Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 10

Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 85-97).

X

Au moment où l’installation d’un navire allait être terminée, c’est-à-dire vers les sept heures, une petite goëlette vint à passer à une vingtaine de toises de notre arrière. Les quelques matelots que nous aperçûmes sur son pont parurent nous observer avec une indifférence qui nous rassura, et le navire continua sa route sans manifester le désir de communiquer avec nous.

Nous éprouvâmes une grande joie en le voyant disparaître, car s’il se fût avisé de nous héler, nous ne possédions personne à bord qui connût assez la langue anglaise pour pouvoir lui répondre sans trahir son origine française, et cela nous eût incontestablement fait reconnaître pour ce que nous étions.

Notre position, malgré ce danger évité, ne laissait pas toutefois que d’être toujours très délicate, critique même. Ignorant complètement la force et la nature des navires qui nous entouraient, sauf un, toutefois, le plus rapproché de nous, qui nous paraissait d’un très fort tonnage, nous ne savions pas au juste si nous jouions le rôle d’un vautour guettant sa proie, ou celui d’un vautour pris au trébuchet.

Quant au capitaine, ne pouvant commencer le combat sans connaître au moins à qui il avait affaire, et, en tout cas, se trouvant trop éloigné des navires ancrés, il nous avait annoncé qu’il patienterait toute la nuit ; ce délai lui permettait, en outre, d’attendre la brise du large, qui s’élève ordinairement vers les neuf heures, ce qui améliorerait beaucoup notre situation en nous permettant, le cas échéant, d’attaquer avec avantage.

Depuis une heure environ, l’équipage, réparti à son poste de combat, dormait avec cette heureuse insouciance, privilège précieux du marin, en attendant le moment de l’action.

Quelques hommes seulement, parmi lesquels j’étais placé en surveillance sur la dunette, s’entretenaient entre eux, à voix basse, sur les événements probables du lendemain.

— Sacré nom, me dit l’un d’eux nommé Valentin, vrai enfant de Paris, et par conséquent mon pays, je crois cette fois qu’à notre retour de l’île de France nous pourrons, grâce à nos parts de prise, lutter contre les souvenirs de munificence des corsaires…

— Silence, Valentin, lui répondis-je en l’interrompant d’une voix étouffée, n’entends-tu pas du bruit ?

— Tiens ! c’est vrai, on dirait les rames d’un canot nageant en cadence.

En effet, nous ne nous trompions pas ; peu à peu le bruit acquit assez de consistance pour ne nous laisser aucun doute sur sa nature, et bientôt une embarcation venant de l’avant rangea la frégate. À la précision de la manœuvre que mirent les matelots qui montaient ce canot, en relevant verticalement leurs rames, nous devinâmes tous, sans avoir besoin de nous communiquer nos observations, qu’il appartenait à un navire de guerre.

— Jette-leur une amarre, s’écrie le contremaître du gaillard d’avant, nous les tenons. Cette pêche-là fera plaisir au capitaine.

Les hommes du bossoir s’empressent d’exécuter cet ordre ; aussitôt un homme que l’obscurité nous empêchait de voir, mais que nous jugeâmes être le brigadier du canot, s’en empare, et la tire à lui ; mais au même moment, hélas ! la malheureuse idée vient à l’officier commandant d’adresser en anglais quelques questions aux matelots placés en dehors de la frégate.

— Sacré mille tonnerres ! me dit Valentin en élevant imprudemment la voix, nous voilà pincés, et la mèche va se découvrir… personne ne pourra lui répondre.

Soit que quelques mots français fussent parvenus jusqu’aux oreilles des canotiers, soit que le silence trop prolongé qui suivit leurs questions lui eût inspiré des soupçons, toujours est-il que l’officier rejeta vivement le tireveille qu’il tenait déjà à la main pour monter à bord et ordonna à ses gens de pousser au large.

Hélas ! cet ordre ne fut que trop bien suivi : les avirons retombèrent aussitôt spontanément, et en un clin d’œil l’embarcation, que nous étions sur le point de surprendre, s’éloigna de nous. Quelques minutes plus tard, nous ne distinguions plus, dans le silence de la nuit, le bruit de ses rames, amorti par les humides vapeurs qui nous entouraient de toutes parts.

