Voyage et recherches en Égypte et en Nubie/08

Voyage et recherches en Égypte et en Nubie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 63-89).
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VOYAGE ET RECHERCHES


EN


EGYPTE ET EN NUBIE




VIII.

HAUTE-EGYPTE.

SILSILIS. – OMBOS. – SYENE. – PHILOE.




25 janvier.

Avant de quitter Thèbes, pour continuer à remonter le fleuve, j’ai écrit à M. de Châteaubriand, qui m’avait demandé de lui parler des oiseaux du Nil

Je suis à Thèbes, et j’écris à Châteaubriand ; que placer entre ces deux noms qui ne soit indigne d’eux ? Tenterai-je de décrire cette Rome de la Thébaïde à celui qui a si admirablement peint Rome et la Thébaïde ? Vous parlerai-je, monsieur, de mes chers hiéroglyphes ? Hélas ! vous y croyez médiocrement. Dois-je vous entretenir des antiques dynasties qui ont passé sur cette terre, des ruines qui la couvrent ? Après avoir contemplé dans le passé et dans le présent la chute de tant de dynasties et d’empires, après avoir médité sur tant de ruines et de souvenirs, vous ne devez pas vous intéresser beaucoup à un spectacle si souvent renouvelé. Chrétien avant tout, les plus grandes destinées vous semblent petites, parce que vous les mesurez avec ce qui est infini. À cette hauteur, les choses de l’homme ne vous atteignent plus, mais les scènes de la nature vous touchent toujours. Aussi, quand je suis allé visiter Athènes, ne m’avez-vous point parlé de cette Grèce nouvelle, qui cependant est en partie votre ouvrage ; mais vous m’avez chargé d’aller visiter de votre part les abeilles du mont Hymette, qui se souviennent de Platon et de vous, et, quand je suis venu dans ce pays, vous m’avez recommandé les oiseaux de l’Égypte. Il y aurait beaucoup à en dire, monsieur ; mais il faudrait la plume de Bernardin de Saint-Pierre, à défaut de la vôtre, pour peindre cette multitude ailée au milieu de laquelle je vis depuis trois mois, habitant du Nil comme elle. Je me bornerai à quelques traits, et votre imagination fera le reste.

« Partout la plage, les îlots, les rochers, sont couverts d’une foule d’oies blanches et noires, qui tout à coup s’élèvent, tourbillonnent, se répandent dans l’air comme un nuage ou une fumée. Des escarpemens sont noircis par d’innombrables cormorans, qui s’envoient en tumulte quand un coup de fusil les détache par milliers des parois abruptes qu’ils tapissaient.

« Aux approches de la nuit, on aperçoit, immobile auprès du rivage, le pélican appelé le chameau du Nil, et qui jette un cri singulier dans les ténèbres. Cependant, le long du bord, les bergeronnettes sautillent et les happes marchent en frétillant d’un air coquet. Sur les branches de palmier roucoulent les tourterelles, celui des oiseaux qui, selon les musulmans, aime le plus Allah, parce qu’il murmure en hochant la tête comme un musulman qui fait le zikr. Un des plus jolis oiseaux de ce pays, ce sont les hérons blancs. Souvent j’en ai vu plusieurs perchés sur la tête d’un buffle noir, étrange sous cet éblouissant panache. J’en ai vu aussi une douzaine étagés sur un palmier qui semblait porter de grandes fleurs blanches. Vous étiez surtout curieux des oiseaux qui hantent les ruines, et vous aviez bien raison, car ils les accompagnent et les ornent admirablement. Jamais je ne me suis trouvé le crayon à la main, recueillant une inscription hiéroglyphique, sans être distrait par quelque incident pittoresque et poétique produit par eux et sans me rappeler ce que vous me disiez avant mon départ de l’effet que les oiseaux d’Égypte devaient produire au milieu des débris. Tantôt c’est le vautour blanc qui plane sur la tête du colosse de Memnon ; tantôt c’est l’épervier sacré, le dieu Horus aux yeux d’or, qui vient en personne se poser sur sa propre statue, ou enfin, comme faisant contraste à ces grands effets, c’est le babil infatigable des moineaux blancs et noirs, compagnons ordinaires de mes études dans tous les temples, ou le roucoulement amoureux des pigeons que je voyais hier à Hermonthis voltiger autour des architraves d’un temple bâti par Cléopâtre : double souvenir de Vénus. Voilà quelques images saisies en passant et esquissées sur des feuilles d’album que je déchire et que je vous envoie ; pardon d’avoir été si mauvais peintre et d’avoir fait un portrait si indigne de vos protégés. Il me faudrait maintenant leurs ailes pour me porter près de vous. »


Hermonthis.

Hermonthis, dont je parle dans la lettre qu’on vient de lire, est la première station au-dessus de Thèbes ; par terre, c’est une distance de deux lieues environ. On passe auprès du temple qui porte dans l’ouvrage de la commission d’Égypte le nom de temple situé à d’extrémité de l’hippodrome. Cet édifice présente une configuration singulière. Un corridor, dans lequel donnent des chapelles latérales, fait le tour du sanctuaire. L’architecture est du temps des empereurs. C’est là que Champollion a trouvé les hiéroglyphes dont se compose le nom d’Othon, qui régna si peu de temps. Ce nom n’a été trouvé, je crois, nulle part ailleurs. Dans un coin du même temple, M. Lepsius a lu d’autres noms d’empereurs, Galba, Vitellius et Decius : ce dernier est le plus récent de tous ceux dont la présence a été constatée sur un monument égyptien.

Laissant le petit temple à droite, nous avons trouvé bientôt ce grand espace entouré de talus assez semblables à ceux du Champ-de-Mars et que la commission d’Égypte appelle l’hippodrome. Champollion pensait que là fut un camp permanent habité par les troupes formant la garnison de Thèbes et la garde des Pharaons. Selon M. Wilkinson, c’était le lac sacré que traversaient les morts pour arriver au lieu de leur sépulture, ainsi qu’on le voit dans les représentations funèbres, lac qui semble avoir été le type de l’Achéron des Grecs, et dont l’idée a dû naître naturellement chez un peuple qui, pendant une partie de l’année, vivait pour ainsi dire sur les eaux.

Nous avons fait un assez long circuit afin d’éviter les restes de l’inondation, qui a laissé çà et là des flaques d’eau dans une plaine verte remplie de grandes herbes, et assez semblable aux marais Pontins. A une halte près d’un village, un vieillard s’est approché, m’a pris affectueusement la main en me disant : Taïbin ! ce qui équivaut à bonjour. Arrivés aux sables, une femme nous a apporté à boire en se voilant.

Une longue chaussée nous a conduits à Hermonthis. Le principal monument d’Hermonthis est un temple consacré au dieu Mandou et à la déesse Ritho par Cléopâtre. Mandou était le dieu local d’Hermonthis, comme Ammon de Thèbes. Dans le petit temple devant lequel nous avons passé en partant, et qui était intermédiaire entre les deux districts, les deux divinités sont honorées de concert. Les dieux locaux d’une province (nome) donnaient ainsi l’hospitalité à ceux de la province la plus proche, et voisinaient pour ainsi dire avec eux.

Le temple d’Hermonthis est d’un effet agréable. Tout auprès s’élèvent le dôme blanc d’un santon et des palmiers. Les pigeons, dont je parle dans ma lettre à M. de Châteaubriand, volent et tourbillonnent par milliers autour des chapiteaux, ou se posent en longues files sur les architraves. L’impression qu’on éprouve ici n’est pas la stupeur dans laquelle on tombe en présence des ruines de Karnac. Cette ruine a de la grace et va bien au souvenir de Cléopâtre.

Dans l’intérieur du temple, un triste spectacle m’attendait : on a fait de cet intérieur une prison. Je me suis trouvé tout à coup entouré de mornes figures portant toutes l’expression de la patience et de la résignation. Là, m’a-t-on dit, sont des enfans qu’on garde depuis un an, parce que leurs parens ont fui. Cet homme a été ruiné par la mauvaise qualité des bœufs que le gouvernement lui a vendus. Un autre est ici depuis cinq ans, parce que le Nil n’est pas venu féconder son champ et qu’il a été dans l’impossibilité de payer le tribut. Je remarque un noir enchaîné, et qui ne peut repousser les mouches dont il est dévoré. On conçoit qu’il me reste peu de liberté d’esprit pour étudier les représentations mythologiques étalées sur les parois du temple. C’est dommage, car elles semblent curieuses. En général, la mythologie du temps des Ptolémées et des empereurs romains est beaucoup plus compliquée que celle des âges pharaoniques, elle offre par conséquent encore plus de problèmes à résoudre et d’énigmes à déchiffrer.

Une excavation faite récemment à quelque distance du temple a appelé mon attention. On a tiré de là des débris antiques pour servir à la fabrication d’un pont. Cette excavation ne datant que de quatre années, les voyageurs qui m’ont précédé n’en ont point parlé. C’était donc une bonne fortune pour moi que de l’avoir aperçue. J’y ai trouvé les débris d’un édifice dans les fondations duquel ont été employées des pierres portant, non des hiéroglyphes de l’époque dégénérée de Cléopâtre, mais de beaux hiéroglyphes du siècle des Thoutmosis. J’ai reconnu sur une des pierres le nom de Thoutmosis III. Les fragmens mutilés m’ont permis de lire une dédicace hiéroglyphique au dieu Mandou. Ceci prouve que, déjà sous les Pharaons de la dix-huitième dynastie, il existait ici un temple élevé en l’honneur de ce dieu, et que ce temple a fourni des matériaux à un édifice plus moderne, maintenant renversé. A toutes les époques, le culte du dieu Mandou a donc été le culte d’Hermonthis. L’édifice, aux fondations duquel on avait fait servir l’ancien temple du temps des Thoutmosis, datait probablement de l’âge des Antonins ; du moins j’ai trouvé sur un fût de colonne le nom d’Adrien, écrit Adrians. Ainsi deux noms révèlent deux monumens.

