Voyage pittoresque dans le Brésil/Fascicule XIX

VOYAGE PITTORESQUE

DANS LE BRÉSIL.

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MŒURS ET USAGES DES NÈGRES.


Nous avons, par les précédens cahiers, donné quelques notions sur l’état des Nègres dans les plantations ; nous allons faire connaître quelles sont dans les villes la position et la manière de vivre de ces esclaves, car sous beaucoup de rapports il y a des différences très-prononcées entre leur sort et celui des autres. Une grande partie de la population de Rio-Janeiro est au service domestique des grands et des riches : c’est un article de luxe, qui se règle bien plus sur la vanité du maître que sur les besoins du ménage. Ces esclaves portent des livrées la plupart d’un genre fort antique, et ces livrées, jointes aux bourses de leurs coiffures, en font de véritables caricatures. Ils ont peu d’ouvrage, ou même ils n’en ont point du tout ; leur nourriture est fort bonne ; en un mot, ce sont des êtres tout aussi inutiles que les valets des grands seigneurs d’Europe, dont ils imitent les vices avec une grande facilité. La plupart des esclaves des grandes villes sont assujettis à payer toutes les semaines, ou même tous les jours, à leurs maîtres une somme déterminée, qu’ils tâchent de se procurer par l’exercice d’une profession ; ils sont menuisiers, cordonniers, tailleurs, mariniers, porte-faix, etc. Ils peuvent de la sorte gagner aisément au-delà de ce que leur maître exige ; et pour peu que ces esclaves mettent d’économie dans leurs affaires, ils parviennent, sans beaucoup de difficulté, à racheter leur liberté dans l’espace de neuf à dix ans. Cependant cela n’arrive pas aussi souvent qu’on aurait lieu de le croire, et cela parce que les Nègres ont des dispositions à se laisser entraîner aux plus folles dépenses, surtout en fait de vêtemens, d’étoffes de couleurs voyantes et de rubans : ils dissipent en ce genre à peu près tout ce qu’ils gagnent. Ils jouissent en général de beaucoup de liberté, et leur existence est fort supportable, car ils ont toute la journée pour vaquer à leurs affaires, pourvu qu’ils rentrent le soir ; leurs maîtres ne s’inquiètent d’eux qu’autant qu’il le faut pour s’assurer la redevance hebdomadaire. Le matin avant leur départ, et le soir après leur retour, on leur donne de la farine de manioc et des féves ; mais ils doivent pourvoir eux-mêmes à leur nourriture de la journée. On voit aussi des femmes esclaves gagner leur entretien de la même manière, elles se font nourrices, blanchisseuses, fleuristes ou fruitières.

La facilité avec laquelle les esclaves parviennent à récupérer leur liberté, est le plus grand des avantages du système établi au Brésil sur celui que suivent les colonies anglaises. À certains égards cet avantagé doit être attribué aux dispositions législatives : toutefois ces dispositions agissent moins d’une manière positive qu’elles ne laissent faire le bien par leur silence ; car la seule chose qu’on puisse dire à leur éloge, c’est que du moins elles ne mettent point d’obstacles à l’émancipation des esclaves tandis que l’affranchissement résultant de la volonté libre du maître est, dans les colonies anglaises, puni d’une amende.

Pour un esclave le moyen le plus ordinaire de recouvrer sa liberté, est d’épargner une somme égale à celle qu’il a coûté à son maître, ou à sa valeur actuelle ; cette somme lui sert à payer sa rançon. Ceux qui exercent des métiers dans les villes, sont aussi ceux qui y parviennent le plus facilement. Les esclaves des plantations ne jouissent de cet avantage que quand la proximité d’une ville leur assure le débit des produits de leur petit champ ou de leur industrie.