À peine ce fatal événement, car la fuite de ce canot était un des plus funestes contretemps qui pût nous arriver, d’abord, en ce qu’elle nous privait de l’avantage de connaître les forces des radiers d’une façon positive, ensuite en ce qu’elle leur apprenait qui nous étions, à peine ce fatal événement, dis-je, fut-il accompli, que le capitaine, qui se promenait sur le pont, accourut près du passavant. Il avait entendu l’embarcation accoster, la vérité lui était connue.

— C’est bien, dit-il froidement à l’officier, laissez reposer les hommes qui dorment. Nous n’attaquerons toujours que demain.

Le capitaine s’éloigna, et je retombai dans la profonde rêverie dont le parisien Valentin m’avait tiré un moment. Au reste, rien n’était plus propre à parler à l’imagination que la position dans laquelle nous nous trouvions.

L’incertitude pleine d’anxiété du lendemain, le silence solennel de la nuit à peine troublé par le clapotement monotone de la mer contre la frégate, l’obscurité profonde qui nous enveloppait, l’idée qu’à quelques brasses de nous veillaient, prévenus et par conséquent redoutables, des ennemis se préparant dans le mystère à nous attaquer ; enfin le souvenir de cette magnifique baie de Lagoa à peine entrevue le matin même de ce jour, à travers l’ombre projetée par ses grandes montagnes, ainsi qu’un songe grandiose et confus dont on conserve une impression profonde, sans pouvoir toutefois en garder un souvenir précis ; tous ces éléments réunis d’excitation et de poésie éloignaient le sommeil de mes paupières et stimulaient au dernier point mon imagination…

De temps en temps rentrant, pour un moment, dans la vie réelle, à laquelle me ramenait forcément mon devoir, j’essayais de percer d’un regard vigilant et hélas ! inutile, l’obscurité de la baie. Bientôt il nous sembla qu’il s’opérait dans la rade, quelque chose sinon d’extraordinaire, du moins d’assez suspect et digne de fixer toute notre attention. Le passage fréquent de fanaux que j’entrevoyais glissant à travers les sabords des navires ennemis me donnait de graves présomptions de penser que l’on s’occupait de nous : toutefois je réfléchis qu’il était encore de trop bonne heure pour que ces préparatifs pussent annoncer l’intention d’hostilités immédiates, et je ne fis part de mes observations à personne.

J’étais assis, vers les neuf heures, à mon poste de combat, c’est-à-dire sur la dunette, lorsque le capitaine, qui se promenait sur le gaillard d’arrière avec un officier du bord, l’enseigne Graffin, qu’il affectionnait avec raison particulièrement, s’arrêta près de moi, et lui adressant la parole :

— Définitivement, Graffin, lui dit-il, l’illusion ne nous est plus permise : nous sommes découverts ; cela ne fait pas un doute pour moi.

— Qui sait, capitaine ? peut-être bien que, tourmenté par la responsabilité qui pèse sur vous, voyez-vous les choses plus en noir, surtout par cette nuit profonde, qu’elles ne le sont réellement… Quant à moi, rien ne me prouve, jusqu’à l’évidence, que notre présence dans la rade de Lagoa soit connue des Anglais.

— Jusqu’à l’évidence, non, c’est vrai ; mais des présomptions nombreuses équivalent presque parfois à une certitude. Or, ces présomptions ne nous manquent malheureusement pas… N’avez-vous pas remarqué que les cloches des navires n’ont pas, à huit heures, sonné avec autant de régularité que de coutume, que le all is weIl (tout va bien) des hommes de quart n’a pas été répété aussi exactement que cela a lieu d’habitude ?… Or, je conclus de ces deux faits, et de beaucoup d’autres petites irrégularités de service, dont je ne vous parlerai même pas, que l’ennemi est occupé de travaux importants.

Le capitaine l’Hermite n’avait pas achevé de prononcer ces dernières paroles, que le lieutenant en pied s’approchant vivement de lui :

— Capitaine, lui dit-il, l’on vient d’apercevoir sur les différentes parties des agrès du gros trois-mâts placé le plus près de nous quelques lueurs subites qui se sont renouvelées à plusieurs reprises, et que j’ai reconnues pour être les explosions de boutefeux qu’on y allume ; peu après la même chose a eu lieu à bord des autres navires.