En revenant, j’ai rencontré un chameau qui s’emportait. Parfois ces animaux sont saisis d’une fureur soudaine, et se mettent à courir en ligne droite à travers le désert, jusqu’à ce qu’ils tombent morts de fatigue avec leur cavalier. Tandis que, de retour sur ma barque, je regardais la colonnade de Luxor réfléchir dans le Nil son image rougie par le soleil couchant, j’ai vu passer des groupes qui paraissaient fort animés. Soliman m’a appris qu’un meurtre venait d’être commis en plein jour à deux pas d’ici. Voici le récit de Soliman : « Celui qui a été frappé avait tué, il y a plusieurs années, un homme du village de Gournah. Celui-ci avait des enfans. Sans cesse ils demandaient à leur sœur : Où est notre père ? Et elle répondait : Il a été assassiné. Quand ils ont été grands, ils ont tué celui qui avait tué. »

La vengeance du sang est dans les mœurs arabes. Peut-être la vendetta est-elle d’origine arabe et a-t-elle été importée en Corse par les Sarrasins. Demain il y aura un grand dîner dans le village de Gournah, et on enterrera le mort. On ne l’enterre qu’après qu’il a été vengé.


Esné.

Le grand temple d’Esné, qui à cause de son zodiaque passait, ainsi que le temple de Dendérah, pour un des monumens les plus anciens de l’Égypte, ne remonte pas au-delà du temps des Ptolémées et des empereurs romains. On y lit les noms d’un grand nombre d’entre eux, depuis Claude jusqu’à Caracalla. L’orthographe hiéroglyphique de ces noms, c’est-à-dire l’emploi alternatif de tel ou tel caractère pour exprimer un son identique, est fort bonne à étudier ici, car il est aisé de reconnaître le même nom d’empereur écrit de diverses manières, et on peut parvenir, par cette synonymie des lettres, à connaître la prononciation des caractères employés. Ainsi, j’ai trouvé la syllabe to, dans Antoninus, rendue par la voile, hiéroglyphe dont le sens est assez clairement indiqué par sa forme, mais dont la prononciation était, je crois, inconnue. C’est par beaucoup d’observations de ce genre qu’on parviendra de jour en jour davantage à déterminer le sens et le son qu’on doit attacher à tous les hiéroglyphes.

Le temple d’Esné pourrait être d’un grand effet. Son architecture est belle ; son portique, parfaitement conservé, a été récemment déblayé par le pacha ; mais il semble enfoui dans un trou. Quant au style des sculptures et des hiéroglyphes, il est très grossier, surtout dans la partie romaine. On voit ici, comme à Dendérah, combien l’architecture a mieux conservé que la sculpture les traditions de la perfection antique. Ce que le premier de ces arts a pu recevoir des influences grecques, en lui donnant un peu plus de légèreté, ne lui a rien enlevé de sa grandeur. Pour la sculpture, chose singulière, l’influence de la Grèce l’a rendue barbare.

Esné est le principal séjour des almées que Méhémet-Ali, cédant aux représentations des ulémas, a bannies du Caire. Dans son imitation des procédés de la civilisation européenne, il s’était empressé d’abord d’en faire une matière d’impôt.


Sur le Nil, 30 janvier.

La splendeur et la richesse de la lumière sont ici incomparables, c’est quelque chose de plus que la Grèce et l’Ionie elle-même. Les teintes roses de l’aube, la pourpre ardente, l’or embrasé des soleils couchans au bord du Nil surpassent encore les plus gracieuses et les plus éblouissantes scènes de lumière d’Athènes et de Smyrne. Ce n’est plus l’Europe ni l’Asie Mineure, c’est l’Afrique. Le soleil n’est pas radieux, il est rutilant ; la terre n’est pas seulement inondée des feux du jour, elle en est dévorée. Aussi dans ce pays le soleil, sous les noms d’Ammon-ra, d’Osiris, d’Horus, était le dieu suprême. Il suffit de venir en Égypte, même au mois de janvier, pour ne pouvoir douter que la religion égyptienne était une religion solaire. L’éclat de la nuit est encore plus extraordinaire que celui du jour. Si Racine le fils, qui n’était jamais sorti de France, a pu dire, il est vrai d’après Homère, nuit brillante[1], j’ai peut-être ici le droit de parler de la splendeur des nuits d’Égypte. Nous employons les longues soirées que nous fait le voisinage des tropiques à contempler les astres. Nous regardons la constellation que la flatterie d’un poète alexandrin, Callimaque, nomma chevelure de Bérénice. Ce nom de Bérénice que nous avons déjà lu tant de fois sur les monumens, les étoiles qui composent cette constellation semblent le tracer dans le ciel en hiéroglyphes lumineux et impérissables. Nous aimons à voir toujours devant nous Canopus, cette belle étoile, invisible en France, et presque aussi brillante que Sirius. L’étoile polaire s’est abaissée vers l’horizon. Des astres nouveaux, une nouvelle physionomie du ciel, donnent encore mieux qu’une terre nouvelle la sensation du lointain, du dépaysé. Nous verrons bientôt la croix du sud, ce flambeau d’un autre hémisphère qui éclaire chez hante les abords mystérieux du paradis.

Si Osiris, qui a pour hiéroglyphe un oeil sur un trône, est Lui dieu soleil, Isis, qui porte sur la tête le disque surmonté de deux cornes formant le croissant, Isis est la lune, on n’en saurait douter. Le disque horizontal de l’astre nous semble figurer la barque de la déesse.

La population actuelle des bords du Nil a pour fonds l’ancienne population égyptienne plus ou moins pure. La langue des fellahs est l’arabe, mais ils ne sont purement Arabes ni par le type physique ni par le caractère moral. Ils sont encore Égyptiens, ou du moins il est resté chez eux beaucoup de l’égyptien. Souvent j’ai cru reconnaître, surtout chez les femmes, les originaux de ces petites statuettes trouvées dans les tombeaux, et qui sont les portraits des anciens habitans de l’Égypte. Un ânier offrait exactement le profil de Sésostris. La race égyptienne paraît avoir produit les fellahs d’une part et de l’autre les Coptes[2]. Les uns et les autres rappellent à certains égards les anciens Égyptiens. Ce sont deux altérations d’un même type qui se sont produites dans des circonstances différentes et par des mélanges divers, dont plusieurs élémens nous sont inconnus, mais où l’élément arabe semble être entré pour bien peu. Cette antique race égyptienne elle-même, qu’était-elle ? On est revenu de l’opinion qui en faisait une race nègre[3]. Ce qui paraît le plus probable, c’est qu’elle a été de bonne heure altérée par le contact des populations éthiopiennes. Ainsi peuvent s’expliquer certains traits de la figure de quelques Pharaons et l’expression d’Hérodote qui dit des Égyptiens que leur couleur est noire et leur chevelure crépue. Plus on remonte le Nil et plus on trouve de ressemblance entre les populations qui vivent aujourd’hui sur ses bords et la race antique, telle que les monumens la représentent et que les momies l’ont conservée. M. Caillaud, en voyageant dans la haute Nubie, était à chaque instant frappé de ces ressemblances. Larrey a trouvé les crânes des momies fort semblables à ceux des Nubiens actuels. Ceci tendrait à confirmer l’opinion généralement établie d’après laquelle la race égyptienne serait descendue de l’Éthiopie en suivant le cours du Nil. J’admets volontiers la vérité de cette opinion ; mais je suis loin d’en conclure, comme on l’a fait souvent, que la civilisation égyptienne a suivi la même marche et qu’elle aussi est descendue de l’Éthiopie jusque dans la basse Égypte. La civilisation égyptienne, j’en suis convaincu, a au contraire remonté le cours du Nil. Memphis a précédé Thèbes. Les monumens de l’Éthiopie, les pyramides de Meroé, par exemple, qu’on avait crues le type primordial des pyramides d’Égypte, ont été démontrés incomparablement plus récens ; l’époque de leur construction ne saurait être reportée au-delà de l’époque grecque. L’Égypte a donc été peuplée par le sud et civilisée par le nord. Il n’y a là aucune contradiction. Autre chose est la racine d’un peuple, autre chose son épanouissement. En Grèce, les Pélasges et les Hellènes sont venus du nord ; cependant le sud de la Grèce a été civilisé le premier ; d’autre part, c’est à l’extrémité occidentale de leur course, c’est en Islande que s’est développée le plus complètement la civilisation propre aux races scandinaves, et ces races venaient de l’Orient.


Élithyia.

La première chose qui frappe en approchant de la ville d’El-Kab, l’Élithyia des anciens, c’est son enceinte parfaitement conservée. Cette enceinte est construite en briques, et dessine un carré qui environnait l’ancienne ville, de laquelle il ne reste plus que de faibles débris. Chose singulière, tous les monumens ont disparu, et l’enceinte de la ville subsiste intégralement. C’est l’inverse de ce qu’on voit à Thèbes, où de grands monumens subsistent et où l’enceinte a péri. Élithyia peut donc à cet égard suppléer Thèbes, pour ainsi dire, et la compléter.

