Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 88-90).


LES GANTS.
Paris.


La belle marchande se lève, passe derrière son comptoir, aveint un paquet, et le délie. J’avance vis-à-vis d’elle : les gants étoient tous trop grands ; elle les mesura l’un après l’autre sur ma main ; cela ne les rappetissoit pas. Elle me pria d’en essayer une paire qui ne lui paroissoit pas si grande que les autres..... Elle en ouvrit un, et ma main y glissa tout d’un coup… Cela ne me convient pas, dis-je en remuant un peu la tête. Non, dit-elle, en faisant le même mouvement.

Il y a de certains regards combinés d’une subtilité unique, où le caprice, et le bon sens, et la gravité, et la sottise, sont tellement confondus, que tous les langages variés de la tour de Babel ne pourroient les exprimer… Ils se communiquent et se saisissent avec une telle promptitude, qu’on sait à peine quel est le contagieux… Pour moi, je laisse à messieurs les dissertateurs le soin de grossir de ce sujet leurs agréables volumes… Il me suffit de répéter que les gants ne convenoient pas… Nous pliâmes tous deux nos mains dans nos bras, en nous appuyant sur le comptoir. Il étoit si étroit, qu’il n’y avoit de place entre nous que pour le paquet de gants.


La jeune marchande regardoit quelquefois les gants, puis du côté de la fenêtre, puis les gants… et jetoit de temps-en-temps les yeux sur moi. Je n’étois pas disposé à rompre le silence… Je suivois en tout son exemple. Mes yeux se portoient tour à tour sur elle, et sur la fenêtre, et sur les gants. Mais je perdais beaucoup dans toutes ces attaques d’imitation. Elle avoit des yeux noirs, vifs, qui dardoient leurs rayons à travers deux longues paupières de soie, et ils étoient si perçans, qu’ils pénétroient jusqu’au fond de mon cœur… Cela peut paroître étrange ; mais telle étoit l’impression qu’elle faisoit sur moi.

N’importe, dis-Je, je vais m’accommoder de ces deux paires de gants ; et je les mis en poche.

Elle ne me les surfit pas d’un sou, et je fus sensible à ce procédé. J’aurais voulu qu’elle eût demandé quelque chose de plus, et j’étois embarrassé comment le lui faire comprendre… Croyez-vous, Monsieur, me dit-elle, en se méprenant sur mon embarras, que je voudrois demander seulement un sou de trop à un étranger, et surtout à un étranger dont la politesse, plus que le besoin de gants, l’engage à prendre ce qui ne lui convient pas, et à se fier à moi ? Est-ce que vous m’en auriez crue capable ?… Moi ! non, je vous assure ; mais vous l’eussiez fait, que je vous l’aurois pardonné de bon cœur… Je payai ; et en la saluant un peu plus profondément que cela n’est d’usage à l’égard d’une femme de marchand, je la quittai ; et le garçon, avec son paquet, me suivit.