— Très bien ; je ne me trompais pas dans mes conjectures… Monsieur Dalbarade, faites réveiller sans bruit l’équipage, et que chacun se rende silencieusement à son poste de combat… Les hostilités vont commencer, j’en suis certain, avant qu’un quart d’heure soit écoulé.

— Eh bien ! Graffin, continua le capitaine après le départ de M. Dalbarade, croyez-vous toujours que je voie, surtout par cette nuit profonde, les choses plus en noir qu’elles ne sont réellement ? Et puis, n’est-il pas logique que l’ennemi, connaissant nos forces et redoutant notre attaque du lendemain, nous prévienne, en profitant de la nuit, pour nous prendre au dépourvu, et songe à profiter de l’avantage d’une surprise ?… Heureusement que nous sommes prêts, et que nous l’attendons.

Comme si les événements eussent voulu sanctionner par une nouvelle preuve l’opinion émise par M. l’Hermite, à peine venait-il d’achever sa phrase que tout à coup un globe de feu illumine la gauche de la baie, puis presque au même instant une détonation retentit au loin, portée d’écho en écho, et un boulet passe en sifflant au-dessus de la frégate.

— Hisse le pavillon français ! ouvrez les sabords ! range à bord ! s’écrie aussitôt l’Hermite d’une voix éclatante en se précipitant sur son banc de quart.

Pendant que l’on exécutait ces ordres, Cinq épouvantables décharges opérées, à la fois, par les Cinq navires vinrent se croiser sur la Preneuse, et éclairèrent les couleurs anglaises qui flottaient à leurs mâts.

L’air tremblait encore du choc de ces terribles détonations, quand la voix forte et vibrante de l’Hermite retentit en sons métalliques à travers son porte-voix de combat et fit entendre ces mots si ardemment désirés par l’équipage : « Feu partout, feu ! » Un volcan éclata. Une fois l’action régulièrement engagée, c’est-à-dire lorsque nous fûmes parvenus à répartir convenablement notre feu sur nos adversaires, nous pûmes enfin reconnaître, à la lueur du canon, les forces qui se trouvaient en face de nous : elles étaient désespérantes. À tribord, nous avions à combattre trois grands baleiniers ; à bâbord, un vaisseau de la compagnie des Indes, une corvette à trois mâts et le fortin anglais juché sur la crête d’une montagne et dont les boulets, dirigés naturellement avec plus de certitude que ceux des navires, venaient à chaque instant ébranler la coque de la frégate.

Ce spectacle était certes de nature à décourager les plus intrépides, mais la vue de l’Hermite, sublime effet de la puissance morale, debout sur son banc de quart chassait du cœur de chacun la crainte et la faiblesse pour n y laisser que l’enthousiasme et l’espérance.

— Notre position est mauvaise, cela est incontestable, monsieur Dalbarade, dit tranquillement l’Hermite en s’adressant à son lieutenant en pied. Dieu sait que s’il eût dépendu de moi de l’éviter, aucun sacrifice et aucun effort ne m’eussent coûté pour y parvenir… mais j’ai été et je suis forcé de la subir ! Toutefois un espoir, fondé sur de légers changements de brise que j’ai remarqués, me reste encore, celui de réussir à placer la frégate au vent de ses plus formidables adversaires, puis alors de couper les câbles, afin de laisser dériver sur eux et de nous emparer à l’abordage de celui qui nous cause le plus de mal… mais, hélas ! jusqu’à présent ces risées ont été de bien courte durée, et la fraîcheur, reprenant aussitôt sa direction habituelle, a toujours déjoué mes calculs. Enfin nous verrons !

Cette conversation, que je pus saisir malgré le bruit du canon, car mon poste de timonier me retenait sur la dunette, me donna singulièrement à réfléchir sur notre position.

Il était près de minuit, et le feu continuait toujours avec une ardeur qui, loin de se calmer, semblait au contraire s’accroître, quand un petit épisode, auquel nous n’osions pas nous attendre, vint renforcer encore notre ardeur et stimuler notre enthousiasme. Le vaisseau de la Compagnie amena avec ses couleurs les fanaux qui les éclairaient ! Nous venions de remporter une première victoire, et la possession d’un riche et puissant navire allait donc nous récompenser de notre sang versé !