À quelque distance de la ville sont des grottes sépulcrales, des tombeaux de famille, dont les parois sont couvertes de peintures et d’inscriptions. C’est dans une de ces tombes que Champollion a lu la chanson que le laboureur adresse à ses bœufs, et qui est certainement la plus ancienne chanson connue. J’ai remarqué dans les peintures de ces grottes, ce qu’on peut observer ailleurs, que la couleur des hommes est le rouge, et la couleur des femmes le jaune ou le rose. Évidemment, il y a là du convenu, mais je pense que le peintre a voulu exprimer par cet artifice que la peau des femmes, moins exposées au soleil que les hommes, avait une teinte moins foncée. Une couleur plus pâle paraît avoir appartenu aux classes élevées, comme dans l’Inde, où les castes supérieures ont le teint plus clair que les autres ; M. Nestor l’Hôte l’a remarqué pour les fils de Sésostris, et mon ami M. d’Artigues a trouvé, dans la nécropole de Thèbes, deux petits pieds de femme qui étaient d’une délicatesse très aristocratique et d’une parfaite blancheur.

Après avoir passé plusieurs heures à étudier la vie des anciens Égyptiens dans ces demeures de la mort, à recomposer les familles qui les ont creusées pour leur sommeil, à faire, pour ainsi dire, parmi les peintures funèbres et les inscriptions hiéroglyphiques, connaissance avec ces morts dont les images sont accompagnées de leurs noms, de leurs professions, de l’indication de leur degré de parenté, de leurs alliances ; après avoir ainsi vécu dans l’intimité domestique de ce passé si ancien et en même temps si conservé, on pourrait dire si présent ; nous avons repris nos ânes, et continué à nous éloigner du fleuve à travers une plaine nue. Après nous être arrêtés pour visiter deux petits temples élevés, l’un par Sésostris, l’autre par un Ptolémée, nous sommes arrivés vers le soir à un édifice charmant, comme l’est toute architecture qui appartient à l’élégante époque des Thoutmosis et des Aménophis.

Aménophis III, celui que les Grecs ont confondu avec Memnon, celui dont l’image est figurée par le double colosse de la plaine de Thèbes, Aménophis III est représenté ici offrant un hommage religieux à la déesse du lieu[4] et à son père, qui est associé, comme il arrive souvent, au culte que reçoivent les divinités. J’ai copié une grande partie des inscriptions tracées sur les murs de ce temple, qui n’ont jamais été recueillies dans leur ensemble, et qui mériteraient de l’être ; les peintures qui les accompagnent mériteraient également d’être copiées avec soin, car il y a là des marques évidentes de remaniemens et de surcharges considérables. Ces remaniemens se montrent dans beaucoup de monumens de l’Égypte et de la Nubie, et semblent se rapporter à une révolution religieuse et politique qui se rattacherait à la fois au culte du dieu Ammon et au nom d’Aménophis III, nom dans lequel entre celui de ce dieu. C’est un point curieux à éclaircir. Je me borne à signaler le temple à l’est d’Élithyia comme un des exemples les plus frappans et les moins étudiés de ces substitutions de certaines peintures et de certains cartouches à d’autres peintures et à d’autres cartouches, seule trace de vicissitudes sociales et religieuses aujourd’hui inconnues.

La nuit nous a surpris dans le temple, et nous sommes revenus par un admirable clair de lune qui faisait étinceler d’une lumière blanche et vive le sol aride sous les pas de nos montures, tandis que la température la plus suave nous délassait des ardeurs de la journée.


Edfou.

Le grand temple d’Edfou est une des ruines les plus imposantes de l’Égypte ; quand il apparaît de loin aux voyageurs qui remontent le Nil, les deux massifs de son gigantesque pylône ressemblent un peu aux tours d’une cathédrale.

Les deux temples d’Edfou ne remontent pas au-delà de l’époque des Ptolémées ; le grand temple est un des monumens les plus imposans et les plus majestueux de l’Égypte. Ici le goût grec n’a point rendu plus sveltes les proportions des colonnes comme à Esné. L’architecture égyptienne, au contraire, est devenue plus massive et plus compacte qu’au temps des Pharaons. Si l’on voulait prendre un type de cette architecture telle qu’on se la figure ordinairement, c’est le grand temple d’Edfou qu’on choisirait, et précisément ce temple n’est pas de l’époque égyptienne. En approchant, on voit d’abord les deux massifs du pylône parfaitement conservés et sur ces massifs l’image gigantesque d’un roi tenant de la main gauche par les cheveux un groupe de vaincus que de la droite il menace de frapper. C’est un Ptolémée qui est représenté dans cette attitude traditionnelle, donnée si souvent sur les monumens pharaoniques aux rois conquérans de la dix-neuvième dynastie ; ce Ptolémée singe Sésostris. On a cru que ces représentations indiquaient chez les anciens Égyptiens l’usage de sacrifices humains : c’est une erreur. Le monarque brandissant la massue, les captifs agenouillés devant lui et saisis par sa main puissante, formaient un groupe hiéroglyphique, exprimant, dans de vastes proportions, l’idée de la soumission absolue au vainqueur, du droit de vie et de mort dont celui-ci était investi, et rien de plus. Cet immense hiéroglyphe, répété sur chacun des massifs du pylône qui sert de porte au temple d’Edfou, devait produire chez ceux qui arrivaient à cette porte colossale une forte impression de terreur et de respect en leur présentant une image parlante de la puissance souveraine et formidable de leur roi.

La cour, entourée d’un péristyle, est malheureusement en partie encombrée. En plusieurs endroits, les énormes chapiteaux semblent sortir de terre et s’épanouir à la surface du sol comme une fleur sans tige. Il en résulte un effet extraordinaire, et qui a quelque chose de monstrueux. Un déblaiement, facile à exécuter, permettrait de contempler sous son véritable aspect cet édifice, dont les proportions réelles échappent aujourd’hui au regard, et qui semble un géant enfoui jusqu’à la ceinture et dominant encore de son buste énorme les chétives statures des hommes.

Après avoir fait le tour du temple intérieurement et extérieurement, — car à l’extérieur il est couvert aussi d’ hiéroglyphes, — et avoir recueilli ceux qui me paraissaient offrir quelque intérêt, je suis venu me reposer d’une journée laborieuse en m’asseyant sur le mur qui enceint la partie postérieure du temple. Là, les pieds ballans, l’esprit et le corps alanguis par l’attention et la fatigue, j’ai contemplé long-temps d’un regard rêveur la plaine, entrecoupée de terrains arides et de terrains cultivés, qui s’étendait devant moi, tandis que les approches du soir ramenaient les fellahs vers leur pauvres demeures, vers les huttes de terre que je voyais là-bas au dessous de moi comme des taupinières. Après avoir joui long-temps, sur le mur où j’étais perché, du calme, du silence et de la sérénité qui m’entouraient, je suis redescendu, j’ai regagné ma barque, et, le vent du nord s’étant levé, nous avons continué notre route aux clartés de la lune, qui répandait sur le Nil une blancheur lactée et faisait resplendir les rames dans la nuit.


Sur le Nil.

Tandis que nous voguons, poussés doucement par un vent favorable, les matelots, qui n’ont rien à faire, racontent des histoires. L’un d’eux dit la sienne, que Soliman me traduit à mesure. « J’étais maçon ; le grand pacha, qui avait des pierres à transporter, me fit capitaine de barque. Comme je criais toujours : Je ne suis pas matelot, je suis maçon, l’on me mit de force sur la barque que je devais commander, avec des soldats pour me contraindre à être capitaine ; puis on me prit mon manteau, pour m’empêcher de fuir. Je leur disais : J’ai froid, rendez-moi mon manteau. Alors ils me prirent mes deux chemises, toujours pour me forcer à être capitaine ; mais je parvins à rattraper mes deux chemises, mon manteau, et je m’enfuis. » Je m’intéressais à ce pauvre diable, victime d’une tyrannie à laquelle j’avais échappé à grand’peine aussi bien que lui. Le pacha avait voulu faire de ce maçon un capitaine, comme de moi un mathématicien.

L’ombre est rare sur les bords du Nil, où dominent l’acacia, qui fournit la gomme appelée arabique, et le tamarisque au mince feuillage, célébré par les poètes arabes. C’est un trait des sites de ce pays, dit avec raison un des savans de l’expédition d’Égypte, M. de Rozière, d’être dénués d’ombrages sans être pourtant dénués d’arbres. Cela est assez triste ; un arbre sans ombre est un peu comme une fleur sans parfum. Le sycomore offre seul un épais et frais ombrage ; mais il est rare en Égypte, et, à mesure qu’on avance vers le sud, il le devient toujours davantage. L’ombre diminue alors qu’elle serait plus nécessaire. Je ne sais pas ce que Bernardin de Saint-Pierre aurait dit de cette harmonie de la nature.

La sensitive est douée dans ce pays d’une grande irritabilité. On sait que cette irritabilité singulière, qui lui a fait donner par les botanistes le seul nom gracieux qu’ils aient inventé, mimosa pudica, augmente avec la température, par l’action de la lumière, par la présence d’une sève abondante ; elle semble donc déterminée par des conditions semblables à celles qui excitent la sensibilité physique des animaux. Un dernier trait de ressemblance, c’est qu’elle est paralysée par l’éther.

