Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 57-61).
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MONTREUIL.


Quand tout est prêt et qu’on a discuté chaque article de la dépense, il y a encore, à moins que le mauvais traitement n’ait remué votre bile en aigrissant votre humeur, une autre affaire à ajuster à la porte avant de monter en chaise. C’est avec les fils et les filles de la pauvreté que vous avez affaire ; ils vous entourent… Et que personne ne les rebute… Ce que souffrent ces malheureux est déjà trop cruel, pour y ajouter de la dureté ; il vaut mieux avoir quelque monnoie à leur distribuer, et c’est un conseil que je donne à tous les voyageurs… Ils n’auront pas besoin d’écrire les motifs de leur générosité : ils seront enregistrés ailleurs.

Personne ne donne moins que moi, parce qu’il y a peu de mes connoissances qui aient moins à donner : mais c’étoit le premier acte de cette nature que je faisois en France ; je le fis avec plus d’attention.

Hélas ! disois-je, en les montrant au bout de mes doigts, je n’ai que huit sous, et il y a huit pauvres femmes et autant d’hommes pour les recevoir.

Un de ces hommes sans chemise, et dont l’habit tomboit en lambeaux, se trouvoit au milieu des femmes. Il s’en retira aussitôt en faisant la révérence. Lorsque le parterre crie tout d’une voix : place aux dames ! il ne montre pas plus de déférence pour le beau sexe que ce pauvre homme.

Juste ciel ! m’écriai-je en moi-même, par quelles sages raisons as-tu ordonné que la mendicité et la politesse seroient réunies dans ce pays, quand elles sont si opposées dans les autres régions ?

Je lui offris un de mes huit sous, uniquement parce qu’il avoit été honnête.

Un pauvre petit homme plein de vivacité, et qui étoit vis-à-vis de moi, après avoir mis sous son bras un fragment de chapeau, tira sa tabatière de sa poche, et offrit généreusement une prise de tabac à toute l’assemblée… C’étoit un don de conséquence, et chacun le refusa en faisant une inclination… Il les sollicita avec un air de franchise : prenez, prenez-en, en regardant d’un autre côté ; à la fin chacun en prit. Ce seroit dommage, me dis-je, que sa boîte se vidât. J’y mis deux sous, et j’y pris moi-même une prise de tabac pour lui rendre le don plus agréable. Il sentit le poids de la seconde obligation plus que celui de la première… C’étoit lui faire honneur ; l’autre, au contraire, étoit humiliante : il me salua jusqu’à terre.

Tenez, dis je à un vieux soldat qui n’avoit qu’une main, et sembloit avoir vieilli dans le service, voilà deux sous pour vous… Vive le roi ! s’écria le vieux soldat.

Il ne me restoit plus que trois sous ; j’en donnai un pour l’amour de Dieu : c’est à ce titre qu’on me le demandoit. La pauvre femme avoit la cuisse disloquée : on ne peut pas soupçonner que ce fût pour un autre motif.

Mon cher et très-charitable monsieur !.. on ne peut refuser celui-ci, me disais-je.

Milord anglais !… le seul son de ce mot valoit l’argent, et je le payai du dernier de mes sous… Mais dans l’empressement où j’avois été de les distribuer, j’avais oublié un pauvre honteux qui n’avoit personne pour faire la quête, et qui peut-être auroit péri avant d’oser demander lui-même. Il étoit près de la chaise, mais hors du cercle ; il essuyoit une larme qui découloit le long de son visage, et il avoit l’air d’avoir vu de plus beaux jours. Bon Dieu ! me disois-je, et je n’ai pas un sou pour lui donner !… Vous en avez mille, s’écrièrent à-la-fois toutes les puissances de la nature qui étoient en mouvement chez moi. Je m’approchai de lui, et je lui donnai… il n’importe quoi… Je rougirois à présent de dire combien… j’étois honteux alors de penser combien peu… Si le lecteur devine ma disposition, il peut juger entre ces deux points donnés, à vingt ou quarante sous près, quelle fut la somme précise.

Je ne pouvois rien donner aux autres… Que Dieu vous bénisse ! leur dis-je. Et le bon Dieu vous bénisse vous-même, s’écrièrent le vieux soldat, le petit homme, etc. etc. Le pauvre honteux ne pouvoit rien dire… Il tira un petit mouchoir de sa poche, et essuya ses yeux en se détournant. Je crus qu’il me remercioit plus que tous les autres.