Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/Appendice

Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome premierp. xxxv-xlvi).


APPENDICE.


(Voyez ci-dessus, pages x et xi.)


APERÇU DU VOYAGE DE LIONARDO FRESCOBALDI EN ÉGYPTE ET EN TERRE SAINTE.


Le XIVe siècle nous offre un petit nombre seulement de relations de l’Égypte et de la Syrie, et il n’en fournit aucune que l’on puisse comparer, pour la richesse et la précision des détails historiques et géographiques, avec celle d’Ibn-Batoutah. Sous ce rapport, il est bien inférieur aux deux siècles précédents, ainsi qu’au siècle suivant. Quelle différence ne remarque-t-on pas entre Baldensel, Rodolphe de Suchen, Jean de Mandeville, écrivains du XIVe siècle, et plusieurs de leurs devanciers, tels que Guillaume de Tyr et Brocard, ou de leurs successeurs, comme Guillebert de Lannoy, Bertrandon de la Brocquière et Bernard de Breilenbach ? Cette disette de bonnes relations écrites en Europe sur l’Égypte et la Syrie, pendant le XIVe siècle, doit nous faire apprécier davantage celle que l’on doit au voyageur florentin Lionardo Frescobaldi, qui visita les pays du Nil et du Jourdain dans l’année 1384. Le récit de ce voyage n’a vu le jour qu’en 1818, par les soins de Guillaume Manzi, qui l’a tiré du ms. 932 de la bibliothèque Barberine, lequel fut copié, au commencement du XVe siècle, par une personne soigneuse et intelligente. L’ouvrage de Frescobaldi est cité dans le Vocabulaire de l’académie de la Crusca, comme un ouvrage classique (testo di lingua), sous le titre de Viaggio al monte Sinay. Frescobaldi et ses deux compagnons de voyage étaient des citoyens distingués de Florence. Le premier devint, en 1385, podestat de Città di Castello ; en 1390, il fut envoyé pour prendre possession de Monte Pulciano ; en 1398, il remplit les fonctions d’ambassadeur à Rome ; enfin, il se distingua par son courage au siège de Pise[1]. La relation de Frescobaldi, quoique fort succincte (elle n’a que 115 pages), renferme un assez grand nombre de particularités curieuses sur l’état des pays qu’il a parcourus, sur leurs productions, leur commerce et les usages de leurs habitants. Le voyageur florentin paraît toutefois être très-peu versé dans l’histoire ancienne et dans la connaissance de l’arabe ; c’est du moins ce qu’annoncent quelques étymologies ridicules et de graves erreurs historiques. Il se trompe aussi sur des faits, bien connus maintenant de tous ceux qui ont une légère teinture des mœurs et de la religion musulmanes. C’est ainsi qu’il assure (page 83) que les Sarrasins solennisent le lundi et disent que c’est leur jour sanctifié. Il fait preuve d’une grande crédulité lorsque, après avoir dit (p. 100) que les musulmans peuvent divorcer, puis reprendre leurs femmes jusqu’à trois fois, mais pas davantage ; il ajoute : « à moins qu’ils na les mettent auparavant en rapport avec un homme aveugle. Il y a des gens qui se font aveugler volontairement pour remplir une telle fonction ». Il se trompe quelquefois dans l’indication des distances, comme quand il place Césarée de Philippe (Panéas ou Baniâs) à cinq milles seulement du mont Thabor (p. 163), et Zaffet (Safad), à six milles de Césarée de Philippe (p. 164). Malgré ces défauts, la relation de Frescobaldî ne nous a pas semblé indigne de l’attention des orientalistes et des géographes, et cela nous a décidés à en donner ici une courte analyse.

