le jour même du départ du souverain, tandis que les autres personnes de sa suite restèrent encore à Dihly deux ou trois jours après qu’il fut parti.
Le jour de sa sortie, le sultan monta sur un éléphant, lorsque la prière de l’après-midi fut accomplie. Il fit cela dans le but d’examiner où en étaient les gens (de la cour), et de connaître ceux qui s’étaient hâtés de sortir et ceux qui avaient tardé. Il s’assit d’abord à l’extérieur des tentes, sur un fauteuil ; j’arrivai, je saluai, et me tins debout à ma place, sur la droite. Le souverain m’envoya le grand roi Kaboûlah serdjdmadâr « gardien en chef de la garde-robe », ou celui qui est occupé à écarter de lui les mouches, et m’ordonna de m’asseoir, par une faveur particulière. Personne, excepté moi, ne s’assit à cette occasion. On amena l’éléphant, contre lequel on appuya une échelle, et le sultan le monta. On mit le parasol sur la tête du monarque, qui partit en compagnie de ses intimes ; il circula une heure, puis il revint aux tentes.
Il est d'usage, quand le sultan monte à cheval, que les commandants en fassent tous autant, en foule , chacun d’eux à la tête de ses troupes, avec ses drapeaux, ses tambours, ses trompettes et ses hautbois. Tout cela est nommé dans l'Inde almérâtib « degrés, dignités, insignes ». Devant le sultan ne marchent à cheval que les chambellans, les musiciens, les timbaliers qui portent au cou de petites timbales, et les joueurs de hautbois. Il y a à la droite du souverain environ quinze hommes, et à sa gauche un pareil nombre. Ce sont les grands juges, le vizir, quelques commandants principaux, et quelques-uns des personnages illustres, ou étrangers ; je me trouvais, moi, parmi ceux qui étaient à droite. En avant du sultan sont ceux qui vont à pied, et les guides ; derrière lui, ses drapeaux, qui sont en soie chamarrée d’or, les tambours portés par des chameaux ; puis viennent ses mamloûcs, les personnes de son intimité, enfin les commandants et la multitude.
Personne ne sait où l’on fera halte. Quand le sultan passe dans un lieu où il lui plaît de camper, il ordonne qu’on s’arrête, et nul ne dresse sa tente avant celle du souverain. Alors les individus chargés du campement font descendre chacun à la place convenable. Sur ces entrefaites, le monarque s’établit près d’une rivière ou entre des arbres, où on lui apporte de la viande de brebis, des poulets gras, des grues et autre gibier. Les fils des grands dignitaires arrivent, tenant tous à la main une broche, ils allument le feu et font rôtir ces viandes. On prépare pour le monarque une petite tente, et les favoris qui sont avec lui s’asseyent à l’extérieur ; on apporte les mets, et le sultan fait venir qui lui convient pour manger avec lui.
Un jour que l’empereur était dans sa petite tente, il demanda qui se trouvait au dehors. Le seigneur Nâssir eddîn Mothahher alaouhéry, un de ses commensaux, lui dit : « Il y a là un tel, le Barbaresque, qui n’est pas content. » — « Pourquoi cela ? » demanda le sultan. Mothahher répondit : « A cause de la dette qu’il a, et parce que ses créanciers insistent pour être payés. Le maître du monde avait ordonné au vizir de lui payer cette somme, mais il partit sans le faire. S’il plaisait à notre maître de prescrire aux créanciers d’attendre l’arrivée du vizir, ou bien de donner l’ordre pour qu’ils fussent satisfaits ? » Le roi Daoulet châh était présent, et le sultan l’appelait « mon oncle ». Il dit : « Ô maître du monde ! toute la journée ce Barbaresque nous parle en arabe, et je ne sais pas ce que cela signifie. Ô toi, mon maître, Nâssir eddîn, sais-tu ce qu’il dit ? » Son but était de lui faire répéter ces choses. Il répondit : « Il parle au sujet des dettes qu’il a contractées. « Le sultan reprit : « Lorsque nous serons rentrés à Dihly, va toi-même, ô oûmâr, au trésor, et donne cette somme à l’Arabe. » Le mot oûmâr signifie « oncle paternel ». Khodhâouend Zâdeh était aussi présent, et il dit : « Ô maître du monde, ce voyageur dépense considérablement, et je l’ai déjà vu dans notre pays, chez le sultan Thermachîrîn. » Après cette conversation, le souverain me fit venir pour manger avec lui, et je ne savais rien de ce qui s’était passé. Quand je sortis, le seigneur Nâssir eddîn me dit : « Remercie le roi Daoulet châh. » Celui-ci me dit de son côté : « Remercie Khodhâouend Zâdeh. »
Un de ces jours pendant lesquels nous étions à la chasse avec le sultan, celui-ci monta à cheval dans le campement ; son chemin était de passer par l’endroit où j’étais logé. Je me trouvais avec lui à l’aile droite, mes camarades faisaient partie de l’arrière-garde ou escorte. Près de ma sérâtcheh, j’avais de petites tentes, à côté desquelles mes compagnons s’arrêtèrent et saluèrent le monarque. Il envoya’Imâd almolc et le roi Daoulet chah pour savoir à qui appartenaient les tentes et la sérâtcheh. On leur dit : « A un tel », et ils rapportèrent ce détail au sultan, qui sourit. Le jour d’après, l’ordre me fut signifié de retourner dans la capitale, de même que Nâssir eddîn Mothahher alaouhéry, le fils du juge du Caire, et le roi Sabîh. On nous donna à tous des robes d’honneur, et nous retournâmes à Dihly.
