Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/3


CHAPITRE III.

Continuation des réflexions sur le père Lachaise.


Si le père Letellier, par les persécutions exercées contre les protestans, et le père Lachaise, par les voies de rigueur employées contre les jansénistes, attirèrent sur la religion le mépris et la haine dont leur conduite n’avoit dû couvrir que leurs personnes et leur société, le cardinal Dubois, en offrant au monde le spectacle contraire d’une profonde indifférence en matière de religion, et des vices les plus déshonorans pour le caractère épiscopal, hâta la révolution qui s’étoit préparée dans les idées, seconda merveilleusement les vues du régent, et disposa, pour ainsi dire, la France à recevoir cette philosophie atrabilaire, née en Angleterre, dans les orages des révolutions et des discordes civiles.

Un jeune homme, élevé au milieu de cette révolution, doué des plus grands talens et lancé dans le grand monde, dans ce monde qui n’avoit conservé de la cour de Louis-le-Grand, que cette politesse exquise qui la rendoit le modèle des autres cours de l’Europe, dans ce monde où la plaisanterie avoit remplacé la discussion, et où le sel d’un mot, l’esprit d’un couplet, faisoient passer de bouche en bouche l’impiété qui s’y trouvoit cachée ; ce jeune homme, dis-je, passa la mer pour exploiter la philosophie angloise, et apporter dans son pays cette nouvelle et dangereuse cargaison.

Ce fut quelque temps après son retour, que parurent ces libelles où la nation fut tout étonnée de lire une doctrine qui ne tendoit à rien moins qu’à substituer à son antique croyance religieuse les dogmes de l’athéisme, et qu’une classe d’hommes instruits dont le nombre augmentoit chaque jour, prétendit soumettre au calcul et à l’analyse les principes de la révélation chrétienne : ces hommes se donnèrent le nom de philosophes ; et ce nom leur resta, comme s’il eût été sans conséquence.

Ainsi donc les philosophes entrèrent dans l’arène où les diciples de Jansénius et de Molinas, se livroient de nouveaux combats, depuis que le foible et devot cardinal de Fleuri se trouvoit à la tête des affaires. Au lieu de se réunir contre l’ennemi commun de toutes les religions, ces imprudens et aveugles théologiens continuèrent à se disputer, à s’anathématiser, à se persécuter. Forte de leurs divisions, et de son chef, la philosophie gagnoit du terrain, et attiroit sous ses drapeaux les hommes de tous les états, qui n’avoient pas assez de lumières pour distinguer les dogmes du catéchisme des cinq fameuses propositions de l’évêque d’Ypres ; ou ceux, qui, fatigués des disputes de religion, rejetoient toute croyance pour n’entrer dans aucun parti.

Cependant cette célèbre et puissante société qui défendoit les opinions de Molina, se présentoit comme un corps redoutable qui paroissoit devoir braver long-temps tous les efforts de la philosophie. O profondeur de la sagesse humaine ! ô aveuglement de l’esprit de secte et de disputes ! à quoi se résolurent les philosophes pour renverser ce fameux colosse ? Ils se rapprochèrent des jansénistes qui, flattés d’en être recherchés, consentirent à unir leur haine au mépris de la philosophie, et se liguèrent avec ceux qui devoient un jour détruire l’autorité pour accuser leurs ennemis de conspirer le renversement des trônes et la mort des souverains.

Les jesuites exterminés, quelle digue les jansénistes, qui n’avoient pas un seul bon écrivain, et qui d’ailleurs n’avoient plus aucune consideration, pouvoient-ils opposer au progrès de la philosophie, qui avoit rempli de ses proselytes et de ses partisans la cour, le ciergé, l’armée, les tribunaux et qui seule, soutenoit la haute réputation des Français dans les sciences et dans les lettres, en présentant ses chefs aux souverains et aux peuples étrangers ? Aussi les philosophes établirent-ils, avec une facilité sans exemple, le règne de leurs principes sur la ruine de cette religion dont ses ministres eux-mêmes avoient ébranlé les fondemens, et qu’ils avoient si mal défendue, quand ces nouveaux ennemis s’étoient présentés pour en achever la destruction.

De l’indépendance religieuse à l’indépendance politique, il n’est qu’un passage étroit, que l’audace a bientôt franchi. Cette vérité n’a été que trop clairement démontrée par les événemens de la révolution française, dont la cause, quoiqu’en disent certains écrivains, ne peut être attribuée qu’à la philosophie.

Mais quel rapport ce que je viens de dire a-t-il avec la maison du Père Lachaise ? Quel rapport ! un rapport plus étroit que l’on ne pense ; car ce fut le père Lachaise qui, des hauteurs de Mont-Louis donna le premier signal de la révolution, signal éclatant qui fut entendu du faubourg St.-Antoine et des tours de la Bastille. Ecoutez, «t remarquez la suite des événemens.

Le Père Lachaise ranima et entretint les querelles de religion. Ces querelles rendirent à un grand nombre de Français la religion méprisable, principalement au duc d’Orléans et au cardinal Dubois qui, par l’impudeur de sa conduite, la rendit plus méprisable encore. Voltaire profita de cette disposition des chefs du gouvernement, et de celle qui se préparait dans les esprits, pour attaquer, par les raisonnemens de la philosophie d’Angleterre, cette religion dont les ministres s’anathématisoient depuis un siècle. Au lieu de se réunir contre l’ennemi commun, ces aveugles ministres lui fournirent de nouvelles armes, en prolongeant ces divisions si déshonorantes pour eux et si nuisibles à la cause de la révélation, Une moitié de ces Théologiens disputeurs se réunirent à Voltaire et à ses disciples, pour renverser leurs adversaires ; et cette moitié fut renversée à son tour, comme cela devoit arriver, selon l’usage ordinaire des partis que la haine pousse toujours vers les mesures les plus contraires à leurs intérêts. Ainsi, devenue maîtresse du champ de bataille, la philosophie des incrédules marcha rapidement à son but, qui n’étoit autre que le renversement des anciennes institutions. L’expérience a prouvé qu’elle a atteint ce but si desiré, par la révolution de 1789. Récapitulons ces idées en peu de mots.

Le père Lachaise rendit, pour ainsi dire, officielles, les disputes des jansénistes et des molinistes ; celles-ci engendrèrent l’irréligion du duc d’Orléans et le libertinage grossier du cardinal Dubois ; l’irréligion du duc d’Orléans, et les vices du cardinal Dubois, engendrèrent l’incrédulité de Voltaire ; l’incrédulité de Voltaire engendra la philosophie ; la philosophie, après avoir détruit les jésuites par les jansénistes, et les jansénistes par le ridicule, engendra l’esprit d’indépendance, qui engendra la révolution.