Frescobaldi partit de Florence le 10 août 1384, et arriva à Venise après avoir traversé Bologne, Ferrare, etc. Il était accompagné de deux amis ; chacun avait son domestique et ils avaient, de plus, un économe pour eux tous. Ils s’embarquèrent pour Alexandrie, le 4 septembre, à bord d’un navire vénitien tout neuf, de la capacité de sept cents tonneaux, et payèrent dix-sept ducats par tête. Ils avaient pour compagnons des marchands, des pèlerins, des soldats, etc. Le navire était principalement chargé de draps de Lombardie, et aussi d’argent en lingots, de cuivre fin, d’huile et de safran. Au bout de huit jours, on arriva à l’île de Zante, où l’on resta six jours et où l’on prit des vivres. Pendant ce temps, les vents contraires se calmèrent, et le navire, ayant repris sa marche, atteignit Modon le 19 septembre. C’était alors un beau château, très-bien fortifié et occupé par les Vénitiens. On s’y fournit de viande fraîche et d’eau, et l’on se rendit ensuite à Coron, autre possession vénitienne, ou l’on embarqua des marchandises ; puis, dit le voyageur, nous prîmes la haute mer vers Alexandrie, et, laissant à gauche l’île de Crète (Candie) et à droite une petite île, nous arrivâmes au port d’Alexandrie, dans la nuit du 26 au 27 dudit mois de septembre. Nous jetâmes l’ancre loin de terre, de crainte des Sarrasins, et restâmes ainsi toute la nuit[2].

Au jour arrivèrent sur une djerme (giarma, barque) environ vingt officiers sarrasins, tant blancs que noirs ; ils visitèrent soigneusement les marchandises et les voyageurs, sans rien inscrire, et ils emportèrent la voile et le mât, ainsi qu’ils ont l’habitude de le faire. Après cela vinrent les experts du sultan, le consul des Français et des pèlerins[3], les portefaix, etc. Ils nous débarquèrent, nous conduisirent en dedans de la porte d’Alexandrie, et nous présentèrent à certains officiers, qui nous firent inscrire et compter comme des animaux. Après nous avoir fait fouiller jusqu’à la peau, ils nous mirent sous la garde dudit consul. Nos effets avaient été portés à la douane ; puis on les en retira et l’on explora le tout très-minutieusement. On nous fit payer deux pour cent sur tout l’argent, l’or et les bagages, et, de plus, un ducat par tête comme tribut[4]. Nous accompagnâmes ensuite le consul dans son habitation, qui est très-grande et bien située. Il est Français, et sa femme est une chrétienne née en pays musulman ; mais ils ont tous deux peu de religion. Il nous désigna quatre chambres sur une cour, lesquelles étaient complètement vides, et où nous plaçâmes nos matelas pour dormir. Il nous donna à manger à tant par repas. Il nous mena ensuite chez les consuls des Vénitiens, des Catalans et des Génois, pour lesquels nous avions des lettres de recommandation, et dont nous fûmes fort bien reçus.

On dit qu’Alexandrie compte environ soixante mille habitants, mahométans, israélites et chrétiens renégats. Il y a un amiral (émir), et beaucoup de soldats ; ils nous maltraiteraient, s’ils s’apercevaient que nous examinassions leurs forteresses, car ils craignent les Francs. La milice qui sert sous ledit amiral est composée de Tartares, de Turcs, d’Arabes et de quelques Syriens, Il y a dans Alexandrie un gouverneur du sultan appelé Lamelech (Elmélic), au palais duquel nous nous rendîmes. A l’extrémité d’un escalier, on nous fit ôter nos chaussures et on nous introduisit dans une grande salle. On nous fit agenouiller, puis nous baisâmes chacun notre main droite et nous répétâmes plusieurs fois cette cérémonie ; enfin, nous fûmes admis en présence du gouverneur, et celui-ci nous adressa, par l’intermédiaire d’un drogman, plusieurs questions concernant notre pays[5].

