Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 5

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 49-55).

V

À notre brusque irruption, la femme au chapelet, la señora Encarnación, poussa un cri de frayeur, laissa tomber son cigare et se mit à faire de nombreux signes de croix.

— Voilà une réception plus chrétienne qu’amicale, s’écria Kernau. Ah çà ! la mère, ai-je donc tellement vieilli depuis mon dernier séjour à Cavit, que tu ne me reconnaisses plus ?

— Ah ! c’est toi, fils, dit la Encarnación, qui, remise de sa frayeur, se leva avec précipitation et se jeta avec toute la fougue espagnole, et selon l’usage du pays, dans les bras de mon matelot pour lui donner l’abrayo de rigueur.

Le Breton, peu désireux d’une telle faveur, se recula vivement.

— Assez ! assez ! la mère, ça suffit, dit-il, causons peu et causons bien. Peux-tu, d’ici à une demi-heure, nous servir un déjeuner soigné ?… Tu me parleras ensuite de ta santé au dessert.

— Vous voulez déjeuner, seigneurie ? Hélas ! je n’ai pas l’esprit assez libre pour m’occuper de pareilles affaires, répondit la Encarnacion en fondant tout à coup en larmes.

— Ah ! ça, c’est bête ! s’écria Kernau ; ça va nous retarder notre repas d’une heure. Voyons, que diable ! ne pleurez pas comme ça… puisque j’ai l’estomac creux.

— Ah ! si vous saviez, seigneurie…

— Tu nous raconteras cela à table…

— On a enlevé aujourd’hui ma jeune fille, mon adorée Gloria…

— Ah bah ! ça a dû lui faire plaisir, à c’tt’enfant… Il faut, après tout, qu’elle ait grandi tout de même ; car la dernière fois que je la vis elle m’arrivait à peine au coude… Ah ! on l’a enlevée ce matin… Eh bien, alors, sers-nous tout de suite à déjeuner… On te la rendra… c’est sûr…

— Ah ! seigneurie, et son honneur ?…

— Hein ! plaît-il ? Toujours des bêtises… Adieu, je m’en vais ailleurs… Bien de l’agrément, et que le diable emporte ta cassine !… Tu peux compter que je ne mangerai plus mes parts de prise ici…

Cette menace calma comme par enchantement la douleur de la pauvre mère, qui, essuyant aussitôt ses larmes, et rallumant son cigare, nous demanda ce que nous désirions.

— Tout ce qu’il y a de mieux… et beaucoup, répondit Kernau.

Une heure plus tard, le moine Perez, mon matelot et moi, attablés tous les trois, nous causions aventures de mer, lorsque notre hôtesse vint nous retrouver.

— À présent, mère Encarnacion, lui dit le frère la Côte en se versant, en guise de grog, une demi-bouteille d’eau-de-vie dans un bol à café, dégoise-nous tes malheurs, ça nous distraira.

— Hélas ! seigneur, le récit en sera bientôt fait… Il y a de l’autre côté de la baie, à Manille, un très riche négociant que la beauté de Gloria avait séduit, car vous saurez que ma chère fille est bien certes la plus jolie fille de Cavit, et qui devait venir la chercher ces jours-ci… C’était convenu entre nous depuis longtemps…

— Qu’est-ce qui était convenu, la vieille ? interrompit Kernau. Ah ! bête que je suis, de t’adresser une question aussi saugrenue, continua mon matelot en haussant les épaules. C’était convenu… Après ?

— Ce très riche négociant est bien l’homme le plus généreux qu’il soit possible de trouver. Il devait faire repeindre à neuf la façade de ma maison, faire restaurer mon escalier, me donner deux barriques d’eau-de-vie de Catalan, et m’ouvrir, sans intérêt, un crédit de mille piastres sur sa maison… Jugez comme tout cela eût rendu ma jolie Gloria heureuse !… Vous m’observerez qu’il m’eût fallu me séparer d’elle… Hélas, cela m’eût été bien douloureux et pénible ; mais, après tout, n’est-ce pas un devoir pour de bons parents de savoir se sacrifier au bonheur de leurs enfants ?… J’étais donc résolue… lorsque ce matin j’ai vu des officiers entraînant Gloria de force, la contraindre à monter dans une voiture qui les attendait, et disparaître bientôt de mes yeux.

— Et malgré mes cris, dit le moine Perez en achevant le récit de notre hôtesse.

— Cette fois-ci est-elle la première que l’on ait enlevé ta fille ? demanda Kernau en s’adressant à la señora Encarnacion.

— Certainement, seigneurie.

— Eh bien, à la seconde cela ne te produira plus d’effet, reprit le matelot en guise de consolation…

Après notre déjeuner, qui se prolongea assez avant dans la matinée, nous sortîmes, Kernau et moi, pour courir la ville.

— Tiens, me dit-il au milieu de notre promenade, si nous rabattions un peu au couvent des Franciscains, pour aller chercher Perez, qui nous a quittés en sournois… ça nous amuserait peut-être… Je n’ai jamais vu de couvent d’abord… moi ! Et toi ?

— Moi non plus, si ce n’est toutefois celui des Cordeliers… et encore était-il occupé par un club où pérorait Marat. Allons.

