Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 95-100).


LE NAIN.
Paris.


Je n’ai jamais oui dire que quelqu’un, si ce n’est une seule personne que je nommerai probablement dans ce chapitre, eût fait une remarque que je fis au moment même que je jetai les yeux sur le parterre, et qui me frappa d’autant plus vivement, que je ne me souvenois même pas trop qu’on l’eût faite ; c’est le jeu inconcevable de la nature, en formant un si grand nombre de nains. Elle se joue sans doute de tous les pauvres humains dans tous les coins de l’univers ; mais à Paris, il semble qu’elle ne mette point de bornes à ses amusemens. Cette bonne déesse paroît aussi gaie qu’elle est sage.

J’étois à l’Opéra-comique ; mais toutes mes idées n’y étoient pas renfermées, et elles se promenoient dehors comme si j’y avois été moi-même… Je mesurois, j’examinois tous ceux que je rencontrois dans les rues : c’étoit une tâche mélancolique, surtout quand la taille étoit petite… le visage très-brun, les yeux vifs, le nez long, les dents blanches, la mâchoire en avant… Je souffrois de voir tant de malheureux, que la force des accidents avoit chassés de la classe où ils dévoient être, pour les contraindre à faire nombre dans une autre… Les uns, à cinquante pas, paroissoient à peine être des enfans par leur taille ; les autres étoient noués, rachitiques, bossus, ou avoient les jambes tortues. Ceux-ci étoient arrêtés dans leur croissance, dès l’âge de six ou sept ans, par les mains de la nature ; ceux là ressembloient à des pommiers nains qui, dès leur première existence, font voir qu’ils ne parviendront jamais à la hauteur commune des autres arbres de la même espèce.

Un médecin voyageur diroit peut-être que cela ne provient que des bandages mal faits et mal appliqués..... Un médecin sombre diroit que c’est faute d’air ; et un voyageur curieux, pour appuyer ce système, se mettroit à mesurer la hauteur des maisons, le peu de largeur des rues, et combien de pieds quarrés occupent au sixième ou septième étage les gens du peuple, qui mangent et couchent ensemble. M. Shandy, qui avoit sur bien des choses des idées fort extraordinaires, soutenoit, en causant un soir sur cette matière, que les enfans, comme d’autres animaux, pouvoient devenir fort grands lorsqu’ils étoient venus au monde sans accident ; mais, ajoutoit-il, le malheur des habitans de Paris est d’être si étroitement logés, qu’ils n’ont réellement pas assez de place pour les faire… Aussi, que font-ils ? des riens ; car n’est-ce pas ainsi qu’on doit appeler une chose qui, après vingt ou vingt-cinq ans de tendres soins €t de bonne nourriture, n’est pas devenue plus haute que ma jambe ?… Or, monsieur Shandy étant d’une très-petite stature, on ne pouvoit rien dire de plus.

Ce n’est pas ici un ouvrage de raisonnement, et je m’en tiens à la fidélité de la remarque, qui peut se vérifier dans toutes les rues et dans tous les carrefours de Paris. Je descendois un jour la rue qui conduit du Carrousel au Palais-Royal ; j’aperçus un petit garçon qui avoit de la peine à passer le ruisseau, et je lui tendis la main pour l’aider. Quelle fut ma surprise en jetant les yeux sur lui ! Le petit garçon avoit au moins quarante ans… Mais il n’importe, dis-je… quelqu’autre bonne ame en fera autant pour moi quand j’en aurai quatre-vingt-dix.

Je sens en moi je ne sais quels principes d’égards et de compassion pour cette portion défectueuse et diminutive de mon espèce, qui n’a ni la force ni la taille pour se pousser et pour figurer dans le monde… Je n’aime point qu’on les humilie… et je ne fus pas sitôt assis à côté de mon vieil officier, que j’eus le chagrin de voir qu’on se moquoit d’un bossu au bas de la loge où nous étions.

Il y a, entre l’orchestre et la première loge de côté, un espace où beaucoup de spectateurs se réfugient quand il n’y a plus de place ailleurs. On y est debout, quoiqu’on paye aussi cher que dans l’orchestre. Un pauvre hère de cette espèce s’étoit glissé dans ce lieu incommode ; il étoit entouré de personnes qui avoient au moins deux pieds et demi de plus que lui et le nain bossu souffroit prodigieusement ; mais ce qui le gênoit le plus, étoit un homme de plus de six pieds de haut, épais à proportion, allemand par-dessus tout cela, qui étoit précisément devant lui, et lui déroboit absolument la vue du théâtre et des acteurs. Mon nain faisoit ce qu’il pouvoit pour jeter un coup-d’œil sur ce qui se passoit ; il cherchoit à profiter des ouvertures qui se faisoient quelquefois entre les bras de l’allemand et son corps ; il guettoit d’un côté, étoit à l’affût de l’autre : mais ses soins étoient inutiles ; l’allemand se tenoit massivement dans une attitude carrée ; il auroit été aussi bien dans le fond d’un puits. Il étendit en haut très-civilement sa main jusqu’au bras du géant, et lui conta sa peine… L’allemand tourne la tête, jette en bas les yeux sur lui, comme Goliath sur David… et inexorablement se remet dans sa situation.

Je prenois en ce moment une prise de tabac dans la tabatière de corne du bon moine. Ah ! mon bon père Laurent ! comme ton esprit doux et poli, et qui est si bien modelé pour supporter et pour souffrir avec patience… comme il auroit prêté une oreille complaisante aux plaintes de ce pauvre nain !…

Le vieil officier me vit lever les yeux avec émotion en faisant cette apostrophe, et me demanda ce qu’il y avoit. Je lui contai l’histoire en trois mots, en ajoutant que cela étoit inhumain.

Le nain étoit poussé à bout, et dans les premiers transports, qui sont communément déraisonnables, il dit à l’allemand qu’il couperoit sa longue queue avec ses ciseaux. L’allemand le regarda froidement, et lui dit qu’il en étoit le maître, s’il pouvoit y atteindre.

Oh ! quand l’injure est aiguisée par l’insulte, tout homme qui a du sentiment prend le parti de celui qui est offensé, tel qu’il soit… J’aurois volontiers sauté en bas pour aller au secours de l’opprimé… Le vieil officier le soulagea avec beaucoup moins de fracas… Il fit signe à la sentinelle, et lui montra le lieu où se passoit la scène. La sentinelle y pénétra… Il n’y avoit pas besoin d’explication, la chose étoit visible. Le soldat fit reculer l’allemand, et plaça le nain devant l’épais géant… Cela est bien fait ! m’écriai-je, en frappant des mains… Vous ne souffririez pas une chose semblable en Angleterre, dit le vieil officier.

En Angleterre, Monsieur, lui dis-je, nous sommes tous assis à notre aise…

Il voulut apparemment me donner quelque satisfaction de moi-même, et me dit : voilà un bon mot… Je le regardai, et je vis bien qu’un bon mot a toujours de la valeur à Paris. Il m’offrit une prise de tabac.