— Embarque les yoliers, dit vivement le capitaine ; monsieur Graffin, faites armer vos hommes et allez prendre possession du navire qui s’est rendu.

Un hourra simultané et triomphant, poussé par nous tous, s’éleva vers les cieux en se mêlant joyeusement au bruit du canon, lorsque le maître d’équipage répéta ce commandement.

Comme si cet événement les eût frappés de stupeur, les navires ennemis cessèrent aussitôt le feu, et un silence morne et lugubre remplaça tout à coup le tumulte de la bataille. Seulement cette suspension des hostilités ne nous donnait pas à supposer que les Anglais acceptaient notre triomphe, car leurs couleurs nationales flottaient toujours dans les airs.

Bientôt, au contraire, des signaux partis de la corvette et répétés par les baleiniers, vinrent éveiller en nous de graves inquiétudes sur le sort de l’équipage du canot expédié pour aller amariner la prise : nous pressentîmes une trahison.

— Pourvu qu’aucun malheur n’arrive à ce bon et brave Graffin ! dit le capitaine l’Hermite en s’adressant à son lieutenant en pied et en se faisant l’écho du sentiment qui oppressait l’équipage.

Hélas ! cette crainte était à peine formulée, que la corvette anglaise envoie une bordée entière au vaisseau de la Compagnie, qui, pressé par cet argument sans réplique, hisse de nouveau son pavillon et recommence son feu avec un redoublement d’énergie.

Jamais je n’oublierai l’expression de profonde indignation et de douleur tout à la fois que cet événement amena sur le noble visage de l’Hermite.

— Malheureux Graffin ! murmura-t-il d’une voix tellement pénétrante que j’oubliai un moment les dangers qui me menaçaient pour m’associer tacitement à sa douleur ; malheureux Graffin !

Puis revenant tout de suite au sentiment de la justice et à celui du devoir :

— Il faut, reprit-il, que ce vaisseau ait bien souffert, puisqu’il se rendait ainsi à discrétion. Après tout, ce n’est pas sur lui que doit retomber la honte de la trahison ; c’est sur la corvette qui l’a forcé de manquer à sa parole !… Allons, enfants, continua l’Hermite en élevant la voix et en s’adressant à l’équipage, vous voyez que le vaisseau de la Compagnie a amené son pavillon… encore un peu de patience et nous en aurons bon marché !… Courage, enfants’ pointez en plein bois, toujours en plein bois !…

Tandis que l’Hermite, afin d’en finir avec ce navire, dont la capture définitive pouvait et devait même nous assurer la victoire, ordonnait à notre artillerie de bâbord de diriger exclusivement tout son feu sur lui, une sautée de vent, événement aussi imprévu que fatal pour nous, permettait à la corvette de se placer presque en proue de la Preneuse, et de l’accabler d’un pointage d’enfilade auquel nous ne pouvions répondre qu’avec nos quatre canons de chasse.

L’Hermite, sans se laisser distraire de ses projets par ce feu meurtrier, continuait, question pour nous de vie ou de mort, à diriger le feu sur le vaisseau de la Compagnie. Dix fois, en voyant ses batteries se taire graduellement et faiblir, nous crûmes à notre victoire ; mais dix fois de nombreuses embarcations lui apportèrent de nouveaux combattants, et son feu recommença toujours.

Jusqu’alors une profonde obscurité, imparfaitement illuminée par les éclairs des canons, avait régné sur la bataille, lorsque la lune parut enfin à l’horizon, et nous montra, à la clarté de ses pâles et tristes rayons, le spectacle de nos tristes désastres ! Jamais je n’oublierai l’impression pénible que me causa la vue de ce lugubre tableau !

Manœuvres, poulies, espars, bastingages, voiles, gréements, mâtures, rames et embarcations fracassées par les boulets, jonchaient de leurs éclats le pont, ensanglanté comme s’il eût reçu une averse de sang. Au milieu de ces débris, et confondus avec eux, gisaient plus de quarante matelots les uns morts, les autres blessés.

