Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 47-55).


MONTREUIL.


Mon porte-manteau étoit tombé une fois de derrière la chaise ; j’avois été obligé de descendre deux fois par la pluie, et je m’étais mis une autre fois dans la boue jusqu’aux genoux, pour aider le postillon à l’attacher… Je ne savais ce qui causoit un dérangement si fréquent. J’arrive à Montreuil, et l’hôte me demande si je n’ai pas besoin d’un domestique… À ce mot, je devine que c’est le défaut d’un domestique qui est cause que mon porte manteau se dérange si souvent.

Un domestique ! dis-je : oui, j’en ai bien besoin ; il m’en faut un. Monsieur, dit l’hôte, c’est qu’il y a ici près un jeune homme qui seroit charmé d’avoir l’honneur de servir un Anglois. Et pourquoi plutôt un Anglois qu’un autre ? Ils sont si généreux ! répond l’hôte. Bon ! dis-je en moi-même, je gage que ceci me coûtera vingt sols de plus ce soir… C’est qu’ils ont de quoi faire les généreux, ajouta-t-il. Courage ! me disais-je, autres vingt sols à noter. Pas plus tard qu’hier au soir, continua-t-il, un milord Anglois offrit un écu à la fille..... Tant pis pour mademoiselle Jeanneton, dis-je.

Mademoiselle Jeanneton étoit fille de l’hôte ; et l’hôte s’imaginant que je n’entendois pas bien le françois, se hasarda à m’en donner une leçon. Ce n’est pas pas tant pis que vous auriez dû dire, Monsieur, c’est tant mieux. C’est toujours tant mieux, quand il y a quelque chose à gagner ; tant pis, quand il n’y a rien… Cela revient au même, lui dis-je. Pardonnez-moi, Monsieur, dit l’hôte, cela est bien différent.

Ces deux expressions, tant pis et tant mieux, étant les deux grands pivots de presque toutes les conversations françoises, il est bon d’avertir qu’un étranger qui va à Paris, feroit bien de s’instruire, avant d’arriver, de toute l’étendue de leur usage.

Un jeune marquis, plein de vivacité, demanda à monsieur Hume, à la table de notre ambassadeur, s’il étoit monsieur Hume le poète : Non, dit monsieur Hume tranquillement. Tant pis, répond le marquis.

C’est monsieur Hume l’historien, dit un autre. Ah ! tant mieux, dit le marquis. Et monsieur Hume, dont le cœur, comme on sait, est excellent, remercia le marquis pour son tant pis et pour son tant mieux.

L’hôte, après sa leçon, appela La Fleur ; c’est ainsi que se nommoit le jeune homme qu’il me proposoit. Je ne puis rien dire de ses talens ; Monsieur en jugera mieux que moi ; mais pour sa probité, j’en réponds.

Je ne sais quel ton il donna à ce qu’il disoit : mais il me fit faire attention à ce que j’allois faire, et La Fleur qui attendoit dehors avec cette impatience qu’ont tous les enfans de la nature en certaines occasions, fit son entrée.


MONTREUIL.


Je suis disposé à penser favorablement de tout le monde au premier abord, et surtout d’un pauvre diable qui vient offrir ses services à un aussi pauvre diable que moi : mais ce penchant me donne quelquefois de la défiance ; il m’autorise du moins à en avoir. J’en prends plus ou moins, selon l’humeur qui me domine, et le cas dont il s’agit… Je puis ajouter aussi selon le sexe à qui je dois avoir affaire.

Dès que La Fleur entra dans la chambre, son air nouveau et naturel triompha de la défiance. Je me décidai sur-le-champ en sa faveur, et je l’arrêtai sans hésiter. J’ignore, à la vérité, ce qu’il sait faire ; mais je découvrirai ses talens à mesure que j’en aurai besoin… D’ailleurs, un François est propre à tout.

Cependant la curiosité m’aiguillonna ; et quelle fut ma surprise ! le pauvre La Fleur ne savoit que battre du tambour, et jouer quelques marches sur le fifre. Je sentis que ma foiblesse n’avoit jamais été insultée plus vivement que dans cette occasion par ma sagesse…

La Fleur avoit commencé son entrée dans le monde, par satisfaire le noble désir qui enflamme presque tous ses compatriotes… Il avoit servi le roi pendant plusieurs années : mais s’étant aperçu que l’honneur d’être tambour n’ouvroit pas les portes de la récompense, ni la carrière de la gloire, il s’étoit retiré sur ses terres, où il vivoit comme il plaisoit à Dieu, c’est-à-dire, aux dépens de l’air.

