Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 2

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 17-29).

II


Cette réponse, que Kernau prononça avec une profonde conviction, ne réussit pas aussi bien qu’il l’espérait ; car l’officier nous fit passer la nuit au violon. Le lendemain matin, il voulut même nous faire reconduire à la Cayenne par la gendarmerie ; mais, désarmé par mes instances, peut-être bien aussi par ma jeunesse, et par-dessus tout par les excuses que je lui présentai au nom de mon matelot, il consentit à nous laisser en liberté, à condi­tion que nous nous rendions de nous-mêmes tout de suite à bord. Nous acceptâmes cet engagement, et, fidèles observateurs de notre promesse, nous nous dirigeâmes, Kernau et moi, aussitôt après notre déjeuner, vers l’île d’Aix.

Je ne saurais rendre l’impression que me causa la vue de la mer ; c’était la première fois de ma vie que mon regard se perdait dans un horizon sans bornes.

La division en rade se composait des six navires suivants, que Kernau me désigna pendant qu’un canot nous conduisait à bord :

Les frégates la Vertu, capitaine l’Hermite ; la Seine, capitaine Bigot ; la Régénérée, capitaine Willaumez ; la Forte, que montait le contre-amiral de Sercey et que commandait mon cousin Beaulieu-Leloup ; enfin les corvettes la Mutine et la Bonne-Citoyenne.

Il me serait impossible de décrire l’étonnement que j’éprouvai en mettant le pied sur le pont de la Forte. Le spectacle de la réalité qui se présenta à mes regards était si loin de l’idée que je m’étais faite d’un navire, que je restai un moment tout abasourdi et n’osant en croire le témoignage de mes yeux. Au lieu de ces matelots si coquets, de ces quartiers-maîtres et de ces officiers revêtus de brillants uniformes, que mon imagination rêvait depuis si longtemps et sans cesse, je n’apercevais que des gens sales, débraillés, couverts de misérables haillons, ressemblant bien plutôt à des pirates ou à des bandits qu’à des serviteurs de l’État. La propreté du navire laissait également beau­coup à désirer.

Je n’étais pas encore revenu de ma surprise, lorsque le capitaine de Beaulieu passa à mes côtés. Quelque bon que fût mon cousin, et personne n’était meilleur et plus affable que lui, il ne daigna pas m’adresser la parole. À peine laissa-t-il tomber sur mon humble personne un regard froid et distrait. Je ne m’attendais certes pas de sa part, lui-même m’avait prévenu à ce sujet, à une réception expansive, mais je comptais au moins sur une parole bienveillante, sur un mot d’encouragement ; aussi, en voyant cet accueil glacial, me figurai-je un instant qu’il ne m’avait pas reconnu. Mon erreur fut de courte durée.

— Lieutenant Mamineau, dit-il en me désignant par un léger signe de tête à un officier que j’appris plus tard être le lieutenant en pied, faites placer cet homme à la timonerie en qualité de pilotin.

Une fois cet ordre donné, mon cousin me tourna le dos sans s’occuper davantage de moi. Quatre jours après mon embarquement à bord de la Forte, nous quittâmes le mouil­lage de l’île d’Aix. Nous étions à peine depuis une semaine en mer, quand un coup de vent violent nous assaillit et nous sépara des corvettes la Mutine et la Bonne-Citoyenne. La division se trouva donc réduite à quatre frégates.

Je n’imposerai pas au lecteur le récit des souffrances que me fit éprouver ce mauvais temps, de l’abattement d’esprit qu’il me causa. Ah ! s’il m’eût été donné alors de pouvoir, par le seul effort de ma volonté, retourner à terre, mon père ne m’eût pas attendu longtemps.

Toutefois, j’étais si jeune et si plein d’enthousiasme, que le premier rayon de soleil chassa toutes mes sombres idées, et me rendit à mes espérances et à mes rêves.

Quinze jours après notre départ de la rade de l’île d’Aix, après avoir reconnu Madère, nous relâchâmes au port de Santa-Cruz de l’île de Palma, l’une des Canaries, où nous restâmes toute une semaine. À peine mon cousin Beaulieu était-il débarqué qu’il me fit appeler à son hôtel. C’était la première fois qu’il s’inquiétait de moi depuis notre départ de France ; aussi ne fut-ce pas sans une certaine appréhension que je franchis le seuil de la porte de sa chambre. J’ignorais si c’était le capitaine ou le parent que j’allais voir : mes doutes à cet égard ne durèrent pas longtemps.