Le palmier est le compagnon fidèle du voyageur qui descend ou remonte le Nil. La forme de ces arbres semble d’abord monotone, mais leur attitude et leur disposition varient à l’infini. Tantôt ils se groupent, en bouquets, tantôt ils s’allongent en allées ou s’étendent en forêts sur les bords du fleuve. La constance de leur forme ne lasse point ; l’œil s’y accoutume et s’y attache comme à une sorte d’architecture végétale qui plaît en raison de sa régularité. De même que les colonnes des temples égyptiens imitent souvent le palmier par la décoration de leurs chapiteaux, le palmier rappelle les colonnes par ses chapiteaux vivans.

Quoi qu’on en ait dit, le palmier, en Égypte du moins, se montre bien avant les tropiques[5]. Cet arbre est utile autant que poétique, ses usages sont innombrables : il subvient à presque tous les besoins de la vie. Son fruit est le pain de l’Arabe ; aussi le palmier lui est-il cher comme le cheval et le chameau. L’Arabe dit que le palmier lui appartient, car il a conquis toutes les régions où croît cet arbre de Mahomet, qui prospère seulement dans les pays où l’on professe l’islamisme. D’après une légende musulmane, comme il restait un peu du limon dont Dieu avait pétri le corps de l’homme, il s’en servit pour former le palmier, qui est le frère de l’homme. Les dattes sont citées par Varron parmi les mets étrangers aimés des Romains, et on lit dans Grégoire de Tours qu’au VIIe siècle un cénobite des environs de Nice se nourrissait de dattes apportées par des marchands égyptiens[6], fait curieux pour l’histoire du commerce de l’Égypte avec l’Europe, continué à travers les plus sombres époques du moyen-âge.


Silsilis.

Ici le lit du Nil se resserre considérablement. Le nom du lieu, qui veut dire en arabe et voulait dire en égyptien la chaîne, semble indiquer qu’à une époque très ancienne les rochers de grès qui s’avancent très près l’un de l’autre des deux côtés du fleuve formaient une chaîne ou un barrage de l’un à l’autre bord. Dans l’état actuel, ce point est comme le Sund du Nil. Les canges que je vois s’y croiser me rappellent les voiles que je voyais, il y a dix-huit ans, courir entre les rives rapprochées de la Baltique. Quelle distance dans l’espace et dans le temps, et qu’un coup d’œil de la pensée la franchit rapidement !

C’est de Silsilis que sont sortis les monumens de Thèbes. A l’orient du fleuve sont des carrières, dont les parois, taillées à pic et d’une grande hauteur, n’offrent presque point d’hiéroglyphes. Nous avons erré quelques heures entre ces murs immenses, parmi ces gouffres à ciel ouvert, où nulle vie n’habite et où l’on n’entendait que la plainte étrange d’un oiseau invisible, pareille au bruit d’un instrument qui ferait crier la pierre. Cette solitude, ce silence sous un ciel brûlant, me portaient à rêver ; j’étais frappé de cette pensée que ce grand vide a été creusé pour en tirer les magnificences que j’ai naguère contemplées ; d’ici sont sorties les colonnades de Karnac, de Luxor, de Gournah, de Médinet-Abou, comme des enfans sortent des entrailles de leur mère, et moi j’étais à cette heure enfoui dans les entrailles profondes qui, déchirées pendant des siècles, ont enfanté ces merveilles de Thèbes.

Sur l’autre rive du fleuve, sur la rive occidentale, on trouve les parois des rochers et des grottes funèbres couvertes d’hiéroglyphes. Là sont, comme sur le bord opposé, des carrières, mais moins considérables. J’y ai relevé une certaine quantité de signes que nul voyageur n’a recueillis, et que j’ai vus ailleurs sur des rochers. Ces signes ne sont point des hiéroglyphes et ne ressemblent aux lettres d’aucun alphabet connu. Peut-être ont-ils été dessinés par les populations illettrées des bords du Nil. Cependant on reconnaît parmi ces figures bizarres le signe de la vie et peut-être quelque autres caractères hiéroglyphiques ; les images de divers animaux ont été grotesquement tracées sur les mêmes rochers ; j’ai remarqué des lions, des girafes, des autruches, un éléphant ; ces deux derniers animaux ne figurent point dans l’écriture hiéroglyphique. Pour la girafe, on l’ajoute dans cette écriture au mot grand comme complément de l’idée de grandeur. L’éléphant a été représenté dans les bas-reliefs égyptiens ; l’autruche ne paraît ni sur les bas-reliefs, ni parmi les hiéroglyphes.

......................

Je suis venu de grand matin copier les inscriptions gravées sur les rochers. Le soleil n’est pas encore levé. À cette heure, il y a dans l’air une suavité, une légèreté dont rien ne peut donner idée ; il est délicieux de jouir de cette sérénité matinale en copiant des hiéroglyphes. C’est que, tandis que je les copie, je les reconnais ou les remarque pour les reconnaître ou les deviner ; j’entrevois, tout en écrivant, le sens qui s’éclaircira plus tard, et cette occupation, quelque intéressante qu’elle soit, n’absorbe pas tellement mon attention, qu’elle me rende insensible au charme de cette admirable matinée, à la beauté de la lumière, du ciel, des eaux. Aucun bruit ne se fait entendre ; je suis là seul au bord du Nil comme dans mon cabinet. Les oiseaux qui s’éveillent chantent pour m’encourager à l’ouvrage ; un gros serpent noir se glisse à travers les broussailles, mais il s’éloigne bien vite pour ne pas me troubler.

Après les stèles ou plutôt les pans de rochers sur lesquels sont gravées de grandes inscriptions historiques qui se rapportent à divers Pharaons de la dix-neuvième dynastie, et les chapelles où ces rois sont représentés offrant ou recevant un hommage religieux, j’ai visité les grottes funèbres creusées dans le rocher. Ces grottes sont toujours l’objet de ma prédilection, parce que les inscriptions qu’elles renferment sont celles qui peuvent jeter le plus grand jour sur l’organisation de la famille et de la société, et que cette histoire, non des faits, mais des hommes, est celle qui m’intéresse le plus. Je crois avoir recueilli le premier quelques-unes de ces inscriptions. Les chambres sépulcrales sont parfois taillées à une certaine hauteur dans le rocher, et, pour grimper jusqu’à elles, pour passer de l’une à l’autre sans me casser le cou ou les jambes, j’avais grand besoin du secours de Soliman ; ce secours, du reste, m’a été souvent précieux, et je ne saurais trop recommander ce drogman modèle aux voyageurs pour son adresse, ses prévenances, son intelligence et sa résolution.

Dans plusieurs de ces grottes, on voit des statues qui représentent en général le couple défunt qui y fut enseveli. Ces statues sont assises dans le fond de la grotte, comme les statues des dieux au fond des temples. Sur les parois, les mêmes personnages sont représentés recevant l’hommage de leurs descendans. Devant eux est une table chargée d’offrandes, et on fait des libations en leur présence comme en présence des dieux. La vénération des ancêtres a donc enfanté ici un véritable culte ; la religion des morts était en Égypte une véritable religion. Ces grottes sépulcrales sont des chapelles. Ici, comme à Elithyia, on voit le passage de la tombe de famille aux grands temples creusés dans le roc d’Ipsamboul et de Guerché-Hassan. Il ne faut pas oublier que, selon les idées des Égyptiens, qui associaient la pensée de la mort à tout, chaque tombeau est un temple, et chaque temple, à quelques égards, un monument funèbre.

La structure géologique de l’Égypte est très simple : les terrains calcaires s’étendent depuis la mer jusqu’à Silsilis ; ici commence à se montrer le grès ; le granit paraît un peu avant la première cataracte. On ne voit point de traces de terrains volcaniques. L’Égypte, pays de stabilité par excellence, ne paraît pas avoir éprouvé de grandes commotions géologiques. Les tremblemens de terre y sont rares, bien qu’ainsi que le remarque M. Lyell, l’Égypte soit placée sur une ligne où il y en a beaucoup. Les institutions antiques s’élevèrent sur un sol immuable comme elles. Toutefois il ne faudrait pas trop insister sur ce rapprochement, car les anciens remarquaient également, de l’Égypte et des Gaules, qu’elles étaient peu sujettes aux tremblemens de terre[7], et on ne saurait dire que le caractère du génie gaulois soit l’immobilité. Les tremblemens de terre ne sont pas d’ailleurs inconnus en Égypte, les historiens musulmans en ont mentionné plusieurs ; le Caire vient d’en éprouver un, assez faible, il est vrai, il y a quelques semaines.


Ombos.

Le grand temple d’Ombos est remarquable entre tous les temples de l’Égypte par une singularité de structure dont il n’y a pas d’autre exemple. Ce temple est double, il porte une double dédicace et il a deux entrées principales. Une des moitiés de l’édifice est dédiée à Horus, dieu soleil, et l’autre à Sevek, dieu crocodile. Ces deux divinités, en apparence si différentes, étaient honorées conjointement dans le temple d’Ombos.

