Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 4

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 29-40).

IV

Le requin et le caïman ont toujours eu la propriété de une horreur profonde ; aussi chaque fois que le hasard m’a mis à même de leur faire la guerre, me suis-je toujours empressé de profiter de ces bonnes occasions.

En apercevant le monstre flottant sur la lagune à quelques brasses de notre pirogue, je me hâtai donc de saisir mon fusil et de le mettre en joue. Le matelot Bernard, assis à mes côtés, suivit mon exemple. François Poiré dormait.

Nous levions déjà, Bernard et moi, notre arme, lorsque le Portugais Carvalho, poussant un cri aigu et plein de terreur, releva vivement les canons de nos fusils.

— Ne tirez pas, seigneuries, s’écria-t-il avec effroi, ne tirez pas, ou je ne réponds plus de vous… Voyez vos rameurs !…

Les piroguiers, immobiles sur leurs avirons, nous regardaient, Bernard et moi, avec des yeux où l’étonnement le plus profond s’unissait à la fureur la plus inexplicable.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’ils ont donc, ces moricauds, lieutenant ? me dit le matelot Bernard.

— Ils ont, seigneurie, se hâta de répondre le Portugais, ils ont de la religion, et ils ne consentiront jamais à laisser tuer un de leurs dieux !

— Comment cela, un de leurs dieux ! est-ce que les Malgaches adorent les caïmans ? demandai-je.

— Certes, seigneurie ! Est-ce que le caïman n’est pas un animal méchant et dangereux ? Oui ; eh bien, alors on l’adore !

— Drôle de conclusion ! Quoi ! les Malgaches adorent ce qui leur est nuisible et dangereux ?

— Et n’ont-ils pas raison, seigneurie ? Chez nous il y a deux dieux : le génie du mal et celui du bien ; le premier se nomme Angatch, le second Zanhar…

— Et les caïmans, vous ne les comptez pas ?

— Les caïmans sont une émanation de Angatch, comme la maladie, les serpents, tout ce qui est nuisible à l’homme, en un mot, et c’est en cette qualité qu’on les respecte…

— Ah ! très bien, je comprends. Ainsi, les Malgaches sont religieux ?

— Extrêmement, seigneurie. Quand un Malgache craint un danger, il adresse des prières à cause de ce danger à Angatch, et lui fait des sacrifices.

— Et le génie du bien, le dieu Zanhar, vous ne m’en parlez pas ?

— Oh ! Zanhar, lui, on ne s’en occupe que rarement.

— Pourquoi cela ? Sa puissance est donc inférieure à celle de Angatch ?

— Non, seigneurie, elle est égale ; mais comme Zanhar est bon et qu’il ne nous fait jamais de mal, il est inutile de se déranger pour lui : toutefois, de temps en temps, on lui adresse par-ci par-là, car il serait capable de se fâcher si on le négligeait trop, un petit souvenir ; on lui sacrifie une poule maigre ou malade… Ça suffit !

— Merci de vos renseignements : je ne tirerai plus, à présent, sur les caïmans qu’en cachette.

Nous étions à peu près, au dire du Portugais, au tiers de notre traversée, car un cap sablonneux qui coupait presque la nappe d’eau en deux arrêtait notre regard et nous empêchait d’apprécier la distance qui nous restait à franchir, lorsque la nuit tomba.


À Madagascar, comme au reste dans presque toutes les terres tropicales, le crépuscule n’existe pas ; les ténèbres succèdent presque au jour sans transition.

Notre pirogue avançait en silence, côtoyant les rives embaumées de la lagune, lorsque, tout à coup, je fus tiré par la subite immobilité de l’embarcation, de la douce torpeur dans laquelle m’avait plongé son balancement cadencé.

— Eh bien ! pourquoi n’avançons-nous plus ? demandai-je à l’interprète.

— Avancer, seigneurie ! y songez-vous ? Seriez-vous donc assez téméraire pour oser songer à entraver la justice de notre belle souveraine ?

— Quelle justice ? explique-toi !

— Ne voyez-vous pas, seigneurie, reprit le Portugais en étendant son doigt devant lui, cette lumière isolée et tremblante dont les rayons se reflètent dans l’eau et qui semble sortir du sein de la lagune ?

— Parfaitement. Eh bien, après ?

— Eh bien, tant que cette lumière éclairera les ténèbres, nous devrons rester ici, immobiles ; car cela signifie que la justice de notre reine n’est pas encore accomplie.

— Expliquez-vous plus clairement.

— Volontiers, seigneurie, mais j’ai bien soif.