— Eh bien ! mon cher Louis, me dit-il en me donnant une cordiale poignée de main, comment te trouves-tu de ton nouvel état ? Ravi, n’est-ce pas ? Et pourtant tu n’as pas encore entendu le bruit du canon, tu n’as pas vu couler une frégate anglaise, tu n’as pas assisté à un abordage… Que de bonheur t’est réservé ! Quant à moi, je dois te confesser que je suis très satisfait de ta conduite… Je suis sévère comme le devoir, c’est vrai ; mais dans le fond, ne va pas abuser au moins de cet aveu, je suis tout à fait bon homme… Pendant les quinze jours de mer que nous venons de faire, quoique je n’eusse pas l’air de m’occuper de toi, je te suivais constamment de l’œil, à la dérobée… et, je le répète, ta manière d’agir mérite toute mon approbation… Tu réussiras, c’est moi qui te le prédis.

De Palma, nous fîmes route pour le cap de Bonne-Espé­rance, que nous relevâmes très au large. Ce fut alors que l’amiral de Sercey ouvrit, conformément à ses instructions, le pli ministériel qui devait lui indiquer la destination de la division. Cette destination, comme chacun s’y attendait, était l’Inde.

Kernau, dans la joie de son âme, fut le premier à m’an­noncer cette bonne nouvelle ; il se sentait si heureux qu’il ne pouvait s’empêcher, tout en accomplissant son service, de battre sur le pont de prodigieux entrechats. Il étouffait de bonheur. À partir de ce moment, Kernau, quoique attaché comme moi à la timonerie, et par conséquent dis­pensé en partie des manœuvres, se montrait l’homme le plus zélé du bord. Il lui semblait, dans son impatience fébrile, qu’il aidait à la marche de la frégate.

Au reste, puisque l’occasion se présente ici de parler de mon brave matelot, je dois constater, pour obéir à la jus­tice, qu’il remplissait avec une conscience et une intelligence parfaites la mission de m’instruire que lui avait confiée mon cousin : je dois même ajouter qu’il outrepassait parfois son rôle.

— Vois-tu, matelot, me disait-il en m’entraînant exécuter une manœuvre qui ne nous regardait ni l’un ni l’autre, pour devenir ce qu’on appelle un marin faut mettre la main à toutes les sauces. Si tu ne fais que ce que le devoir t’ordonne, tu n’apprendras jamais rien sur un navire de guerre. Tu resteras dix ans calfat, dix ans timonier, dix ans gabier, dix ans je ne sais plus quoi, coq ou cuisinier, peut-être, et dans quarante ans tu ne seras pas un matelot. Trémousse-toi ferme, mon vieux, on ne sait pas ce qui peut arriver… Qui est-ce qui te dit que nous ne nous trouverons pas bientôt, toi et moi, foulant un pont de navire qui ne sera plus un navire de guerre ? .. D’abord dans l’Inde on fait ce qu’on veut… c’est le pays des occasions… Enfin, suffit ; je me comprends…

Lorsque nous atteignîmes le banc des Aiguilles, nous y éprouvâmes l’inévitable mauvais temps qui règne toujours dans ces parages. Un jour que le vent donnait avec plus de force qu’à l’ordinaire, Kernau, en entendant l’officier de quart commander de prendre un ris, m’entraîna avec lui.

— Allons, vieux, me dit-il, c’était son terme d’amitié, allons voir un peu quel temps il fait là-haut.

Quoique je fusse peu habitué à la gymnastique maritime, et que le roulis, épouvantable ce jour-là, m’empêchât presque de me tenir ferme debout, je n’en suivis pas moins mon matelot ; car, désireux d’apprendre mon métier, je m’étais fait une loi de lui obéir aveuglément en toute circonstance.

Agile et adroit comme un frère la Côte, Kernau, lorsque je le rejoignis sur la vergue, avait déjà passé plusieurs tours de raban d’empointure.

— Allons, petit, courage, me dit-il, affermis-toi bien sur le marchepied, pour te préparer à haler la voile au vent, et surtout ne regarde pas dessous de toi…

Ce que l’on appelle le marchepied est tout bonnement un cordage de moyenne grosseur, attaché au bout et au milieu de la vergue, et qui se balance dans l’espace.

En me voyant ainsi suspendu à près de quatre-vingts pieds au-dessus d’une mer furieuse qui enlevait la frégate comme si elle eût été une tige de paille, je me sentis pris de vertige, et je me cramponnai du mieux que je pus.

