Voyage scientifique autour du monde de la corvette anglaise Challenger

Voyage scientifique autour du monde de la corvette anglaise Challenger
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 761-782).
VOYAGE SCIENTIFIQUE
AUTOUR DU MONDE
DE LA CORVETTE ANGLAISE CHALLENGER


I. — HISTORIQUE DES CIRCUMNAVIGATIONS ANTÉRIEURES A CELLE DU CHALLENGER.

Les grandes nations maritimes se sont toujours honorées en considérant comme un devoir d’armer périodiquement un certain nombre de navires destinés à des voyages scientifiques autour du monde. Jusque vers le milieu du siècle dernier, ces expéditions avaient un but unique : découvrir des terres nouvelles ou déterminer plus rigoureusement la position et la configuration des côtes qui avaient été reconnues auparavant. La géographie et la navigation profitaient seules de ces longues explorations; les sciences astronomiques, physiques et naturelles en tiraient peu de profit. Bougainville le premier s’adjoignit, sur la recommandation de Lalande, le naturaliste Philibert Commerson et l’astronome Véron dans son voyage autour du monde sur la frégate la Boudeuse et la flûte l’Étoile, que le gouvernement de Louis XV avait mises à sa disposition. L’expédition partit de Saint-Malo le 15 novembre 1766. Malheureusement Commerson mourut à l’Ile-de-France à l’âge de quarante-six ans. Les immenses collections qu’il avait réunies furent dispersées et ne rendirent pas à la science tous les services qu’elle en eût retirés, si l’auteur lui-même avait décrit les animaux et les végétaux observés par lui à l’état vivant[1]. L’astronome Véron ne fut pas plus heureux, et succomba aux Philippines en 1770. Bougainville seul revint à Saint-Malo le 16 mars 1769. — Dans l’ordre chronologique, nous rencontrons maintenant le célèbre navigateur anglais James Cook, qui, dans son premier voyage en 1768 sur l’Endeavour, était accompagné des naturalistes Banks et Solander et de l’astronome Green. Les collections de plantes conservées par Banks et mises à la disposition de tous les botanistes contemporains ont contribué puissamment aux progrès de la science des végétaux. Dans son second voyage sur l’Adventure et la Resolution en 1772, Cook avait embarqué Wales comme astronome, et comme naturalistes les deux Forster père et fils. Au Cap, il accueillit à son bord le botaniste suédois André Sparrman.

Le roi Louis XVI aimait et connaissait la géographie. Les voyages de Cook l’avaient vivement intéressé ; il ne voulut pas que la France restât en arrière de la Grande-Bretagne dans le champ des découvertes maritimes. Un voyage autour du monde exécuté dans le double dessein de faire des reconnaissances géographiques et de nouer des relations commerciales avec des pays peu connus fut décidé. Le roi annota lui-même le projet de campagne qu’il avait fait rédiger, et désigna le comte de La Pérouse comme chef de l’expédition : il lui confia le commandement des frégates la Boussole et l’Astrolabe. Lamanon et Jean Mongez s’embarquèrent comme naturalistes. Les frégates mirent à la voile le 1er  août 1785. Après une navigation de trente mois le long des côtes d’Amérique et d’Asie, les navires étaient arrivés à Botany-Bay en Australie. Les dernières dépêches portaient la date du 7 février 1788. Depuis ce moment, on n’eut plus de nouvelles de La Pérouse. Un-décret de l’assemblée constituante du 9 février 1791 ordonna une expédition pour aller à sa recherche. D’Entrecasteaux eut le commandement des frégates La Recherche et l’Espérance portant une véritable commission scientifique composée de Beautemps-Beaupré, hydrographe, La Billardière, botaniste, Deschamps et Riche, zoologistes, et Lahaye, jardinier. D’Entrecasteaux ne réussit pas dans sa mission ; le sort de La Pérouse resta inconnu, mais les publications de La Billardière firent connaître pour la première fois l’étrange végétation de l’Australie et des îles voisines. Riche mourut, âgé de trente-cinq ans seulement, à son retour en France, sans avoir pu rapporter ses collections, saisies à Java par les Hollandais, avec lesquels nous étions en guerre en ce moment. En 1800, le directoire organisa l’expédition du capitaine Baudin avec les navires le Géographe et le Naturaliste, afin de mieux reconnaître les côtes d’Australie, visitées déjà par d’Entrecasteaux, et rechercher de nouveau les traces de La Pérouse. Pérou, Leschenault de La Tour, Lesueur, étaient les naturalistes, et Bernier l’astronome de l’expédition, qui revint en 1804, rapportant des collections dont Cuvier a fait ressortir le nombre et l’importance. L’Australie éveillait à cette époque un intérêt général; les Anglais prévoyaient l’avenir de ce nouveau continent. C’est pour déterminer exactement la configuration de ses côtes que le capitaine Flinders, déjà familier avec cette navigation, partit sur la corvette Investigator avec le célèbre botaniste Robert Brown, dont les travaux sur la flore de ce continent ont fait faire un pas immense à la connaissance du règne végétal.

Dans les premières années du siècle, les Russes entrèrent en scène par le voyage de Krusenstern, exécuté de 1803 à 1806 sur l’Espérance et la Neva, avec l’astronome Horner et les naturalistes Tilesius et Langsdorff. Les guerres incessantes du premier empire, suivies de deux invasions, arrêtèrent l’heureux élan qui s’était manifesté chez toutes les nations maritimes. Les Russes furent les premiers à profiter de la paix pour compléter et accroître les découvertes de Krusenstern. Otto de Kotzebue, sur le brick le Rurik armé aux frais du comte Romanzof, fit un voyage de circumnavigation, accompagné des naturalistes Chamisso et Escholtz, qui dura de 1815 à 1817. C’est dans ce voyage que Chamisso, à la fois savant et poète allemand d’origine française, eut la première intuition des générations alternantes en observant des mollusques de l’ordre des tuniciers et du genre Salpa. Cet aperçu a été le point de départ d’une foule d’observations analogues qui ont jeté le plus grand jour sur la genèse des animaux et des végétaux inférieurs. De 1823 à 1826, Kotzebue fit un second voyage autour du monde avec Escholtz, qui l’avait accompagné dans le premier, où il avait rencontré au Cap la corvette française l’Uranie, commandée par M. de Freycynet. Partie de Toulon le 17 septembre 1817, elle revint au Havre le 13 novembre 1820 avec les zoologistes Quoy et Gaymard et le botaniste Gaudichaud, dont les travaux respectifs ont été publiés dans la relation du voyage.

Le gouvernement de la restauration témoigna de son zèle soutenu pour la science en ordonnant un nouveau voyage de circumnavigation. Le capitaine Duperrey, qui avait déjà fait le tour du monde sur l’Uranie, prit le commandement de la corvette la Coquille : elle partit de Toulon le 11 août 1822 avec les naturalistes Lesson et Carnot. Dumont d’Urville, à la fois navigateur, botaniste et philologue, était le second du navire, qui ne revint qu’en avril 1825, après un voyage fructueux pour la géographie, le magnétisme terrestre et l’histoire naturelle, sans avoir perdu un seul homme pendant une si longue campagne. L’année 1826 vit partir à la fois de Cronstadt l’amiral Lütke avec les naturalistes Lenz, Postels et Kittliz, et de Toulon le capitaine Dumont d’Urville sur l’Astrolabe avec Quoy, Gaymard et Lesson jeune. C’est dans ce voyage que d’Urville retrouva les traces du naufrage de La Pérouse sur l’île de Vanikoro, à l’extrémité de cet archipel Salomon que d’Entrecasteaux, envoyé à la recherche de l’illustre navigateur, avait vainement exploré. La France possédait alors une véritable pépinière de grands navigateurs qui se sont succédé sans interruption en se formant mutuellement à l’école les uns des autres, depuis Bougainville jusqu’à Dumont d’Urville. De même en Angleterre on trouve une série non interrompue d’explorateurs de l’Océan, depuis Cook jusqu’à James Ross.