Pendant la chasse, le sultan me demanda un jour si le roi Nâssir montait sur des chameaux. Je répondis : « Oui, il monte les mahâry au temps du pèlerinage, et il va en dix jours du Caire à la Mecque. Mais ces chameaux ne sont pas de la même espèce que ceux qu’on trouve dans ce pays-ci. » J’ajoutai que j’avais avec moi un de ces chameaux mahâry. Lorsque je fus retourné à Dihly, j’envoyai chercher un Arabe du Caire, lequel me fit avec de la poix le modèle de la selle qui sert pour les mahâry. Je montrai cela à un menuisier, et il fabriqua la selle fort bien ; je la recouvris avec du drap, j’y adaptai des étriers, je mis sur le chameau une belle couverture, et lui fis une bride de soie. Parmi mes gens, il y avait un individu du Yaman qui excellait à faire les pâtisseries ; il en fabriqua qui ressemblaient aux dattes, etc.
J’envoyai le chameau, ainsi que les pâtes douces, au souverain, et dis à celui qui les emmenait de livrer le tout aux mains du roi Daoulet châh, pour lequel j’expédiai aussi un cheval et deux chameaux. Quand il reçut ces présents, il entra chez le sultan, et lui dit : « Ô maître du monde, j’ai vu une merveille. » — « Qu’est-ce ? » demanda le souverain. L’autre répondit : « Un tel a envoyé un chameau qui porte une selle. » Le sultan donna ordre de le faire avancer, et l’on fit entrer le chameau dans l’intérieur de la sérâtcheh. Le souverain en fut charmé, et il dit à mon messager de le monter, ce qu’il accomplit, en le faisant marcher devant le sultan. Celui-ci lui fit donner deux cents dinars en argent et un vêtement. Cet homme revint chez moi, il m’informa de tout, et cela me réjouit beaucoup. Après le retour du sultan dans sa capitale, je lui donnai deux autres chameaux.
Dès que le piéton qui avait conduit le chameau fut de retour près de moi, et qu’il m’eut informé de ce qui lui était arrivé, je fabriquai deux selles, que je recouvris de lames d’argent dorées, sur le devant ainsi qu’à leur partie de derrière, et je plaçai par-dessus une étoffe de drap. Je fis un licou orné de plaques d’argent, et préparai pour les deux quadrupèdes deux housses en étoffe de soie fine, doublées en damas ; enfin, je leur adaptai aux jambes des anneaux d’argent. Je pris, en outre, onze plats profonds, que je remplis de sucreries ; chacun de ces plats fut recouvert d’une serviette de soie. Quand le souverain fut revenu de la chasse, et qu’il siégea, le lendemain de son arrivée, dans le lieu de ses audiences publiques, j’allai le trouver de bonne heure avec les chameaux (et les plats de sucreries). Il ordonna de faire entrer ces quadrupèdes, qui marchèrent et coururent devant lui ; alors l’ornement de la jambe d’un de ces animaux s’envola, et le sultan dit à Béhû eddîn, fils d’Alfalaky : Pâïel oaardâri, ce qui signifie « ramasse l’anneau de la jambe » ; il obéit immédiatement. Ensuite, le sultan jeta les yeux sur les plats mentionnés ci-dessus, et demanda : Tchih dâri der an thabaqha haloud est. Cela veut dire : « Qu’as-tu dans ces plats ? Est-ce de la pâte douce ? » Je répondis par l’affirmative, et il dit au jurisconsulte et prédicateur Nâssir eddîn attirmidhy : « Je n’ai jamais mangé, ni même jamais vu de pâtisserie pareille à celle qu’il nous a envoyée pendant que uous étions au camp. » Il ordonna ensuite d’emporter ces sucreries dans le lieu de ses séances privées, ce qui fut exécuté. Puis il s’y rendit en personne, et m’y invita ; il fit apporter des aliments, et je mangeai (avec les autres assistants).