— Kernau, dis-je à mon matelot, je sens que je ne puis plus résister ; je vais tomber.

— Bah ! est-ce qu’on tombe ? me répondit-il avec un flegme parfait. Allons, vieux, souque ta garcette… ça te distraira… Appelant à mon aide toute ma force de volonté et toute mon énergie, j’essayai d’obéir à mon matelot ; mais à peine avais-je lâché la vergue après laquelle je me tenais cramponné que la frégate donna un effrayant coup de tangage. Ne m’attendant pas à ce mouvement contraire, je perdis l’équilibre.

— Kernau, je tombe ! m’écriai-je de nouveau en fermant les yeux. Je me sentais déjà au fond de la mer.

— Bah ! est-ce que l’on tombe jamais ! répéta tranquillement Kernau en me retenant d’une main prompte et nerveuse, c’est des bêtises, ça…

Une fois ma besogne achevée, et Dieu sait que je n’en serais jamais venu à bout sans l’aide de mon matelot, je regagnai avec assez de peine la hune d’artimon, puis je descendis sur le pont.

— Eh bien, vieux, me dit le Breton en riant, tu vois bien que tu as fini par ne pas dégringoler… Avais-je raison ?

— C’est vrai, mais si tu ne m’avais pas empoigné au passage…

— Tu ne serais pas tombé davantage pour cela… puisque d’abord je te dis qu’on ne tombe jamais… Es-tu têtu, donc !

Huit jours plus tard, grâce à ma persévérance soutenue par les conseils du frère la Côte, je prenais un ris sans plus me soucier du gouffre placé sous moi que des nuages qui passaient au-dessus de ma tête.

Entre le banc des Aiguilles et l’île de France nous capturâmes un riche trois-mâts portugais, de la force d’une frégate de douze, abondamment chargé de marchandises de l’Inde, nommé l’Elcinger.

Une heure après cette capture, mon cousin Beaulieu me fit appeler près de lui.

— Louis, me dit-il, pour devenir un bon marin il faut non pas seulement naviguer beaucoup, mais aussi changer sou­vent de navire : j’ai donc décidé que tu passeras sur la prise. Cette occasion de t’instruire est d’autant plus favorable pour toi que vous serez peu de monde à bord, et que par conséquent tu te trouveras forcé de faire un peu de tout.

— Merci, capitaine. Me serait-il permis de vous faire une demande ?

— Accordé, si elle est juste et raisonnable.

— Je serais bien heureux de pouvoir emmener mon matelot Kernau avec moi.

— J’y consens volontiers.

Grande fut ma joie en apprenant que l’enseigne de la Bretonnière était désigné par le contre-amiral pour être capitaine de la prise. En effet, cet officier, qui, depuis que j’avais eu l’honneur de dîner avec lui chez mon cousin à Rochefort, s’était toujours montré excellent pour moi, possédait la nature la plus sympathique que j’ai jamais rencontrée. D’une modestie que rien n’égalait, si ce n’est son courage, qui était sans bornes, il avait de vraies manières de grand seigneur, ce qui ne l’empêchait pas de déployer en toute occasion une excessive aménité et une bienveillance soutenue.

Ce fut à lui que je dus, pendant le temps que je restai à bord de l’Elcinger, mes premières et plus précieuses leçons de l’art maritime. Notre prise, vers la fin de l’année 1797, arrivait sans encombre à l’île de France.

À l’île de France, notre division s’augmenta de deux frégates, la Cybèle, capitaine Tréhouard, et la Prudente, capitaine Magon Ces deux navires croisaient depuis plus de vingt mois dans les mers de l’Inde.

Après le temps strictement nécessaire à la mise en état de ces six bâtiments, nous nous dirigeâmes vers les côtes de l'Inde. Inutile d'ajouter qu'une fois l'Elcinger mis en sûreté, je m'étais rembarqué sur la Forte. Quant à mon matelot Kernau, il me donna à ce propos une preuve d'amitié qui me toucha singulièrement.

— Mon vieux, me dit-il le jour où nous appareillâmes, si tu étais plus avancé dans ton éducation, la Forte n'aurait pas l'honneur de me compter en ce moment parmi les hommes de son équipage.

— Pourquoi cela, matelot ? lui demandai-je.