Il n’y a dans ce rachat de la liberté quelque chose de contradictoire ; il y a une opposition tranchée entre la loi existante et l’usage, et cette opposition est la plus grande preuve de l’absurdité de la loi. Selon la loi, l’esclave ne peut posséder aucune propriété, ou plutôt tout ce qu’il possède est la propriété du maître : il en résulte que c’est de ses propres deniers que ce dernier se fait payer la liberté de son esclave ; et même il aurait le droit de lui enlever ses économies, sans lui donner en retour la liberté, ni aucune autre indemnité. Néanmoins on citerait à peine un exemple d’un maître faisant usage de ce droit ; lors même qu’il serait assez inhumain pour le vouloir, il serait douteux qu’il osât à ce point heurter l’opinion publique. Il n’y a d’ailleurs ni menaces ni mauvais traitemens qui puissent amener l’esclave à livrer son petit trésor, ou à indiquer le lieu où il le garde. Si, dans ce cas, l’opinion publique et l’usage préservent de violence celui que la loi y expose, il arrive aussi, par un effet contraire, que ce même usage énerve une loi rendue en faveur de l’esclave, une loi qui renferme la seule garantie accordée à ce dernier contre l’arbitraire du maître. Cette loi contraint le maître à rendre la liberté à l’esclave toutes les fois que celui-ci lui offre le prix qu’il en a payé, ou sa valeur actuelle, à dire d’expert, pour le cas où elle excéderait le prix d’achat. Mais cette disposition si sage est entièrement négligée, comme toutes celles qui sont à l’avantage des esclaves ; à peine si l’on connaît son existence, il est rare, ou plutôt il n’arrive jamais que les esclaves l’invoquent, soit qu’ils l’ignorent, soit qu’ils sachent fort bien qu’ils n’en tireront pas grand secours, car il faut déjà un hasard bien heureux pour leur donner la possibilité de porter leur plainte aux tribunaux supérieurs. Il est encore bien plus difficile de la soutenir contre leurs maîtres, qui ont mile moyens de retarder la décision ou même de faire rejeter la demande, et de faire expier à l’esclave sa téméraire entreprise, en lui faisant éprouver toutes sortes de vexations et en l’intimidant. En cela, comme en toute autre chose, l’esclave dépend donc uniquement du caprice du maître, et si celui-ci, soit méchanceté, soit entêtement, soit par d’autres motifs, ne veut pas lui vendre sa liberté, la position de l’esclave devient d’autant plus dure qu’il voit s’anéantir le fruit de longues années de travail et d’économie. Il est replongé dans l’esclavage au moment même où il se croit sûr de sa liberté et tout en conservant en mains les moyens de la récupérer : outre l’amertume causée par l’espérance déçue, il lui faut supporter les suites de la méfiance et de la colère de son maître. Toutefois ces exemples sont rares : un maître ne peut guère avoir de raison pour refuser la liberté à un esclave ; car après un refus il n’y a plus de fond à faire sur lui : désormais il travaille avec dégoût, et saisit la première occasion de s’enfuir : s’il n’y parvient, il finit par s’ôter la vie, et dans tous les cas le maître ne tire plus d’avantages du travail de l’esclave ainsi retenu dans la servitude. L’opinion publique, particulièrement dans les classes inférieures, se prononce d’une manière bien forte, et fait sentir à l’auteur de ce refus toute son animadversion. L’influence du clergé a eu sur ce point, comme sur toute autre matière, des conséquences très-salutaires ; il protège si ouvertement la liberté des esclaves, que cela suffirait pour empêcher que l’on y opposât des obstacles fréquens. Néanmoins quand ces refus ont lieu, ils frappent ordinairement les esclaves les plus habiles et les plus laborieux, ceux qui sont réellement devenus indispensables. Après avoir été pendant de longues années les surveillans d’une plantation, après avoir possédé toute la confiance de leur maître et s’être élevés à un certain degré d’aisance qui semblait ne rien laisser à désirer, on en a vu retomber tout à coup dans un état d’abaissement tel que les mauvais traitemens étaient nécessaires pour les contraindre à la continuation de leurs travaux, et cela parce que l’apparence de la liberté ne leur suffisait pas, et qu’ils avaient insisté pour obtenir leur affranchissement.

Au Brésil il est pour beaucoup de Nègres un autre moyen de parvenir à la liberté ; c’est l’usage où sont les Négresse de faire tenir leurs enfans sur les fonts de baptême par des gens aisé. À cet égard les personnes les plus considérées ne pourraient rejeter leur demande sans exciter un mécontentement général. Ces rapports, loin de les faire déroger, sont, grâces aux idées religieuses du peuple et à l’influence du clergé, regardés comme fort méritoires. Le petit esclave est à peu près assuré par cela même que son parrain le rachètera ; ce qui est d’autant plus aisé, que le prix d’un petit Nègre est fort peu de chose et dépasse rarement 60 à 80 piastres.

Trés-souvent les blancs qui ont procréé des enfans avec une femme esclave, les achètent à leurs maîtres et leur donnent la liberté. Enfin, il arrive fréquemment que, pour les récompenser de la bonne conduite qu’ils ont tenue pendant longtemps, les esclaves sont affranchis par leurs maîtres eux-mêmes ; c’est surtout dans les testamens que la liberté leur est donnée : il est bien rare que le propriétaire d’une grande plantation et de beaucoup d’esclaves n’affranchisse pas quelques-uns d’entre eux, soit par acte de dernière volonté, soit à l’occasion de toute autre solennité. Ces usages et ces facilités accordées à la liberté, augmentent chaque année le nombre des Nègres libres du Brésil. Leur population est maintenant de 159 500 âmes c’est à peu près le douzième du nombre des esclaves (1 987 500) : la moitié des hommes de couleur libres (416 000) ; le cinquième des blancs (845 000), et enfin le vingt-cinquième de la totalité de la population.