La première idée qui se présente, c’est qu’un dieu crocodile doit être un dieu dévorant et représenter le principe de la destruction et de la mort, tandis qu’un dieu soleil doit être un dieu bienfaisant et représenter le principe de la fécondité et de la vie ; mais un trait fondamental de la mythologie égyptienne est, selon moi, d’associer dans les mêmes types divins les attributs les plus contraires. Il n’est point de divinité égyptienne qui ne soit tour à tour une puissance lumineuse et une puissance de ténèbres, un principe de vie et un principe de mort. Osiris, le dieu bon, comme l’exprime une de ses dénominations, Onofris ; le dieu solaire, comme le fait voir l’hiéroglyphe de son nom qui est un œil sur un trône ; Osiris est aussi le dieu infernal, le terrible juge des morts ; par la même raison Sevek, le dieu crocodile, le dieu dévorant dont la queue est l’hiéroglyphe des ténèbres, est assimilé au dieu soleil, à Horus. Sur le mur du portique d’Ombos, tous deux sont placés en regard portant sur la tête le disque solaire. Cette association dans un même type des attributs les plus contraires est, selon moi, le caractère fondamental de la mythologie égyptienne et, je crois, la véritable origine de la divinisation du crocodile, de sa corrélation avec Horus dans le temple d’Ombos.

Il n’y a pas besoin de raffiner, comme on l’a fait, et de supposer que les Égyptiens adoraient le crocodile, parce que, remontant avec la crue des eaux du Nil, il annonce le temps de l’inondation. Cette opinion subtile, admise par plusieurs modernes, repose sur une assertion d’Eusèbe, qui prétend que, dans le langage hiéroglyphique ; le crocodile signifiait l’eau potable ; mais on peut affirmer que cette assertion est sans fondement et que le crocodile n’a jamais, dans les hiéroglyphes, le sens que lui prête Eusèbe[8]. Nous savons par Juvénal que des querelles furieuses mettaient aux prises les habitans d’Ombos et ceux de Tentyris (Denderah), parce que les premiers étaient de zélés adorateurs et les seconds d’implacables ennemis du crocodile. Ces querelles acharnées étaient le produit des cultes locaux et montrent quelle énergie animait chacun de ces cultes. En présence de ces faits et d’autres faits analogues, en voyant chaque ville d’Égypte vouée spécialement à l’adoration d’une divinité parfois proscrite dans une autre ville, j’en suis venu à croire que très anciennement chaque partie de l’Égypte avait son animal sacré, qui était pour elle un véritable fétiche, le fétiche de la localité comme il arrive aux populations sauvages qui habitent d’autres parties de l’Afrique. Dans cette hypothèse, un corps de prêtres en possession non pas d’une science supérieure (on sait que je ne crois pas à l’existence de cette science chez les anciens Égyptiens), mais en possession d’un point de vue religieux un peu plus élevé et dont l’idée de la vie exprimée par le soleil et par le signe de la reproduction était la base principale ; ce corps de prêtres, dis-je, trouvant dans chaque coin de l’Égypte un fétichisme local établi, aurait accepté ce fétichisme en le rattachant à ses propres idées sur la vie et la mort, aurait conservé ces types empruntés à la nature animale, et que la superstition populaire avait consacrés, le bélier, le chacal, l’épervier, le crocodile, et en aurait fait les dieux de son panthéon. Si c’est là l’origine de la religion égyptienne, si elle s’est formée ainsi au moyen d’un dogme sacerdotal greffé sur un fétichisme local, ou comprend pourquoi les différentes villes étaient consacrées à des dieux différens, et pourquoi, ces dieux étant primitivement les objets d’un culte indigène, les sectateurs des uns pouvaient être les contempteurs des autres. Le crocodile, devenu le dieu Sevek dans la mythologie égyptienne, avait été probablement le fétiche primitif d’Ombos. Ceci tient, comme on voit, à tout un système sur la religion égyptienne que je n’ai point à développer ici, mais que j’ai cru devoir indiquer à propos du culte particulier d’Ombos et de la disposition extraordinaire de son temple.

Je crois qu’on a trop souvent voulu expliquer les mythologies anciennes par des idées empruntées aux temps modernes et en particulier par des considérations d’utilité matérielle. Cicéron, par exemple, parle de l’utilité de l’ichneumon, du chat, du crocodile. Or, quelle a jamais été l’utilité du crocodile ?

Le climat du Nil offre une invariable régularité. Bossuet a pu dire avec raison : « La température toujours uniforme du pays y faisait les esprits solides et constans. » En effet, nulle part dans le monde le jour qui précède n’est aussi semblable au jour qui suit. En Égypte, les caprices de l’atmosphère sont à peu près inconnus ; jamais on ne fait entrer dans ses projets les variations des baromètres. On sait d’avance que le lendemain sera semblable à la veille. Le ciel immuable fait paraître le temps immobile.

L’année égyptienne n’était pas divisée comme la nôtre en quatre saisons. Il n’y avait ni un printemps, ni un été, ni un automne, ni un hiver, mais une saison des semailles, une saison de l’inondation, une saison de la récolte. C’est ce que les hiéroglyphes des divisions du temps ont appris à Champollion, qui les a interprétés le premier. Cette division de l’année en trois parties existe encore en Égypte, à ce que m’a dit Soliman, qui ne l’a point trouvée dans les hiéroglyphes. Elle résulte d’une nécessité permanente du climat dans ce pays singulier, où il n’y a ni une saison froide et une saison chaude, ni une saison sèche et une saison des pluies. Au reste, la division de l’année en trois parties n’est pas particulière à l’Égypte, on la retrouve dans l’Inde ; elle ne doit donc pas compter parmi les objections qu’on oppose à l’opinion d’après laquelle l’origine de la civilisation égyptienne serait dans l’Inde, opinion, du reste, que je suis loin de partager.

Le climat de l’Égypte est très sain, les plaies s’y guérissent avec une extrême facilité. Il n’y a que deux maladies à craindre, l’ophthalmie et la dyssenterie ; de la première on se défend par des lunettes bleues, de la seconde par un régime sobre et régulier, en évitant la fatigue et surtout le passage de la chaleur du jour à la fraîcheur des soirées enchanteresses et dangereuses du Nil.

L’Égypte est un pays d’une fertilité incomparable ; ici les lieux communs de la poésie et les hyperboles de l’éloquence n’ont rien d’exagéré. On fait facilement trois récoltes dans l’année. Il en est de même dans l’Inde. L’Égypte approvisionnait l’empire romain pour quatre mois de l’année. Aussi les anciens ont-ils cru que l’agriculture était originaire d’Égypte et qu’Osiris avait inventé la charrue. Ce qu’il y a de certain, c’est que la charrue, telle qu’elle est représentée sur les monumens, et telle qu’on la voit aujourd’hui aux mains du fellah, est bien la charrue primitive. C’est un hoyau renversé et traîné par des boeufs.


Syène.

Nous nous sommes éveillés au pied d’une berge dorée par le soleil levant et couronnée de palmiers. Les murs d’une petite ville ruinée viennent border le fleuve : cette ville est Syène (aujourd’hui Assouan), la dernière de l’Égypte du côté de la Nubie. Strabon est venu à Syène, Juvénal y fut relégué. Nous touchons à une des extrémités du monde romain.

On prétend que Syène, bien que située un peu avant le tropique, est, grace à diverses circonstances climatologiques, le lieu le plus chaud de la terre. Je ne sais ce qui en est, mais ce que je sais bien, c’est qu’il faisait ce matin une belle chaleur pour la saison. Nous avions le plaisir de mourir de chaud le 3 février, en errant sur l’emplacement de l’ancienne ville. A peine y trouve-t-on quelques débris d’antiquités. Ce qu’on voit en abondance, ce sont des pierres funèbres qui marquent le lieu de nombreuses sépultures mahométanes. Cet emplacement est saint pour les musulmans, et on y apporte de très loin les corps des dévots qui ont désiré y être ensevelis. En réfléchissant que l’île de Philae, voisine de Syène, était un des endroits où les Égyptiens plaçaient la tombe d’Osiris auprès de laquelle ils se plaisaient à être enterrés, il m’est venu dans l’esprit que la coutume musulmane pourrait bien remonter à l’antique usage égyptien. Ce serait un exemple de plus de ces traditions qui ignorent leur origine, de ces effets qui survivent à leur cause. Le musulman qui vient de bien loin chercher un tombeau dans le voisinage de l’île sacrée continue sans s’en douter la vieille dévotion égyptienne au tombeau divin d’Osiris.

Nous avons erré curieusement dans les carrières de Syène. Ces carrières sont une plaine de granit taillée à ciel ouvert pour les besoins de l’architecture et surtout de la sculpture égyptiennes. L’Égypte offre, en effet, très peu de monumens construits en granit, mais tous les obélisques, beaucoup de statues et de sphinx sont de granit et de ce granit rose particulier à Syène, d’où il a pris le nom de syénite[9]. C’est donc d’ici que sont sortis ces monolithes célèbres qui, après avoir décoré Thèbes ou Héliopolis, embellissent maintenant les places de Rome et de Paris.

On comprend comment ces masses ont pu être détachées. Des trous qu’on voit encore disposés le long d’une fente horizontale montrent par quel procédé on a séparé de la roche de grands morceaux de granit. Dans ces trous, on enfonçait les coins qui servaient à briser le roc. On voit même dans la carrière de Syène un obélisque qui n’a pas été entièrement détaché ; il est là couché sur le sol, auquel il tient encore par un côté. En contemplant ce témoignage vivant d’un travail qui a cessé depuis tant de siècles, il semble qu’on assiste à ce travail et qu’on le voie s’interrompre. On peut croire que les ouvriers, après avoir fait leur sieste, vont revenir et terminer leur ouvrage ; l’œuvre inachevée semble durer encore.