La ville d’Alexandrie est située sur le bord de la mer ; elle est à peu près aussi grande que Florence et fait beaucoup de commerce, surtout en épices, sucre et draps de soie. « Un des usages des habitants, c’est d’accompagner, avec beaucoup d’empressement, les morts aux cimetières, qui sont situés hors de la ville[6], dans une plaine, vers la vieille Alexandrie. Si le défunt est riche, sa famille le fait suivre de beaucoup de portefaix chargés de moutons, qu’on tue, et qu’on donne ensuite à manger par charité aux pauvres et aux prêtres musulmans. Il n’est permis à aucun chrétien de se trouver à ces cérémonies. Quand les musulmans font leur prière, tous les chrétiens francs sont renfermés dans une habitation appelée il cane (le chien ; lisez [arabe] khan, hôtellerie), et le nom de celui qui est chargé de les enfermer est canattiere (valet des chiens), ce qui revient à dire que nous sommes des chiens. Les autres chrétiens (les indigènes) ne sont point renfermés ; mais ils restent dans leurs maisons, jusqu’à ce que les musulmans sortent de leurs temples[7]. »

Nous partîmes d’Alexandrie le 5 octobre. Nous payâmes une taxe de quatre ducats par personne, et l’on nous remit à un drogman et à son fils, pour nous conduire au Caire chez le drogman en chef du sultan de Babylone (Vieux Caire ou Fosthàth), qui est un renégat vénitien. Nous montâmes dans une barque sarrasine, sur le canal du Nil, qui est à la distance d’un mille d’Alexandrie ; puis nous sortîmes du canal pour entrer dans le Nil, vers l’île de Rosette (tel est le nom sous lequel Frescobaldi paraît comprendre tout le Delta), et le premier château sans murailles (casale, village) que nous trouvâmes, ce fut celui de Suga[8]. Cette île est située entre deux bras du Nil, sur un desquels se trouve la ville de Damiette, qui égale en grandeur deux fois Alexandrie. En remontant, on trouve une ville presque détruite, mais qui fut noble et riche du temps des chrétiens (des croisés). Elle était alors appelée, ainsi qu’aujourd’hui, du nom de Teorgia[9].

Nous arrivâmes au Caire et à Babylone le 11 octobre, et nous fûmes présentés au grand drogman du sultan, qui nous fit loger dans une maison avec nos bagages. C’était, comme on l’a vu, un Vénitien renégat ; il avait pour femme une Florentine, dont le père, aussi renégat, avait été de son vivant grand drogman. Le sultan actuel (Almélic Azzhàhir Abou Sa’îd Barkoùk, le premier des sultans circassiens) était chrétien de naissance ; c’était un Grec (lisez Circassien) qui avait été vendu à un émir, à qui il servit de page. Plus tard, il devint lui-même émir du Caire (or il y en a dans cette ville douze, dont deux principaux) ; puis il réussit à obtenir la place d’un des principaux, fit tuer l’autre, s’empara du pouvoir, devint sultan, et, lors de notre arrivée, il avait déjà régné deux ans[10].

Dans la ville du Caire, il y a environ vingt-cinq mille chrétiens renégats ; mais des nôtres il y en a peu, et la plupart sont d’autres nations. On assurait qu’il y avait jusqu’à six mille moulins à sec (mis en mouvement par des animaux). La ville abonde en toute espèce de biens, mais surtout en sucre, en épices et autres aliments. Plus de cent mille personnes couchent la nuit hors du Caire, faute de maisons pour leur demeure. Il y a un grand nombre de cuisiniers, qui font cuire dans les rues, le jour et la nuit, de fort bonnes viandes, dans de grandes chaudières de cuivre bien étamées ; et aucun habitant, si riche qu’il soit, ne cuisine chez lui, mais il fait acheter les mets chez ces individus, dans les bazars Les Sarrasins du royaume payent certains impôts déterminés, et rien au delà ; mais les juifs et les chrétiens, à quelque nation qu’ils appartiennent, payent chaque année, outre les impôts ordinaires, un ducat par tête[11].