Le souverain m’interrogea au sujet d’une espèce de ces pâtisseries que je lui avais expédiées la première fois. Je lui répondis : « Ô maître du monde, ces pâtes douces sont de plusieurs sortes, et je ne sais pas de quelle variété Votre Majesté recherche le nom. » Il dit : « Apportez ces athbâk « plats, assiettes » (pluriel de thabak) ; c’est le nom qu’on donne dans ce pays-là à ce que nous appelons, nous, thaïfoûr (pluriel, thaïafir), « assiette creuse, plat, gamelle ». On les mit devant lui, et on les découvrit ; le sultan dit : « Je te demandais le nom de ceci », et il prit dans la main le plat qui contenait cette pâtisserie. Je lui répondis : « On l’appelle la pâtisserie ronde ou orbiculaire. » Il en saisit une autre sorte, et dit : « Quel est le nom de celle-ci ? » Je repris : « On la nomme les petites bouchées du juge. » Il y avait en présence du souverain un négociant qui est un des cheïkhs de Bagdad, connu sous le nom d’Assâmarry, et soi-disant de la postérité d’Abbâs, dont le Dieu très-haut soit satisfait ; il est très-riche, et le sultan l’appelle « mon père », Cet homme éprouva un sentiment d’envie à mon égard, il voulut me faire honte, et dit : « Ces pâtisseries ne sont point les petites bouchées du juge, mais les voici. » Il saisit un morceau de celles nommées pénis du cheval. Il y avait, vis-à-vis de ce cheïkh, le roi des favoris, Nâssir eddîn alcâfy alharaouy, qui le plaisantait souvent devant le souverain, et qui s’écria : « Ô khodjah « négociant, etc. » tu mens, et le juge dit vrai. » Le sultan dit : « Comment cela ? » L’autre reprit : « Ô maître du monde, celui-ci est le juge, et ces pâtisseries sont ses petites bouchées, car c’est lui qui les a apportées. » Le monarque sourit, et répliqua : « Tu as raison. »
Après le repas, nous mangeâmes les pâtes douces, puis nous bûmes la bière, prîmes le bétel, et nous nous retirâmes. Peu d’instants se passèrent, et je vis arriver vers moi le trésorier, qui me dit : « Envoie tes compagnons pour toucher l’argent, » Je les envoyai, puis je retournai chez moi après le coucher du soleil, et trouvai la somme à la maison. C’étaient trois sacs, contenant ensemble six mille deux cent trente-trois tengahs, c’est-à-dire le change des cinquante-cinq mille dinars (d’argent) dont j’étais endetté, et des douze mille que le sultan avait ordonné de me payer précédemment, déduction faite toutefois du dixième, suivant l’usage de l’Inde. La valeur de la pièce appelée tengah est de deux dinars et demi, en or du Maghreb.
Le neuvième jour de djoumâda premier, le sultan partit de Dihly pour se rendre dans la contrée de Ma’bar, et pour combattre le rebelle de ce côté. Je m’étais déjà acquitté envers mes créanciers, je m’étais préparé pour le voyage, et avais déjà payé le salaire pour neuf mois aux porteurs des ustensiles de cuisine, aux valets, aux porteurs des tentes et à ceux qui tiennent les flambeaux. Nous avons parlé précédemment de tous ces individus. Mais l’ordre me fut signifié de rester dans la capitale, ainsi que plusieurs autres personnages ; le chambellan prit de nous un engagement écrit à ce sujet, pour s’en servir comme de preuve. Tel est l’usage dans l’Inde, par crainte que l’individu averti ne nie d’avoir reçu l’ordre. Le sultan me fit donner six mille dinars en drachmes, et au fils du juge du Caire, dix mille. Il en fut de même pour tous les personnages illustres (les étrangers), qui durent rester à Dihly ; quant aux nationaux, ils ne touchèrent rien. Le souverain m’ordonna d’être toujours l’inspecteur de la tombe du sultan Kothb eddîn, dont nous avons déjà parlé. Il vénérait ce sépulcre d’une manière inouïe, car il avait été serviteur de Kothb eddîn. Je l’ai vu, dans ses visites à ce tombeau, prendre les babouches du mort, les baiser et les mettre sur sa tête. C’est une habitude, parmi les Indiens, de placer les pantoufles du défunt sur un coussin, près de sa sépulture. Toutes les fois que le sultan venait à ce tombeau, il s’inclinait et rendait hommage, comme il faisait à Kothb eddîn lorsqu’il vivait. Il respectait beaucoup aussi la femme de ce dernier, et l’appelait « ma sœur » ; il la mit en compagnie de ses femmes, et la maria plus tard au fils du juge du Caire, qu’il favorisa à cause d’elle ; il allait rendre visite à cette dame tous les vendredis.
