Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/18


CHAPITRE XVIII

Réflexions. Destinées de Tivoli.


Comme le champ du Père Lachaise n’a été enlevé à l’agriculture, cette mère nourricière des vivans, que depuis environ quatre années, pour être ajouté aux domaines du trépas, les tombeaux n’y forment encore qu’un rang le long de la muraille de l’ouest, lequel se prolonge, au nord, par une montée rapide, jusqu’au milieu de l’emplacement qu’occupoit la terrasse depuis peu démolie ; et ceux qui ne se trouvent point sur cette ligne, sont dispersés en petit nombre sur sa partie haute et basse qui regarde le levant et le sud-est.

Mon voyage se trouva donc achevé au bout du plateau oriental où s’élèvent les deux sépulcres dont je viens de parler.

Plein de tristes-idées et de sentimens mélancoliques, je retournai vers le tombeau de madame Leboucher, dont j’ai fait la description dans le chapitre treizième de cette seconde partie. Je m’assis sur le gradin qui domine la capitale ; je contemplai ce confus assemblage de temples, de monumens, de palais, de maisons, de toutes les formes et de toutes les hauteurs ; et, comme un autre Xerxès, passant en revue l’innombrable population qui s’agite sur cette petite portion du globe, et qui, chaque jour, se lève, et se couche sans aucune prévoyance de l’avenir, comme si elle ne devoit jamais finir, je me disois à moi-même : Hélas que seront devenues, dans un siècle, la génération qui me précède, la génération avec laquelle je suis né, la génération qui me suit ? Sans doute cette reine des cités aura déjà vu se renouveler plusieurs fois la foule des vivans qui se pressent aujourd’hui dans son enceinte. Ses pompeux monumens auront d’autres spectateurs et d’autres admirateurs ; ses palais seront habités par des hommes qui auront oublié, ou n’auront jamais connu ceux qui les habitent dans ce moment ; d’autres magistrats y feront d’autres lois ; d’autres capitaines y seront recompensés d’autres exploits ; d’autres savans seront assis dans un autre Institut ; d’autres théâtres auront d’autres acteurs ; les enfans qui viennent de naître, et ceux qui naîtront demain, après-demain, seront des aïeux depuis long-temps oubliés, et dont les portraits enfumés et déchirés auront grossi le monceau des meubles inutiles, vieillis et méprisés ; toutes les demeures auront d’autres propriétaires ; tous les trésors auront passé en d’autres mains ; et peut-être, hélas ! ces brillans jardins, doux et mystérieux asiles de l’amour et de la volupté, où les fêtes embellies par les arts et protégées par les présens de la nature, bravent chaque année, sous de charmans ombrages, les dévorantes ardeurs de la canicule, auront ouvert leur sein pour y recevoir la jeunesse qui y foulera encore pendant quelques années la verdure et les fleurs de leurs tapis. O riant et délicieux Tivoli ! alors peut-être, tes avenues ne présenteront d’autre perspective que celle des mausolées ; une fosse large et profonde aura été creusée par les fossoyeurs, à la place ou s’exécutent ces danses voluptueuses, au son des instrumens d’une musique enchanteresse ; et les amans et les danseuses de la Chaussée d’Antin détourneront leurs regards de ta triste enceinte, en passant auprès de tes murailles. Déjà un monument sépulcral, sans doute précurseur de beaucoup d’autres, s’élève sous tes bosquets ; tu n’es séparé du Champ du Repos que de quelques centaines de toises ; prends garde que les rangs de ses tombeaux ne s’étendent jusqu’à toi, et que tu n’en deviennes, enfin, la première succursale ! L’enceinte sépulcrale, du sommet de laquelle je te prédis cette fatale destinée, qu’étoit-elle il y a cent années ? Un jardin de délices, embelli par la munificence d’un grand monarque. Qu’est-elle aujourd’hui ? Le domaine du trépas, et le dépôt des cercueils. Ô trois fois vanité ! il faut que tôt ou tard les fleurs croissent au-dessus des dépouilles de ceux qui les ont cueillies, et que les épis s’engraissent de la substance de ceux qui les ont moissonnés !