Après avoir visité certaines églises et autres lieux consacrés, au Caire, tels que l’église de Saint-Thomas l’Apôtre, celles de Sainte-Barbe, de Sainte-Marie-de-l’Echelle, de la Colonne, de Sainte-Marie-du-Caveau, etc., Frescobaldi fit ses préparatifs pour traverser le désert qui s’étend entre le Caire et Gazza. Avec leurs domestiques, les chameliers et le drogman, nos trois voyageurs constituaient une troupe de dix-huit personnes. Le grand drogman leur fit payer, pour le passage, 96 ducats d’or, et exigea en sus plusieurs autres choses. En échange de cette somme, il leur prêta ou leur fit prêter quatorze chameaux arabes, presque sauvages. Ces animaux ne servent que pour ledit désert, qui commence à cinq milles du Caire, du côté de la mer Rouge, et va jusqu’à Gazza, à trois journées de Jérusalem. Les autres chameaux ne pourraient point servir à cet objet, car ils sont habitués à bien vivre, et dans ce désert on ne trouve pas de fourrage, et l’on reste deux ou trois jours sans rencontrer d’eau.

Le 19 octobre, avant la pointe du jour, les voyageurs quittèrent le Caire et se rendirent à un endroit nommé la Materia (Almalhariyah). Depuis le Caire jusqu’à ce lieu, il y a une grande quantité de jardins où l’on voit des citronniers, des dattiers, des limoniers, des orangers et des bananiers. Les fruits de ces derniers sont appelés des pommes du paradis (muse, en arabe maouz ; cf sur ce fruit, la page 83 de Frescobaldi) « L’endroit dont nous parlons se trouve au commencement du désert, à cinq milles de distance du Caire… C’est celui où Notre-Dame se reposa avant d’entrer dans le Caire (!)… Il est maintenant entouré de murs, et on l’appelle le Jardin du sultan à la Materia. Il est toujours fermé à clef : il y a un intendant du sultan et un certain nombre de jardiniers et de soldats, pour empêcher qu’on ne vole le baume que l’en en tire. Cependant ce préposé est lui-même plus voleur que les autres, et nous en fîmes l’épreuve, au moyen de notre drogman, qui devait nous conduire jusqu’à la terre sainte. Cet intendant nous fit voir le jardin, nous montra le procédé qu’on met en usage pour obtenir le baume (l’auteur en donne la description) ; et nous en eûmes plusieurs flacons, recueillis durant le jour entier que nous passâmes en cet endroit, et d’autres flacons encore. Dans toute cette contrée, jusqu’au Caire, il n’y a d’eau qu’ici ; c’est avec elle, et au moyen de machines qui sont tournées par des bœufs, que l’on arrose tout le pays[12].

Nous nous mîmes en route par le désert, en appuyant vers la mer Rouge, pour suivre le chemin qui conduit à Sainte-Catherine. Nous marchâmes jusqu’au 25 octobre sans trouver d’eau ni arbre vivant ; et dans tout cet espace de temps (quatre jours) les chameaux ne burent point ; mais les cinq ânes qui nous servaient de montures furent abreuvés au moyen de l’eau que nous portions dans des outres. Nous avions acheté ces animaux au Caire, et ils marchaient comme de bons bidets. Au soir, nous arrivâmes à la fontaine de Moïse…, où nous abreuvâmes nos chameaux, les ânes, etc. Nous vîmes arriver une grande caravane de Sarrasins et de chameaux, amenant des épices de l’Inde. » Le lendemain les voyageurs reprennent leur marche vers le mont Sinaï, et cheminent jusqu’au 29 octobre sur des montagnes et des collines de sable, parmi lesquelles il se trouve peu de plaines, ils rencontrent quelques autruches, car il y en a beaucoup dans ce pays. Dans une vallée où ils passent la nuit, ils trouvent une fontaine et y font boire les chameaux, qui en avaient grand besoin, à cause de l’extrême chaleur. Je pense, remarque Frescobaldi, que chacun d’eux en but la quantité d’un fort baril. À ce propos, il décrit les habitudes des chameaux, leur connaissance des localités, l’influence qu’exerce sur eux le chant de leurs conducteurs[13], et la manière de les faire agenouiller et de se relever, en leur frappant sur le cou. Le 28 octobre on marche pendant tout le jour sur une plaine et un terrain pierreux de différentes couleurs ; beaucoup de cailloux ressemblaient à des pierres de touche, et je pense qu’ils en étaient, ajoute Frescobaldi. Nous vîmes aussi des cornalines et nos domestiques en ramassèrent quelques-unes. » Le 28 octobre on arrive au pied des saintes montagnes, et l’on commence à trouver de l’eau, beaucoup d’Arabes, des troupeaux de chèvres et de brebis. Le 29, on parvient à l’église de Sainte-Catherine, où l’on s’arrête. On y trouve des calores (caloyers, moines) grecs, au nombre de deux cents, qui ont pour supérieur un archevêque. Dans l’enceinte de ladite église (dans le grand espace entouré de murs), il y a aussi une mosquée. L’archevêque est obligé de fournir le local aux musulmans et de nourrir, à ses dépens, les Sarrasins qui y officient. Les Sarrasins appellent ce pays les saintes montagnes ; ils y sont au nombre de mille environ et reçoivent chacun un pain par jour dudit archevêque. Ce lieu est secouru par les chrétiens de tous les pays et par des Sarrasins et des pèlerins riches. On y fait beaucoup d’aumônes, et il a des possessions nombreuses dans l’île de Candie[14].