La grande affaire des voyageurs, c’est d’arranger le passage de la première cataracte. Ce fait seul, que l’on franchit la cataracte dans sa barque en remontant le fleuve, montre combien le nom de cataracte est usurpé. Les cataractes du Nil ne sont que des rapides ; en les voyant de près, ou cherche à s’expliquer les exagérations dont elles ont été l’objet dans l’antiquité et même dans les temps modernes. Selon Diodore de Sicile, personne ne saurait les remonter, à cause de l’impétuosité du fleuve qui surpasse toutes les forces humaines. Sénèque décrit un vaste précipice dans lequel le fleuve tombe avec un fracas qui fait retentir les environs ; Cicéron va plus loin, il parle de ceux qui deviennent sourds par le grand bruit que fait le Nil en se précipitant de montagnes très élevées. Les poètes de la renaissance ne se sont pas fait faute de reproduire et d’amplifier le témoignage des anciens. Politien peint à l’oreille le fracas assourdissant du Nil tombant des hautes cataractes.

Con tal tumulto onde la gente assorda
Dell’ alte cataratte il Nil rimbomba.

Bien que l’exagération soit naturelle aux poètes et aux voyageurs, j’ai peine à croire que le témoignage des anciens fût radicalement faux, et j’incline à penser que la barrière de rochers qui traverse le Nil au-dessus de Syène a pu être abaissée avec le temps par l’effort du fleuve.

Un fait bien curieux, découvert par M. Lepsius, pourrait avoir quelque rapport avec cet abaissement des rochers. Au-dessus de la seconde cataracte, à Semnéh, il a trouvé des marques gravées, il y a près de quatre mille ans, sur le roc pour indiquer les hauteurs atteintes par le niveau du fleuve à diverses époques du règne de ce Pharaon, qui, à une autre extrémité de son vaste empire, creusait le lac Moeris et construisait le labyrinthe. Ces marques avec la date de l’année du règne se voient encore sur les bords escarpés du Nil, comme les grandes crues de la Seine sont marquées sur les piliers de nos ponts. Or, ces marques sont beaucoup au-dessus du niveau actuel. Les rochers ont donc pu former autrefois comme un barrage d’où les eaux se précipitaient en cascade et qu’elles auront fini par briser. La même chose a dû arriver pour la première cataracte. Ainsi serait expliquée l’origine d’une renommée qui se serait prolongée long-temps encore après qu’elle aurait cessé d’être méritée. On vit quelquefois sur une vieille réputation dont on n’est plus digne. Quoi qu’en ait pu dire Diodore de Sicile, nous allons franchir la cataracte à l’aide d’un bon vent de nord et d’une centaine de Nubiens qui doivent aider la puissance du vent, et avec des cordes diriger notre barque au milieu des rochers.

L’objet de notre négociation chez l’aga a été de faire prix pour ce secours nécessaire, et, comme toute négociation avec les Arabes ou les Nubiens, elle a été longue et fort accompagnée de gesticulations, exclamations, réclamations et pourparlers sans fin. J’assistais à tout ce débat, qui se passait entre Soliman et les naturels du pays, assis à côté de l’aga et fumant avec une grande majesté. Le marché conclu, je me suis mis à fureter dans les rochers pour y trouver quelques inscriptions que j’avais remarquées quand nous nous rendions chez l’aga. Les scènes représentées sur ces rochers sont analogues à celles qu’on voit sur les stèles funèbres. Ce sont des familles adressant des prières aux dieux. Le nom et la condition de chaque personnage sont écrits auprès de lui en hiéroglyphes que j’ai recueillis, car je recueille avec soin tous les monumens qui pourront m’aider à recomposer l’organisation de la famille et de la société chez les anciens Égyptiens.

Nous fîmes une visite à l’île d’Éléphantine, dans laquelle une partie des ruines qu’y trouva encore l’expédition d’Égypte n’existe plus. Ce qui m’a surtout frappé, c’est une porte de granit sur laquelle on lit le nom d’Alexandre[10]. Les formules qui accompagnent officiellement le nom de tous les Pharaons, de tous les Ptolémées, de tous les empereurs, font un singulier effet quand on les voit accompagner le nom d’Alexandre. Ces dénominations emphatiques de seigneur du monde, vainqueur du nord et du midi, de l’Orient et de l’Occident, maître des trônes, sont vraies cette fois. Ces exagérations, qu’avait imaginées la flatterie et qu’elle distribuait au hasard, la gloire en a fait des réalités.

Nous sommes partis de Syène vers quatre heures, poussés par un vent de nord assez fort pour nous faire remonter rapidement le courant qu’on rencontre après Syène. Ce moment est un de ceux que je n’oublierai pas. Il y avait quelque chose d’imposant dans cette nouvelle phase du voyage. Nous avions pris à bord un pilote nubien, car le pilote égyptien ne nous aurait plus servi de rien au-delà de la première cataracte. Nous allions laisser l’Égypte derrière nous, entrer dans un pays nouveau. Une nouvelle race nous entourait, les visages étaient plus noirs, les physionomies plus étranges. Le passage des cataractes est toujours un événement : comme la barque court quelque risque, on fait porter par terre, à dos de chameau, ce qu’on a de plus précieux. Le lecteur imagine sans peine que, pour moi, c’étaient mes notes et les ouvrages de Champollion. Du reste, rien n’est plus agréable que de se sentir emporté ainsi à contre-courant à travers des rochers qu’on évite adroitement, et qui semblent tourbillonner. Le Nil murmure et bouillonne, le vent lutte contre le courant, la barque penche, on crie : une manœuvre la relève bientôt. Pour la première fois je suis entouré de tous côtés de bords abrupts, formés par des rochers noirs comme du basalte. Ces roches noires percent un sable d’or, car ici le désert est le lit du Nil. Cette côte, d’un aspect si nouveau, paraît fuir et tournoyer autour de moi. Tout enivrés de cette navigation étourdissante, nous arrivons à la première station, qu’on appelle la première porte. Nous n’avancerons pas davantage aujourd’hui ; demain la barque franchira les autres portes, et nous irons par terre nous embarquer plus loin pour passer dans l’île de Philoe ; car il y a à voir sur le chemin les débris du mur antique élevé contre les nomades pour la protection des pèlerins qui allaient à Philoe visiter le tombeau d’Osiris ; il y a aussi des hiéroglyphes à relever. Les rochers en sont couverts comme aux portes de Syène ; dès le soir, j’ai commencé ma chasse, qui n’a pas été sans résultat. J’ai trouvé gravés sur le roc les noms de plusieurs particuliers obscurs et le prénom d’un Pharaon très ancien et très célèbre, Mantonotep. Ici est indiquée la quarantième année de son règne. Ce règne a donc duré au moins quarante ans.

Outre la bonne fortune de mon cartouche, je cherchais avidement les noms obscurs, car je fais une collection de noms propres égyptiens. Il y aura là matière à quelques observations curieuses. Les noms des Pharaons les plus célèbres sont portés fréquemment par des particuliers. Il y avait des bourgeois de Thèbes qui s’appelaient Ramsès, Thoutmosis, etc. Comment s’en étonner ? Il y en avait bien qui portaient des noms divins, les noms d’Ammon et d’Athor. J’ai trouvé sur ces rochers un Osortasen, et très souvent répété le nom propre d’Ammoni, celui dont les Grecs ont fait Ammonios, les Romains Ammonius, et qui reparaît plusieurs fois dans l’histoire de l’école d’Alexandrie. Après ce nom, j’ai vu très souvent un signe singulier, que je ne crois pas un hiéroglyphe, et qui ressemble à un phi grec, φ. Peut-être était-ce l’initiale de Philoe. A côté des hiéroglyphes, on a dessiné sur les rochers de véritables bonshommes. Évidemment ces inscriptions hiéroglyphiques ont une origine populaire. Quelques-unes ont servi peut-être à désennuyer un soldat de la garnison de Philoe. Ceci pourra étonner ceux qui croient que les hiéroglyphes étaient un mystérieux système d’écriture réservé aux prêtres et inintelligible au vulgaire ; mais cette opinion, long-temps régnante, ne peut tenir contre les faits. Les temples, les palais, les tombeaux, les meubles les plus usuels, les ustensiles les plus vulgaires, même les jouets d’enfans trouvés dans les tombes, sont couverts d’hiéroglyphes, destinés évidemment à être lus par tout le monde. Ici, les inscriptions éparses sur les rochers, et qui ne contiennent rien de mystérieux, montrent assez l’universalité et la prodigalité des signes hiéroglyphiques ; elles montrent aussi que dans tous les temps certains hommes ont eu la manie de graver pour l’avenir des noms inconnus et d’immortaliser leur obscurité.

Nous avons fait assez de chemin, allant à travers le sable, d’un massif de rocher à un autre, montant et descendant tour à tour, selon que nous apercevions sur un sommet ou dans la plaine la blancheur de quelques hiéroglyphes se détachant sur la pierre noire. De la cime de l’un de ces massifs, où nous avait attirés une convoitise de ce genre, nous avons eu un spectacle qui valait mieux que ce que nous étions venus chercher. Au bout d’une plaine de sable, nous avons aperçu tout à coup, aux dernières lueurs du jour expirant, s’élever, dans la solitude, les monumens de l’île de Philœ. Ces monumens sont à peu près intacts, et nous paraissaient l’être entièrement ; rien de moderne ne se mêle à ces temples antiques d’une si étonnante conservation. On pouvait croire qu’on avait devant les yeux une ville égyptienne encore habitée. Quand les pèlerins qui venaient adorer le tombeau d’Osiris découvraient les temples de Philoe, ces temples leur apparaissaient ainsi à l’horizon. Ce qui frappait leurs regards vient de frapper les nôtres, et à cet aspect inattendu d’une ville antique, se dressant tout à coup dans le désert, nos cœurs, à nous pèlerins de l’étude, n’ont pas battu, je crois, moins fortement que les leurs.