Je tendis, pour toute réponse, une bouteille d’arack entamée au Portugais, qui, soit dit en passant, ne laissait pas échapper une occasion favorable pour obtenir de moi quelques gorgées de sa bien-aimée boisson ; et j’attendis avec impatience qu’il l’eût entièrement vidée, pour savoir quelle était cette lumière qui, semblable à une digue infranchissable, s’interposait entre l’espace et nous.

— Cette lumière, seigneurie, reprit-il en me rendant ma bouteille vide, est produite par un pot de résine enflammée placé sur la tête d’un condamné à mort… N’entendez-vous pas comme un murmure faible et confus s’élever sur le lac ? C’est la foule qui attend en silence l’arrivée des caïmans.

— Comment cela, l’arrivée des caïmans ? répétai-je avec terreur. L’homme sur la tête de qui repose cette lugubre lumière est-il donc destiné à devenir la proie de ces monstres ?

— Justement. Vous l’avez deviné. Cet homme, attaché solidement à un pieu enfoncé dans la lagune, afin qu’il ne puisse faire le moindre mouvement, et bâillonné avec soin pour que ses cris n’effrayent pas ses voraces bourreaux, sera dévoré tout à l’heure…

Cette explication, je l’avoue, me causa une émotion indicible. François Poiré et Bernard étaient aussi agités que je pouvais l’être moi-même.

— Sacrebleu ! lieutenant, me dit Bernard, ce n’est pas au moins que je m’intéresse au moricaud que l’on sert ainsi frais à point aux caïmans… Non, ça m’est tout à fait égal… Mais pourtant, je voudrais bien le délivrer !… Ah ! si nous étions seulement ici avec la moitié de l’équipage…

Bernard allait probablement m’expliquer de quelle façon nous aurions pu, dans ce cas, venir au secours du condamné, lorsque l’interprète le pria, fort respectueusement il est vrai, mais d’une façon qui n’admettait cependant pas de réplique, de baisser le diapason de sa voix, en l’avertissant que ceux qui mettaient obstacle à la prompte exécution de la justice de la reine de Bombetoc s’exposaient à subir le même supplice que celui qu’ils retardaient.

— Ah ! les gredins, lieutenant, murmura le matelot furieux à mes oreilles, si nous n’étions pas que trois hommes seulement !…

Bernard, après cette dernière exclamation, garda prudemment le silence. Tous nos regards étaient tournés avec anxiété vers la sinistre clarté destinée à attirer les caïmans, lorsqu’une espèce de vagissement plaintif, qui semblait sortir du fond de la lagune, nous fit tressaillir.

— Voici les caïmans qui viennent pour obéir à notre souveraine, murmura Carvalho à mon oreille.

Mon cœur battit avec violence.

À peine ce cri ou ce vagissement s’était-il fait entendre, que le murmure produit par la population rassemblée sur la rive cessa aussitôt et fit place à un silence solennel.

Cinq à six minutes s’écoulèrent ainsi ; puis tout à coup un clapotement assez fort, comme si un combat se fût livré au milieu de la lagune, se fit entendre, et quelques secondes plus tard la lumière tomba dans l’eau et s’éteignit en sifflant. Le condamné venait d’être saisi par un ou plusieurs caïmans. Un frisson me passa par le corps, et je fus obligé de me rappeler et ma position actuelle, et la mission que l’on m’avait confiée et qui me restait à remplir pour ne pas m’emporter imprudemment contre la reine de Bombetoc.

— Voilà qui est fait, me dit alors tranquillement l’interprète Carvalho en se frottant joyeusement les mains. À présent, nous pouvons continuer notre chemin.

En effet, nos rameurs, sans attendre nos ordres, firent voler de nouveau notre légère pirogue sur la surface paisible et argentée de la lagune.

Lorsque nous rangeâmes de près, quelques secondes plus tard, la pointe du cap sablonneux, j’aperçus, à la clarté douteuse de la lune, alors dans son premier quartier, le poteau où l’on avait attaché la victime. Quelques liens coupés par les dents tranchantes des caïmans pendaient encore gonflés de sang dans les eaux rougies de la lagune !

Quant à la population rassemblée sur la rive, il me serait impossible de trouver un mot qui pût rendre la clameur ou le hurlement spontané qu’elle pou sa en voyant s’éteindre la lumière posée sur la tête du condamné : on eût dit le cri d’un troupeau de tigres réglé en orchestre par un génie infernal !