Ainsi, me dit la Sagesse, vous avez pris un tambour pour vous servir dans votre voyage en France et en Italie ? Et pourquoi ne l’aurois-je pas pris ? dis-je. La moitié de notre noblesse ne fait-elle pas le même voyage avec des lendors de compagnons qu’elle paie, et qui lui laissent à payer de plus le flûteur, le diable et tout son train ?… Lorsqu’on peut se débarrasser d’un mauvais marché par une équivoque… je trouve qu’on n’est pas à plaindre… Mais, La Fleur, vous savez sans doute faire quelque chose de plus ? Oh qu’oui !… Il savoit faire des guêtres et jouer un peu du violon. Bravo ! dit la Sagesse… Moi, lui dis-je, je joue de la basse… ainsi nous pourrons concerter… Mais, La Fleur, vous savez raser et accommoder un peu une perruque ? J’ai les meilleures dispositions… C’en est assez pour le ciel, lui dis-je en l’interrompant, et cela doit me suffire… On servit le souper… Je me mis à table. J’avois d’un côté de ma chaise un épagneul anglois, de l’autre un domestique françois aussi gai qu’on peut l’être… J’étois content de mon empire… Et si les monarques savoient borner leurs désirs, ils seroient aussi heureux que je l’étois.


MONTREUIL.


La Fleur ne m’a point quitté pendant tous mes voyages, et il sera souvent question de lui. Il est bien juste que j’instruise mes lecteurs sur son compte ; et pourquoi même ne parviendrais-je pas à les intéresser en sa faveur ? Je n’ai jamais eu de raison de me repentir d’avoir suivi les impulsions qui m’avoient déterminé à le prendre : il a été le domestique le plus fidèle, le plus attaché, le plus ingénu qui jamais fut à la suite d’un philosophe. Ses talens de battre du tambour et de faire des guêtres, bons en eux-mêmes, ne m’étoient pas, à la vérité, d’une grande utilité ; mais j’en étois bien récompensé par la gaieté perpétuelle de son humeur… Elle suppléoit à tous les talens qu’il n’avoit pas ; elle auroit même, dans mon esprit, effacé ses défauts. Je trouvois toujours des ressources et des motifs d’encouragement dans son air et ses regards, et une espèce de fil qui me faisoit sortir des difficultés que je rencontrois… J’allois dire aussi des siennes ; mais La Fleur étoit hors de toute atteinte des événemens. La faim, la soif, le froid, le chaud, les veilles, la fatigue, ne faisoient pas la moindre impression sur sa physionomie ; il étoit éternellement le même. Je ne sais si je suis philosophe ; Satan veut quelquefois me le persuader ; mais si je le suis, je l’avoue, je me suis trouvé bien des fois humilié en réfléchissant aux obligations que j’ai au caractère philosophique de ce pauvre garçon. Combien de fois son exemple ne m’a-t il pas excité à m’appliquer à une philosophie plus sublime ?… Avec tout cela, La Fleur étoit un peu fat ; mais c’étoit plutôt un mouvement de la nature, que l’effet de l’art. Il n’eut pas demeuré trois jours à Paris, que cette fatuité disparut.


MONTREUIL.


J’installai le lendemain matin, La Fleur dans sa charge. Je lis devant lui l’inventaire de mes six chemises et de ma culotte de soie noire, et je lui donnai la clef de mon porte-manteau. Je lui dis de le bien attacher derrière la chaise, de faire atteler les chevaux, et d’avertir l’hôte de m’apporter son compte.

Ce garçon est heureux, dit l’hôte en adressant la parole à cinq ou six filles qui entouroient La Fleur, et lui souhaitoient affectueusement un bon voyage. La Fleur baisoit les mains des filles ; ses yeux se mouillèrent, il les essuya trois fois, et trois fois il promit d’apporter des pardons de Rome à toute la bande.

Toute la ville l’aime, me dit l’hôte. On le trouvera de manque à tous les coins de Montreuil ; il n’a qu’un seul défaut, c’est d’être toujours amoureux… Bon ! dis-je en mol-même ; cela m’évitera la peine de mettre chaque nuit ma culotte sous mon oreiller ; et je faisois moins, en disant cela, l’éloge de La Fleur, que le mien. J’ai toute ma vie été amoureux d’une princesse ou de quelqu’autre, et je compte bien l’être jusqu’à ma mort. Je suis très-persuadé que si j’étois destiné à faire une action basse, je ne la ferois que dans l’intervalle d’une passion à l’autre. J’ai éprouvé quelquefois de ces interrègnes, et je me suis toujours aperçu que mon cœur étoit fermé pendant ce temps ; il étoit si endurci, qu’il falloit que je fisse un effort sur moi pour soulager un misérable, en lui donnant seulement six sous. Je me hâtois alors de sortir de cet état d’indifférence. Le moment où je me retrouvais ranimé par la tendre passion, étoit le moment où je redevenois généreux et compatissant. J’aurois tout fait pour rendre service, pourvu qu’il n’y eût pas de crime…

Mais que fais-je en disant tout ceci ? ce n’est pas mon éloge ; c’est celui de la passion.