Philœ.

Ce matin, après nous être éveillés au murmure torrentueux du Nil, nous nous acheminons sur nos ânes vers le point du rivage d’où une barque nous transportera dans l’île de Philœ. Nous traversons une plaine de sable, et, pour compléter la sensation du désert, on nous parle d’un lion qui a paru dans le voisinage et qui pourrait bien venir manger nos ânes ; mais je soupçonne nos Nubiens de vouloir nous flatter. Sans trouver le plus petit lion, nous atteignons un village où nous nous embarquons pour passer dans l’île sainte, dernier asile du culte égyptien, lequel y subsistait encore au VIe siècle.

Ici le Nil est semblable à un lac dont les rives noires et abruptes décriraient de sinueux contours. En pénétrant dans cette anse retirée, il semble qu’on s’éloigne du monde des vivans, et on éprouve un sentiment extraordinaire de silence et de recueillement ; on laisse à gauche un rocher couvert de grands hiéroglyphes qui se détachent en blanc sur la teinte sombre de la pierre.

Quelques lambeaux de terrain cultivé se montrent çà et là, quelques palmiers s’élèvent au milieu des masses suspendues, qu’on dirait des basaltes amoncelés. On pense à la Chaussée des Géans d’Irlande sous le ciel de Nubie. Les ruines de Philoe dominent majestueusement ce chaos. En approchant, on voit grandir un pylône qui semble dépasser les lignes des collines environnantes. Les ruines de l’homme paraissent ici plus grandes que les ruines de la nature. Enfin la barque s’arrête au pied d’une berge où croissent quelques arbustes. Nous suivons un petit sentier et nous nous trouvons tout à coup comme par enchantement dans un temple parfaitement conservé que soutiennent des colonnes aux chapiteaux verts et bleus qui ont conservé les teintes des singulières feuilles dont ils se composent. Cette entrée brusque et furtive dans un temple presque intact est une des plus agréables surprises que réserve le voyage d’Égypte. Je me recueille un moment dans ce muet sanctuaire où je viens de pénétrer, mais bientôt la multitude d’hiéroglyphes qui m’entourent sollicitent ma curiosité ; je me lève et je commence à m’orienter dans cet ensemble de monumens qui couvrent et remplissent seuls l’île inhabitée de Philœ. Il n’y a rien ici d’un peu ancien, rien qui remonte plus haut que le temps des Césars et des Ptolémées, si ce n’est un petit temple situé à l’extrémité méridionale de l’île et un pylône[11] portant le nom de Nectanébo, le dernier souverain national de l’Égypte, contemporain d’Alexandre et son père, suivant une légende inventée par la vanité égyptienne. Ce dernier des Pharaons est leur unique représentant dans l’île de Philœ.

Ce temple du sud, auprès duquel s’élève un obélisque, était consacré à Isis, comme le prouve une inscription hiéroglyphique dont voici la traduction littérale : « Nectanébo a élevé à sa mère Isis la grande demeure d’elle par une construction à toujours. » En suivant une galerie qui ramène vers le nord, on voit Tibère accoutré en Pharaon et sacrifiant au dieu Ammon. Sur une colonne, j’ai lu le commencement du nom de cet empereur, Tib… La fin du mot n’a jamais été écrite. Qui a arrêté la main du scribe ? Est-ce la nouvelle que l’empereur n’était plus ? On peut le croire, et ce mot inachevé transporte vivement dans le passé.

En pénétrant dans le groupe de temples qui s’élève vers la partie occidentale de l’île, on trouve à gauche, dans la première cour, une inscription qui, lorsque j’ai quitté Paris, occupait beaucoup les savans à cause de ses rapports avec la célèbre inscription découverte à Rosette, dans laquelle le même texte est, comme on sait, reproduit trois fois la première en hiéroglyphes, la seconde dans un autre caractère égyptien qu’on appelle démotique ou populaire, la troisième en grec. Tout le monde sait que l’heureuse trouvaille de Rosette, due aux Français, a été le point de départ de l’immortelle découverte de Champollion. Ceux qui voudraient ne pas croire à cette découverte demandent comment, au bout de vingt-cinq ans, on n’a pas encore obtenu, à l’aide de la traduction grecque placée au-dessous du texte hiéroglyphique, une traduction complète de ce texte. Je ne crois pas qu’il fût impossible de la donner aujourd’hui ; mais la difficulté à surmonter serait très grande. D’abord le texte hiéroglyphique de l’inscription de Rosette ne nous est point parvenu dans son intégrité ; la pierre est tronquée par en haut et obliquement, de sorte que plusieurs lignes de la partie supérieure manquent entièrement et que les autres sont incomplètes à leur extrémité. Le texte hiéroglyphique n’offre pas une seule ligne absolument intacte ; de plus le style, comme celui de toutes les inscriptions du temps de Ptolémée, est plus recherché et d’une intelligence beaucoup plus difficile que sous les Pharaons. Il peut sembler bizarre de juger du style d’une inscription hiéroglyphique comme s’il s’agissait de la latinité d’un auteur romain ; pourtant il suffit d’une assez légère connaissance des hiéroglyphes pour reconnaître bien vite, non seulement à la forme des caractères, mais au choix des expressions, si l’inscription appartient à l’époque des Pharaons ou à celle des Ptolémées. Sous ces derniers, le style hiéroglyphique, je maintiens l’expression, est beaucoup moins simple ; les signes qui sont, on s’en souvient, tantôt des lettres, tantôt des mots, offrent une étrangeté et une complication qu’on ne trouve point sur les anciens monumens. Si l’inscription de Rosette avait mille ans de plus d’antiquité, elle eût été déchiffrée plus facilement. Mais, direz-vous, on a le grec qui peut donner le sens de l’égyptien ? Le sens général sans doute, mais pas toujours, je puis l’assurer, une version parfaitement littérale. C’est à tous ces obstacles qu’il faut s’en prendre si nous n’avons jusqu’ici de l’inscription de Rosette que la traduction d’un certain nombre de phrases seulement[12].

Ce qui précède se rapporte au texte hiéroglyphique de l’inscription de Rosette. Quant au texte démotique placé au-dessous du premier, il a été, dans ces derniers temps, l’objet d’une découverte importante. Rien n’a été publié de Champollion sur le démotique. On nomme ainsi de certains caractères entièrement différens des hiéroglyphes, et qui semblent avoir été d’un usage plus général. Bien que les hiéroglyphes, ainsi que nous l’avons vu, ne fussent point, comme on l’a dit, la propriété exclusive des prêtres, l’écriture démotique ou populaire (c’est le sens de ce mot) était fréquemment employée. On possède des contrats démotiques en assez grand nombre, et je n’ai pas vu de monumens, en Égypte, où quelque inscription démotique n’ait été gravée, probablement par la dévotion des voyageurs. Enfin un papyrus très précieux, le papyrus de Leyde, offre un certain nombre de mots écrits en caractères démotiques, accompagnés de leur transcription en caractères grecs. Le papyrus de Leyde étant postérieur de plusieurs siècles à la pierre de Rosette, l’alphabet fourni par les transcriptions en lettres grecques que renferme le premier ne peut suffire pour lire le texte démotique conservé sur cette pierre. Voilà où en étaient les choses[13], quand M. de Saulcy a publié un alphabet démotique plus complet qu’aucun autre. Appliquant l’instrument découvert par lui à la lecture du texte démotique de Rosette, il y a trouvé des mots dont le sens, expliqué à l’aide du copte, se rapporte au sens contenu dans le texte grec. M. de Saulcy poursuit l’épreuve de sa méthode en l’appliquant à toute la partie conservée du texte démotique. Ce n’est qu’après que l’épreuve aura été poussée jusqu’au bout qu’elle sera décisive ; mais ce que je ne crains pas d’affirmer dès aujourd’hui, c’est que les vrais principes de la lecture et de l’interprétation du démotique ont été posés par M. de Saulcy. Grace à lui, deux vérités que n’avait point vues Champollion sont acquises à la science. La première, c’est que la langue du texte hiéroglyphique n’est pas exactement la même que la langue du texte démotique, l’une correspondant au dialecte sacré et l’autre à l’idiome populaire ; la seconde, c’est que, sauf un très petit nombre de cas dans lesquels l’écriture démotique a conservé les signes figuratifs de l’écriture hiéroglyphique, cette écriture n’est pas, comme la première, en partie idéographique, en partie phonétique (c’est-à-dire représentant par ses signes tantôt des idées, tantôt des sons), mais qu’elle est purement phonétique, de sorte qu’elle ne contient que des signes de sons, de véritables lettres. L’alphabet démotique est donc un véritable alphabet. Ces deux opinions que M. de Saulcy a établies le premier, et qui sont fondamentales, me paraissent devoir rester, quand le progrès d’une science qu’il a créée devrait rectifier quelques-uns des résultats auxquels il est parvenu. Telle est l’histoire sommaire des travaux auxquels a déjà donné lieu la triple inscription de Rosette.