Quand l’empereur fut sorti, il nous envoya chercher pour nous faire ses adieux. Le fils du juge du Caire se leva, et dit : « Je ne dirai pas adieu au maître du monde, ni ne me séparerai de lui. » Cela lui porta bonheur plus tard. Or, le sultan répondit : « Va, et prépare-toi pour le voyage. » Je m’avançai après lui, pour les salutations du départ ; j’aimais rester, mais les suites ne furent pas heureuses pour moi. Le souverain me dit : « Quels sont tes besoins ? » Je tirai de la poche une note, où étaient consignées six demandes ; le sultan m’ordonna de parler en arabe, et je dis : « Le maître du monde m’a donné la charge de juge, et je n’ai pas encore siégé comme tel ; je ne veux pas conserver le titre sans les fonctions. » Il me commanda de les exercer, aidé par les deux substituts. Puis il me dit : « Voyons, et après ? » Je repris : « Que ferai-je avec la chapelle sépulcrale du sultan Kothb eddîn ? J’y ai donné des appointements à quatre cent soixante personnes, tandis que le revenu des biens légués en sa faveur ne suffit pas pour couvrir ces dépenses, ni pour payer la nourriture de ces gens. » Il dit au vizir : Pendjâh hazâr, ce qui signifie « cinquante mille » ; et il ajouta : « Il te faut absolument la récolte par anticipation. » Cela voulait dire : « Donne-lui cent mille mann ou mesures des fruits de la terre, savoir : de blé et de riz, afin qu’il les dépense cette année-ci, en attendant les productions du sol affecté au sépulcre. » Le mann équivaut à vingt livres de Barbarie.
Le souverain me dit : « Quoi encore ? » Je répondis : « Mes compagnons ont été emprisonnés à cause des villages que Votre Majesté m’a donnés, et que j’ai échangés contre autre chose. Or, les employés du conseil, ou du trésor, ont exigé, soit le prix que j’en ai reçu, soit la présentation d’un ordre du maître du monde, qui me dispense de ce payement. » Le sultan demanda : « Quelle somme as-tu touchée ? » Je répondis : « Cinq mille dinars. » Il répliqua : « Je t’en fais cadeau. » Ensuite je dis : « La maison que Votre Majesté a daigné consacrer à mon usage a besoin d’être réparée. » Il dit au vizir : ’Imâret cunid, ou, en d’autres termes, « réparez-la. » Il reprit : Diguer némând, dont le sens est : « Te reste-t-il encore quelque chose à dire ? » Je répondis négativement. (On voit que le voyageur ne fait que quatre demandes sur les six qu’il annonce. N’y aurait-il pas une lacune dans le récit ?) Le souverain me dit : Ouassïyyet diguer hest « il est une autre recommandation » ; et c’était ce qui suit : « Je te recommande de ne pas contracter de dettes, afin que tu ne sois point poursuivi : tu ne trouverais pas toujours quelqu’un pour faire parvenir ton affaire à mon oreille. Règle tes dépenses sur ce que je t’ai alloué ; car le Dieu très-haut a dit : « N’attache pas ta main à ton cou, mais ne l’ouvre pas non plus de toute sa largeur. » (Korân, xvii, 31.) « Mangez et buvez, mais ne soyez pas trop prodigues. » (Korân, vii, 29.) « Et ceux qui, dans leurs dépenses, ne sont ni prodigues, ni avares (ce sont les vrais serviteurs du Miséricordieux) ; en effet, il existe un juste milieu entre ces deux excès. » (Korân, xxv, 67.) Quand j’eus entendu ces paroles, je voulus baiser les pieds du monarque, qui s’y opposa ; il toucha ma tête avec sa main, j’embrassai celle-ci, et me retirai.
Je retournai à la capitale et m’occupai à faire réparer ma maison ; je dépensai quatre mille dinars, dont six cents me furent payés par le conseil d’état, et je déboursai le reste ; je fis bâtir une mosquée vis-à-vis de ma maison. Je m’occupai aussi des arrangements pour le tombeau du sultan Kolhb eddîn. Le souverain avait ordonné de bâtir sur ce sépulcre une coupole s’élevant dans l’air à la hauteur de cent coudées, et, par conséquent, plus haute de vingt coudées que celle qui se trouve sur la tombe de Kâzân, roi de l’Irâk. Le sultan avait encore donné l’ordre d’acheter trente villages pour les constituer en legs pieux en faveur de cette sépulture. Il les mit entre mes mains, à la condition que je percevrais pour moi le dixième de leur revenu, suivant l’usage.
