Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 6

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 53-64).

VI

Je rentrai, suivi de mes deux matelots, dans le même jardin où nous avions fait la veille une si longue et si ennuyeuse station   ; mais cette fois notre attente ne fut pas de longue durée. À peine cinq minutes s’étaient-elles écoulées, que le grand maréchal du palais vint nous annoncer que la reine était prête à recevoir nos hommages.

Nous nous hâtâmes de traverser le jardin, et nous entrâmes aussitôt dans le Louvre. Je dois avouer que ma curiosité était excitée à un tel degré, que mon cœur battait avec violence lorsque je franchis le seuil de la porte du palais.

Ce palais, je l’ai déjà dit, n’était qu’une simple paillote plus grande, il est vrai, mais aussi délabrée que les habitations voisines. Seulement, je m’attendais que le luxe de l’intérieur contrasterait avec le misérable aspect de l’extérieur par sa richesse   ; je rêvais de la soie, de l’or et des pierreries fines sur tous les lambris. Que l’on juge de mon désappointement et de ma désillusion, lorsque, une fois entré, je n’aperçus pour tout ornement que de vieux pagnes de femmes accrochés, pour sécher, à des chevilles fixées dans les montants en bois qui soutenaient le comble de la paillote royale   ; puis enfin, tout autour de la pièce, quelques bancs en jonc de la forme d’un dé à jouer, qui servaient de tabourets   ; à côté de ces sièges, des vertèbres de baleine, avec leurs bras de squelette, représentaient des fauteuils. C’était là tout le luxe, tout l’ameublement que renfermait la salle de réception. Quant aux courtisans, scrupuleux observateurs de l’étiquette malgache, ils se tenaient accroupis sur le sol, leurs pieds rentrés en dedans.

Dès mon introduction dans la salle du trône, le grand maréchal me présenta à sa vénérée souveraine. La puissante reine du royaume de Bombetoc était assise par terre, sur une natte grossière : le dos appuyé contre les claies de rabinesara qui servaient de parois à son habitation, elle avait les jambes allongées contre un foyer à moitié éteint, et fumait dans une pipe en bois de forte dimension, longue d’environ un pied et demi, un tabac dont l’arôme se rapprochait assez de celui de la Havane.

La taille de la puissante souveraine, autant que j’en pus juger, était au-dessous de la moyenne. Quant à sa physionomie commune, insoucieuse, apathique, la seule marque d’intelligence qu’elle reflétât était la cupidité et la défiance ; je dois avouer, malgré ce portrait aussi exact que peu gracieux, que la ressemblance la plus parfaite que j’aie jamais retrouvée depuis lors avec la reine de Bombetoc m’a été fournie par la tête du docteur Gall.

La toilette de la puissante souveraine consistait en un ample pagne d’étoffe commune qui lui entourait les reins, et en un court canezou de cotonnade bleue, carré de forme, assez décolleté, ayant des manches très justes, orné au bas, à la poitrine et au poignet, de broderies de différentes couleurs : ce canezou lui serrait étroitement la gorge, de manière à la dissimuler sous une égale platitude. Ce genre de beauté négative est fort à la mode à Madagascar. Au reste, la nature ne proteste nulle part ailleurs avec plus d’énergie que dans cette île contre cette atteinte à ses droits. Les cheveux crépus de la reine, conformément à l’usage du pays, étaient repliés en trois ou quatre étages, et leur extrémité, adroitement roulée sur elle-même, était arrêtée par un nœud à lacet artistement attaché.

D’aussi loin que l’on me désigna la reine, je m’empressai de la saluer avec les marques du plus profond respect ; puis je m’avançai vers elle, entre deux personnages de la cour, et suivi par mes deux matelots.

Elle me regarda d’un air profondément ennuyé, presque endormi, frappa contre l’ongle de son pouce la tête de sa pipe renversée pour en faire tomber la cendre, et se retournant vers un de ses courtisans, elle lui dit quelques mots en malgache. Celui-ci se leva avec empressement, et ramena presque aussitôt mon ami le Portugais Carvalho. Dès lors la conversation entre la reine et moi s’engagea au moyen de l’interprète.