— Est-ce que des exécutions semblables à celle-ci sont fréquentes à Bombetoc ? demandai-je à l’interprète portugais une fois que je fus un peu remis de l’émotion que m’avait causée l’épouvantable et lugubre scène dont je venais d’être le témoin.


— Elles sont au contraire très rares !… Depuis que les rois malgaches de la côte de Mozambique trouvent à vendre leurs esclaves aux blancs, ils respectent tous les gens condamnés à mort… Car, enfin, de la poudre, des fusils et de l’arack ne sont pas des choses à dédaigner, et que l’on puisse sacrifier au plaisir de nourrir les caïmans avec quelques coupables. L’épreuve du tanguin, si commune jadis, devient ainsi de jour en jour plus rare… Elle a été remplacée par l’épreuve du sang et celle du feu !

— Qu’est-ce que l’épreuve du sang ?

— Oh ! ce n’est pas grand-chose. Elle consiste à enfoncer dans le bras de l’accusé des épines de raquette. Si le sang coule, on reconnaît son innocence !… Si les bords de la piqûre restent secs, on le condamne à être vendu comme esclave…

— Cette épreuve est, en effet, préférable à celle du tanguin ; en outre, elle doit donner à la justice peu de coupables…

— Mais, au contraire, seigneurie, il est rare que celui qui la subit échappe à l’esclavage.

— Il me semble cependant difficile que l’introduction violente d’une épine, fort pointue et tranchante, dans la chair, n’amène pas sur la peau quelques gouttes de sang.

— Ah ! oui, je conçois… mais, c’est que je ne vous ai pas tout dit : l’exécuteur chargé de l’opération est un homme qui connaît parfaitement son affaire… D’abord il commence par tenir le bras du patient levé pendant une minute ou deux, puis il le frictionne fortement pour en faire descendre le sang ; ensuite il n’enfonce l’épine que par petits coups, et avec une précaution extrême, entre la chair et la peau… J’ai assisté à plus de mille opérations semblables, et je n’ai pas vu le sang couler plus de dix fois ! … Et puis, encore une chose : c’est que si un exécuteur manquait deux ou trois fois de suite son opération, le roi le soumettrait lui-même à l’épreuve… tandis que s’il réussit toujours, son gracieux souverain le récompense…

— En argent, en effets ou en arack ?

— Oh ! non ; les rois ne donnent jamais… Ils nomment l’exécuteur adroit un de leurs ministres.

— Diable ! mais vos rois me semblent être d’excellents négociants.

— Je crois bien, seigneurie !… Vous ne pouvez vous imaginer comme ils ont de l’esprit et combien ils s’occupent de leurs sujets.

— Je ne dis pas non ; je trouve seulement que pour se procurer des esclaves, ils abusent un peu trop des épines de raquette.

— Vous vous trompez, seigneurie, les épreuves n’ont lieu que lorsque l’accusé proteste de son innocence, que quand on lui reproche un crime vague et imaginaire ; mais il y a des délits qui entraînent avec eux, de droit, la peine de l’esclavage, sans que l’on ait besoin pour cela d’éprouver les délinquants… C’est encore là une bien belle invention de nos excellents souverains…

— Voyons un peu cette invention !

— Elle est magnifique. Vous saurez, seigneurie, que nos rois peuvent se marier et se marient autant que cela leur est possible. Un roi voit passer une femme devant son Louvre ; il l’appelle, elle entre, y reste une heure, et quand elle sort, elle a le droit de s’appeler femme du roi !… Elle revient, à partir de ce moment, trouver son époux, jusqu’à ce que celui-ci la répudie publiquement, ce qui n’a pas toujours lieu tout de suite, car on a vu des rois s’attacher à leurs femmes et les garder pendant fort longtemps… quelquefois quinze jours. Une fois le divorce prononcé et publié, cette femme devient inviolable. Malheur à celui qui ose alors lui parler d’amour ! Il est tout de suite condamné à l’esclavage !… Or, comme chaque roi possède un millier d’épouses parmi les plus jolies filles, cela lui rapporte chaque année une dizaine de cargaisons de négriers.

L’interprète en était là de sa curieuse conversation, lorsque nous atteignîmes la fin de la lagune. Ce fut à regret que je mis pied à terre : l’air était imprégné de si enivrantes senteurs, la nuit si belle, notre navigation si douce, que j’eusse volontiers consenti à passer le reste de la nuit couché dans le fond de la pirogue. La nappe d’eau que nous venions de franchir avait à peu près cinq lieues. Nous étions donc au moins au milieu de notre voyage.