Au premier coup d’œil cette proportion pourrait paraître peu favorable à l’espérance d’un affranchissement progressif ; mais il en sera tout autrement, si l’on considère qu’il faut bien peu de générations pour détruire la couleur noire dans la population libre, à raison des mariages réciproques entre Nègres et hommes de couleur, et par suite des relations fréquentes des Négresses libres avec les hommes de couleur et même avec les blancs. Souvent même la couleur noire disparaît chez leurs enfans ou petits-enfants, en sorte que les descendans des Nègres libres, au lieu d’augmenter la population noire, se perdent insensiblement dans la masse des hommes de couleur ; il s’ensuit qu’en choisissant telle ou telle époque donnée, le nombre des Nègres libres ne renfermera, à proprement parler, que ceux qui ont obtenu leur liberté dans les années précédentes, et tout au plus les enfans de la précédente génération, tandis que les enfans de la génération antérieure sont déjà rangés pour la plupart parmi les hommes de couleur.

La position des Nègres libres présente beaucoup de différences, selon le plus ou moins de bonheur et de zèle qui leur acquièrent quelque fortune. Il y en a de fort aisés ; mais il est rare de trouver au Brésil des Nègres riches comme il s’en rencontre quelquefois dans les Indes occidentales.

Une fois affranchis, les Nègres d’une plantation s’établissent ordinairement dans son voisinage ; ils y cultivent un petit domaine que leurs anciens maîtres leur concèdent souvent pour un très-léger fermage, ou même gratuitement ; ils travaillent de plus à la journée. Les bons ouvriers, et particulièrement les surveillans des sucreries, continuent à faire leur métier dans les plantations voisines en qualité d’ouvriers libres. Après la récolte des cannes à sucre, ils entreprennent les diverses préparations à exécuter, et offrent leurs services partout où l’on manque, soit des ustensiles nécessaires, soit de directeurs assez exercés. De la sorte ces anciens esclaves peuvent en peu de temps parvenir à une grande aisance.

Dans les villes, les Nègres libres sont répartis dans les classes inférieures de la population ; ils y sont ouvriers, marchands, journaliers. Le nombre de ceux, qui ont réussi à s’élever au rang de bourgeois aisés, de négocians ou de propriétaires, est fort peu considérable ; néanmoins il leur est facile de gagner leur vie, car au Brésil, ainsi que dans tous les pays où l’esclavage existe, le taux des journées est très-élevé, et l’on recherche fort les ouvriers habiles.