— Qu’êtes-vous venu faire à Bombetoc ? me demanda-t-elle tout d’abord.

— Je suis envoyé par le grand roi de France, auguste souveraine, lui répondis-je, pour vous proposer un traité d’alliance offensive, c’est-à-dire que si vous êtes attaquée, vous pourrez disposer des forces du roi mon maître pour combattre vos ennemis.

— Vraiment ! Et comment se fait-il que votre roi s’intéresse ainsi à mes affaires ?… Il ne me connaît pas.

— La réputation de Votre Majesté est parvenue jusqu’à lui.

— Ah ! très bien ! Quant à moi, je n’en ai jamais entendu parler, de votre roi… Enfin, n’importe !… Il met son armée à ma disposition, et je l’accepte… Peut-il m’envoyer cinq cents hommes d’ici quatre jours ?…

— Cela est impossible, auguste souveraine, il faut d’abord que mon roi sache oui ou non si vous acceptez le traité qu’il vous propose. En attendant, et pour nouer déjà quelques relations entre le royaume de Bombetoc et la France, j’ai pleins pouvoirs du capitaine du navire le Mathurin pour acheter à Mazangaïe une cargaison argent comptant. Je pense qu’en faveur de votre future alliance avec mon roi, vous daignerez consentir à ce que cette cargaison soit embarquée sans payer les droits exorbitants de douane que réclame le vice-roi de Mazangaïe.

— Mon conseil se prononcera tout à l’heure sur cette question. Quel est ce nom de Mathurin que porte votre navire ?

— C’est celui du neuvième enfant que vient d’avoir notre puissant monarque.

— Comment ! votre roi de France n’a que neuf enfants ?

— Hélas ! pas davantage, auguste souveraine… Mais il est si jeune encore !… Il va sur ses quinze ans !

— Alors, c’est assez bien. Est-il grand, est-il fort, est-il beau, votre roi ?

— Sa taille dépasse huit pieds ; il tue chaque matin, d’un seul coup de poing, le bœuf qu’il mange à son déjeuner, et ses yeux brillent comme le soleil.

À cette description, qui, je l’espérais, devait aider à la réussite de mon ambassade, la reine de Bombetoc laissa échapper une exclamation d’admiration et de surprise, que le Portugais ne jugea pas à propos de me traduire ; puis, bourrant ensuite sa pipe avec énergie :

— Viendra-t-il me rendre visite, votre jeune roi, si je conclus un traité avec lui ? me demanda-t-elle en me regardant fixement pendant que l’interprète me transmettait cette question.

— Il viendra certainement, répondis-je sans hésiter et avec aplomb. Cependant, je vis que malgré mon ton d’assurance, la reine n’ajoutait que peu de foi à mes paroles.

— C’est bon, répondit-elle, je vais consulter mon conseil.

La reine, interrompant alors notre entretien, leva sa main et prononça en malgache quelques mots que je ne compris pas : aussitôt tous les grands dignitaires de la couronne présents dans l’intérieur de la paillote abandonnèrent leurs places avec empressement et vinrent s’accroupir en rond autour de leur souveraine. La séance s’ouvrit aussitôt.

Dans l’ignorance absolue où j’étais de la langue malgache, il ne me restait qu’à observer le jeu de la physionomie des orateurs ; je crus m’apercevoir que les conseillers les plus âgés étaient tout à fait opposés à l’alliance que je proposais, soit que cette alliance leur parût dangereuse, soit qu’ils n’ajoutassent pas une foi bien complète à mes pouvoirs et à ma qualité d’ambassadeur ; les jeunes gens seuls, alléchés sans doute par l’attrait de la nouveauté, défendaient ma cause. Quant à la reine, exclusivement absorbée par l’entretien de sa pipe qu’elle rallumait à chaque instant, elle semblait ne prêter aucune attention à ce conseil qu’elle avait provoqué et qu’elle présidait.

On a beaucoup et avec raison plaisanté sur la prolixité de nos orateurs et de nos avocats : ceux de Bombetoc ne leur cèdent en rien sous ce rapport, car ce conseil dura plus de deux heures. Enfin la séance fut levée, et la reine, résumant les débats par trois mots qu’elle adressa pour me les transmettre à l’interprète portugais, me déclara de la façon la plus péremptoire qu’elle refusait mes propositions.