Le chef du village où nous descendîmes s’empressa, l’annonce de notre arrivée nous ayant devancés, de se rendre à notre rencontre. Il nous accueillit à merveille, et s’empressa de nous emmener dans sa case, où nous attendait un repas à peu près pareil à celui que nous avait déjà donné le sous-roi, mari de la charmante amboulame.

Je m’empressai de reconnaître sa gracieuse hospitalité en lui faisant don d’une bouteille d’arack. Je ne rapporterai pas la joie que lui causa ce présent, car cette joie se témoigna d’une façon tellement extravagante et excita en lui de tels transports que les lecteurs européens ne pourraient y croire. Il est pour incontestable que pour une bouteille d’arack un Oreste malgache assassinerait son Pylade ! Le lendemain matin, au point du jour, nous nous remîmes en route ; mais, hélas ! nous n’avions plus cette fois une délicieuse lagune et une excellente pirogue ! Le reste de notre voyage devait se faire à pied, à travers les obstacles presque insurmontables et toujours douloureux d’une végétation inextricable, et sous les rayons de lave que versait sur nos têtes un soleil meurtrier.

Notre chaussure était trop dure pour se plier aux exigences d’un terrain fangeux et mobile, nous dûmes nous en dépouiller et continuer notre route à pieds nus. Que de fois en traversant des marais à moitié desséchés et recouverts de gigantesques roseaux tellement serrés les uns contre les autres qu’ils nous dérobaient la vue du sol, combien de fois, dis-je, ne me rejetai-je pas en arrière avec terreur, en sentant mon pied sans défense glisser sur un corps froid et visqueux, celui d’un serpent ou d’un caïman sans doute… Une seule chose me rassurait quant à la voracité de ces monstres, c’est qu’ils préfèrent, dit-on, la chair des hommes de couleur à celle des blancs. Toutefois, me trouvant exposé ainsi à leurs atteintes, je n’ajoutai que peu de foi à cette croyance, que j’avais jusqu’alors acceptée en théorie.

Une expérience que nous fûmes à même de faire à nos dépens, hélas ! mes deux matelots et moi, fut celle que les moustiques préféraient de beaucoup notre peau tendre et blanche, relativement parlant, au cuir bronzé et coriace des Africains. Notre corps, tamisé par les dards imperceptibles et aigus de ces affreux insectes, ne présentait plus qu’un tatouage.

Un ennemi plus terrible encore, non pas à combattre, car cela eût été malheureusement impossible, mais à supporter, que les moustiques, c’était une quantité prodigieuse de grosses et longues fourmis rouges qui couvraient en entier les feuilles des buissons. Chaque fois que le terrain fangeux et glissant que nous foulions nous forçait, en nous faisant perdre l’équilibre, de nous rattraper aux branches des arbrisseaux, nous recevions comme une pluie de fourmis dont chaque goutte nous laissait une blessure sur le corps.

Ces piqûres étaient tellement douloureuses, que nous fûmes forcés, Bernard, Poiré et moi, de nous jeter à plusieurs reprises dans les grandes flaques d’eau que nous rencontrâmes, afin de nous débarrasser des fourmis qui, joignant la gourmandise à la vengeance, étaient restées attachées à notre corps. Cela nous exposait, il est vrai, à tomber dans la gueule de quelque crocodile ; mais entre deux maux, nous préférions choisir le plus éloigné et le plus incertain ; or, je dis ceci sans aucune exagération, s’il nous eût fallu subir les ravages des fourmis cramponnées à notre chair, nous fussions devenus fous furieux !

Deux heures avant le coucher du soleil, nous entrâmes dans une plaine recouverte de fougères gigantesques, dont le feuillage cachait de profondes crevasses, d’énormes déchirures du sol. Aussi n’avancions-nous qu’avec une extrême lenteur.

Nos conducteurs et l’interprète Carvalho nous montrèrent dans cette plaine l’arbre qui produit le rabinesara, le fruit le plus délicieux que l’on puisse s’imaginer, et que les indigènes font entrer dans presque tous leurs ragoûts et dans leurs breuvages. Nous rencontrâmes aussi un certain nombre de tandracs (espèce d’oursin sans queue), qui nous regardèrent passer d’un air plus étonné que menaçant.

Enfin, vers six heures du soir, nous vîmes apparaître à nos regards, couché le long d’une colline, un gros village bien plus considérable que tous ceux que nous avions ren. contrés jusqu’alors.

C’était la capitale du royaume de Bombetoc, la résidence de la puissante et mystérieuse souveraine dont nous avions si souvent entendu parler à l'Île de France.