— Comment, pourquoi cela ? Mais parce que j'aurais filé mon câble. Je t'aurais dit : Vieux, viens-t'en avec moi courir les aventures. Je suis frère la Côte, et un frère la Côte trouve toujours moyen d'utiliser ses talents dans les mers de l'Inde, et tu m'aurais suivi… Ah ! ne dis pas le contraire… Cela me vexerait… J'veux croire que tu m'aurais suivi, moi, c'est mon idée…

— Ainsi je suis la cause, mon pauvre matelot, qui t'a empêché d'accomplir un projet que tu souhaitais réaliser depuis si longtemps ?

— Assez parlé sur ce sujet. Tu connais ma manière de voir ; on est matelot ou on ne l’est pas, si on l’est, on l’est…

— Oui, je connais.

— Et puis, après tout, c'est-y donc un si grand malheur pour moi d'être resté à bord… Aussi sûr, crois-moi, que je suis fils de ma mère, il ne se passera pas quinze jours avant que nous causions avec l'English. Positivement nous aurons de l'agrément.

Une semaine s'était à peine écoulée depuis cette conver­sation, lorsque la prophétie de mon matelot se réalisa. Nous rencontrâmes deux vaisseaux anglais : le Victorieux, de 80 canons, et l'Arrogant, de 74.

L'amiral de Sercey ne trouvant pas sa division de force à se mesurer avec de si formidables jouteurs, nous fûmes chassés pendant toute la journée. J'ignore si la prudence de l'amiral déplut à mon cousin Beaulieu, toujours est-il qu'il sortit, dès le moment où commença la poursuite, de son caractère habituel, et qu'il se montra d'une humeur abominable. La nuit venue, nous éteignîmes tous nos feux; ce qui n'empêcha pas que le lendemain, dès les premiers rayons du jour, nous aperçûmes les deux vaisseaux anglais : ils avaient gagné sur nous. L'action, du moins je l'enten­dais répéter autour de moi par tous les vieux matelots expérimentés de l'équipage, devenait inévitable.

En effet, les frégates, obéissant aux signaux de l'amiral Sercey, ne tardèrent pas à se ranger en ordre de bataille : la Cybèle en tête, la Forte vers le milieu, et la Vertu en serre-file. Cette fois fut pour moi la première où j'assistai à un véritable branle-bas de combat.

Prétendre à présent que je ne ressentis aucune émotion en contemplant ces terribles apprêts, serait mentir à la vérité, ce qui ne m'arrivera pas pendant le cours de ces mémoires, j'en prends l'engagement. Quoique bien décidé à remplir mon devoir, je n'en éprouvais pas moins un violent serrement de cœur. Je suis persuadé cependant que s'il eût alors dépendu de ma volonté d'éviter le combat sans me compromettre aux yeux de personne, je ne l'eusse point fait. Le branle-bas était terminé et chacun se trouvait à son poste, quand un matelot vint m'avertir, ainsi que Kernau, que le capitaine nous demandait.

Je trouvai mon cousin Beaulieu, en entrant dans la dunette, assis sur un pliant et les yeux fixés sur une carte maritime. Son air était grave et son teint plus pâle que d'habitude.

— Louis, me dit-il en se levant brusquement, les moments sont précieux, ne les gaspillons pas en vaines paroles. Écoute-moi avec attention. Avant un quart d'heure d'ici nous serons attaqués, cela ne peut se mettre en doute; eh bien, j'ai peur…

— Sacré mille tonnerres ! c'est pas vrai ! s'écria Kernau oubliant dans un beau moment d'indignation devant qui il se trouvait.

Un regard sévère de mon cousin, un vrai regard de capitaine sur son bord, lui coupa la parole. Mon matelot confus baissa la tête et rougit, c'était inouï pour un frère la Côte, jusqu'au bout des oreilles.

M. Beaulieu, se retournant vers moi, reprit :

— Louis, me dit-il, j'ai peur que, jeune comme tu l'es et n'ayant pas encore assisté à une affaire, tu ne faiblisses, lorsque tout à l'heure l'action s'engagera, devant un danger nouveau et inconnu pour toi, que ton imagination n’a pu te révéler tel qu'il est. Si tu aimes mieux, j'ai peur que tu ne sois surpris, et cette idée me tourmente au-delà de toute expression. On sait à bord que tu es mon parent… comprends-tu ! Une hésitation qui chez tout autre pilotin passerait inaperçue serait remarquée en toi et déshonorerait ta famille.