Le roi Louis-Philippe fut fidèle aux traditions de ses prédécesseurs en favorisant les voyages scientifiques. C’est sous son règne que Dumont d’Urville exécuta son troisième voyage autour du monde sur l’Astrolabe et la Zélée en faisant deux fois les tentatives les plus persévérantes pour s’approcher du pôle antarctique. Wilkie, chef d’une expédition américaine, avait le même but. Tous deux furent moins heureux que James Ross, qui, la même année, découvrit la terre Victoria en pénétrant dans les glaces jusqu’au 78e degré de latitude sud. D’Urville, parti de Toulon le 8 septembre 1837, ne revint que le 8 novembre 1840. MM. Hombron et Jacquinot étaient les naturalistes de l’expédition. D’Urville lui-même, excellent botaniste, a publié la flore des îles de la Mer-Noire et celle des Malouines ou Falkland.

Nous ne mentionnerons que pour mémoire les voyages autour du monde de l’Adventure et du Beagle, de la Vénus, de la Favorite et de la Bonite, qui ont contribué aux progrès de la physique du globe, de la botanique et de la zoologie; mais nous devons faire ressortir l’importance de la seconde circumnavigation du Beagle, toujours commandé par le capitaine Fitzroy, qui s’accomplit pendant les années 1832 à 1836. C’est en visitant successivement à bord de ce navire les côtes de l’Amérique et de l’Afrique méridionales, de l’Australie et les îles de l’Océanie, c’est en voyant la nature si variée dans ses aspects sous des climats différens, c’est en admirant l’équilibre qui résulte de la concurrence vitale des êtres organisés, c’est en comparant les restes des animaux perdus aux animaux vivans actuellement dans la même contrée, que Charles Darwin conçut ces grandes pensées qui, fortifiées et mûries par vingt-cinq années d’études et de méditations, ont inauguré une ère nouvelle dans la philosophie des sciences naturelles. Cette philosophie repose sur l’application aux êtres organisés du principe de la transformation des forces qui régit les sciences physiques; ce sont les théories que Lamarck émettait déjà en 1809 dans la Philosophie zoologique[2], démontrées, agrandies et complétées; ce sont les convictions prophétiques, les intuitions vagues du génie de Goethe, réalisées et transportées du domaine de la pensée dans celui des faits. Les voyages de Chamisso, de Robert Brown, d’Alexandre de Humboldt et de Darwin prouvent que chez un esprit bien préparé la vue de nouveaux objets éveille de nouvelles idées, et que la nature, embrassée dans son ensemble, nous enseigne des vérités que les laboratoires spéciaux et les collections de plantes sèches ou d’animaux privés de vie ne sauraient nous révéler. C’est là l’utilité réelle des voyages pour les naturalistes qui ne se bornent pas au rôle de simples nomenclateurs, et cherchent à vivifier par la réflexion les faits matériels que leurs sens ont perçus.

Le dernier voyage autour du monde qui ait été conçu et exécuté sur une grande échelle est celui de la frégate autrichienne la Novara : elle avait à bord une commission scientifique complète, composée du docteur Hochstetter, géologue et physicien, de MM. Frauenfeld et Zelebor, zoologistes, Scherzer, ethnologiste et économiste, d’un horticulteur botaniste, M. Jellineck, et de M. Selleny, peintre et dessinateur. Le commandant, commodore Wüllerstorf-Urbair, était lui-même un homme de science. Des quarante-quatre canons de la frégate, quatorze furent laissés à terre afin d’utiliser l’espace pour des aménagemens scientifiques. La Novara partit de Trieste le 30 avril 1857 ; son voyage fut abrégé par la nouvelle de la déclaration de guerre faite à l’Autriche par la France ; néanmoins elle ne revint que le 26 août 1859, après avoir parcouru 51,686 milles marins, visité 25 ports avec 298 jours de relâche. Au retour, une grande publication a été commencée par les membres de la commission, auxquels se sont adjoints des savans spéciaux. Cet ouvrage, magnifique et excellent sous tous les rapports, fait le plus grand honneur au gouvernement autrichien qui l’a entrepris et aux savans qui l’ont exécuté. On doit en outre à M. de Hochstetter, qui fit un séjour prolongé à la Nouvelle-Zélande, une description très complète de cet archipel et de ses habitans[3].

Malgré sa prospérité matérielle et des intervalles de paix assurés, le second empire ne suivit pas les traditions de l’ancienne monarchie, de la république, de la restauration et du gouvernement de juillet. Pendant les dix-huit ans qu’il a duré, le gouvernement de Napoléon III n’a jamais songé à organiser une expédition comme celle de la Novara. Il y a plus : tandis que l’Angleterre envoyait de véritables flottes à la recherche de Franklin, tandis que les Russes exploraient l’immense étendue des côtes sibériennes pour s’assurer si l’illustre navigateur n’avait pas échoué sur quelque point ignoré de ces rivages déserts, tandis que le pavillon étoile des États-Unis flottait dans les mers arctiques, à côté de celui de la Grande-Bretagne, le drapeau de la France ne se montrait pas. Un officier de notre marine, René Belot, ayant obtenu en 1851 l’autorisation de servir sur un navire anglais, le Prince-Albert, commandé par le capitaine Kennedy, pénétra avec lui dans les détroits de l’Amérique arctique. Pendant trois cent trente jours, le navire est retenu dans les glaces; pendant soixante-dix-neuf jours, par un froid de 20 à 30 degrés centigrades au-dessous de zéro, Belot parcourt à pied avec Kennedy les côtes du nouveau Sommerset. Familiarisé avec les difficultés des voyages arctiques par terre et par mer, digne du titre d’arctic officer, que les Anglais décernaient à ceux de leurs marins qui avaient fait ces rudes campagnes, il revient à Paris, sollicite les ministres, les amiraux, les généraux, les directeurs, frappe à toutes les portes, demandant qu’on lui confie un petit navire pour chercher à son tour les traces de Franklin; il ne trouve partout qu’indifférence et mauvais vouloir. Désespéré, il repart sur le Phœnix, commandé par le capitaine Inglefield, et périt dans une excursion aventureuse entreprise à pied sur des glaces flottantes. Un monument élevé à sa mémoire à l’hôpital de la marine de Greenwich constate à la fois la reconnaissance de l’Angleterre et l’apathie du gouvernement français, insensible à l’honneur du pavillon et ne comprenant pas l’impérieuse nécessité de prendre part à ces cam- pagnes, pacifiques il est vrai, mais aussi dangereuses, aussi pénibles et aussi glorieuses que celle de la guerre inutile du Mexique.