On profita de la clarté de la lune pour ramasser ces derniers, dont les cris déchirants retentissaient tristement à nos oreilles pendant les intervalles des bordées ; quant aux cadavres qui gênaient la circulation et entravaient la manœuvre, on les jeta précipitamment et sans cérémonie par-dessus bord, sans qu’un regret, une prévenance, un adieu les suivissent au fond de la mer. Qui sait si parmi eux il n’y avait pas des cœurs qui battaient encore ! Près de moi, sur la dunette, un tout jeune aspirant venait d’avoir le bras enlevé par un boulet de canon. Lorsque le fer meurtrier le frappa, je vis l’aspirant sourire ; il n’avait probablement pas senti qu’il était blessé. Je pensai, en voyant ce noble jeune homme, au désespoir de sa famille !… Et moi, me dis-je, mon père me reverra-t-il jamais ? À quelles angoisses ne serait-il pas en proie, s’il lui était donné, par une mystérieuse et inexplicable intuition du cœur, de connaître les dangers que je cours en ce moment, d’assister au lugubre spectacle que j’ai devant les yeux !

— Messieurs, dit froidement l’Hermite, qui cachait avec soin les tourments affreux que son noble cœur endurait, messieurs, dit-il à ses officiers réunis autour de lui, si le vent reste encore quelque temps au même point, ce qui n’est que trop probable, il nous faudra forcément abandonner provisoirement le mouillage. Sans le secours de la brise, nous ne pouvons prétendre à aucun succès. Notre devoir est de partir coûte que coûte…

L’Hermite fit une légère pause, puis reprit vivement :

— Partir n’est pas fuir, messieurs, n’est-ce pas ? Demain, une fois maîtres du vent, nous reviendrons à la charge suivre mon plan d’attaque, et, je vous le dis, sans crainte que les événements me donnent un démenti, nous réussirons… Au reste, nous n’avons pas à craindre que les navires ennemis s’échouent à la côte plutôt que se rendre ; car cette côte est habitée par des tribus féroces qui attendent et espèrent déjà avoir des victimes à égorger… Oui, je vous le répète, ces navires ne nous échapperont pas… Le vent ne change pas… Allons, il faut en finir… mieux vaut tout de suite que plus tard… partons… Monsieur Dalbarade, annoncez ma résolution à l’équipage, et envoyez les gabiers préparer le gréement pour l’appareillage.

L’Hermite achevait de donner cet ordre, lorsqu’une embarcation, celle qu’il avait envoyée pour amariner le vaisseau de la Compagnie, accosta la frégate : en deux bonds, M. Graffin fut sur le pont.

— Ah ! Graffin, vous voilà ! s’écria l’Hermite avec une émotion d’autant plus vraie que personne mieux que lui ne savait se maîtriser. Eh bien, j’en suis bien aise, je vous croyais…, ajouta-t-il froidement.

— On ne se laisse pas… comme cela par les Anglais, capitaine, lui répondit en souriant M. Graffin, qui, joignant joignant une force d’âme peu commune à un courage brillant et chevaleresque s’il en fut, conservait toujours, au milieu des plus grands dangers, l’aimable gaieté de son caractère égal et enjoué.

La superstition est une chose commune à tous les grands hommes qui, comprenant la faillibilité de l’esprit humain, se jettent parfois, dans des heures de découragement ou de doute, dans les bras du hasard ; personne plus que le marin n’est au reste sujet à cette mystérieuse influence. Je remarquai donc, et je ne crois pas m’être trompé, que le retour de l’enseigne Graffin rendit à l’Hermite la confiance qu’il affectait, par une noble ruse, devant les autres, mais qui probablement n’était pas dans son cœur.

L’Hermite, l’air presque radieux, passait, en se promenant sur la dunette, près de moi, lorsque je le vis tout à coup pâlir affreusement, porter la main sur son cœur et s’appuyer contre les bastingages : un frisson me glissa le long du corps et je pressentis qu’un affreux malheur nous menaçait, car je connaissais assez l’Hermite pour savoir qu’un danger personnel, quelque terrible qu’il pût être, était incapable de lui causer la moindre émotion. Hélas ! je n’avais deviné que trop juste ; je ne me trompais pas.