« Peut-être ai-je eu tort de te faire embarquer si jeune, peut-être ton père maudira-t-il bientôt le nom de celui dont les conseils l'auront privé d'un fils… Mais cela ne regarde que Dieu et moi… Ce qui importe pour le moment, c'est que si tu tombes, tu ne laisses pas une tache ineffaçable sur ta famille, et que tu emportes avec toi un nom respecté… Me le promets-tu ?

— Oui, mon cousin, oui, capitaine, m'écriai-je ému et exalté tout à la fois, je vous promets de rester digne de vous.

— C'est bien, Louis, c'est tout ce que je voulais, me répondit-il en reprenant son air sévère. À propos, sais-tu nager ?

— À peine, mon capitaine.

— Bien… À présent, approche ici, toi, continua-t-il en se retournant vers Kernau.

Mon matelot obéit avec autant de gaucherie que d'em­pressement ; le manque involontaire de respect qu'il venait de commettre paralysait toute son assurance habituelle. Je me retirai par discrétion de quelques pas en arrière. Cette précaution était du reste inutile, car mon cousin Beaulieu, approchant sa bouche de l'énorme tête du Breton, lui parla pendant quelques secondes à voix basse tout contre l'oreille.

Jamais je n'oublierai l'expression d'étonnement profond qui se peignit sur le visage de mon matelot dès les premiers mots que lui dit notre capitaine.

Un « Ah ! bah ! » sonore qu'il ne put retenir, et qui vint aggraver, bien contre sa volonté assurément, sa première inconvenance, me prouva le trouble de son esprit.

— Eh bien ! continua le capitaine Beaulieu à haute voix, puis-je compter sur toi ?

— Dame, capitaine, répondit Kernau, s'il ne s'agissait que…

— Pas de phrases ; oui ou non !

— Alors ! capitaine… c'est que… c'est pas une chose de service…

— Assez ! Une dernière fois, oui ? non ?

— Au fait, excusez, c'est oui que je voulais dire, capitaine.

— C'est bien convenu, bien entendu, tu as bien compris ?

— Si c'est bien convenu ?… je crois bien… Si c'est compris ? Ah ! mais oui, car c'est là une fièrement belle idée, en y réfléchissant tout de même, que vous avez eue là, capitaine.

— Tu peux t'en aller !

— Louis, me dit mon cousin après que mon matelot se fut éloigné, tu ne m'en veux pas de t'avoir fait entrer dans la marine ?

— Ah ! mon cousin !… si c’était à recommencer en ce moment, je n'hésiterais pas plus que je n’ai hésité !… au contraire.

— Au fait, tu as raison, me dit-il en me serrant affectueusement la main, en dehors de notre profession il n'y a rien qu'ennuis à attendre ici-bas… J'ai peut-être tort, que veux-tu, je suis ravi de te voir à présent à bord de la Forte, sur le point de subir le baptême de feu… Au revoir, mon garçon, n'oublie pas mes recommandations… Mais à quoi bon te les répéter ?.. Je crois pouvoir compter sur toi… Va regagner ton poste de combat.

Mon cousin me pressa une dernière fois la main, me regarda d'un air paternel, presque attendri, et je sortis de la dunette avec autant de respect que d'amour pour lui dans le cœur.

Attaché, ainsi que Kernau, au personnel des signaux, mon poste, comme le sien, était sur la dunette.

— Eh bien ! matelot, lui dis-je en le rejoignant, il paraît que le capitaine t'a chargé d'une fameuse mission…

— Possible ! me répondit-il d'un air embarrassé.

— Ne peux-tu me la communiquer ?

— Ah bien oui ! impossible, vieux !

— Bah ! impossible… après tout, si c'est la consigne je n'insiste pas… Et puis veux-tu que je t'avoue une chose ?… j'ai tout deviné…

— Ah ! ça c'est sévère !… t'as deviné ?

— Oui, et la preuve c'est que je te complimente…

— Tu me complimentes, toi ! Alors tu n’y es pas du tout !

— Un marché ? Si je te dis ce dont il retourne, l’avoueras-tu ?

— Ça va, me répondit-il après avoir réfléchi un instant, foi de Breton, je te l’avouerai. À propos, t’as pas besoin de crier ça tout haut…

— Eh bien ! repris-je à demi-voix en me penchant vers lui, le capitaine t’a fait promettre que si nous tombons au pouvoir de l’Anglais, tu mettras le feu aux poudres et que tu feras sauter la frégate…

— Mon vieux, tu n’y es pas du tout ! N, i, ni, c’est fini ! attention… le spectacle va commencer.