Depuis qu’une portion de la Cochinchine et la Nouvelle-Calédonie sont au nombre des possessions françaises, beaucoup de navires de l’état ont fait le tour du monde pour le service de ces colonies. D’autres ont accompli des voyages de circumnavigation afin de protéger nos intérêts commerciaux et de montrer le drapeau français dans des contrées éloignées : ils ont, comme on dit en termes de marin, promené le pavillon ; mais jamais un de ces navires, tout en accomplissant sa mission, n’a été installé de façon à servir des intérêts scientifiques. Quelques médecins de la marine ont recueilli des plantes et des animaux dans les relâches que des nécessités diplomatiques avaient seules désignées d’avance; mais le manque de ressources autres que celles d’une solde insuffisante, et même le manque de place sur un navire de guerre, où chaque décimètre carré depuis la cale jusqu’au pont a sa destination spéciale, ont toujours paralysé le bon vouloir de ces modestes fonctionnaires. Ajoutons que les études incomplètes qu’ils font dans les écoles navales ne les initient en aucune façon à des recherches de ce genre, et, chose triste à dire, ce sont précisément les hommes qui ont le plus d’occasions de faire de l’histoire naturelle qui sont le plus mal préparés à devenir naturalistes. En raison même de ces conditions défavorables, nous devons rappeler comme des noms chers à la science ceux de Lesson, Quoy, Leprieur, Gaudichaud et Souleyet, tous sortis du corps de la médecine navale, de même qu’en Angleterre Robert Brown, Joseph Hooker et Huxley ont été médecins de la marine au début de leur carrière scientifique.

Dans les voyages que je viens d’énumérer, les naturalistes s’occupaient surtout de l’exploration et de l’étude des terres nouvelles que le navire abordait dans son périple autour du monde. La mer et ses habitans étaient à peu près négligés; on ne ramassait guère que les coquilles échouées sur le rivage. L’exemple de Pérou, qui dragua le premier à une certaine profondeur, n’avait pas été suivi. Une phase nouvelle s’ouvre actuellement dans l’histoire des voyages maritimes, la mer devient l’objectif principal des explorateurs. Les terres, mieux connues, sont abandonnées aux naturalistes sédentaires qui les habitent ou peuvent s’y transporter facilement. M. Blanchard, M. de Saporta, M. Esquiros, ont rendu compte ici même[4] des heureuses tentatives faites en 1868 et 1869 par les naturalistes anglais pour sonder les profondeurs de l’Atlantique et ramener à la surface les animaux qui les habitent. Nous les rappellerons en peu de mots. C’est un de leurs compatriotes, Edward Forbes, enlevé jeune encore à la science, qui, dans la mer Egée, essaya le premier de tracer des zones zoologiques bathymétriques; il déclara qu’elles ne dépassaient pas 550 mètres de profondeur. Cependant déjà en 1845 le compagnon du malheureux sir John Franklin, Harry Goodsir, péchait dans le détroit de Davis des animaux par 730 mètres de fond. En 1855, un Américain, Bailey, de Westpoint, muni de sondes perfectionnées, trouvait des foraminifères et des spicules d’épongés à des profondeurs comprises entre 1,830 et 3,650 mètres. En 1860, la sonde du Bull-dog ramenait en pleine Atlantique des animaux vivant à une profondeur aussi considérable. Sur les côtes de Norvège, Sars, limité par son appareil de sondage, mais multipliant ses opérations, trouvait dans une zone comprise entre 350 et 550 mètres 427 espèces, parmi lesquelles on remarque 36 échinodermes (oursins, astéries), 133 mollusques et 106 arthropodes ou animaux à pattes articulées; il y découvrit aussi des êtres appartenant par leurs formes plutôt aux faunes éteintes et devenues fossiles, qu’à celles qui vivent dans les mers actuelles. Avec l’aide du service hydrographique des États-Unis, Agassiz et de Pourtalès exploraient en 1866 et 1867 les eaux du gulf-stream, sur les côtes de la Floride. La Société royale de Londres, frappée de ces résultats et de ceux obtenus par les efforts personnels de MM. Wyville-Thomson et Carpenter sur les côtes d’Angleterre, sollicita l’appui du gouvernement, qui mit à la disposition des deux sa vans le navire le Lightning (l’Éclair), portant sur le pont une petite machine à vapeur (donkey-engine) propre à retirer la sonde ou la drague descendues à de grandes profondeurs. Les deux zoologistes explorèrent d’abord les mers comprises entre le nord de l’Ecosse et les îles Féroe. L’année suivante, en 1869, on arma un navire marchant à la fois à la voile et à la vapeur, le Por-cupine (Porc-épic), parfaitement approprié à ce genre de recherches. L’état se chargea des frais de l’expédition; la Société royale prêta les instrumens. Le navire fit trois croisières. Un autre malacologiste distingué, M. Gwyn Jeffreys, suppléa M. Carpenter sur les côtes d’Irlande, autour du banc de Rockale, dans la baie de Biscaye et dans la Méditerranée. M. Carpenter étudia spécialement le détroit de Gibraltar. Ces explorations des mers européennes ont été pour ainsi dire la préface de la grande entreprise dont nous ferons connaître les premiers résultats.


II. — VOYAGE SCIENTIFIQUE DU CHALLENGER. — PROFONDEURS ET TEMPÉRATURES DE L'OCÉAN-ATLANTIQUE.


Le Challenger (la Provoquante) est une corvette à hélice à deux ponts de 2,300 tonneaux, réunissant les avantages d’une frégate comme capacité aux qualités d’une corvette comme facilité de manœuvre et faible tirant d’eau. Sa machine à vapeur a la puissance nominale de 400 chevaux, et six embarcations, dont une à vapeur, sont suspendues à ses flancs. Le Challenger était armé de dix-huit canons; mais, n’ayant personne à provoquer dans un voyage absolument pacifique, seize de ces canons furent débarqués et remisés à l’arsenal. Le pont tout entier a été livré aux installations scientifiques. L’arrière-cabine, sous la dunette, est le logement du commandant, le capitaine Nares, et du professeur Wyville Thomson, d’Edimbourg, chef scientifique de l’expédition. Cette cabine communique avec une grande pièce ayant 9 mètres de long sur 3 mètres 6 centimètres de large, servant de cabinet de travail. Des deux cabines situées à la suite, celle de bâbord est un laboratoire de zoologie, l’autre le dépôt des cartes marines. Une grande table placée au milieu du laboratoire porte quatre microscopes fixés par des écrous, éclairés par des lampes et accompagnés de pinces, de ciseaux et autres instrumens en nickel, afin de n’être pas rouillés par l’eau de la mer. Du plafond auquel sont fixés des harpons, des tridens, des boîtes de fer-blanc, pendent des tables suspendues, indispensables pour travailler pendant le roulis. De nombreuses étagères portent des bocaux de toute grandeur, et un robinet, communiquant avec un réservoir d’alcool, permet de les remplir immédiatement. Sur un rayon sont rangés les livres les plus indispensables. Vers le milieu du pont, à bâbord, se trouve une pièce obscure à l’usage du photographe, et à tribord le laboratoire de physique et de chimie. Presque toute la partie de l’avant est occupée par les appareils de sondage, les dragues, une pompe hydraulique, un aquarium dont l’eau se renouvelle incessamment, et d’autres objets encombrans.

Le navire est sous les ordres du capitaine G. Nares, son second, M. Maclear, fils de l’ancien directeur de l’observatoire du Cap, sir Thomas Maclear, est chargé des observations magnétiques. Le professeur Wyville Thomson se consacre à l’étude des animaux inférieurs avec le docteur Willemoes-Suhm, élève du professeur Siebold, de Munich. M. Murray s’occupera surtout des animaux vertébrés, et M. Moseley des collections botaniques. Le chimiste est M. Buchanan, et M. Wild, de Zurich, le dessinateur. Un sous-officier du génie, habile photographe, a été adjoint à la commission. Pénétrés de l’importance d’une mission scientifique, les officiers de marine composant l’état-major du Challenger ont déployé le plus grand zèle afin de rendre les installations aussi commodes que possible, et manifesté le meilleur vouloir pour favoriser les recherches des savans embarqués avec eux. Ils ont compris qu’une campagne de ce genre fera plus d’honneur à l’Angleterre que les transports de troupes ou de matériel, de missionnaires ou de personnages diplomatiques, auxquels ils sont si souvent condamnés.