En montant vers le haut du Sinaï, on voit une fontaine que Moïse fit couler abondamment. On se sert de cette eau pour arroser des vergers, et elle est indispensable, car il ne pleut presque jamais ici : il y avait alors dix ans qu’il n’était tombé de l’eau du ciel. Les voyageurs partirent le 2 novembre au matin, se dirigeant vers la Terre promise. Le dixième jour, ils furent rejoints par une troupe d’Arabes à pied et à cheval, dont un tenait à la main une masse d’armes en fer, et qui demandèrent à voir le sauf-conduit. Ils extorquèrent quelque argent et volèrent des objets, mais ils ne prirent rien à Frescobaldi, ce dernier ayant fait bonne contenance et mis l’épée à la main. « Les autres, observe-t-il à ce sujet, auraient pu faire de même, car tous, un seul excepté, étaient plus jeunes que moi. Le soir nous descendîmes dans un khàn, tout près de la ville de Gazeia (Gazza), qui est entre l’Égypte et la terre sainte. Il y a un roi dans cette contrée, et sous lui quatre autres, dont un est celui de Jérusalem. Nous fûmes placés dans un khân, à l’entrée de la ville, et l’on nous y laissa renfermés plusieurs jours, avec beaucoup d’outrages. » Enfin, le roi se fit amener l’auteur et quelques-uns de ses compagnons. Avant de parler à ce personnage, par l’intermédiaire du drogman, il faut baiser la terre en signe de respect. Souvent il envoie les pèlerins au kâdhi. Les nôtres allèrent trouver ce magistrat, qui leur donna des fruits et des légumes. Le 19 novembre ils quittèrent Gazza, pour se diriger vers la terre promise, prenant par la vallée d’Abor (Hébron), où est aujourd’hui la ville de Saint-Abraham (Hébron), et laissant à gauche la ville de Rama (Ramlah). La première de ces villes est belle, ainsi que la contrée ; on y fait beaucoup de commerce et l’on y fabrique de beaux ouvrages de verre. Cette place est également vénérée par les musulmans, les juifs et les chrétiens. Il y a dans ladite ville une mosquée, qui était auparavant une église, et dans un mur où était le grand autel, il y a un monument dont un côté se voit à l’extérieur et la partie saillante se trouve dans la mosquée. Les chrétiens n’y peuvent pas entrer : celui qui y pénétrerait serait obligé de renier sa foi, sous peine d’être coupé en deux par la ceinture. Dans ce monument reposent le corps d’Adam (sic) et ceux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; à côté de ce monument il y en a un autre où furent enterrées leurs quatre femmes[15]. De la sépulture desdits patriarches on tire une certaine huile, qui est en grande considération chez les musulmans, les juifs et les chrétiens. Les voyageurs s’en procurèrent[16].

