Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 69-71).


AMIENS.


J’eus à peine prononcé ces mots, que le comte de L… et sa sœur passèrent rapidement dans leur chaise de poste. Elle n’eut que le temps de me faire un salut de connoissance, mais avec un air qui sembloit désigner qu’elle avoit quelque chose à me dire. Je n’avois effectivement pas encore achevé de souper, que le domestique de son frère m’apporta un billet de sa part. Elle me prioit, le premier matin que je n’aurois rien à faire à Paris, de remettre la lettre qu’elle m’envoyoit à madame de R… Elle ajoutoit qu’elle auroit bien voulu me raconter son histoire, et qu’elle étoit bien fâchée de n’avoir pu le faire… mais que si jamais je passois par Bruxelles, et que je n’eusse pas oublié le nom de madame de L… elle auroit cette satisfaction.

Ah ! j’irai te voir, charmante femme ! disois-je en moi-même ; rien ne me sera plus facile. Je n’aurai, en revenant d’Italie, qu’à traverser l’Allemagne, la Hollande, et retourner chez moi par la Flandre ; à peine y aura-t-il dix postes de plus ; mais y en eût-il dix mille ? Quelles délices, pour prix de tous mes voyages, de participer aux incidents d’une triste histoire que la beauté qui en est le sujet raconte elle-même !… de la voir pleurer ! C’en seroit un plus grand encore de tarir la source de ses larmes ; mais si je ne parviens pas à la dessécher, n’est-ce pas toujours une sensation exquise d’essuyer les joues mouillées d’une belle femme, assis à ses côtés pendant la nuit et dans le silence !

Il n’y avoit certainement pas de mal dans cette pensée. J’en fis cependant un reproche amer et dur à mon cœur.

J’avois toujours joui du bonheur d’aimer quelque belle. Ma dernière flamme, éteinte dans un accès de jalousie, s’étoit rallumée depuis trois mois aux beaux yeux d’Eliza, et je lui avois juré qu’elle dureroit pendant tous mes voyages… Et pourquoi dissimuler la chose ? Je lui avois juré une fidélité éternelle : elle avoit des droits sur tout mon cœur. Partager mes affections, c’étoit diminuer ces mêmes droits..... Les exposer, c’étoit les risquer… Et là où il y a du risque, il peut y avoir de la perte. Et alors, Yorick, qu’auras-tu à répondre aux plaintes d’un cœur si rempli de confiance, si bon, si doux, si irréprochable ?…

Non, non, dis-je en m’interrompant, je n’irai point à Bruxelles… Mon imagination vint au secours de mon Eliza. Je me rappelai ses regards au dernier moment de notre séparation ; lorsque ni l’un ni l’antre n’eûmes la force de prononcer le mot, adieu ! Je jetai les yeux sur son portrait qu’elle m’avoit attaché au cou avec un ruban noir. Je rougis en le fixant… J’aurois voulu le baiser… une honte secrète m’arrêtoit. Cette tendre fleur, dis-je, en le pressant entre mes mains, doit elle être flétrie jusques dans la racine ! Et flétrie, Yorick, par toi qui a promis que ton sein seroit son abri !

Source éternelle de félicité ! m’écriai-je en tombant à genoux, sois témoin, ainsi que tous les esprits célestes, que je n’irai point à Bruxelles, à moins qu’Eliza ne m’y accompagne : dût ce chemin me conduire au suprême bonheur !

Le cœur, dans des transports de cette nature, dira toujours beaucoup trop en dépit du jugement.