Les instructions du commandant lui prescrivent de traverser d’abord quatre fois l’Atlantique afin de déterminer par des sondages multipliés le relief et la température du fond de l’Océan. Il y a peu d’années, une pareille exploration eût été aussi longue que difficile. On ne saurait en effet se faire une idée, sans y avoir assisté, combien ces opérations étaient pénibles avec les appareils primitifs en usage jusqu’à ces derniers temps. Un plomb de sonde, pesant 30 ou 50 kilogrammes, était enduit de suif à sa partie inférieure et suspendu à une ligne ordinaire. On le plongeait dans la mer et on laissait filer la ligne. Quand celle-ci ne filait plus avec la même vitesse, on supposait que le plomb avait touché le fond : on s’en assurait en le soulevant et en le laissant tomber alternativement, afin de percevoir à la main la sensation de la résistance d’un corps solide. Par de petites profondeurs, l’erreur n’était pas possible, mais, dès qu’on dépassait 500 mètres, il fallait beaucoup d’habitude pour sentir la faible résistance d’une vase molle ou d’un sable fin à travers une pareille masse liquide. Parfois on restait dans le doute. Quel labeur ensuite pour retirer le lourd plomb de sonde suspendu au bout d’une corde alourdie par l’eau salée, dont elle était pénétrée! Dix hommes, se relayant souvent, y travaillaient pendant plusieurs heures. Puis quel ennui de compter les intervalles de 10 en 10 mètres marqués sur la ligne par des chevrons colorés ! Et après tout ce travail, la sonde revenait quelquefois sans que le suif, dont l’extrémité était enduite, rapportât du sable ou du limon ; on n’avait pas touché le fond, il fallait recommencer. À bord du Challenger se trouvent des appareils perfectionnés qui facilitent singulièrement ces opérations. D’abord une petite machine de la force de 10 chevaux-vapeur, placée sur le pont, fait tout le travail de force auquel les hommes de l’équipage étaient condamnés. L’appareil de sondage qu’on a préféré porte le nom d’Hydra, du nom d’un navire chargé de la pose d’un câble électrique dans la Mer-Rouge, qui le mit le premier en usage. Retirer du fond de la mer le plomb de sonde était la partie la plus longue et la plus pénible de la manœuvre. On a imaginé diverses dispositions pour y abandonner ce poids, devenu inutile. Le moyen suivant a été expérimenté par le capitaine Calver, du Porcupine, et adopté par les marins du Challenger. Imaginez un tube de cuivre de 6 centimètres de diamètre et de 1m,37 de long, dans lequel s’engage une tige pleine d’une longueur égale au quart de celle du tube. Cette tige, attachée à la ligne, porte vers son extrémité supérieure un ressort en acier appliqué en forme d’arc dans le sens de sa longueur. Une dent fixée sur la tige traverse le ressort et ne fait saillie que dans le cas où le ressort est pressé par un poids considérable : ce poids, ce sont un certain nombre de disques en fonte qui, enfilés le long du tube, sont soutenus inférieurement par un anneau suspendu à une anse de corde accrochée à la dent qui soutient l’ensemble des disques. Le poids total de ces disques, qui est en général de 100 kilogrammes, pressant sur le ressort, la dent à laquelle ils sont suspendus reste saillante ; mais, dès que l’extrémité inférieure du tube s’enfonce dans la vase du fond, les disques sont soulevés, le ressort se débande, décroche la corde qui soutient les poids, et ceux-ci tombent au fond de la mer avec l’anse qui les retenait. En même temps, la pression de bas en haut soulève une soupape placée à la partie inférieure du tube, la vase et l’eau du fond de la mer s’introduisent dans l’intérieur : on le remonte alors sans peine, soulagé du poids qui le faisait descendre, et il rapporte un échantillon du fond de l’océan et une nouvelle assurance que la sonde l’a réellement touché au moment où l’allégement subit du poids était perçu par la main du sondeur[5]. Signalons encore quelques améliorations de moindre importance, mais toutes combinées pour rendre l’opération moins longue et moins pénible. Les anciennes lignes étaient assez grosses afin de pouvoir supporter sans se rompre des poids considérables : elles avaient 3 centimètres de circonférence ; les nouvelles, faites avec le meilleur chanvre d’Italie, n’ont que 25 millimètres. Une longueur de 100 mètres pèse 1 kilogramme de moins que celles qui étaient en usage. Le poids de ces dernières était encore augmenté par l’eau dont elles s’imbibaient pendant leur séjour dans la mer. Un vernis composé d’huile et de cire empêche les lignes actuelles de se pénétrer d’eau et favorise leur glissement : c’est au point qu’après un séjour dans la mer de vingt-quatre heures ces lignes perfectionnées supportent sans se rompre un poids de 582 kilogrammes, tandis que les anciennes se cassaient sous une charge de 235 kilogrammes. En résumé, la ligne nouvelle, pesant 1 dixième de moins, a trois fois la force de celle qu’on employait auparavant.

Nous avons dit qu’on estimait jadis la profondeur à laquelle la sonde était descendue en comptant les chevrons colorés échelonnés le long de la ligne, et indiquant des intervalles de 10 mètres, 50 mètres, 100 mètres, etc. Cette estimation n’était qu’approximative. En effet, en mer un navire, quoiqu’à sec de voiles, n’est jamais immobile même par le temps le plus calme; il se déplace toujours, poussé par le vent le plus faible ou entraîné par un courant insensible. La ligne ne reste donc pas verticale, elle s’incline, et le nombre de nœuds que l’on compte lorsqu’elle remonte donne une profondeur plus grande que la profondeur réelle. On s’efforçait de corriger cette erreur en appréciant l’angle que la ligne faisait avec la verticale et en réduisant la longueur par un calcul élémentaire de trigonométrie, mais cette correction n’était qu’approximative. Le bathomètre de M. Massey donne des résultats excellens sans nécessiter une attention soutenue pendant qu’on retire la sonde, comme dans l’ancienne méthode. On fixe sur la ligne, à 5 ou 6 mètres au-dessus des poids, un cylindre creux et plat contenant une hélice qui est mise en mouvement par le courant d’eau qui traverse le cylindre pendant que la sonde descend. L’axe de cette hélice communique avec un pignon qui porte une aiguille; tous les 30 mètres, celle-ci fait le tour du cadran. Sur un second cadran, placé à côté du premier et portant une autre aiguille, celle-ci ne se déplace que d’une seule division pour 30 mètres. L’inspection des deux cadrans, quand la sonde revient à la surface, indique la profondeur à laquelle elle est parvenue. Qu’elle soit descendue vite ou lentement, le résultat est exactement le même.

Le récit d’une sonde exécutée par le Porcupine dans la baie de Biscaye, par 47° 38’ de latitude et 14° 28’ de longitude ouest de Paris, donnera une idée de la rapidité de l’opération. C’était le 22 juillet 1869 par un beau temps et une légère brise de nord-est. Un fort palan fut dressé sur la dunette du navire, la ligne passait à travers une poulie frappée sur le palan. Le poids de la sonde était de 152 kilogr. A 2 heures 44 minutes 20 secondes, la sonde commençait à descendre : elle se déroulait rapidement sur le tambour, et à 3 heures 17 minutes 55 secondes, c’est-à-dire au bout de 33 minutes, elle touchait le fond à 4,450 mètres de profondeur; elle était donc descendue avec une vitesse de 135 mètres par minute. Pour la retirer, il fallut 2 heures et 2 minutes. Le bas du tube était rempli de vase fine, et le thermomètre à minima indiquait une température de 2°,5 centigrades pour l’eau du fond de la mer, celle de la surface étant de 18°, 3. Avec les sondes usitées autrefois, cette opération aurait duré au moins six heures et fatigué l’équipage, obligé de faire le travail de force exécuté par la petite machine à vapeur.