Ils partirent le 21 novembre pour Bethléem, près duquel ils virent une mosquée, qui fut d’abord une église. La ville était presque ruinée. Le 22, nos voyageurs se remirent en route vers Jérusalem, où ils arrivèrent le même jour, assez tard dans la soirée. Ils logèrent dans un hôpital ou descendaient tous les pèlerins, tout près de l’église du Saint-Sépulcre. Le lendemain, 23 novembre, ils visitèrent les saints lieux, à la description desquels Frescobaldi consacre près de quinze pages. La nuit du 26 novembre 1384, à minuit, nos pèlerins partirent de Jérusalem et se dirigèrent vers le Jourdain, en passant par Béfagie (Bethphagé) et par Béthanie. La nuit suivante ils firent halte entre Jéricho et Béthanie. Ils allèrent se baigner dans le fleuve, à quatre milles de l’endroit où il se jette dans la mer maudite (mer Morte). Son eau coule longtemps dans la mer Morte, avant de s’y mêler Cette mer ressemble à un grand étang : l’on n’y voit aucune sorte de poisson et l’on n’y aperçoit aucune barque à flot. Les voyageurs retournèrent à Jéricho, dont ils représentent le territoire comme une belle campagne, riche en cannes à sucre, en dattiers et autres fruits ; mais les habitants sont très-méchants. Frescobaldi et ses compagnons retournèrent à Jérusalem par la montagne de la Quarantaine, Béthanie, Bethphage et la vallée de Josaphat. Le 28 du même mois ils se rendirent de nouveau à Bethléem, et le lendemain ils visitèrent la maison de saint Zacharie, père de saint Jean-Baptiste. Après une seconde excursion à Jérusalem, qu’ils quittent le jour suivant, 2 décembre, ils se dirigent vers Damas, et arrivent le lendemain à Nâbolons[17], qui est un gros château en Samarie. Le matin suivant ils atteignent Sébaste (Samarie) et se rendent ensuite à Nazareth, qui, observe Frescobaldi, était d’abord une très-grande ville ; mais aujourd’hui elle est bien déchue, et dépourvue de murailles, comme le sont la plupart des villes du paganisme (lisez islamisme)… Césarée de Philippe (Baniâs) est un château fort par le site, mais il n’a pas de murailles et l’on y souffre du manque d’eau. Zaffèt (Safad) est un gros château et bien muré ; ses murailles ont été construites par les chrétiens lorsqu’ils possédaient le pays. Il commande toute la province de Tabaria, c’est à-dire la Galilée, et une partie de la Syrie jusqu’à Damas et Acre. Le soir du 8 décembre 1384, les voyageurs italiens s arrivèrent à Damas. Cette ville est entourée de murs, mais elle n’a de fossés que dans quelques endroits seulement ; elle possède de très-grands faubourgs, dont la population est plus nombreuse que celle de la ville même. (Conf. ci-dessous, p. 229-230.) Pendant le séjour de Frescobaldi à Damas, eut lieu le départ de la caravane de la Mecque, et le bon pèlerin florentin ne laisse pas échapper cette occasion de répéter la fable si répandue au moyen âge, et d’après laquelle Mahomet reposerait à la Mecque dans une caisse de fer. Il partit de Damas pour la Mecque environ vingt mille hommes, et on ne s’apercevait pas qu’il en fût sorti personne, tant étaient remplies de monde un grand nombre de rues. Damas a de très-bonnes eaux et très-abondantes ; elles viennent de plusieurs endroits, et surtout des coteaux de la colline où Caïn tua Abel[18]. L’auteur consacre quelques pages à l’industrie de cette ville, et dit ensuite :