On conçoit combien l’intérêt des savans dut être excité, quand on apprit que M. Lepsius venait de découvrir sur un mur du grand temple de Philoe un autre exemplaire du décret de Rosette en caractères hiéroglyphiques et en caractères démotiques. Le texte grec manquait ici ; mais, presque complet sur la pierre de Rosette, son absence était moins à regretter. La joie des égyptologues fut grande. Au lieu d’une inscription dont le tiers supérieur est détruit, et dont pas une ligne n’est intacte, on allait avoir la partie hiéroglyphique tout entière et une précieuse ressource pour déterminer les caractères douteux de l’inscription démotique. Si l’envie de rapporter le plus tôt possible à mon pays une empreinte de cette précieuse inscription ne fut certes pas l’unique motif de mon voyage en Égypte, elle acheva de me décider à l’entreprendre.

Je me suis donc trouvé en présence de cette inscription qu’avaient vue Salt et Champollion, et j’ai compris pourquoi ils ne l’avaient point recueillie. D’abord elle est placée à une hauteur de dix pieds, et, sans une échelle apportée du Caire, mon compagnon de voyage, M. Durand, n’aurait pu prendre laborieusement une empreinte en papier de l’inscription. Elle n’est pas aussi bien conservée, il s’en faut, que les premières nouvelles l’avaient annoncé. Le grès dans lequel les caractères sont tracés a souffert, et de plus de grandes figures accompagnées d’hiéroglyphes ont été tracées par-dessus l’inscription primitive : c’est un palimpseste hiéroglyphique. Je crains qu’on n’en puisse tirer que des groupes isolés, mais pas une phrase entière et suivie ; c’est donc, par rapport à l’inscription de Rosette, obscurum per obscurius. Cependant l’inscription de Philoe ne sera point inutile, elle pourra fournir des variantes curieuses pour les parties où elle suit le texte de Rosette ; mais il n’est pas encore démontré que ce soit une reproduction exacte de ce texte. La dernière ligne, qui est bien la même, contient l’injonction de publier le décret en caractères sacrés, en caractères populaires et en caractères grecs, mais c’est une formule qui a pu être mise au bas de tous les décrets analogues. Une différence notable, c’est qu’auprès du nom du roi Épiphane à Philœ, on lit le nom de la reine Cléopâtre, qui ne figure point sur la pierre de Rosette. Ce fait seul prouve que les deux décrets ne peuvent être identiques, puisqu’à l’époque où fut rendu celui de Rosette, Épiphane avait douze ans et demi, et qu’à cet âge il n’était pas marié à Cléopâtre[14].

Le sanctuaire du grand temple porte les noms de Ptolémée Philadelphe et de Bérénice. Dans l’épaisseur d’une porte qui regarde le Nil, j’ai copié une assez singulière litanie en l’honneur du roi ; en voici quelques versets :

« Dieu bienfaisant, mine d’or et d’argent de tout le pays.
« Dieu bienfaisant, soleil de l’Égypte, lune des pays étrangers.
« Dieu bienfaisant… qui a été père plusieurs fois par sa femme. »


Ici l’expression est d’une franchise que j’ai dû adoucir dans la traduction ; l’hiéroglyphe, encore plus que le latin, brave l’honnêteté. La partie du temple qui date de Philadelphe est supérieure, pour le goût des sculptures, à ce qui est l’œuvre de ses successeurs ; mais la distance est encore plus grande entre les monumens de Nectanébo, le dernier des Pharaons, et ceux de Philadelphe, le second des Ptolémées. Le commencement de la décadence est très sensible en passant de l’époque égyptienne à l’époque grecque. Une fois qu’on est entré dans celle-ci, la décadence continue, mais moins visiblement. Un petit temple très élégant, à l’est, n’a pas été achevé. Ses colonnes s’élèvent avec leurs chapiteaux à feuilles de lotus, comme une corbeille imparfaite. On aime à y lire le nom de Trajan. Voici comment M. Lancret[15] explique l’effet particulièrement gracieux de ce petit temple. « Ces colonnes ne sont pas plus élancées que dans les autres temples, mais elles sont surmontées d’un dé égal au quart de leur hauteur, ce qui donne à l’ensemble de l’édifice un air de légèreté qui contraste avec les proportions ordinaires des monumens. »

Plus loin mes yeux ont salué, au milieu des hiéroglyphes, l’inscription suivante :

L’an VI de la république,
Le 13 messidor,
Une armée française commandée
Par Bonaparte est descendue
A Alexandrie.
L’armée ayant mis, vingt jours
Après, les Mamelouks en fuite
Aux Pyramides,
Desaix, commandant la
Première division, les a
Poursuivis au-delà des
Cataractes, ou il est arrivé
Le 18 ventôse de l’an VII.

Une main insolente avait ajouté : où était cette armée en 1814 ? Une main indignée a répondu par ces mots : Ne salissez pas une page de l’histoire.

C’est un charme de passer plusieurs jours dans cette île de ruines, allant d’un temple à l’autre sans y rencontrer d’autres habitans que les figures mystérieuses qui couvrent les murs et les tourterelles qui roucoulent sur les toits. Je me trompe ; dans un petit édifice, j’ai trouvé une pauvre femme dont tout le mobilier consistait en une écuelle de bois. A la rigueur, cela suffit pour vivre sous le ciel d’Égypte ; mais quelle vie ! La nuit, nous écoutions le gémissement des roues à pots qui ne s’arrêtent jamais ; ce gémissement nous semblait le soupir de l’Égypte, s’élevant comme une plainte à demi étouffée de cette terre misérable vers le ciel magnifique, à travers la sérénité des nuits. Avant le jour, nous étions assis sur une petite éminence au centre de l’île, et nous regardions le soleil poindre tout à coup derrière le faîte des temples. Quelles journées dans mon souvenir que ces journées de solitude, de travail et de rêverie, dans cette île inhabitée et peuplée de merveilles, qui était notre empire !


J.-J. AMPERE.

  1. C’est du moins l’opinion du savant docteur Pruner. (Die Uberbleibsel der alten AEgyptischen Menschen-race.)
  2. C’est du moins l’opinion du savant docteur Pruner. (Die Uberbleibsel der alten AEgyptischen Menschen-race.)
  3. Blumnenbach, Cuvier, Soemnering, les docteurs Leach, Morton, etc., ont formé des collections de crânes égyptiens, et leurs inductions s’accordent parfaitement sur ce point, que la formation ostéologique des têtes de momies appartient essentiellement au type caucasien, et ne présente notamment aucun des caractères du type nègre. (Bulletin de la Société ethnologique, t. I, 21.)
  4. La déesse Sowan, qui présidait aux accouchemens, d’où les Grecs avaient nommé la ville Élithyia.
  5. A peine trouve-t-on le palmier au-delà des tropiques, dit l’agronome Tessier, Journal des Savans, t. II, 408. Il paraît que dans l’Inde le palmier ne croît que dans les régions tropicales où il n’y a pas de fortes pluies. — Lassen, Indische Alterthumskunde, 204..- Cela explique comment en Égypte, où il pleut très peu, le palmier s’avance plus au nord.
  6. Grég. de Tours, VI, 6.
  7. Gallia et Aegyptus minimé quatiutur, dit Pline. Pour notre pays au moins, la citation de Pline n’est pas frappante d’actualité.
  8. De plus, si la cause de l’adoration du crocodile par les Égyptiens devait être attribuée à cette circonstance, que le crocodile pénètre dans l’intérieur des terres à l’époque où le Nil déborde et afflue dans les canaux, nul lieu n’aurait été plus mal choisi pour son culte qu’Ombos, dont le temple s’élève au-dessus d’un escarpement à pic qui ne permettait ni au Nil ni au crocodile de pénétrer dans l’intérieur des terres. Il serait étrange que ce fût précisément dans un tel lieu qu’on eût consacré un temple au dieu crocodile, si les rapports du crocodile avec le débordement pouvaient être la cause de ce culte.
  9. Malgré son nom, la syénite n’est pas l’espèce de granit dominante à Syène ; ce qui caractérise la syénite, c’est l’absence de mica, remplacé par l’amphibole.
  10. Suivant Champollion, il s’agit du fils du conquérant et non du conquérant lui même,
  11. Sur ce pylône et sur le grand pylône du temps des Ptolémées, dans lequel il est engagé, se lisent diverses inscriptions grecques et latines. Plusieurs ont été tracées avant les figures et les hiéroglyphes qui les recouvrent en partie, ce qui étonnait beaucoup à une époque où l’on croyait que tout ce qui est égyptien devrait toujours être beaucoup plus ancien que ce qui est grec. M. Durand a rapporté quelques-unes de ces inscriptions à mon illustre confrère M. Letronne, qui en a enrichi l’atlas du second volume de son savant et ingénieux ouvrage sur les inscriptions grecques et latines de l’Égypte.
  12. Champollion en a donné quelques-unes dans sa grammaire. Savolini avait commencé une traduction analytique de l’inscription de Rosette.
  13. Depuis, M. de Saulcy a publié en un volume in-4o de 262 pages la traduction d’une partie notable du texte démotique de Rosette, établie sur une analyse approfondie de ce texte déchiffré pour la première fois. Il est impossible que, dans un travail si hardi et si nouveau, des erreurs de détail n’aient pas échappé à M. de Saulcy ; mais il est encore plus impossible que la science n’ait été considérablement avancée par ce travail. Une nouvelle épreuve vient de confirmer les principes de M. de Saulcy. Ce savant a lu récemment à l’Académie des inscriptions la traduction d’un morceau écrit en caractères démotiques. Il y est traité du dieu Aramon. M. de Saulcy regarde ce fragment mythologique comme ayant été écrit à Alexandrie vers le temps de Dioclétien.
  14. Letronne, Inscriptions égyptiennes, I, 265.
  15. Expédition d’Égypte, Antiquités, I, 13.