Les peuples de l’Inde suivent des coutumes, au sujet de leurs morts, analogues à celles que ceux-ci observaient de leur vivant. On amène des éléphants et des chevaux qu’on attache à la porte de la chapelle sépulcrale, qui est parée. J’agis d’après cela dans les mesures que j’adoptai concernani le tombeau qui m’était confié. J’y établis : cent cinquante lecteurs du Korân, qui sont appelés, par les Indiens, alkhatmiyoûn « ceux qui lisent le Korân d’un bout à l’autre » ; quatre-vingts étudiants et huit répétiteurs : ces derniers sont nommés dans l’Inde almocarriroûn ; un professeur, quatre-vingts soûfis ou moines, un imâm, des mouezzins, des lecteurs aux belles voix, des panégyristes, des écrivains qui prennent note de ceux qui s’absentent, et des introducteurs ou chambellans. Tous les personnages que nous venons de citer sont connus dans ce pays sous le nom d’alarbâb « les seigneurs ».
Je pris des arrangements avec une autre classe de gens qui sont appelés alhâchiyah « les domestiques ». Ce sont les valets, les cuisiniers, les coureurs, les porteurs d’eau, ceux qui versent le sorbet, ceux qui présentent le bétel, les porte-épées ou écuyers, les porte-javelots, ceux qui portent les parasols, ceux qui versent l’eau pour laver les mains, les huissiers et les nakîbs ou officiers. La totalité de ces individus, à qui je donnais des appointements, était de quatre cent soixante personnes. Le sultan avait commandé qu’on employât chaque jour en nourriture, dans ce monument funéraire, douze mesures de farine et une égale quantité en poids de viande. Je jugeai que cela était trop peu, et que, d’un autre côté, les grains que le souverain m’avait alloués étaient considérables. J’employai donc chaque jour trente-cinq mesures de farine, un poids pareil de viande, ainsi que des quantités proportionnées de sucre, sucre candi, beurre et bétel. De cette manière je nourrissais, non-seulement les gens employés, mais aussi les allants et les venants. La disette était alors très-grande, et la population était soulagée par ces distributions d’aliments, dont la nouvelle se répandit au loin.
Le roi Sabîh alla trouver le sultan à Daoulet Abâd, et le souverain lui ayant demandé des nouvelles de la capitale, il lui répondit : « S’il y avait à Dihly seulement deux individus dans le genre d’un tel (notre voyageur), on ne serait pas affligé par la famine. » Le sultan fut charmé d’entendre un tel propos, et m’envoya un vêtement d’honneur de sa propre garde-robe. Dans les grandes solennités, je consommais cent mesures de farine et une quantité analogue de viande. Je donnais à manger aux fakîrs et aux pauvres ; quant aux gens soldés ou pensionnaires, on plaçait devant chacun d’eux sa portion. Nous allons bientôt raconter l’usage des Indiens à ce sujet. Les solennités auxquelles nous venons de faire allusion sont les deux fêtes (la fête de la rupture du jeûne et celle des sacrifices), le jour de la noble naissance (celle de Mahomet), le jour d’Achoûrâ (le dixième du mois de moharram), la nuit du milieu du mois de cha’bân et le jour de la mort du sultan Kothb eddîn.
C’est l’usage dans l’Inde, de même que dans le pays de Sera, de placer un buffet, une fois que le repas prié est fini, devant chaque noble, jurisconsulte, cheïkh ou juge. Ce buffet ressemble à un berceau d’enfant ; il est pourvu de quatre pieds, et sa partie supérieure est nattée avec des feuilles sèches de palmier, de coco et autres analogues. On met sur ce meuble des gâteaux, un mouton rôti, quatre pains ronds pétris avec du beurre, remplis de la pâtisserie nommée sâboûniyah (littéralement « savonneuse » ; elle est faite avec de l’huile de sésame, de l’amidon, des amandes et du miel), et recouverts avec quatre morceaux de la pâte douce qui a la forme d’une brique. On place aussi, sur ledit buffet, un petit disque en cuir contenant des sucreries et du hachis, et l’on recouvre le meuble avec une étoffe de coton toute neuve. Les personnes qui sont d’un rang un peu inférieur à celles que nous venons de nommer ne reçoivent devant elles qu’un demi-mouton, qu’on appelle zallah (c’est-à-dire « vivres qu’on emporte » ), ainsi que la moitié des autres provisions. Les gens dont la condition est encore au-dessous des derniers individus cités n’ont que le quart de ce qu’obtiennent ceux nommés en premier lieu. Les domestiques de chacun de ces personnages enlèvent ce qu’on a mis devant lui.
La première fois que je vis mettre en pratique cette habitude, ce fut dans la ville de Sera, capitale du sultan Ouzbec. Je défendis à mes gens de prendre ce qu’on avait déposé devant moi, car je n’étais pas accoutumé à une pareille chose. On envoie aussi, de cette façon, des mets du festin dans les maisons des grands personnages.