« Nous restâmes à Damas environ un mois et fûmes très-bien accueillis par quelques Vénitiens et des Catalans, et surtout par leurs consuls. Ici tomba malade et mourut Andréa di Messer Francesco Rinuccini, notre troisième camarade, ainsi qu’un domestique… Nous quittâmes Damas le 29 janvier 1384 (ancien style, lisez 1385), nous dirigeant vers le mont Liban… Au nord du Liban se trouve Tripoli ; et les villes qui sont sur le littoral ont de bons ports. Nous partîmes de la plaine de Noé, en allant vers Beïroût et en gravissant une montagne escarpée, presque semblable à nos Alpes, où la neige dure à peu près toute l’année ; il y a des arbres de l’espèce des chênes. Au bas de la montagne, dans la direction de Beïroût, on trouve une très-grande forêt de pins, cultivée à la manière de nos pays, comme les forêts de Ravenne et de Chiassi. Nous arrivâmes à Beïroût au commencement du carême. Cette ville est un beau château, et il y a une citadelle très-bien entourée de murs et bien gardée. L’eau de la mer bat les murs du château, et il s’y trouve un bon port. Le pays est fertile et riche, et produit beaucoup de coton. » Frescobaldi logea à Beïroût dans une église qui lui avait été assignée par le consul des Vénitiens ; c’était celle du Sauveur. Il rencontra en cette ville messire Olivier de Cinchy, qui était venu du royaume de France pour faire le pèlerinage, et avait accompagné dans le royaume de Pouille le duc d’Anjou. Les voyageurs s’embarquèrent au mois de mai, avec des vents favorables ; mais, arrivés au golfe de Satalia, ils essuyèrent une bourrasque et firent des avaries. Ils furent transportés jusqu’en Barbarie, peu loin de terre. Lorsqu’ils eureut fait ainsi plus de huit cents milles par la tempête, le temps changea, et, peu à peu, l’on se remit dans le bon chemin. L’on fut quatorze jours sans voir aucune terre, et étant revenu sur la route qu’on avait suivie, en ayant l’île de Chypre à main droite, on descendit à terre pour prendre des rafraîchissements, de l’eau et des provisions. Puis l’on remit à la voile, laissant l’île de Candie à main droite, et à l’aide de vents favorables, l’on arriva heureusement à Venise, où les voyageurs reçurent de grands honneurs et dînèrent avec le doge. Au bout de quelques jours passés à Venise, ils retournèrent à Florence par Bologne, et revirent leurs familles, après onze mois et demi d’absence[19].

