Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 39-43).


LA REMISE.
Calais.


M. Dessein étoit arrivé avec la clef de la remise à la main, il nous ouvrit les grands battans de son magasin de chaises.

Le premier objet qui me donna dans l’œil, fut une autre guenille de désobligeante, le vrai portrait de celle qui m’avoit plu une heure auparavant, mais qui depuis avoit excité en moi une sensation si désagréable… Il me sembloit qu’il n’y avoit qu’un rustre, un homme insociable, qui eût pu imaginer une telle machine, et je pensais à-peu-près de même de celui qui voudroit s’en servir.

J’observai qu’elle causoit autant de répugnance à la dame qu’à moi… M. Dessein s’en aperçut, et il nous mena vers deux chaises qui devinrent tout de suite l’objet de ses éloges. Les lords A. et B., dit-il, les avoient achetées pour faire le grand tour ; mais elles n’ont pas été plus loin que Paris ; ainsi, elles sont à tous égards aussi bonnes que neuves… Je les trouve trop bonnes, M. Dessein ; et je passai à une autre qui étoit derrière, et qui parut me convenir… J’entrai sur-le-champ en négociation du prix… Cependant, dis-je, en ouvrant la portière et en montant dedans, il me semble qu’on auroit bien de la peine à y tenir deux… Ayez la bonté, madame, dit M. Dessein, en lui offrant son bras, d’y monter aussi… La dame hésita une demi-seconde et s’y plaça… et M. Dessein, à qui un domestique faisoit signe qu’il vouloit lui parler, ferma la portière sur nous et nous laissa.


LA REMISE.
Calais.


Voilà qui est plaisant, dit la dame, en souriant ; c’est la seconde fois que, par des hasards fort indifférens, on nous laisse ensemble : cela est comique.

Il ne manque du moins pour le rendre tel, lui dis-je, que l’usage comique que la galanterie d’un François voudroit faire de cette aventure… Faire l’amour dans le premier moment… offrir sa personne au second.

C’est-là leur fort, répondit la dame.

On le suppose au moins… et je ne sais trop comment cela est arrivé… mais ils ont acquis la réputation de mieux connoître et faire l’amour que toute autre nation de la terre… Pour moi, je les crois très-mal adroits… et dans le vrai, la pire espèce d’archers qui jamais exerça la patience du dieu d’Amour.

… Croire qu’ils mettent du sentiment dans l’amour !

Je croirois plutôt qu’il est possible de faire un bel habit avec des morceaux de reste et de toutes couleurs… Ils se déclarent tout d’un coup, à la première rencontre… N’est-ce pas là soumettre l’offre de leur amour et de leur personne à l’examen sévère d’un esprit que le cœur n’a pas encore échauffé ?

La dame m’écoutoit comme si elle s’attendoit à quelque chose de plus…

Considérez donc, madame, lui dis-je, en posant ma main sur la sienne…

Que les personnes graves détestent l’amour à cause du nom.

Les intéressées le haïssent, parce qu’elles donnent la préférence à autre chose.

Les hypocrites paroissent l’avoir en horreur, en feignant de n’aspirer qu’aux choses célestes.

Le vrai de tout cela, c’est que nous sommes beaucoup plus effrayés que blessés par cette passion….. Quelque manque d’expérience que l’homme montre dans ces sortes d’affaires, il ne laisse échapper le mot d’amour qu’une heure ou deux au moins après le temps que son silence sur ce sujet est devenu un vrai tourment. Il me semble qu’une suite de petites et paisibles attentions qui n’iroient pas jusqu’à sonner l’alarme… et qui ne seroient pourtant pas assez vagues pour qu’on pût s’y méprendre… accompagnées de temps en temps d’un regard tendre, mais peu ou même point du tout de discours à ce sujet… laisseroient votre maîtresse toute à la nature, qui saura bien amollir son cœur.

Eh bien, dit la dame en rougissant, je crois que vous n’avez pas cessé de me faire l’amour depuis que nous sommes ensemble.


LA REMISE.
Calais.


M. Dessein revint pour nous ouvrir la portière, et dit à la dame que M. le comte de L… son frère, venoit d’arriver… Quoique je souhaitasse tout le bien possible à cette dame, j’avouerai que cet événement attrista mon cœur ; et je ne pus m’empêcher de le lui dire… car en vérité, madame, ajoutai-je, il est fatal à une proposition que j’allois vous faire…

Il est inutile, dit-elle, en m’interrompant et en mettant une de ses mains sur les deux miennes, de m’expliquer votre projet. Il est rare, mon bon Monsieur, qu’un homme ait quelque proposition amicale à faire à une femme, sans qu’elle en ait le pressentiment quelques momens auparavant.

Oui… la nature, dis-je, l’arme de ce pressentiment, pour la garantir du piège…. Mais, dit-elle en me fixant, je n’avois rien à craindre ; et, à vous parler franchement, j’étois déterminée à accepter votre proposition. Si je l’eusse acceptée… elle s’arrêta un moment… je crois, reprit-elle, que vous m’auriez disposée à vous raconter une histoire qui auroit rendu la compassion la chose la plus dangereuse qui auroit pu nous arriver dans le voyage.

Et me disant cela, elle me tendit la main… Je la baisai deux fois, et elle descendit de la chaise en me disant adieu avec un regard mêlé de sensibilité et de douceur.