Le vizir m’avait déjà livré dix mille mesures de céréales, sur les grains que le sultan lui avait commandé de me fournir pour l’ermitage, et il m’avait donné une assignation pour recevoir le restant à Hazâr Amroûhâ. Cette localité avait pour gouverneur, chargé de la perception des impôts, ’Azîz alkhammâr « négociant en vins », et pour commandant Chams eddîn albadhakhchàny. J’envoyai mes employés, qui prirent une partie des grains, et qui se plaignirent des extorsions d’Azîz alkhammâr. Alors je sortis moi-même pour exiger tout ce qui me revenait ; entre Dihly et ledit district il y a trois jours de marche, et l’on était au moment des grandes pluies. Je pris avec moi environ trente de mes compagnons, ainsi que deux frères, excellents chanteurs, qui étaient chargés de me divertir par leurs mélodies, durant le voyage.
Nous arrivâmes à la ville de Bidjnaour, où je trouvai trois autres frères, également chanteurs ; je les pris aussi avec moi. Tantôt c’étaient eux qui chantaient et tantôt c’étaient les deux premiers. Puis nous arrivâmes à Amroùhâ, qui est une jolie petite ville. Les employés du fisc vinrent à ma rencontre, ainsi que le juge, le chérîf émir ’Aly, et le cheïkh de l’ermitage ; les deux derniers me servirent ensemble un magnifique repas d’hospitalité. ’Azîz alkhammâr se trouvait dans un lieu nommé Afghânpoûr, près du fleuve Serou ( ?), qui nous séparait. Il n’y avait point de bac, et nous en finies un avec des planches et des débris de plantes ; nous y plaçâmes nos bagages et passâmes la rivière le lendemain. Nadjîb, frère d’Azîz, arriva avec plusieurs compagnons et dressa pour nous une sérâtcheh (des tentes). Son frère, le gouverneur, vint ensuite me trouver ; il était fameux pour sa tyrannie. Il avait dans son district mille cinq cents villages, qui rapportaient par année soixante fois cent mille dinars d’argent ; un vingtième de cette somme était pour lui.
Une des merveilles du fleuve près duquel nous descendîmes, c’est que personne ne boit de son eau ni n’en abreuve les bêtes de somme pendant toute la saison des pluies. Nous restâmes trois jours dans le voisinage, et aucun de nous n’en puisa seulement une gorgée ; c’est à peine si nous osions nous approcher de ce fleuve. La raison en est qu’il descend d’une des montagnes Karâtchîl (Himalaia), où se trouvent des minières d’or, et qu’il passe sur des reptiles venimeux (suivant un seul manuscrit, des herbes vénéneuses) ; tous ceux qui ont bu alors de son eau en sont morts. La montagne ci-dessus s’étend en longueur l’espace de trois mois de marche, et au bas se trouve le pays de Tibet, qui possède les gazelles donnant le musc. Nous avons déjà raconté ce qui est arrivé sur cette montagne à l’armée des musulmans. Ce fut près de cette rivière que je reçus la visite d’une troupe de fakîrs de la secte de Haïdar. Ils dansèrent au son de la musique ; ils allumèrent des feux et s’y roulèrent sans en éprouver de mal. Nous avons aussi raconté toutes ces choses (t. II, p. 6 et 7).
Il s’était élevé une dispute entre le commandant de cette contrée, Chams eddîn albadhakhchâny, et son gouverneur, ’Azîz alkhammâr. Le premier vint pour combattre ’Azîz, qui se défendit contre lui dans sa propre maison. La plainte de l’un d’eux parvint au vizir à Dihly, qui écrivit à moi, ainsi qu’à deux autres personnages dont il va être question, d’examiner cette affaire, puis de saisir et d’envoyer dans la capitale, comme prisonnier, celui des deux qui avait tort. Ces personnages étaient : 1° le roi Chah, commandant des mamloûcs à Amroûhâ, où il y en avait quatre mille appartenant au sultan ; et 2° Chihâb eddîn arroûmy. Nous nous réunîmes tous dans ma demeure. ’Azîz formula contre Chanis eddîn plusieurs griefs, parmi lesquels il y avait ceci : Qu’un domestique de Chams eddîn, appelé Ridha almoltâny, était entré dans le logement du trésorier dudit ’Azîz, qu’il y avait bu du vin et volé cinq mille dinars dans la caisse du trésorier. J’interrogeai Ridba sur ces inculpations ; il répondit qu’il n’avait pas bu de vin depuis son départ de Moltàn, à savoir huit ans avant cet instant-là. Alors je repris : « Tu en as donc bu à Moltân ? » Il répliqua : « Oui, certes. » Je lui fis donner quatre-vingts coups de cravache, et le fis mettre en prison au sujet de l’accusation de vol, par suite de ses mauvais antécédents.
