Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/2


CHAPITRE II.

Réflexions sur la Maison du père Lachaise. Détails historiques.


O vicissitude des choses humaines ! ô fragilité de ces grandeurs qui font tant de martyrs ou tant d’esclaves ! ô instabilité de cette fortune à laquelle les hommes ne cesseront jamais de prodiguer leur encens ! cette maison sur laquelle le temps dessine avec rapidité la triste architecture des ruines, fut bâtie par un monarque tout puissant et victorieux, sur ce même emplacement où ses légions commandées par l’illustre Turenne, réduisirent à l’obéissance les bataillons de ses sujets révoltés ; et c’est par une autre révolution qui a renversé le trône où ce grand roi fut assis, qu’elle devient inhabitable, et que bientôt, sans doute, elle cédera aux pierres sépulcrales le terrain qu’elle fatigue de son poids ! Quoi ! Le pauvre lui-même détourne ses regards de ce séjour où les grands seigneurs se tenoient heureux d’être une fois introduits, comme dans ce Versailles où leur maître tenoit sa cour !

Oh ! combien les temps sont changés, depuis cette époque qui ne renferme pas encore un siècle ! Que d’événemens mémorables se sont succédés, pressés, entassés, et ont donné à ce vaste empire un aspect si différent de ce qu’il étoit, quand le père Lachaise descendit dans la tombe.

Assis sur la terrasse du palais abandonné, et pour ainsi dire dans la situation de Marius méditant sur les ruines de Carthage, je remonte par la pensée jusqu’à cette année malheureuse et mémorable de 1709 ; je redescends ensuite, et je parcours avec rapidité tout cet espace compris entre elle et le moment où je suis. C’est une histoire que je compose, et que j’écris avec une plume tirée des ailes du temps ; des ruines me servent de pupitre, et ces ruines sont l’oracle que je consulte pour découvrir la vérité.

Une guerre désastreuse, un hiver excessif et la misère générale qui fut l’effet de ces deux fléaux réunis, avoient rendu cette belle France, naguère si redoutée et si heureuse, l’objet de la douleur de ses enfans, et du mépris insultant des étrangers. Le monarque qui auroit pu remédier à ces malheurs, étoit gouverné par une vieille femme, qui, à son tour, l’étoit par ce père Lachaise, qui, à la poétique d’un habile courtisan, joignoit cet esprit d’intrigue et d’ambition qui caractérisoit la célèbre compagnie dont il étoit membre ; quoique cet homme n’existât plus à la fin de l’année 1709, comme il avoit inspiré ses principes à madame de Maintenon, les querelles de religion ne perdirent rien de leur violence, et ne firent qu’ajouter de nouveaux chagrins aux douleurs domestiques qui vinrent assiéger la vieillesse de Louis.

Quand ce grand roi descendit dans la tombe de ses ancêtres, la paix avec les puissances étrangères étoit faite depuis deux ans ; mais la paix des théologiens entre eux, et du gouvernement avec les théologiens, étoit loin d’être conclue : l’ombre du père Lachaise planoit encore sur Mondons, et tantôt souffloit dans le sanctuaire, le feu de la discorde, tantôt montroit la bastille aux savans et vertueux adversaires des constitutions d’Ignace, et des opinions de ses disciples.

Le grand prince qui prit les rênes du gouvernement français, dans ces orageuses circonstances, sentit bien qu’en faisant intervenir l’autorité souveraine dans les querelles théologiques, il leur donnerait ou maintiendroit tout l’intérêt qu’il vouloit leur refuser ou leur ôter. En conséquence, il laissa les jansénistes et les molinistes se débattre entre eux, pendant que, frivole et voluptueux, autant par politique que par caractère, il tournoit l’esprit de la nation vers des objets qui, par leur nature, devoient leur faire mépriser ces vaines disputés, faites seulement pour intéresser des moines oisifs, et des prélats ou fanatiques ou ambitieux.

Cette conduite du duc d’Orléans excita bien des réclamations particulières ; mais elle eut l’approbation générale, et fit éclore dans un grand nombre de têtes pensantes, cette philosophie moderne dont les auteurs et les disciples ont trop souvent confondu de vains systèmes de théologie avec les dogmes fondamentaux du christianisme, et ont trop souvent attribué à la religion, comme cause principale, les excès dont elle n’étoit que le prétexte, et les abus qu’elle condamne.

Cette époque est remarquable dans notre histoire, car cet ébranlement donné, en France, aux principes religieux, peut être considéré comme le premier coup porté aux principes monarchiques.