Le couvent des Franciscains établi à Cavit est réellement magnifique. Des constructions superbes, des jardins immenses, une chapelle luxueusement ornée, où l’on voit briller de toutes parts diamants, pierres fines et joyaux d’or, sont la propriété de ces bienheureux pères.

Nous pénétrons dans une vaste cour carrée entourée d’arceaux, et dont les murs, recouverts de tableaux assez mauvais, servaient d’appui à de nombreux bancs de pierre. Sur ces bancs, plusieurs franciscains, assis à côté de jeunes femmes, causaient et fumaient avec ce laisser-aller espagnol qui toujours, dans les premiers temps, surprend le voyageur.

N’ayant trouvé personne à qui nous adresser, pas même un frère-portier, nous allions nous-mêmes à la recherche du franciscain Perez, quand des cris aigus de Au secours ! au secours ! arrivèrent jusqu’à nous ; puis, presque au même instant, une jeune fille éplorée se jeta dans les bras de Kernau.

— Sauvez-moi, señor, lui dit-elle en proie à une agitation extrême. Emmenez-moi d’ici.

Caramba ! je ne demande pas mieux, surtout si c’est pour partager ma cabine, lui répondit le frère la Côte après l’avoir considérée un moment.

Elle était au reste charmante.

Mon matelot, après cette réponse polie, offrait galamment son bras à la délicieuse créature, quand plusieurs franciscains, attirés par les cris qu’elle avait poussés, sortirent précipitamment de leurs cellules et arrivèrent près de nous.

À leur vue, l’effroi de la jeune fille reparut tout entier, et elle se cramponna au bras puissant du protecteur que le hasard lui envoyait.

— Ne craignez rien, mon enfant, lui dit Kernau, ces gens-là sont des paresseux qui ne savent pas faire le coup de poing… S’ils ont l’air de bouger, je les bouscule tous…

Et à cette perspective qui lui souriait probablement beaucoup, mon matelot relevant joyeusement les bouts de manche de sa jaquette regarda la troupe des franciscains d’un air moitié provocateur, moitié plaisant.

Un vieux franciscain sortant du groupe des frères s’avança vers lui :

— Misérable impie, dit-il au Breton, va porter ailleurs tes infamies et tes scandales… éloigne-toi au plus vite de ces lieux…

— D’abord, farceur, je t’apprendrai que je ne suis pas le moins du monde impie ; ensuite je te ferai remarquer que tu n’exerces pas proprement du tout les lois de l’hospitalité envers ceux qui veulent bien venir visiter ta baraque. Après tout, je… m’en fiche pas mal. Quant à m’éloigner, je ne demande pas mieux, ajouta Kernau en regardant tendrement sa jolie et inconnue protégée. Sur ce, bonsoir la compagnie, mes compliments à vos dames, et que le diable vous torde à tous le cou.

Mon matelot, après cette belle péroraison, allait s’éloigner, lorsque le vieux franciscain lui barra le passage :

— Crois-tu que nous laisserons violenter cette jeune fille, misérable ? lui dit-il.

-Ah ! des mots !… Bon, ça va chauffer, Louis, murmura Kernau en se tournant vers moi. Surtout prends garde aux couteaux, garçon ; ces chafouins en ont jusque dans les plis de leurs robes.

— Eh bien ! reprit le franciscain, m’as-tu entendu ?

— Entendu et compris… parfaitement !

— Alors, je te le répète, laisse cette jeune fille et va-t’en !

— Oui, oui, qu’il laisse cette jeune fille, l’hérétique, l’impie, le damné ! hurlèrent en chœur les autres franciscains.

Kernau, ravi d’entendre ces cris qui lui donnaient l’espoir qu’une lutte allait s’engager, se mit à considérer de nouveau les moines en ricanant à leur nez et à leur barbe ; puis tout à coup poussant un bruyant éclat de rire :

— Ah ! pardieu, voilà qui est par trop drôle… Ce coquin de Perez qui crie plus fort que les autres…

Et le frère la Côte, joignant aussitôt l’action à la parole, se jeta d’un bond au milieu des moines épouvantés, happa l’infortuné ex-matelot par le collet de sa robe, et me le rapporta en triomphe.

— Tiens, vieux, me dit-il en le déposant à mes pieds, il sent encore le grog que je lui ai payé, l’ingrat !

À l’action du frère la Côte, plusieurs franciscains se précipitèrent vers la rue et se mirent à appeler les passants au secours.

En moins d’une minute, la cour du couvent se trouva inondée d’une populace prête à se livrer à tous les excès qu’on lui désignerait.

— Vieux, me dit rapidement Kernau, va-t’en vite…

— Es-tu fou ?…

— Mille noms de noms ! ne m’interromps pas, ou nous sommes fichus… Il ne s’agit pas de te faire larder en ma compagnie, il faut que tu te sauves. Cours prévenir tous les amis qui se promènent sur le port, du danger dans lequel je me trouve, et reviens avec eux me prêter main-forte. Quant à moi, ne crains rien, je connais le pays ; j’ai pris mes précautions en conséquence, et je suis paré pour tenir ces braillards en respect jusqu’à ton retour. Après tout, on ne sait pas ce qui peut arriver ; donne-moi toujours une poignée de main… Bon… À présent, plus un mot et déguerpis au plus vite. Nom de nom ! j’espère tout de même qu’on a drôlement de l’agrément à Cavit…