Sans me laisser abattre par cette notification, à laquelle je m’attendais, je déclarai hardiment à la reine que si elle persistait dans sa résolution, il était probable que le roi mon maître, cédant aux sollicitations de plusieurs souverains de l’est de Madagascar qui recherchaient son alliance, allait s’entendre avec eux, et que dans ce cas la puissance de Bombetoc pourrait bien avoir à souffrir de violentes atteintes.

Cette considération causa sur le moment une telle émotion à la reine, qu’elle oublia de rallumer sa pipe éteinte ; le conseil se rassembla de nouveau et rentra en séance.

Hélas ! le résultat de cette seconde délibération ne me fut pas plus favorable que ne l’avait été celui de la première : on me signifia un nouveau refus.

La reine, se levant alors, se retira sans m’adresser une seule parole d’adieu et sans daigner faire semblant de s’apercevoir des profonds saluts que je lui adressais.

Une fois la reine partie, j’étais assez embarrassé de ma contenance, lorsqu’un dignitaire de la couronne s’avançant vers moi, un paquet à la main, me fit demander par Carvalho si nous ne possédions pas à bord du Mathurin des pièces de soieries semblables à celles qu’il allait me montrer. J’examinai alors les étoffes qu’il me présenta, et qui étaient fort communes, avec beaucoup d’attention ; je feignis de prendre des notes sur mon carnet ; j’y traçai même quelques dessins, puis je répondis à l’ambassadeur que s’il voulait m’accorder cinq jours, je me faisais fort de lui rapporter, en double quantité de celles qu’il désirait, et d’une qualité de beaucoup supérieure, un assortiment de soieries que nous possédions à bord du Mathurin. Mon intention, en agissant ainsi, était, on le devine sans doute, d’abord d’écarter de notre route les dangers de notre retour à Mazangaïe, puis, ensuite, de sauver le présent que le capitaine Cousinerie m’avait remis pour la reine, et que, ma mission n’ayant pas réussi, je ne voyais pas la nécessité de sacrifier.

L’air de bonne foi et de sincérité que je mis dans ma réponse parut convaincre le grand dignitaire, qui me souhaita un bon voyage et me conseilla de ne pas perdre tout espoir ; qu’à mon retour, peut-être, dans cinq jours, je trouverais le conseil et la reine mieux disposés au sujet de l’alliance ; que quant à lui, il avait pris mes intérêts, et qu’il comptait que je voudrais bien ne pas oublier cette circonstance et lui apporter un tonneau d’arack.

Craignant si je montrais une grande facilité à accepter toutes les demandes qui m’étaient adressées, d’éveiller des doutes sur mon intention de tenir mes promesses, je me récriai énergiquement contre cette prétention exorbitante : enfin, après une longue discussion, nous réduisîmes le tonneau à six bouteilles.

Ce marché illusoire conclu, je m’acheminai, la tête haute et la démarche assurée, vers la paillote, où, la veille au soir, nous avions reçu une si douce et si brillante hospitalité. Hélas ! au lieu de nos charmantes danseuses, que nous ne devions plus revoir et dont le souvenir seul devait rester dans notre esprit à l’état de rêve, nous trouvâmes une foule avide, et presque menaçante, de Malgaches de tout âge et de toutes conditions, qui entouraient le grand coffre où reposait le présent que j’étais chargé par le capitaine Cousinerie d’offrir à la reine, en cas de la réussite de mon ambassade. Je compris que la mauvaise issue de ma négociation avait déjà transpiré au-dehors, et je m’empressai de déclarer que je devais revenir dans cinq jours. Malheureusement, le Malgache est bien, sans contredit, l’homme le plus méfiant et le plus soupçonneux que l’on puisse imaginer, et mon mensonge, malgré le ton d’assurance avec lequel je le débitai, ne rencontra qu’une incrédulité générale et complète.

