Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 24-30).


LA PORTE DE LA REMISE.
Calais.


Lorsque j’ai dit que je ne voulois pas sortir de la désobligeante, parce que je voyois le moine en conférence avec une dame qui venoit d’arriver, j’ai dit la vérité… mais je n’ai pas dit toute la vérité ; car j’étois bien autant retenu par l’air et la figure de la dame avec laquelle il s’entretenoit. Je soupçonnois qu’il lui rendoit compte de ce qui s’étoit passé entre nous… quelque chose en moi-même me le suggérait… Je souhaitois le moine dans son couvent.

Lorsque le cœur devance l’esprit, il épargne au jugement bien des peines… J’étois certain qu’elle étoit du rang des plus belles créatures. Cependant je ne pensai plus à elle, et continuai d’écrire ma préface.

L’impression qu’elle avoit faite sur moi revint aussitôt que je la rencontrai dans la rue. L’air franc et en même-temps réservé avec lequel elle me donna la main, me parut une preuve d’éducation et de bon sens. Je sentois, en la conduisant, je ne sais quelle douceur autour d’elle, qui répandoit le calme dans tous mes esprits.

Bon Dieu, me disois-je, avec quel plaisir on mèneroit une pareille femme avec soi autour du monde !

Je n’avois pas encore vu son visage… mais qu’importe ? son portrait étoit achevé longtemps avant d’arriver à la remise. L’imagination m’avoit peint toute sa tête, et se plaisoit à me faire croire qu’elle étoit une déesse, autant que si je l’eusse retirée du fond du Tibre… Ô magicienne ! tu es séduite, et tu n’est toi-même qu’une friponne séduisante… Tu nous trompes sept fois par jour avec tes portraits et tes images… mais aussi tu les fais si gracieux, ils ont tant de charmes… tu couvres tes peintures d’un coloris si brillant, qu’on a du regret à rompre avec toi.

Lorsque nous fûmes près de la porte de la remise, elle ôta sa main de son front et le laissa voir… C’étoit une figure à-peu-près de vingt-six ans… une brune claire, piquante, sans rouge, sans poudre, et accommodée le plus simplement. À l’examiner en détail, ce n’étoit pas une beauté ; mais il y avoit dans cette figure le charme qui, dans la situation d’esprit où je me trouvois, m’attachoit beaucoup plus que la beauté : elle étoit surtout intéressante… Elle avoit l’air d’une veuve qui avoit surmonté les premières impressions de la douleur, et qui commençoit à se reconcilier avec sa perte : mais mille autres revers de la fortune avoient pu tracer les mêmes lignes sur son visage… J’aurois voulu savoir ses malheurs… et si le même bon ton qui régnoit dans les conversations du temps d’Esdras eût été à la mode en celui-ci, je lui aurois dit : Qu’as-tu ? et pourquoi cet air inquiet ? Qu’est ce qui te chagrine ? et d’où te vient ce trouble d’esprit ? En un mot, je me sentis de la bienveillance pour elle, et je pris la résolution de lui faire ma cour de manière ou d’autre… enfin de lui offrir mes services.

Telles furent mes tentations… et disposé à les satisfaire, on me laissa seul avec la dame, sa main dans la mienne, ayant le visage tourné vers la remise, et beaucoup plus près de la porte que la nécessité ne l’exigeoit.


LA PORTE DE LA REMISE.
Calais.


Belle dame, lui dis-je, en élevant légèrement sa main, voici un de ces événemens qu’amène la capricieuse fortune, de prendre, pour ainsi dire par la main, deux parfaits étrangers… de différens sexes, et peut-être de différens coins du monde, et de les placer en un moment ensemble d’une manière si cordiale, que l’amitié elle-même en pourroit à peine faire autant, si elle l’avoit projeté depuis un mois.

« Et votre réflexion sur ce point, monsieur, fait voir combien l’aventure vous a embarrassé… »

Lorsque notre situation est telle que nous l’aurions souhaitée, rien n’est plus mal-à-propos que de parler des circonstances qui la rendent ainsi : Vous remerciez la fortune, continua-t-elle, vous avez raison… Le cœur le savoit, et il étoit content. Il n’y avoit qu’un philosophe anglois qui pût en avertir l’esprit pour révoquer le jugement.

En me disant cela, elle dégagea sa main avec un coup-d’œil qui me parut un commentaire suffisant sur le texte.

Je vais donner une misérable idée de la foiblesse de mon cœur, en avouant qu’il éprouva une peine que des causes peut-être plus dignes n’auroient pu lui faire ressentir… La perte de sa main me mortifioit, et la manière dont je l’avois perdue ne portoit point de baume sur la blessure… Je sentis alors plus que je n’ai jamais fait de ma vie, le désagrément que cause une sotte infériorité.

Mais de pareilles victoires ne donnent qu’un triomphe momentané ; un cœur vraiment féminin n’en jouit pas long-temps. Cinq ou six secondes changèrent la scène ; elle appuya sa main sur mon bras pour achever sa réplique, et je me remis, sans savoir comment, dans ma première situation.

J’attendois qu’elle me parlât… elle n’avoit rien à y ajouter.

Je donnai alors une autre tournure à la conversation. La morale et l’esprit de la sienne m’avoient fait voir que je n’avois pas bien saisi son caractère. Elle tourna son visage vers moi, et je m’aperçus que le feu qui l’avoit animé pendant qu’elle me parloit, s’étoit évanoui… ses muscles s’étoient relâchés, et je revis ce même air de peine qui m’avoit d’abord intéressé en sa faveur. Qu’il étoit triste de voir cet esprit fin et délicat en proie à la douleur ! Je la plaignis de toute mon ame. Ce que je vais dire paroîtra peut-être ridicule à un cœur insensible… mais en vérité, j’aurois pu en ce moment la prendre et la serrer dans mes bras, quoique dans la rue, sans en rougir.

Mes doigts serroient les siens, et le battement de mes artères qui s’y faisoit sentir, lui apprit ce qui se passoit en moi… Elle baissa les yeux… un moment de silence s’ensuivit.

Je craignis avoir fait, dans cet intervalle, quelques légers efforts pour serrer davantage sa main ; car j’éprouvai une sensation plus subtile dans la mienne… Ce n’étoit pas un mouvement pour retirer la sienne… mais c’étoit comme si la pensée lui en venoit ; et je l’aurois infailliblement perdue une seconde fois, si l’instinct, plus que la raison, ne m’eût suggéré fort à propos une dernière ressource dans ces sortes de périls… c’étoit de la tenir si légèrement, qu’il sembloit que j’étois sur le point de lui rendre sa liberté de mon propre gré ; et c’est ainsi qu’elle me la laissa jusqu’à ce que monsieur Dessein fût de retour avec la clef. Cependant je me mis à réfléchir sur les moyens d’effacer les mauvaises impressions contre moi, qu’auroit pu faire sur son esprit mon histoire avec le pauvre moine, en cas que celui-ci lui en eût fait le rapport.