Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 237-241).


L’ENTREVUE.


Le dîner étoit servi, et la joie éclattoit sur tous les visages, excepté sur celui de ma prétendue ; je l’attribuai à sa modestie, et au trouble qu’avoit dû lui causer mon apparition soudaine. Je saisis la première occasion favorable, où je me trouvai seul avec elle, pour lui déclarer mes sentimens ; et l’instruire de l’impression profonde qu’elle avoit faite sur mon cœur.

Cette occasion se présenta bientôt après le dîner. En nous promenant dans le jardin, nous nous trouvâmes séparés du reste de la compagnie, dans un petit bois que la nature, dans un de ses momens de gaieté, sembloit avoir réservé pour servir de retraite aux amans. « Madame, lui dis-je, après la déclaration que nous avons entendue, et la démarche concertée entre votre père et le mien, je me flatte que ce n’est pas vous offenser que de vous dire, que rien ne manqueroit à ma félicité, que je serois le plus heureux des hommes si j’apprenois de votre bouche que l’alliance qui se prépare a votre agrément, comme il paroît avoir celui de toutes les personnes qui nous entourent. Oh, dites-le moi, mon ange ! dites-moi que ce n’est pas malgré vous que vous deviendrez mon épouse. — Faites-moi du moins espérer que j’aurai une petite part à votre affection. — Vous servir avec empressement, m’étudier constamment à vous plaire, fera l’occupation de toute ma vie. »

« Monsieur, me répondit-elle : votre extérieur annonce une noble franchise : vous détestez, j’en suis sûre, le mensonge et la tromperie. Si je vous disois que je pourrai vous aimer un jour, je vous tromperois : c’est impossible. »

« Ciel ! qu’ai-je entendu ! impossible de m’aimer ! Ai-je donc une forme si hideuse ? Suis-je donc un monstre ? La nature m’a-t-elle jeté dans un moule si grossier, que je sois un objet de dégoût, d’horreur pour la plus belle, la plus aimable des créatures ? s’il en est ainsi… »

« Non, monsieur ; vous êtes injuste envers la nature : injuste envers vous-même. Vous avez une figure aimable, une taille élégante, un extérieur agréable, embelli encore de tous les charmes de l’art, mais telle est ma cruelle destinée. » — Ici un torrent de larmes lui coupa la parole.

« Oh ! madame, lui dis-je, en tombant à ses genoux, je vous en conjure, écoutez la prière du plus ardent de vos adorateurs. — Ce n’est pas parce que les ordres d’un père semblent me donner un titre à votre main. — Je ne veux la devoir qu’à vous-même. — Mais, je vous en conjure, permettez-moi de m’efforcer à la mériter ; permettez-moi de vous convaincre de la réalité de ma passion, aussi ardente qu’elle est insurmontable. »

Dieu ! Quelle fut mon étonnement lorsqu’en proférant ces dernières paroles, j’apperçus mon ami, l’ami que j’honorois, se précipiter de derrière le bosquet, et tirant son épée. « Lâche, s’écria-t-il, tu paieras ta trahison. »

La dame s’étant évanouie, il remit son épée dans le fourreau pour voler à son secours, on la remporta dans la maison, et il m’ordonna de le suivre. Je le suivis, ne sachant pas comment j’avois pu l’offenser, ni par quel enchantement il se trouvoit dans la maison de mon père, tandis que je le croyois à Paris : pendant que nous nous rendions à la forêt, il s’expliqua en ces termes :

« Monsieur, j’ai été instruit de votre perfidie, peu d’heures après que vous fûtes parti de Paris, et quoique vous eussiez pris soin de me cacher le sujet de votre voyage, le soir même il n’étoit question que de votre mariage dans toute la ville. J’envoyai aussitôt chercher des chevaux de poste ; et comme vous voyez, je suis arrivé encore à temps pour rompre votre union avec Angélique. »

« Angélique ! m’écriai-je ; — Dieu sait si votre accusation, vos reproches sont injustes : j’ignorois que cette demoiselle fût Angélique. »

« Subterfuge puéril, répondit-il, et bon tout au plus pour en imposer à un fol, ou à un sot. — Il me faut une autre satisfaction. — Avez-vous remis ma lettre et mon portrait ? »

« Non ! cela m’a été impossible. »

« Lâche, lâche ! — Non : tu trouvois qu’il étoit plus sage de travailler pour toi-même. — J’ai entendu tout ce que tu as dit ; il est donc inutile que tu ajoutes le mensonge à la perfidie. »

Ce fut en vain que je demandai à lui prouver mon innocence ; — que je promis de renoncer à toutes mes prétentions sur Angélique, et de voyager dans les contrées les plus éloignées, afin de l’oublier : il fut inexorable. Je ne pus jamais parvenir à lui persuader que je ne l’avois pas trompé à Paris ; que j’avois ignoré qu’Angélique fût la personne à laquelle j’adressois mes vœux ; en un mot, nous arrivâmes à l’endroit où vous nous avez trouvés ; et là, malgré toute ma répugnance, je fus obligé de me défendre, après m’être vu traité à plusieurs reprises de lâche, d’infâme, de poltron : vous savez le reste. — Ainsi parla mon compagnon de voyage, et ses larmes recommencèrent à couler.