Je partis d’Amroûhâ, après avoir été absent de Dihly environ deux mois ; chaque jour j’égorgeais un bœuf pour mes compagnons. Ceux-ci restèrent encore, afin d’amener les grains pour lesquels j’avais une assignation sur’Azîz, et dont le transport était à sa charge. Par conséquent il en distribua aux habitants des villages qui étaient sous son inspection trente mille mesures, à charger sur trois mille bœufs. La bête de somme des Indiens, c’est le bœuf ; c’est lui qui porte leurs fardeaux dans les voyages. Ce serait une grande honte chez eux de monter des ânes, lesquels, d’ailleurs, sont dans l’Inde d’une fort petite taille ; ils y sont nommés lâcheh. Lorsque ces gens veulent faire voir quelqu’un après qu’il a été frappé de verges, ils le font monter sur un âne.
Lors de son départ, le seigneur Nâssir eddîn alaouhéry avait laissé en dépôt chez moi mille et soixante tengahs ; j’en disposai. A mon retour à Dihly je trouvai qu’il avait transféré cette créance à Khodhâouend Zâdeh Kiouâm eddîn, qui était arrivé en cette ville comme substitut du vizir ; j’eus honte de lui avouer que j’avais dépensé cet argent, et lui en remis le tiers environ. Je restai chez moi plusieurs jours de suite sans sortir, et le bruit se répandit que j’étais indisposé. Nâssir eddîn alkhârezmy Sadr aldjihân, vint me visiter, et, en me voyant, il me dit : « Tu u’es pas malade. » Je lui répondis : « Ce qui me tourmente est une maladie morale. » il reprit : « Fais-la moi connaître. » Je répliquai : « Envoie-moi ton délégué, le cheikh de l’islamisme, et je l’en informerai. » Ce dernier étant venu, je l’instruisis de ma position, qu’il fit savoir à Sadr aldjihân. Celui-ci alors m’envoya mille dinars d’argent, et je lui en devais déjà autant.
Bientôt après on me demanda d’acquitter le restant de la dette ci-dessus à Kiouâm eddîn, et je me dis, à part moi : « Il n’y a que le susnommé Sadr aldjihân qui puisse me tirer de là, car il est très-riche. » Or, je lui envoyai ce qui suit : un cheval sellé dont le prix, uni à celui de la selle, était de seize cents dinars ; un second cheval qui valait, avec sa selle, huit cents dinars ; deux mulets, valant douze cents dinars ; un carquois d’argent, et deux sabres, dont les fourreaux étaient recouverts d’argent. Je lui dis : « Vois ce que vaut le tout, et envoie-m’en le prix. » Il garda toutes ces choses, les estima trois mille dinars, m’en expédia mille et retint les deux mille que je lui devais. J’en fus très-mécontent, et en eus la fièvre ; mais, je me dis en moi-même : « Si je me plains de cela au vizir, je serai déshonoré. » Je pris cinq chevaux, deux femmes esclaves et deux mamloûcs, que j’envoyai au roi Moghîth eddîn Mohammed, fils du roi des rois ’Imàd eddîn assimmâny ; c’était un jeune homme. Il me rendit tout cela, me fit tenir deux cents tengahs et multiplia ses bienfaits : je pus ainsi payer la somme que je devais. Quelle différence entre l’action de celui-ci et celle de l’autre personnage ! (littéralement : entre l’action de Mohammed et de Mohammed !).
Lorsque le sultan se dirigea vers la contrée de Ma’bar, il arriva à Tiling, et l’épidémie se déclara dans son armée. Il retourna à Daoulet Abâd, puis atteignit le fleuve Gange, descendit près de celui-ci, et ordonna à ses gens de se bâtir des habitations solides dans cet endroit. Ce fut dans ce temps-là que je me rendis à son camp, et qu’arriva ce que nous avons exposé, touchant la révolte d’Aïn almolc. Je ne quittai point le souverain pendant tout cet intervalle ; je reçus de lui ma part des chevaux de race, quand il les distribua à ses courtisans ; je fus mis par lui au nombre de ces derniers ; j’assistai avec le monarque au combat contre ’Ain almolc et à la prise de ce rebelle. Enfin je passai, en compagnie du sultan, le Gange ainsi que le fleuve Serou, pour visiter le tombeau du pieux guerrier Sâlâr’Oûd (Maç’oûd), comme il a été déjà dit en détail. Quand le souverain retourna à sa capitale, Dihly, j’y entrai avec lui.