Une opération telle que celle que nous venons de décrire indique la profondeur de la mer, la nature du fond et la température de l’eau qui est en contact avec lui; elle ne nous apprend rien sur les êtres organisés qui peuvent l’habiter. Les appareils destinés à ramasser et à ramener à la surface les animaux qui vivent ou les plantes qui croissent au fond de la mer portent le nom générique de dragues : celles-ci ont la forme d’un cabas dont l’ouverture est maintenue toujours béante par une armature en fer garnie d’un râtelier de dents destiné à racler le fond de la mer. Le cabas lui-même est un filet à mailles de 1 centimètre de diamètre : on ajoute à une traverse en fer, qui dépasse des deux côtés le fond du cabas, des paquets de cordes appelés fauberts, qui servent à nettoyer le pont; ces fauberts balaient le fond de la mer et entraînent tous les animaux et toutes les coquilles armés d’aspérités. Dans un canot et par de faibles profondeurs, ces dragues peuvent être manœuvrées à la main; mais sur un grand navire, et lorsqu’on veut draguer à 4,000 ou 5,000 mètres, une petite machine à vapeur placée sur le pont est un aide indispensable. On attache à la ligne, à la distance de 900 mètres au-dessus de la drague, un poids maximum de 400 kilogr. : celle-ci descend dans la mer, mais pendant ce temps le navire se déplace suivant la direction du vent; la ligne devenant de plus en plus oblique, ni la drague ni le poids n’atteignent le fond. Alors quelques tours d’hélice ramènent le navire en arrière vers sa position initiale, la drague descend et mord le fond. L’effet seul du poids et le déplacement lent du navire suffisent pour la promener dans le sens suivant lequel il se meut.

Muni de tous ses appareils, le Challenger partit de Portsmouth le 21 décembre 1872; il arrivait à Lisbonne le 3 janvier 1873, contrarié sans cesse par le mauvais temps, et le 12 du même mois à Gibraltar. Quelques sondages exécutés sur les côtes du Portugal donnèrent déjà des résultats intéressans pour la physique du globe, mais la campagne proprement dite commence aux Canaries. Dans le voisinage de cet archipel, on rencontra des profondeurs qui ne dépassaient pas 2,770 mètres. Bientôt, à partir du 20e degré de longitude, elles augmentèrent rapidement et se tinrent entre 4,000 et 5,700 mètres; puis, entre le 40e et le 50e degré de longitude, le navire se trouva au-dessus de la pointe d’un vaste plateau sous-marin qui, sous la forme d’un grand S, s’étend au nord de l’équateur du 20e au 52e parallèle. Sur ce plateau, la sonde n’accusait que 2,500 mètres environ[6]. A partir de ce point, les grandes profondeurs recommencèrent. Dans le voisinage des Iles Vierges, un des groupes des Antilles, la sonde plongea jusqu’à 5,530 mètres. Après une relâche à l’île danoise de Saint-Thomas, la corvette repartit en se dirigeant vers les Bermudes. C’est en quittant Saint-Thomas, et à 80 milles marins[7] au nord de cette île, que la sonde descendit à l’énorme profondeur de 7,137 mètres, savoir 2,327 mètres de plus que la hauteur du Mont-Blanc. Sur la ligne de Saint-Thomas aux Bermudes et des Bermudes à Halifax, port des États-Unis, le Challenger mesura des profondeurs considérables, comprises entre 3,700 et 5,400 mètres. De Halifax, le Challenger revint aux Bermudes pour traverser de nouveau l’Atlantique dans toute sa largeur, de l’ouest à l’est, en passant sur les points signalés comme les plus profonds. Le résultat moyen de neuf sondages exécutés par son infatigable équipage donne une moyenne de 4,800 mètres, exactement la hauteur du Mont-Blanc, profondeur qui se réduit à 2,550 sur le plateau sous-marin en forme d’S dont nous avons parlé, et à 1,800 au milieu des îles de l’archipel des Açores. De Saint-Miguel, la principale de ces îles, la corvette revint le 16 juillet à Madère, que l’expédition avait quitté le 5 février. Le navire mit ensuite le cap sur les Canaries, et de là sur les îles du Cap-Vert, où il aborda le 27 juillet. De ces îles, le Challenger traversa une troisième fois l’Atlantique de l’est à l’ouest, et arriva à Bahia le 14 septembre sans avoir trouvé de profondeurs supérieures à 4,600 mètres sur des points où des sondes antérieures accusaient 12,000 mètres, preuve de l’imperfection des anciens appareils de sondage. Les nombres du Challenger sont dignes de confiance à une centaine de mètres près, et ils permettront de faire dans l’Océan des profils bathymétriques comparables aux profils altitudinaux de nos plateaux et de nos montagnes.

Comme leurs prédécesseurs du Lightning et du Porcupine, les savans du Challenger ont étudié la température de la mer à diverses profondeurs. Pour cela, ils ont employé les thermomètres à minima et à index de Six et Bunten, modifiés par MM. Miller et Casella. Des expériences préparatoires dans lesquelles ils les ont essayés à Londres sous des pressions allant jusqu’à 460 atmo- sphères[8] sont une garantie de celles qui ont été répétées en pleine mer. Sans entrer dans des détails techniques qui ne seraient intelligibles que pour des physiciens, nous dirons néanmoins que ces instrumens prêtent à la critique : 1° parce que le moindre choc peut déplacer l’index ou curseur qui indique la température la plus basse à laquelle l’instrument a été soumis; cet index est en outre sujet à se noyer dans la colonne mercurielle qui le déplace; 2° parce que la cuvette seule, et non l’instrument tout entier, est garantie de la pression[9]; 3° les liquides de nature diverse, eau, créosote et mercure, qui remplissent la cuvette et le tube thermométrique, se dilatent inégalement, et l’emploi d’un seul liquide est toujours préférable. Les thermomètres à déversement de M. Walferdin, garantis de la pression par un tube de cristal dans lequel on a fait le vide avant de le sceller à la lampe à alcool, nous paraissent supérieurs. Nous les avons expérimentés en 1838 et 1839 pendant les deux voyages de la Recherche au Spitzberg. Dans les mers chaudes ou tempérées, ils ont, il est vrai, un inconvénient qui n’existe pas dans la Mer-Glaciale, c’est la nécessité d’être ramenés à la température de zéro par un séjour d’une heure dans la glace fondante avant d’être plongés dans la mer. Du reste les résultats obtenus par les navigateurs anglais confirment ceux que nous avions constatés alors, et permettent de conclure, d’après l’ensemble de toutes les sondes thermométriques dignes de confiance, que dans le nord de l’Atlantique, de l’équateur au pôle, la température va toujours en diminuant depuis la surface jusqu’au fond. Pour en donner un exemple, nous citerons la sonde faite par le Challenger le 18 février 1873 près des Canaries. A la surface, la température de la mer était de 19° 5 centigrades et allait en diminuant assez régulièrement jusqu’au fond, où elle n’était plus que de 2°, 6. Comme terme de comparaison, nous mentionnerons la sonde que nous avons faite le 29 juillet 1839 entre le Spitzberg et la Laponie, par 73° 36’ de latitude et 18° 32’ de longitude orientale. A la surface, l’eau de la mer était à 5°, 7; au fond, à 870 mètres, elle n’était plus que de 0°,10 d’après les indications concordantes de quatre thermomètres descendus simultanément au fond de l’Océan[10]. Au milieu du canal qui sépare les Shetland des Féroe, le Porcupine a trouvé par 1,170 mètres : à la surface 9%08, au fond 1°,2 au-dessous de zéro. Au Spitzberg, dans le voisinage des glaciers qui aboutissent à la mer, nous avions également constaté qu’à des profondeurs dépassant 70 mètres l’eau de la mer était à une température inférieure à zéro. Ces résultats confirment la loi établie expérimentalement par Despretz dans son laboratoire, savoir que l’eau salée augmente constamment de densité à mesure qu’elle se refroidit, tandis que l’eau douce est à son maximum de densité à la température de 4° centigrades au-dessus de zéro. Minutieux et insignifians aux yeux de l’observateur superficiel, ces faits ont une importance immense pour la physique du globe ; me bornant à un seul exemple, je dirai que le climat de l’Europe ne serait pas tempéré comme il l’est, si les eaux du gulf-stream avaient leur maximum de densité à 4°, comme l’eau douce de nos lacs et de nos rivières.