Ma position était assez fausse : d’un côté, je brûlais du désir de m’enfuir au plus vite de Bombetoc ; de l’autre, je sentais instinctivement que le moment où je ferais charger mon présent pour le remporter, deviendrait le signal d’une attaque. Je ne savais trop quel parti prendre, et je regardais déjà d’un air de résignation la paire de pistolets suspendus à ma ceinture, lorsqu’un heureux événement vint fort à propos me tirer d’embarras.

Soit que la reine se fût repentie d’avoir refusé l’alliance de ce jeune roi que je lui avais représenté sous d’aussi brillantes couleurs, soit qu’elle craignît que dégoûté par la froideur de son accueil, je ne voulusse plus reparaître avec les soieries promises, toujours est-il qu’elle revenait à moi. Elle m’envoyait un de ses courtisans pour m’inviter, attention délicate et bien digne de cette charmante femme, à assister à une exécution qui devait avoir lieu dans une heure. Il s’agissait d’un de ses soldats qui avait tué, dans la dernière bataille, le roi de l’armée ennemie, et que l’on devait brûler vif.

— Comment, demandai-je à l’interprète Carvalho en croyant avoir mal compris, on va brûler vif un soldat qui a tué, pendant le combat, le roi de l’armée ennemie ?… Est-ce bien cela que vous voulez dire ?

— Parfaitement, seigneurie. À Madagascar les rois sont inviolables, et tout homme qui porte la main sur eux paye ce sacrilège de sa vie.

— Ainsi, pendant le combat, les rois peuvent percer à coups de zagaie qui bon leur semble, sans que ceux qu’ils immolent aient le droit de se défendre ?

— Certainement, seigneurie, qu’ils le peuvent !… Aussi ne s’en font-ils pas faute. Assisterez-vous au supplice d’aujourd’hui ?

— Ce serait avec le plus grand plaisir, si mes moments n’étaient pas comptés ; mais je me suis engagé auprès de la reine à être de retour dans cinq jours, et, comme je ne voudrais, pour rien au monde, manquer à ma promesse, je ne puis différer mon départ… Veuillez lui exprimer toute ma reconnaissance pour son aimable invitation.

Grâce à cette marque de faveur que la reine venait de m’accorder publiquement, et à l’attrait puissant, sans doute, de la hideuse cérémonie qui allait s’accomplir, la foule abandonna bientôt l’intérieur de la paillote, et je m’empressai de sortir de Bombetoc.

Nous achevions de franchir le pont-levis dont j’ai déjà parlé quand un Malgache de courte et épaisse corpulence se jeta dans les bras de l’interprète portugais, l’embrassa tendrement, et lui demanda une bouteille d’arack que je venais de lui donner, et qu’il portait attachée à la poignée de sa ridicule rapière. Carvalho s’empressa de se rendre au désir du Malgache, qui vida presque entièrement, d’un seul trait, le contenu du flacon, et s’en fut aussitôt après, sans plus de cérémonie.

— Quel est donc cet homme, Carvalho ? demandai-je en portugais.

— C’est mon frère, seigneurie, me répondit-il.

— Votre frère ! Ma foi, je n’aurais jamais deviné cela… Vous vous ressemblez bien peu.

— Ce n’est pas étonnant, cet homme n’est mon frère ni par mon père ni par ma mère.

— Ah bah ! Et comment l’est-il donc, alors ?

— Il l’est par le sang, seigneurie.

— Je ne vous comprends pas. Expliquez-vous mieux !

— C’est que vous n’êtes pas au courant des mœurs de Madagascar. Ici, quand on veut devenir le frère de quelqu’un, on procède, en public, à une cérémonie qui vous donne légalement ce titre ; et cela à tel point qu’à sa mort vous héritez de lui, même au préjudice de sa femme…

— Et quelle est, je vous prie, cette cérémonie ?

— C’est fort simple ; les deux hommes qui veulent s’unir par les liens de la fraternité se piquent tous les deux le bras, puis recueillent le sang qui en découle, ils le mêlent dans deux vases dont ils boivent ensuite le contenu en se tenant par la main. La foule alors pousse des cris de joie, chante une chanson en leur honneur, et tout est dit : l’on est devenu frère !