La cause de la colère du sultan contre moi fut que j’allai un jour visiter le cheïkh Chihâb eddîn, fils du cheïkh Aldjâm, dans la grotte qu’il avait creusée hors de Dihly. Je n’avais d’autre but que la vue de cette caverne ; mais lorsque le souverain eut emprisonné ce cheïkh, il demanda à ses fils de lui faire connaître les gens qui l’avaient visité. Ceux-ci nommèrent plusieurs personnes, au nombre desquelles j’étais. Le sultan ordonna alors à quatre de ses esclaves de ne plus me quitter jamais dans le lieu des audiences ; et, d’habitude, quand il agit ainsi envers quelque personnage, il est bien rare que ce dernier puisse se sauver. Le premier jour que ces esclaves me gardaient à vue était un vendredi ; le Dieu très-haut m’inspira de réciter ses paroles : « Dieu nous suffit, et quel protecteur excellent ! » (Korân, iii, 167). Je répétai la phrase, dans cette même journée, trente-trois mille fois, et je passai la nuit dans l’endroit des audiences. Je jeûnai cinq jours de suite ; chaque jour je lisais tout le Korân, et ne rompais le jeûne qu’en buvant uniquement un peu d’eau. La sixième journée je mangeai, puis je jeûnai encore quatre jours successifs, et je fus délivré après la mort du cheïkh. Rendons-en grâces au Dieu très-haut !
Quelque temps plus tard, je renonçai au service du souverain, et je m’attachai assidûment au cheïkh, au savant imâm, à l’adorateur de Dieu, l’ascète, l’humble, le pieux, le sans pareil dans son siècle, le phénix de son époque, Camàl eddîn ’Abd Allah alghâry. C’était un saint qui a fait beaucoup de miracles, et j’ai déjà mentionné ceux que j’ai vus par moi-même, la première fois que j’ai parlé de lui. Je me vouai entièrement au service de ce cheïkh, et donnai ce que je possédais aux moines et aux pauvres. Le saint personnage jeûnait dix jours sans interruption, et quelquefois aussi vingt jours ; je voulais jeûner comme lui ; mais il me le défendit, et me conseilla d’avoir soin de moi dans les exercices de dévotion. Il disait : « Certes, celui qui veut aller vite et devancer les autres ne fait pas de chemin, et ne sauve point de monture » (Cf. Schultens, Meidanii Proverbiorum arabicorum Pars, p. 278 ; et M. G. Freytag, Prov. ar. t. I, p. 2). J’aperçus en moi-même un certain sentiment de négligence, à cause de quelque objet qui me restait. Je me séparai donc de tout ce qui m’appartenait, précieux ou non ; je donnai à un fakîr les vêtements qui me recouvraient, et je mis les siens. Je restai cinq mois avec ce cheïkh ; pendant ce temps, le sultan était absent de Dihly, et dans la contrée du Sind.
Lorsque le souverain sut que je m’étais retiré du monde, il me fit demander ; il se trouvait alors dans le pays de Sîouacitân (Sihwan). Je me rendis auprès de lui dans le costume des moines, et il me parla de la manière la plus affectueuse et la plus affable. Il m’invita à reprendre mes fonctions ; mais je refusai, et le priai de me permettre de voyager vers la province de Hidjâz ; il m’accorda cette permission. Je quittai le sultan et me logeai dans un ermitage qui prend son nom du roi Bachîr ; c’était dans les derniers jours du mois de djoumàda second, de l’année quarante-deux (742 de l’hégire = décembre 1341 de J. C). J’y passai, tout adonné aux pratiques de dévotion, le mois de radjah et les dix premiers jours de cha’bân. Je parvins à jeûner cinq jours de suite, après lesquels je ne mangeai qu’un peu de riz, sans assaisonnement. Tous les jours je lisais le Korân, et dormais le temps que Dieu voulait. Quand je prenais des aliments, ils me faisaient mai, et quand je m’en abstenais, je trouvais le repos. Quarante jours se passèrent de la sorte, et puis le sultan m’envoya chercher une seconde fois.
Après que j’eus passé quarante jours dans l’ermitage, le sultan m’envoya des chevaux sellés, des esclaves des deux sexes, des habits et de l’argent pour la dépense ; je revêtis ces habits et allai trouver le souverain. J’avais une tunique courte de coton bleu, doublée, que je portai constamment tout le temps de mes exercices de dévotion. Lorsque je i’ôtai pour endosser les habillements envoyés par le sultan, j’éprouvai une sorte de répugnance pour mon action, et toutes les fois que je jetais les yeux sur cette tunique, je voyais comme une lumière dans mon cœur. Je conservai près de moi cet habit, jusqu’au moment où il me fut volé en mer par les infidèles.
Étant arrivé chez le sultan, il m’honora plus encore qu’il n’avait l’habitude de le faire, et il me dit : « Je t’ai envoyé chercher afin que tu partes, comme mon ambassadeur près du roi de la Chine ; car je connais ton amour pour les courses et les voyages. » Il me fournit tout ce dont j’avais besoin, et il désigna, pour partir avec moi, les personnes qui seront nommées plus tard.