III. — RECHERCHES ZOOLOGIQUES ET BOTANIQUES.

Le Ligthning et le Porcupine, en explorant le fond de l’Océan-Atlantique depuis les Féroe jusqu’au golfe de Biscaye, avaient déjà recueilli des faits aussi importans qu’inattendus. La faune marine descendait dans les abîmes de l’Océan à des profondeurs où l’on croyait que la vie ne pouvait exister, et, tandis que les plantes ne dépassaient pas 300 ou 350 mètres, on avait trouvé des animaux d’une organisation compliquée jusqu’à 4,000 mètres de profondeur. Soumis à des pressions de 400 atmosphères, ces animaux supportaient par conséquent un poids de 413 kilogrammes par centimètre carré de surface. L’homme, à la pression moyenne de 760 millimètres, ne supporte que 1k, 033 grammes, souffre déjà sous une pression trois ou quatre fois plus forte[11] et ne saurait dépasser cinq atmosphères sans danger de mort. Cependant on a péché des poissons jusqu’à 1,100 mètres de fond, nageant par conséquent sous une pression de 110 atmosphères et supportant un poids de 113 kilogrammes par centimètre carré. N’est-il pas étonnant que les plantes, les algues marines, dont l’organisation est si simple, comparée à celle des poissons, et qui ont apparu dans les mers géologiques des millions d’années avant eux, s’arrêtent à une profondeur quatre fois moindre?

La distribution géographique des animaux marins a été ébauchée par Sars et Loven dans les mers de la Scandinavie. On a vu que la faune arctique qu’ils avaient signalée s’étendait vers le sud dans les profondeurs de l’Atlantique, où les eaux glacées du Spitzberg et du Groenland descendent vers l’équateur, formant ainsi un immense contre-courant du gulf-stream de la surface. D’un autre côté, des animaux des régions tempérées de l’Océan se retrouvent vers le nord dans les profondeurs où le décroissement de la température est moins rapide. L’expédition du Challenger étendra ces faits à tout le bassin de l’Atlantique, et fournira les élémens d’une carte zoologique sous-marine à trois coordonnées, où les animaux, inscrits suivant les zones qu’ils occupent et les profondeurs qu’ils atteignent, traduiront l’influence de la température, de la pression, des courans et de la nature du fond sur leur distribution géographique.

On a dit que la lumière était le grand coloriste de la nature ; les animaux vivant habituellement à l’obscurité, dans des caves et au fond des cavernes, n’offrent que des teintes blafardes. Au grand étonnement des naturalistes, de nombreuses étoiles de mer, des oursins, des mollusques aux vives couleurs, ont été retirés des abîmes de l’Océan, où la lumière ne pénètre pas. On a dit encore, en s’appuyant sur l’observation des animaux qui vivent à l’obscurité : c’est la lumière qui fait l’œil, car des espèces d’insectes pourvues d’yeux les perdent lorsqu’ils séjournent pendant de longues générations dans des grottes obscures; le prêtée des mares souterraines de la Carniole est aveugle ainsi que les poissons des lacs qu’on trouve dans les grandes cavernes de l’Amérique du Nord. Cependant des crustacés munis d’yeux parfaitement conformés habitent les abîmes de la mer, où règne une éternelle nuit. Sur le lac de Genève, M. Forel[12] constate les mêmes faits : il s’assure qu’à la profondeur de 50 mètres, dans ces eaux si transparentes, l’action de la lumière sur le chlorure d’argent est absolument nulle, et il a retiré des profondeurs de 200 à 300 mètres des animaux assez vivement colorés et des crustacés pourvus d’yeux très compliqués. Dans l’état de nos connaissances, ces faits, contradictoires en apparence, se dérobent à toute explication. Il serait d’autant plus important de les élucider qu’ils touchent à la grande question de l’influence des milieux sur les êtres organisés, influence dont Lamarck a le premier fait ressortir le rôle important dans sa théorie de la transformation des espèces.

Parmi les êtres retirés du fond de la mer, Sars le premier en avait remarqué plusieurs qui, par leurs formes et leur structure, se rapprochaient beaucoup plus des animaux fossiles conservés dans les couches terrestres que de ceux qui se meuvent actuellement à la surface du sol. Cette découverte lit grand bruit : en effet, l’opinion régnante en géologie, c’était qu’une suite de révolutions successives avaient anéanti tous les êtres organisés vivant sur le globe au moment où la catastrophe avait lieu. Il semblait que Dieu, mécontent de son œuvre, l’avait détruite un grand nombre de fois, comme le modeleur détruit et rejette au baquet la maquette en terre glaise d’une statuette manquée. Les formes singulières et même monstrueuses de beaucoup de ces animaux devenaient un argument à l’appui de cette opinion. On comprenait que les ichthyosaures, les plésiosaures, les ptérodactyles, êtres hybrides intermédiaires entre les poissons, les reptiles et les oiseaux, n’aient pas trouvé grâce devant le sens esthétique de celui qui créa l’homme à son image. Cependant des découvertes analogues à celles de Sars, dues à Agassiz, Pourtalès, Carpenter, Gwyn Jeffreys et Wyville Thomson, ébranlaient l’opinion reçue. Sur les côtes d’Europe comme sur les côtes d’Amérique, ils retiraient du fond des mers une boue blanchâtre formée des carapaces d’infusoires microscopiques, et contenant des animaux tels que des oursins et des térébratules analogues à ceux qu’on trouve dans la craie de la colline de Meudon, des falaises de la côte d’Angleterre ou des plaines de la Champagne. Il se dépose donc actuellement dans les mers profondes un terrain parallèle au terrain crétacé, et, lorsque ce terrain en voie de formation sera un jour émergé, les géologues, s’il en existe encore, auraient tort de conclure que les deux terrains crétacés sont synchroniques, c’est-à-dire qu’ils se sont déposés à la même époque. De même la période glaciaire, qui dans les latitudes moyennes a fait place aux climats tempérés qui règnent aujourd’hui, subsiste encore autour des deux pôles de la terre. Auparavant, à l’époque miocène, le pôle nord, libre de glaces, était entouré d’une végétation fort analogue à celle de la Californie. Les phases géologiques de notre globe ne sont donc pas des époques distinctes et séparées : elles se succèdent en se remplaçant partiellement, et les terrains qui leur correspondent coexistent quelquefois, émergés sur la terre et en voie de formation dans les profondeurs de l’Océan. Désormais, si l’humanité persiste, ces phases ne seront pas ensevelies dans l’oubli. Historien de sa propre race, l’homme sera aussi celui de la terre, sa mère et sa nourrice. Peut-être un jour les générations futures pourront-elles lire l’histoire véridique des changemens qui se sont accomplis depuis que l’homme a su étudier le monde qu’il habite.