  1. Viaggio di Lionardo Frescobaldi, préface de l’éditeur, p. iv, viii et ix.
  2. Viaggio, pag. 65 à 74.
  3. Sur cette expression, cf. M. de Mas-Lâtrie, Hist. de l’île de Chypre, t. II, p. 294, note, et 350.
  4. Il est curieux de comparer avec ce passage du voyageur florentin un endroit de la relation d’ibn Djobeïr, dans lequel le pèlerin musulman raconte les exactions que lui et ses compagnons eurent à souffrir, lors de leur débarquement à Alexandrie, de la part des officiers du sultan Saladin. Dès le jour de l’arrivée du voyageur (fin de mars 1183), les douaniers se rendirent à bord du vaisseau, par ordre de l’autorité, afin d’enregistrer tout ce qu’il apportait. Tous les musulmans qui s’y trouvaient furent mandés l’un après l’autre ; on inscrivit leur nom, leur signalement et le nom de leur pays. Chacun fut interrogé touchant les marchandises et les espèces qu’il portait avec lui, afin qu’il en payât la dîme, sans que l’on examinât s’il en avait ou non le pouvoir. Beaucoup d’entre eux étaient partis seulement pour s’acquitter du pèlerinage, et n’avaient emporté que les provisions nécessaires pour la route. Ils furent contraints d’en acquitter la dîme, sans qu’on leur demandât s’ils en avaient ou non la possibilité. On porta les mains jusque sur leur ceinture, afin de rechercher ce qui pouvait s’y trouver ; puis on leur fit jurer qu’ils ne possédaient rien autre chose que ce qu’on avait découvert sur eux. Pendant tout cela, beaucoup d’effets se perdirent, par suite de la confusion et de la grande presse qui eut lieu en cette circonstance. (The Iravels of Ibn Jubair, p. 34, 36.) Les mêmes exactions avaient lieu dans les villes du Sa’id, situées sur le chemin des pèlerins et des voyageurs, comme Ikhmîm, Koùs, Moniet Ibn Khacîb. (Ibid. p. 59.)
  5. Pages 78-80.
  6. Conf. ci-dessous, p. 46, le passage où Ibn Batoutah observe que les habitants d’Alexandrie avaient coutume de visiter les tombeaux, tous les vendredis, après la prière. Voyez aussi la page 28.
  7. Pages 81-84.
  8. Il est sans doute ici question de Deçoûk [arabe], situé dans le Gharbiyah, presque en face de Rahmàniyeh. (Voyez Abd Allatif, Relation de l’Égypte, p. 638, n° 182, et la carte de la basse Égypte, dans l’ouvrage du général Reynier, De l’Égypte après la bataille d’Héliopolis.)
  9. Frescobaldi se trompe en plaçant dans l’île de Rosette la ville de Teorgia, (Téroudjeh ou Téréoudjeh, de notre auteur, ci-dessous, p. 48, 49). Cette place était située dans la province de Bohaireb, à une demi-journée (4 à 5 lieues) d’Alexandrie. Guillaume de Tyr en fait mention, sous le nom de Toroge (Historiens occidentaux des croisades, t. I, p. 929, sub anno 1167). Elle est aussi nommée dans l’état des provinces et des villages de l’Égypte, dressé dans l’année 1875, et l’on voit qu’à cette époque, comme du temps où Ibn Batoutah la visita, elle était taxée, avec ses bateaux, à la somme de 72,000 dinars (Relation de l’Égypte, par Abd Allati, p. 663, n° 93).
  10. Pages 84 à 91.
  11. Pages 93, 94, 98, 99 et 100.
  12. Pages 101 à 110. Ce passage sur le jardin de Mathariyah mérite d’être rapproché de ceux que Silvestre de Sacy a rassemblés dans son beau commentaire sur Abd Allalif. (Relation de l’Égypte, p. 88 et suiv. et 525 à 527.)
  13. Conf. sur cette particularité deux anecdotes traduites par M. Grangeret de Lagrange, dans son Anthologie arabe, p. 123, 125.
  14. Pages 110 à 121.
  15. Il peut n’être pas sans intérêt de voir ce qu’a dit de la sépulture d’Abraham, de son fils et de son petit-fils, un voyageur allemand, contemporain d’Ibn Batoutah et antérieur de près d’un demi-siècle à Frescobaldi. Voici ce qu’où lit dans l’écrit intitulé : Sur les choses remarquables de la terre sainte et des pays environnants, depuis 1336 jusqu’à 1350…, par le sieur Rudolphe, ecclésiastique à Suchen, en Westphalie, qui a demeuré quatorze ans dans ces contrées : « Tout près de la ville (d’Hébron) et sur la montagne, il existe une belle église où sont deux cavernes pour les sépulcres des trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, et de leurs femmes. Les musulmans ont cette église en grande vénération, et ne permettent a aucun chrétien d’y entrer ; mais les juifs y sont admis en payant. Actuellement on peut très-bien voir du dehors l’intérieur de l’église ; elle est fort bien blanchie, ornée de jolies pierres, et, pour parvenir aux caveaux où sont les patriarches, on est tenu de descendre quelques degrés, comme quand on va dans une cave. » (Reyssbuch dess heyligen Lands… Gedruckt zu Franckfort am Mayn im lar m.d.lxxxiiii, fol. 448 1°. Cf. ci-dessous, p. 115-117.)
  16. Pages 122 à 138.
  17. On lit Vabalus dans l’original italien, p. 162, sans doute par une faute d’impression.
  18. Pages 128 à 173. Cf. ci-dessous, p. 231-235.
  19. Pages 174 à 180.