Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 64-67).


NAMPONT.
L’âne mort.


Voici, dit-il, en tirant de son bissac le reste d’une croûte de pain, voici ce que tu aurois partagé avec moi si tu avois vécu… Je croyois que cet homme apostrophoit son enfant ; mais c’étoit à son âne qu’il adressoit la parole, et c’étoit le même âne que nous avions vu en chemin, et qui avoit été si fatal à La Fleur… Il paroissoit le regretter si vivement, qu’il me fit souvenir des plaintes que Sancho-Pança avoit faites dans une occasion semblable… Mais cet homme se plaignoit avec des accens plus conformes à la nature.


Il étoit assis sur un banc de pierre à la porte. Le paneau et la bride de l’âne étoient à côté de lui : il les levoit de temps-en-temps, et les laissoit ensuite tomber… puis les regardoit et secouoit la tête… Il reprit ensuite sa croûte de pain, comme s’il alloit la manger… Mais, après l’avoir tenue quelque temps à la main, il la posa sur le mors de la bride, en regardant avec des yeux de désir l’arrangement qu’il venoit de faire, et il soupira.

La simplicité de sa douleur assembla une foule de monde autour de lui ; et La Fleur s’y mêla pendant qu’on atteloit les chevaux. J’étois resté dans la chaise, je voyois et j’entendois par-dessus la tête des autres.

Il disoit qu’il venoit d’Espagne, où il étoit allé du fond de la Franconie, et qu’il s’en retournoit chez lui ; il étoit arrivé jusqu’à cet endroit lorsque son âne mourut. Chacun étoit curieux de savoir ce qui avoit pu engager ce pauvre vieillard à entreprendre un si long voyage.

Hélas ! dit-il, le ciel m’avoit donné trois fils, c’étoient les plus beaux garçons de toute l’Allemagne. La petite vérole m’enleva les deux aînés dans la même semaine : le plus jeune étoit frappé de la même maladie ; je craignis aussi de le perdre, et je fis vœu, s’il en revenoit, d’aller à Saint-Jacques de Compostelle.

Là, il s’arrêta pour payer un tribut à la nature… et pleura amèrement.

Il continua… Le ciel, dit-il, me fit la faveur d’accepter la condition, et je partis de mon hameau avec le pauvre animal que j’ai perdu… Il a participé à toutes les fatigues de mon voyage, il a mangé le même pain que moi pendant toute la route… enfin, il a été mon compagnon et mon ami.

Chacun prenoit part à la douleur de ce pauvre homme. La Fleur lui offrit de l’argent. Il dit qu’il n’en avoit pas besoin. Hélas ! ce n’est pas la valeur de l’âne que je regrette, c’est sa perte… J’étois assuré qu’il m’aimoit… Il leur raconta l’histoire d’un malheur qui leur étoit arrivé en passant les Pyrénées… Ils s’étoient perdus, et avoient été séparés trois jours l’un de l’autre : pendant ce temps, l’âne l’avoit cherché autant qu’il avoit cherché l’âne ; à peine purent-ils manger l’un et l’autre, qu’ils ne se fussent retrouvés.

Tu as au moins une consolation, lui dis-je, dans la perte de ton pauvre animal, c’est que je suis persuadé que tu lui as été un tendre maître. Hélas ! dit-il, je le croyois ainsi pendant qu’il vivoit : mais à présent qu’il est mort, je crains que la fatigue de me porter ne l’ait accablé, et que je ne sois responsable d’avoir abrégé sa vie…

Quelle honte pour l’humanité ! me dis-je en moi-même ! si nous ne nous aimions les uns les autres qu’autant que ce pauvre homme aimoit son âne… ce seroit quelque chose.