Étant admis qu’il existe des formes fossiles encore vivantes au sein des mers, comme il en existe entre les tropiques, dont les grands pachydermes tels que les éléphans, les hippopotames, les rhinocéros, les reptiles tels que les crocodiles, les caïmans et les gavials, se rattachent plus étroitement par leurs caractères à des types perdus qu’aux types vivans actuellement qui les entourent, l’idée d’une création continue s’imposait naturellement à tous les naturalistes penseurs. D’un autre côté, la doctrine des révolutions géologiques violentes, amenant la destruction de flores et de faunes tout entières, était ébranlée par les travaux de Constant Prévost, de sir Charles Lyell et de tous les géologues attentifs aux changemens physiques qui s’opèrent sous nos yeux à la surface du globe. Ces changemens sont, il est vrai, presque imperceptibles, très lents, mais continus : multipliés par le temps, ils produisent des effets que les cataclysmes les plus violens ne sauraient accomplir.

Dans la botanique, des découvertes parallèles, dues à MM. Unger, P.-W. Schimper, Oswald Heer, Gaston de Saporta, confirmaient celles de la zoologie. Le règne organique tout entier apparaît maintenant aux yeux du naturaliste comme un arbre immense dont les racines plongent dans les assises les plus profondes des formations géologiques, tandis que le tronc s’élève à travers les couches successives du globe terrestre en se ramifiant sans cesse. Le tronc et les branches de cet arbre gigantesque sont pétrifiés et ensevelis dans les terrains qui les ont vus naître et mourir; la cime seule est encore vivante et couvre de ses rameaux pleins de sève la surface terrestre tout entière. Ce ne sont pas des révolutions violentes, ce sont des changemens lents et successifs qui ont causé la mort de tous ces êtres et épargné ceux qui se sont adaptés aux nouvelles conditions d’existence qui leur étaient imposées. De même l’Européen transporté entre les tropiques succombe ou résiste aux influences nouvelles qui agissent sur lui. Cette continuité dans la création révélait en outre le mystère des affinités des êtres organisés entre eux. Issus d’une même souche, ils ont conservé des caractères communs, et pour les botanistes et les zoologistes progressifs les classifications naturelles de Jussieu, de Lamarck, de Cuvier, et l’apparition successive d’êtres de plus en plus parfaits dans la série des temps géologiques ne sont que l’énoncé sous deux formes différentes d’un même principe : l’évolution graduelle des êtres organisés dont les générations se sont succédé sans interruption dans la profondeur des mers et à la surface de la terre.

Complétons l’histoire des premiers travaux du Challenger par le récit de quelques sondes à de grandes profondeurs avec la drague destinée à ramener à la surface les animaux qui s’y trouvent. Le 18 février 1873, au sud-ouest des îles Canaries, entre cet archipel et les îles du Cap-Vert, la drague, descendue à 4,060 mètres, revint contenant du sable volcanique analogue à celui de Ténériffe et une branche de corail portant deux éponges couleur de lait, unies à leur base, hérissées de spicules, et ressemblant, à s’y méprendre, à un champignon amadouvier fixé sur une branche de chêne : de là le nom de Polyopogon amadou que M. Wyville Thomson donne à cette nouvelle espèce. Deux annélides accompagnaient cette éponge. La vie animale est donc encore possible dans ces abîmes de la mer ; mais quelques jours plus tard la drague n’ayant atteint le fond qu’à 6,600 mètres ne ramena qu’une boue argileuse couleur chocolat, composée de silicate d’alumine et d’oxyde de fer sans trace de chaux, et absolument dépourvue de tout organisme vivant.

Le 2 mars, le navire se trouvant à moitié chemin entre l’Afrique et l’Amérique, quelques algues, appelées sargasses, flottaient le long du bord, les poissons volans rasaient la surface de l’eau, et la nuit la mer était phosphorescente. La drague recueillit à 3,450 mètres une boue grisâtre et un petit crustacé[13] ayant 12 centimètres de long et complètement dépourvu d’yeux comme les écrevisses des profondes cavernes des États-Unis. Au contraire, un animal de la même classe, mais appartenant au genre Munida, vivant dans les mers du nord à la profondeur de 650 mètres, où l’obscurité est déjà complète, portait deux yeux très gros et très bien conformés. Il y a plus, dans les parages des Açores, la drague du Challenger retira, de 1,830 mètres et une autre fois de 3,600 mètres, deux espèces de crustacés[14] qui constituent pour M. Willimoes-Suhm le type d’un genre nouveau. Non-seulement ceux-ci sont pourvus de deux yeux pédicules placés comme à l’ordinaire sur la tête, mais encore de deux yeux auxiliaires fixés sur la seconde paire de pattes-mâchoires. Ces faits sont embarrassans pour tout le monde, pour les transformistes comme pour les partisans de l’ancienne doctrine des causes finales ; celle-ci professait que chaque organe a été construit en vue d’une fonction spéciale ; mais alors pourquoi un animal destiné à vivre dans l’obscurité serait-il pourvu d’yeux qui ne peuvent lui être d’aucune utilité ? La difficulté est la même, si on partage les idées de Lamarck, qui considérait les organes comme le résultat même de l’influence des agens extérieurs sur l’organisme. Dans cette supposition, on se demande comment des yeux ont pu se développer chez un animal plongé constamment dans les ténèbres. Ce point de philosophie zoologique appelle donc de nouvelles recherches, car il s’agit ici d’une question qui ne saurait être résolue par la spéculation en dehors de l’observation directe. Peut-être trouvera-t-on que les crustacés aveugles habitent constamment les grandes profondeurs,4andis que ceux qui sont pourvus d’yeux n’y séjournent que temporairement et vivent habituellement plus près de la surface.

Les algues flottantes, qui passaient le long du bord, portaient comme passagers habituels des animaux variés : un petit poisson[15] qui se construit un nid dans lequel il dépose ses œufs, un crabe[16] et un mollusque sans coquille[17]. Ces animaux sont tous de la même couleur que les algues sur lesquelles ils vivent; ils se confondent à la vue avec les plantes marines qui leur servent de support et échappent ainsi à la fois aux oiseaux de proie marins qui planent au-dessus d’eux, et aux poissons voraces qui les guettent en dessous.

Devant le port de l’île danoise de Saint-Thomas, la drague fut lancée à la profondeur de 1,830 mètres, d’où elle ramena une faune aussi riche que variée, des éponges, des coraux et un crustacé[18], véritable écrevisse, mais portant du côté droit une longue pince armée de dents aiguës, tandis que celle de gauche est trois fois plus petite et couverte de poils. A 80 milles au nord de Saint-Thomas, la drague toucha le fond à l’énorme profondeur de 7,130 mètres, la plus grande où elle soit jamais descendue, mais elle ne ramena qu’une boue rougeâtre sans êtres vivans.

Du 2 au 21 avril, la corvette se reposa dans le port du petit archipel des Bermudes, qui appartient à l’Angleterre; ce sont des îlots formés par des coraux qui se désagrègent à l’air et se convertissent en sable. Ce sable, transporté par les vents, se dépose sous forme de dunes; puis l’eau de la pluie chargée d’acide carbonique agglutine les grains de sable et les convertit en un grès à couches contournées. Le contournement des couches est l’œuvre des tourbillons de vent et non, comme c’est l’ordinaire, celle de pressions ou de soulèvemens de l’écorce terrestre. Aux formations ignées, neptuniennes, lacustres, fluviatiles et glaciaires, on pourrait donc ajouter les formations éoliennes, si elles jouaient un rôle plus important dans les phénomènes physiques de notre globe. Il n’y a ni rivières, ni ruisseaux, ni étangs aux Bermudes. La pluie s’infiltre instantanément dans le sol, formant ainsi des nappes souterraines d’eau douce soutenues en vertu de leur légèreté spécifique par les eaux plus denses de la mer.

