Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 251-253).


LA FILLE D’OPÉRA.


J’ai toujours eu pour maxime que les biens de ce monde n’ont de valeur que par l’usage qu’on en fait. J’avois dans ma poche deux paires de gants d’amour que j’avois à peine essayés. — Voyant que vous n’étiez pas encore arrivé, mon cher Eugène, je me rendis à l’Opéra, et j’y vis mademoiselle Lacour danser à ravir. J’étois au parterre, et de ma place je découvris les plus jolies jambes du monde : je doute qu’il en soit sorti d’aussi parfaites de dessous le ciseau de Protogènes ou de Pratixèle. Ce fut un sujet de conversation entre l’abbé de M… et moi. L’abbé me promit de me présenter à cette aimable danseuse, et me tint parole. Au sortir du spectacle je conduisis mademoiselle Lacour à son carosse, et j’eus l’honneur de lui donner la main pour y monter. Sachant que j’étois anglois, elle serra la mienne d’une manière si affectueuse, que je sentis l’émanation passer du bout de mes doigts à mon cœur avec une rapidité qu’il est plus aisé d’imaginer que de décrire.

Elle nous donna un petit souper très-élégant, et l’abbé se retira promptement après avoir bu un verre de vin seulement. La conversation avoit déjà pris une tournure galante et tendre, je m’étendois sur la félicité sentimentale, et sur les charmes de l’amour platonique ; la belle m’interrompit par un éclat de rire, en me disant : « Je vous avoue que je ne suis pas du tout pour votre système, et que je préfère la pratique à toute cette belle théorie. »

Dans toute autre circonstance une doctrine aussi grossière dans la bouche d’une femme, m’auroit dégoûté : mais je me sentois disposé dans ce moment à la gaieté, et je lui versai une rasade en disant : vive la bagatelle ! Je lui fis voir ma nouvelle emplette, et lui demandai si elle me trouvoit bien à la mode. Elle me répondit que la forme en étoit mesquine, quoique les gants fussent à la grecque : et elle me recommanda d’en avoir toujours à la mousquetaire.

Comme nous finissions cet intéressant sujet, on annonça Sir Thomas G… ; le domestique essaya d’ouvrir la porte, mais éprouvant quelque résistance, car le verrou, je ne sais par quel hasard se trouvoit en dedans, le pauvre garçon en fut plus confus que nous-mêmes. Comme il s’imaginoit que le chevalier étoit sur ses talons, il n’osa pas se retourner pour l’instruire de ce qui se passoit : il glissa par le trou de la serrure cet avis : « Madame, le chevalier est là : » les gants d’amour cependant étoient en jeu, et ils couloient avec plus d’aisance sous ses doigts que sous ceux de la marchande elle-même. C’étoit dans l’instant même où je l’avois amenée à convenir que mes gants alloient bien, que ce maudit avis vint déconcerter l’expérience que nous allions faire de la noble invention du duc. « Cachez-vous sous le lit, me dit mademoiselle Lacour.

Jamais homme d’église se trouva-t-il dans une situation plus pitoyable : Sir Thomas G… n’auroit pas été très satisfait peut-être d’y trouver ce pauvre Yorick : mais le chevalier étoit sans inquiétude : mademoiselle Lacour lui avoit persuadé qu’elle ne voyoit pas d’autre homme que lui ; et pour prouver à la belle qu’il la croyoit, tous les dimanches matin, il lui glissoit dans la main cent louis d’or.

J’aurois moins souffert cependant, si ma retraite précipitée dans la chambre à coucher n’avoit pas rendu ma position presqu’insupportable. Mon rival, sans s’en douter, triomphoit au-dessus de ma tête, et j’étois réduit forcément à jouer le rôle de Mercure, avec tous ses désagrémens, en dépit de mes dents.