La population noire libre est à beaucoup d’égards, et surtout par son avenir, l’une des classes les plus importantes des colonies. Cela est vrai surtout des Créoles proprement dits, des Nègres nés en Amérique. En les comparant à ceux d’Afrique, on acquiert la consolante certitude que la race africaine, nonobstant les tristes circonstances qui accompagnent sa translation dans le Nouveau-Monde, y gagne beaucoup sous les rapports physiques et moraux. En général, ces Créoles sont des hommes très-bien faits et très-robustes ; ils sont résolus, actifs et beaucoup plus tempérans que les Nègres d’Afrique. Ils accordent une certaine préséance aux blancs dans leurs relations sociale, mais somme toute, c’est plus au rang qu’à la couleur qu’ils ont voué cette déférence. De leur côté ils ont aussi une juste fierté fondée sur la conscience de leurs forces et sur le sentiment de leur liberté : ils sont d’autant plus faciles à blesser et d’autant plus défians à cet égard, qu’ils savent que leur couleur est celle des esclaves. Ils tiennent beaucoup à ce que dans les plus petits détails de la vie on ne les traite jamais comme les esclave, à ce qu’on n’oublie point leur qualité d’hommes libres. Lorsqu’un blanc leur montre de la franchise et des égards, lorsqu’il ne fait aucune différence de couleur, ils saisissent toutes les occasions de lui rendre des services et de lui témoigner de la considération : au contraire, toute allusion méprisante à leur couleur excite leur orgueil et leur colère, chose qui n’est aucunement indifférente ; pour se procurer satisfaction, ils ne manquent pas d’audace. En pareille occasion les Créoles ont coutume de répondre au sarcasme : Negro sim, porem direito (je suis Nègre, il est vrai, mais je suis droit). Les Nègres libres, et surtout ceux des classes inférieures, prennent dans la société le rang que l’on accorderait sous les mêmes conditions aux hommes d’autres couleurs. Cependant il est fort rare de voir des mariages entre des femmes vraiment blanches et des noirs : les unions formelles ne sont pas fréquentes non plus entre les blancs et les Négresses ; mais les alliances réciproques entre Nègres libres et hommes de couleur également libres n’en sont que plus fréquentes, et d’autant plus que les hommes de couleur se rapprochent davantage du noir. Comme dans la grande masse des classes populaires il est rare que la race blanche se présente sans mélange, l’exclusion qui empêche les noirs de s’unir aux blancs est beaucoup moins humiliante et beaucoup moins préjudiciable qu’on pourrait le penser. Les lois prononcent contre l’admission des noirs aux emplois beaucoup de restrictions, et bien que les hommes de couleur libres doivent être frappés des mêmes prohibitions, rien n’est plus facile que d’éluder ces lois. Quand des circonstances favorables, des richesses, des rapports de famille, des talens personnels rendent un homme recommandable, la moindre nuance un peu claire le fait passer pour blanc, surtout à raison de ce que les blancs eux-mêmes sont fort souvent d’un teint très-brun. Au surplus cette loi, presque tombée en désuétude, ne frappe réellement que ceux qui sont noirs sans mélange, et qu’aucun prétexte ne peut faire ranger parmi les blancs. D’ailleurs cette exclusion légale n’est pas aujourd’hui aussi humiliante, aussi oppressive qu’elle pourrait le paraître au premier coup d’œil : parmi les Nègres libres il en est fort peu dont les connaissances, la fortune et la position sociale puissent autoriser des prétentions aux emplois. Du reste, il est hors de doute que, plus le nombre des noirs libres s’accroît, plus leurs qualités personnelles, leurs propriétés leur donnent de droits, et que, pour éviter une guerre civile entre les noirs et les hommes d’autres couleurs, il en faudra venir à l’abolition totale de cette loi d’exclusion. Quant à présent, les noirs libres se contentent de la pensée que leurs descendans, hommes de couleur, pourront arriver aux honneurs, et les hommes de couleur s’en tiennent à la tolérance qui leur assure les principaux avantages auxquels ils prétendent. Mais il y aurait de la folie à s’imaginer que ces dispositions suffisent pour assurer au Brésil un repos durable. Une politique sage, au contraire, saura en profiter pour prévenir, par des améliorations volontaires dans la législation, la possibilité d’une explosion violente, explosion qui serait d’autant plus difficile à éviter, que dans ce pays, comme dans les autres États de l’Amérique, il existe beaucoup d’élémens de discorde. Il y aurait de la démence à s’imaginer que dans ces États l’on puisse comprimer par la force une classe aussi nombreuse et, dans le cas où ce serait à la violence à décider, une classe aussi puissante que celle des Nègres et des hommes de couleur, et cela pour leur refuser des choses auxquelles ils se prétendent des droits, tandis que parmi les blancs les factions se disputent aussi des droits fondés ou imaginaires. Le Brésil est-il menacé de révolutions et de lutte entre les partis ? de quelle nature seront-elles ? sera-t-il en la puissance de ceux qui gouvernent de prévenir ces révolutions ? Ce sont des questions que nous n’entreprendrons point de décider. La seule chose qui me paraisse certaine, c’est que par des modifications opérées à propos dans la situation légale des hommes de couleur et des noirs, on peut empêcher qu’à la lutte future des factions politiques ne se mêle la lutte plus terrible des couleurs. Il est d’autant plus urgent de faire ce pas, qu’au jugement des hommes les plus entendus et les plus sensés, l’émancipation des esclaves toute nécessaire, toute désirable qu’elle soit, ne peut se faire que très-lentement, et que dans les circonstances les plus favorables elle ne s’accomplira peut-être qu’au bout d’un siècle. Cependant si la marche des événemens, l’imprévoyance des partis ou l’imprudence des gouvernans amenaient un jour une révolte d’esclaves, on ne pourrait opposer de digue à ce torrent qu’au moyen de la population libre des hommes de couleur et des noirs. Il est donc important de les attacher définitivement aux blancs par un intérêt commun.

Il est une autre exclusion des Nègres, mais jusqu’ici ils s’en accommodaient fort : ils ne pouvaient servir dans aucun régiment de ligne, et n’entraient que dans les corps exclusivement créés pour eux. Par là ils échappaient aux abus et aux vexations sans nombre, auxquels le service militaire expose les autres habitans, qu’on y contraint par toute espèce d’extorsions. Il y a au Brésil trois régimens de Nègres : soldats et officiers, tous sont des noirs. Par leur discipline et par leur bonne tenue ils se distinguent de toutes les autres troupes, et la plus parfaite union règne entre les soldats et les officiers. Ces régimens portent le nom d’Henriquez, en commémoration de Henriquez, général nègre, qui s’acquit une gloire immortelle dans l’histoire du Brésil par sa valeur dans la guerre de Pernambuc, soutenue contre les Hollandais pour la liberté.


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