En quittant les Bermudes, un poisson de la famille des sternoptychides, portant sur le corps des rangées de taches phosphorescentes, fut péché à la profondeur de 500 mètres environ. Sa peau est couverte non point d’écailles imbriquées, mais de plaques hexagonales séparées par des lignes foncées enduites d’un pigment argenté avec reflets verts et bleus. A l’énorme profondeur de 5,200 mètres, la drague détacha un cirrhipède pédicule femelle ayant 6 centimètres de long; c’est le plus grand de son genre, aussi les zoologistes du Challenger lui décernèrent-ils l’épithète de royal[19]. L’animal est recouvert de plaques triangulaires au nombre de quatorze, semblables à des écussons. Le mâle, beaucoup plus petit que la femelle, n’a pas avec elle la moindre ressemblance; c’est un petit sac ovalaire de 2 millimètres de long, percé d’une ouverture à l’une de ses extrémités, tandis que l’autre est couronnée de cils. Cet être rudimentaire n’offre pas la plus légère trace des plaques qui protègent la femelle; il n’a même pas de canal intestinal. Ces petits mâles étaient logés sous le bord des écussons de la femelle. Longtemps ils ont été considérés comme des animaux parasites vivant sur ces espèces de cirrhipèdes.

Les recherches zoologiques n’absorbaient pas toute l’activité des savans du Challenger. La botanique avait sa part, représentée par M. Moseley, muni des instructions de M. Joseph Hooker. La flore des petits archipels isolés au milieu de l’Océan a toujours excité la curiosité des botanistes. On se demande depuis longtemps quelle est l’origine de la végétation qui décore ces rochers isolés battus par les flots d’une mer immense. Les plantes qui sont communes à ces îlots et aux continens les moins éloignés ont pu y être transportées par des agens naturels. Quand les distances sont considérables, de graves difficultés s’élèvent contre la supposition d’un transport par des courans marins, les vents ou les oiseaux; cependant on conçoit à la rigueur que ces causes agissant depuis des milliers de siècles aient pu apporter des graines qui ont germé sur une terre vierge et propagé l’espèce qui les a produites; mais les espèces qui sont propres à l’île et n’ont jamais été retrouvées ailleurs constituent évidemment une flore primitive et autochthone sans analogue sur le reste du globe. L’origine de la flore est encore plus difficile à expliquer quand ces îles sont volcaniques. En effet, sur les continens ou les îles formés de dépôts sédimentaires, on commence à constater que la flore actuelle n’est que la continuation d’une flore antérieure qu’on trouve à l’état fossile dans les couches géologiques, et dont une partie seulement a survécu aux derniers changemens qui se sont opérés à la surface du globe; mais comment comprendre qu’une végétation complète ait pu s’établir sur des îlots volcaniques qui ont surgi du sein des flots à l’état incandescent? La végétation qui les couvre n’a évidemment été précédée d’aucune végétation antérieure. Le petit archipel de Tristan d’Acunha est dans ce cas. Situé à égale distance des côtes orientales de l’Amérique du Sud et de la pointe méridionale de l’Afrique, il se compose de l’île principale, qui porte le nom du navigateur portugais qui l’a découverte en 1506, et de deux petits îlots. L’île principale n’a pas plus de 16 milles carrés de superficie. Aubert Dupetit-Thouars est le premier botaniste qui l’ait visitée en 1792. Les naturalistes du Challenger y retrouvèrent les plantes décrites par lui[20]. Il en est qui sont propres à l’île, entre autres un arbre[21] voisin des alaternes que la violence des vents empêche de s’élever, mais dont le tronc atteint quelquefois 5 centimètres de diamètre, puis un arbuste[22] dont les feuilles parfumées infusées dans l’eau remplacent le thé, une espèce d’oseille à l’état d’arbrisseau[23], un persil spécial[24], une grande graminée[25] s’élevant à 2 mètres de hauteur, et une écuelle d’eau[26]. Telles sont les plantes qui n’ont jamais été trouvées ailleurs que dans l’île de Tristan d’Acunha et dans les deux îlots Nightingale et Inaccessible, qui l’accompagnent. D’autres espèces ne sont pas propres à ce groupe, mais se retrouvent à l’extrémité de l’Amérique méridionale et dans les îles Falkland[27]. Un pelargonium lui est commun avec l’Australie[28], et une fougère[29] avec la Nouvelle-Zélande. Enfin la culture des légumes européens y a naturalisé quelques mauvaises herbes de nos jardins[30]. En résumé, la flore est pauvre comme celle de toutes les îles perdues au milieu de l’Océan; mais ses plantes spéciales, indices d’une végétation autochthone, la rendent intéressante aux yeux des naturalistes qui se préoccupent du problème de l’apparition des végétaux à la surface du globe.

Les dernières nouvelles du Challenger sont datées de Sydney en Australie et du 5 juin. À cette heure, s’il est fidèle à son itinéraire, il parcourt les vastes mers où sont semés les archipels de la Malaisie. L’ardeur de la commission scientifique et des officiers est toujours la même; elle puisera une force nouvelle dans l’attrait des découvertes qui les attendent, et dans la conviction des services qu’ils rendent aux sciences physiques et naturelles, dont les progrès rapides et la transformation récente seront l’honneur de notre siècle aux yeux de la postérité reconnaissante.


CHARLES MARTINS.

  1. Voyez P.-A. Cap, Philibert Commerson, voyageur naturaliste, étude biographique, 1861.
  2. Voyez la Revue du 1er mars 1873.
  3. Neu-Seeland, von Ferdinand von Hochstetter, 1863. — Voyez aussi, dans la Revue du 15 janvier 1868, le Voyage de la Novara, par M. Émile de Laveleye.
  4. Voyez la Revue du 15 janvier et du 1er juillet 1871 et du 1er juin 1873.
  5. Voyez, pour la figure de cette sonde, Ocean Highways, october 1873, et Depths of the Sea, p. 218.
  6. Voyez les cartes dans Ocean Highways, october 1873, et Petermann’s geographische Mittheilungen, 1873, n° XII.
  7. Le mille marin est de 1,852 mètres.
  8. Wyville Thomson, the Depths of the Sea, p. 296.
  9. Aussi deux de ces instrumens n’ont-ils pas pu résister à la pression de 709 atmosphères dans une sonde faite au nord de l’île Saint-Thomas; ils sont revenus à la surface brisés en plusieurs morceaux.
  10. Voyez Ch. Martins, Mémoire sur les températures de la Mer-Glaciale. — Annales de chimie et physique, 3e série, t. XXIV, p. 220, 1848, et t. XXV, p. 172, 1849.
  11. P. Bert, Recherches expérimentales sur l’influence que les modifications dans la pression barométrique exercent sur les phénomènes de la vie, p. 139.
  12. Faune profonde du lac Léman, 1873.
  13. Deidamia leptophylla.
  14. Gnathophansia gigas et zœa.
  15. Antennarius marmoratus.
  16. Nautilograpsus minutus.
  17. Scillœa pelagica.
  18. Astacus zaleucus.
  19. Scalpellum regium.
  20. Mélanges de botanique et de voyages, 1811.
  21. Phylica arborea.
  22. Chenopodium tomentosum.
  23. Rumex frutescens.
  24. Apium australe.
  25. Spartina arundinacea.
  26. Hydrocotyle capitata.
  27. Lagenophora Commersonii, Nertera depressa, Dactylis cœspitosa.
  28. Pelargonium australe.
  29. Asplenium obtusatum.
  30. Sonchus oleraceus, Oxalis corniculata, Hypochœris glabra.