Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/5


CHAPITRE V.

Coup-d’œil général sur les Sépulcres. Réflexions sur les Tombeaux ornés d’une croix.


Pourquoi tous ces monumens placés à la suite les uns des autres ? Quels ont été les motifs de ceux qui les ont fait élever ? Savoient-ils qu’en ordonnant que telle pierre seroit taillée de telle manière et porteroit telle inscription, ils ordonnoient la composition du plus utile et du plus éloquent de tous les livres de morale et de religion, si l’on en excepte l’Évangile ? En effet, quel poëme offre un intérêt plus soutenu, plus général et plus touchant ; quel drame est plus tragique ; quel sermon est plus éloquent, qu’un sépulcre ? Oui, je trouve plus à penser et à m’instruire devant une tombe, et en lisant une épitaphe, que dans les plus beaux livres de la bibliothèque impériale. Les livres m’apprennent seulement que nos plaisirs sont de courte durée ; la tombe m’apprend que leur durée est finie : les livres m’apprennent que l’homme est mortel ; la tombe m’annonce qu’il est mort : les livres nous disent que la beauté est fragile, que la santé est un bien incertain, et que c’est folie de regarder la jeunesse comme un bouclier contre les coups du trépas ; la tombe nous crie, d’une voix imposante et terrible, que la beauté n’est plus, et que la santé et la jeunesse ont été vaincues et terrassées par cet ennemi qu’elles regardoient comme si peu redoutable par son éloignement ; enfin, les livres nous menacent de ce qui doit être, et la tombe nous avertit de ce qui est.

Mais je vois un signe élevé ou gravé sur quelques tombeaux ; et ce signe est une croix. Cette croix, que m’annonce-t-elle ? Elle m’annonce que les dépouilles déposées sous ces tombeaux, entre les mains du temps, pour être un jour remises à l’éternité, appartiennent à des intelligences qui se glorifièrent du titre de chrétien. Oh ! combien, à l’aspect de ce signe auguste, je sens mon ame s’élever ! Avec quel respect religieux je m’approche des sépulcres qu’il distingue des autres ! O croix, instrument de supplice, de gloire et de salut, je me prosterne devant toi ! Quelle place plus honorable peuxtu occuper, après les autels de nos temples, que ces tombes où reposent les corps qui furent arroses du sang du Christ, ce fils bien-aimé et ce tout-puissant médiateur entre Dieu et l’homme ? Combien tu rends vénérables et précieux ces restes de l’homme, si méprisables aux yeux du matérialiste qui n’y voit que de vains ossemens, et une boue dégoûtante qui doit se confondre pour toujours avec cette terre destinée au néant, comme elle le fut à la création !

O empire admirable et tout-puissant de la religion sur les esprits et sur les cœurs ! quelles douces et sublimes larmes elle me fait répandre sur ces sépulcres, que le sophiste ne contemple que d’un œil sec et dédaigneux ! et combien une tombe qui porte l’empreinte d’une croix me présente un caractère plus sublime et plus auguste que celle qui ne me peut rien apprendre sur la croyance de l’homme dont elle couvre la dépouille !

J’ai parcouru en pleurant les campagnes de ma patrie, de l’Helvétie et de la Germanie, et j’ai visité les cimetières des villages et des hameaux par où j’ai passé : partout j’ai vu des tombeaux élevés par la religion ; partout j’ai vu dans les champs où reposoient les dépouilles des laboureurs, ce signe révéré, replanté aujourd’hui sur le Calvaire, anonçant au voyageur sentimental et religieux qu’il fouloit une terre sacrée. Pourquoi nos champs de sépulture et de repos n’offrent-ils qu’un vain étalage de tombeaux auprès desquels le respect religieux n’inspire aucun sentiment au plus grand nombre de ceux qui les visitent ? Si la religion d’un peuple se montre dans les temples où on lui annonce le trépas, pourquoi n’auroit-elle aucun signe dans le temple où le trépas annonce lui-même sa puissance inévitable sur tous les enfans de la cité ? Que j’aimerois, promeneur solitaire au milieu des sépulcres, que j’aimerois à voir un monument expiatoire des profanations des cercueils, dans les quatre asiles de la mort ouverts aux quatre angles de cette capitale ! Que j’aimerois à lire l’inscription suivante, gravée en grosses lettres d’or sur un large marbre noir exposé aux regards des vivans qui viendroient visiter ces champs funèbres :

CEUX QUI DORMENT ICI DANS LA POUSSIÈRE SE
RÉVEILLERONT UN JOUR.