Je ne m’appesantirai pas sur les difficultés que nous rencontrâmes et sur les ennuis que nous eûmes à subir pendant notre première journée de marche, car j’ai déjà donné au lecteur une idée des souffrances qu’endure le voyageur qui traverse le royaume de Bombetoc ; seulement, à ces ennuis était venu se joindre, depuis la triste issue de mon ambassade, le mauvais vouloir de l’interprète portugais et l’impertinence des Malgaches chargés de porter nos caisses.

À plusieurs reprises déjà j’avais surpris le Portugais Carvalho échangeant des signes d’intelligence avec notre escorte ; mes matelots, François Poiré et Bernard, avaient de leur côté fait la même observation.

— Savez-vous, lieutenant, me dit Bernard en profitant d’un moment où nous nous trouvions seuls tous les trois, qu’il y a du louche dans la conduite du Portugais. Je parierais dix livres de tabac contre une chique que le gredin rumine en ce moment une trahison…

— C’est également là mon opinion.

— Et la mienne aussi, capitaine, ajouta à son tour François. Quant à moi, j’ai combiné une malice qui l’empêchera de nous nuire…

— Voyons votre malice, François ?

— Je m’en vais rester en arrière, puis vous, feignant d’être inquiet sur mon compte, vous offrirez une bouteille d’arack au gredin pour qu’il aille chercher après moi… alors moi… dame ? ça se devine, je lui brûlerai la cervelle…

— Votre malice, François, me semble plus énergique qu’ingénieuse… Et notre suite ?

— Notre suite, lieutenant ? Nous taperons aussi dessus…

— Et nous tuerons les dix hommes dont elle se compose.

— Dame, nous en escofierons au moins quelques-uns… Les autres prendront la fuite.

— Et ils iront répandre l’alarme dans les villages voisins

– C’est juste… Eh bien ! au fait, tant pis ! nous taperons également sur les villages.

— C’est-à-dire qu’à nous trois, nous détruirons le royaume de Bombetoc ?

— J’avoue, lieutenant, que cette tâche-là ne laisserait pas que d’être un peu fatigante et tant soit peu difficile… mais que faire ? Nous sommes trahis et l’on nous tend un piège, c’est sûr, cela ? Faut-il donc nous laisser assommer comme des fainéants ?… Faut-il… motus, silence… Voici le moricaud…

En effet, le Portugais s’avançait à grands pas vers nous.

— Seigneuries, nous dit-il en s’inclinant profondément devant nous, j’ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre… Deux des hommes de votre suite viennent d’être piqués par des serpents, et ne sont plus à même de pouvoir nous suivre… Comme nous ne pouvons abandonner ainsi ces malheureux et les laisser exposés, sans défense aucune, à la voracité des tigres et des caïmans, nous sommes convenus que l’un d’entre nous ira chercher des secours à la capitale voisine, et que nous camperons ici pendant cette nuit…

Le Portugais, après avoir prononcé ces paroles avec une grande volubilité et sans oser me regarder en face, se disposait à s’éloigner, lorsque je le retins.

— Carvalho, lui dis-je, comme je vous paye, vous et les gens de ma suite, pour m’obéir, je trouve fort mauvais que vous vous avisiez de prendre une détermination sans me consulter auparavant…

« Il est impossible que nous campions cette nuit au milieu des broussailles et des sables mouvants qui nous entourent. Avertissez les Malgaches qu’ils aient à se remettre en route tout de suite. Quant aux deux hommes mordus par un serpent, dites que l’on me les apporte ici, je ne serai pas fâché de m’assurer par mes yeux de leur état.

Comme j’avais parlé avec une fermeté et sur un ton qui n’admettait guère de contradiction, le Portugais n’osa pas me résister ouvertement.

— Seigneurie, me répondit-il, je m’en vais faire part de vos volontés à vos Malgaches… seulement je doute qu’ils consentent à s y soumettre.

— Eh bien ! lieutenant ? me dirent mes matelots.

— Eh bien, mes amis, nous avons à nous trois douze coups à tirer, plus trois vigoureux poignets armés de bons sabres bien affilés. Avec cela on peut se tirer d’affaire.