Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/4


CHAPITRE IV.

Différence de la population du Champ du Repos sous Montmartre, et de celle de la Maison du père Lachaise. Causes de cette différence.


Il étoit donc bien naturel que le champ de celui dont le fanatisme et l’orgueil avoient conçu des révolutions, fût changé en un monument de révolution, et que de jardin de voluptes et de délices qu’il étoit, il devint le séjour du trépas ; que ses superbes avenues conduisissent aux tombeaux, et que ses arbres fruitiers fussent remplaces par les peupliers, les saules et les cyprès.

Tout occupé de cette réflexion, je quittai la terrasse de la maison pour visiter les monumens élevés contre le mur qui la soutient, et ceux qui sont placés les uns à la suite des autres, le long de la muraille qui s’étend à l’ouest. Je lus toutes les inscriptions sans en omettre aucune, pour faire ensuite le choix de celles qui pourroient me fournir quelques utiles réflexions.

De quel étonnement je fus frappé, quand le plus grand nombre de ces tristes inscriptions m’apprirent que les tombes qui les portoient ne couvroient que la dépouille de pères ou de mères de famille, morts dans un âge avancé, ou après avoir traversé les premières années qui suivent l’âge mûr, et celles qui le séparent de la vieillesse ! Quel contraste ces tombeaux m’offrirent, avec ceux du champ sous Montmartre, dont la grande majorité ne rappelle que des époux, des épouses, de jeunes filles moisonnées à l’entrée de leur carrière ! Comment expliquer ce phénomène du trépas, et comment peut-on dire pourquoi l’ennemi de la vie frappe ici plus de jeunes gens que de vieillards, et là, plus de vieillards que de jeunes gens ?

L’air que l’on respire au faubourg St.-Antoine et au Marais, est-il plus pur que celui du Palais-Royal, des rues St.-Honoré, Vivienne, de Richelieu, des Petits-Champs, des Boulevards, et de la Chaussée-d’Antin ? Mais pourquoi attribueroit-on à la différence de deux airs que leur voisinage met dans un contact perpétuel, ces morts prématurées qui, dans les quartiers de l’ouest, enlèvent, chaque année, un si grand nombre de jeunes et précieux individus des deux sexes ? Ah ! n’en doutons point, c’est à l’usage habituel des alimens les plus échauffans et les plus délicats, de ces liqueurs aussi dangereuses pour tous les tempéramens, qu’elles sont flatteuses pour tous les goûts, c’est à cette fureur pour les spectacles, pour les fêtes, pour les promenades nocturnes, qui fait braver à un si grand nombre de jeunes hommes et de jeunes femmes, et les lois de la nature, et les conseils de la sagesse, et les menaces d’Hygie ; c’est à ces modes enfin, fruits de l’intérêt, du caprice, de l’imprudence et de la vanité, et fléaux éternels de la santé et de la fortune, que le champ du repos doit cette jeune population, déplorable ornement de ses tombeaux. O jeunes Hommes ! ô jeunes épouses ! si vous pensez -que la mélancolie me porte à l’exagération, et que, moraliste atrabilaire, je ne cherche qu’à vous inspirer une terreur dont je ne suis pas pénétré moi-même, venez et voyez ; contemplez ces tombes, et lisez les inscriptions douloureuses que des mères ou des époux inconsolables ont fait graver sur la pierre pour indiquer l’endroit où repose la cendre de leur jeune fils ou de leur jeune épouse.

Au Marais et au faubourg St.-Antoine où les mœurs sont, en général, régulières et bonnes, où la nature est rarement outragée par un régime ennemi de ses saintes lois ; où toutes les classes de citoyens se livrent à l’envi à un travail assidu ; où l’éloignement des spectacles et des autres rendez-vous de plaisirs oblige, les familles à ne chercher des délassemens que dans leur propre sein, ou à une courte distance de leurs foyers ; où la mode inconnue ou dédaignée, ne contraint personne à lui faire le sacrifice du prix de ses travaux et des fleurs de sa santé ; où tout le monde se retire, quand ailleurs sortent les jeunes vierges et les jeunes épouses pour vaquer aux plaisirs, à l’insomnie, à l’ennui ; et où régnent le silence et l’obscurité, quand plus loin le bruit des chars épouvante la foule a pied, et l’éclat des lumières s’efforce de lutter contre les ténèbres, les corps doivent conserver long-temps la vigueur de la santé, les maladies doivent être plus rares, la jeunesse doit arriver saine et sauve à l’âge mûr, et l’âge mûr à la vieillesse, mais par une gradation lente et presque insensible.

Eh ! quelle prise le trépas auroit-il sur ces hommes laborieux qui placent les mœurs sous la sauve-garde de la médiocrité, et leur santé sous la protection de la tempérance et de la modération ; sur ces jeunes filles qui n’ont un amant qu’en prenant un époux, et dont le seul plaisir consiste à travailler et à se délasser sous les yeux de leurs mères ; sur ces jeunes femmes qui n’ont pas de plus douces jouissances que d’élever elles-mêmes leurs enfans, et de partager les innocens plaisirs de leurs époux, comme elles en partagent les occupations et les travaux ?

Ce n’est pas à dire que, par un privilége unique, les quartiers dont je viens de parler n’envoient point de jeunes victimes à la maison du Père Lachaise. Hélas ! plusieurs inscriptions attestent le contraire ; mais, du moins, ces victimes ne sont pas les plus nombreuses ; et j’ai lieu de penser, en voyant leurs mausolées, que l’opulence avoit pu leur faire partager les imprudences, les usages et les plaisirs des habitans des quartiers où il y a le plus de théâtres, de bals et de restaurateurs.