Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 110-113).


LE PASSE-PORT.
Paris.


De retour à l’hôtel, La Fleur me dit qu’on était venu de la part de M. le lieutenant de police pour s’informer de moi..... Diable ! dis-je, j’en sais la raison, et il est temps d’en informer le lecteur. J’ai omis cette partie de l’histoire dans l’ordre qu’elle est arrivée… Je ne l’avois pas oubliée… mais j’avois pensé, en écrivant, qu’elle seroit mieux placée ici.

J’étois parti de Londres avec une telle précipitation, que je n’avois pas songé que nous étions en guerre avec la France. J’étois arrivé à Douvres, déjà je voyois, par le secours de ma lunette d’approche, les hauteurs qui sont au delà de Boulogne, que l’idée de la guerre ne m’étoit pas venue à l’esprit, que celle qu’on ne pouvoit pas aller en France sans passe-port....... Aller seulement au bout d’une rue, et m’en retourner sans avoir rien fait, est pour moi une chose pénible. Le voyage que je commençois étoit le plus grand effort que j’eusse jamais fait pour acquérir des connoissances, et je ne pouvois supporter l’idée de retourner à Londres sans remplir mon projet...... On me dit que le comte de… avoit loué le paquebot..... Il étoit logé dans mon auberge ; j’étois légèrement connu de lui, et j’allai le prier de me prendre à sa suite… Il ne fit point de difficulté ; mais il me prévint que son inclination à m’obliger ne pourroit s’étendre que jusqu’à Calais, parce qu’il étoit obligé d’aller de-là à Bruxelles, Mais arrivé à Calais, me dit-il, vous pourrez sans crainte aller à Paris. Lorsque vous y serez, vous chercherez des amis pour pourvoir à votre sûreté. M. le comte, lui dis-je, je me tirerai alors d’embarras...... Je m’embarquai donc, et je ne songeai plus à l’affaire.

Mais quand La Fleur me dit que M. le lieutenant de police avoit envoyé, je sentis dans l’instant de quoi il étoit question...... L’hôte monta presque en même-temps pour me dire la même chose, en ajoutant qu’on avoit singuliérement demandé mon passeport. J’espère, dit-il, que vous en avez un ?… Moi ! non, en vérité, lui dis-je, je n’en ai pas.

Vous n’en avez pas ! et il se retira à trois pas, comme s’il eût craint que je ne lui communiquasse la peste ; La Fleur, au contraire, avança trois pas avec cette espèce de mouvement que fait une bonne ame pour venir au secours d’une autre..... Le bon garçon gagna tout-à-fait mon cœur. Ce seul trait me fit connoître son caractère aussi parfaitement que s’il m’avoit déjà servi avec zèle pendant sept ans ; et je vis que je pouvois me fier entièrement à sa probité et à son attachement……

Milord ! s’écria l’hôte… mais se reprenant aussitôt, il changea de ton..... Si monsieur, dit-il, n’a pas de passe-port, il a apparemment des amis à Paris qui peuvent lui en procurer un..... Je ne connois personne, lui dis-je avec un air indifférent. Hé bien, monsieur, en ce cas-là, dit-il, vous pouvez vous attendre à vous voir fourrer à la Bastille, ou pour le moins au Châtelet… Oh ! dis-je, je ne crains rien : le roi est rempli de bonté ; il ne fait de mal à personne...... Vous avez raison, mais cela n’empêchera pourtant pas qu’on ne vous mette à la Bastille demain matin..... J’ai loué, repris-je, votre appartement pour un mois, et je ne le quitterai pas avant le temps pour tous les rois de France dans le monde.

La Fleur vint me dire à l’oreille : Monsieur, mais personne ne peut s’opposer au roi.

Parbleu, dit l’hôte, il faut avouer que ces messieurs anglois sont des gens bien extraordinaires ; et il se retira en grommelant.