Voyage et recherches en Égypte et en Nubie/05

Voyage et recherches en Égypte et en Nubie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 393-416).
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VOYAGE ET RECHERCHES


EN


EGYPTE ET EN NUBIE




V.
MEHEMET-ALI - HELIOPOLIS.




L’homme extraordinaire qui a succédé aux Français dans ce pays, et qui poursuit à sa manière l’œuvre de civilisation commencée par eux, est lui-même un des principaux objets de la curiosité des voyageurs, Un touriste qui se respecte ne saurait partir du Caire sans avoir vu Mehémet-Ali. Je lui apportais une lettre de Réchid-Pacha, civilisateur beaucoup plus de mon goût. M. Benedetti, consul de France au Caire, m’a présenté au pacha avec M. Durand, dont j’ai déjà parlé, et un autre compagnon de voyage, dont j’ai fait à Malte la précieuse acquisition, M. d’Artigues. M. Benedetti nous a conduits chez le pacha en voiture. Traverser ainsi le Caire dans toute sa longueur, suivre ses rues étroites au milieu des embarras que j’ai décrits, n’est pas une petite affaire. Plus d’une fois il a fallu s’arrêter tandis que défilait un train de chameaux et que des moellons ou des sacs de plâtre entraient par la portière. Bonaparte le premier a promené dans les rues du Caire une voiture, et une voiture à six chevaux. Bonaparte a fait dans sa vie beaucoup de choses plus glorieuses, il en a fait peu de plus difficiles.

Méhémet-Ali habite la citadelle qui domine le Caire : là fut ce Château de la Montagne dont parlent les chroniqueurs arabes, et dans les murs duquel se sont accomplies tant de tragédies sanglantes ; là, de nos jours, les mamelouks ont été massacrés. Méhémet-Ali bâtit en ce moment dans l’intérieur de la citadelle une mosquée en albâtre. La matière est précieuse, mais on peut déjà reconnaître que le caractère et le charme particulier à l’architecture orientale manqueront à l’édifice. On ne sait plus faire en Orient d’architecture musulmane, comme on ne sait plus faire en Occident d’architecture chrétienne. L’Égypte des Pharaons n’est pas tout-à-fait absente de la citadelle construite par Baladin et habitée par Méhémet-Ali ; elle y est représentée par quelques débris. Champollion a lu sur des pierres qui ont servi à la construction des murailles le nom de Psamétik II. Je crois avoir trouvé le même nom dans une rue du Caire et hors des murs de la ville dans un des monumens appelés à tort tombeaux des califes ; mais aujourd’hui l’hiéroglyphe pour moi le plus curieux à déchiffrer, c’était Méhémet-Ali. Entre ses admirateurs enthousiastes et ses détracteurs passionnés, quel jugement porter ? Ce n’est pas une conversation d’une heure par interprète qui peut permettre de juger un tel homme, et ce qui va suivre est plutôt le résultat de ce que j’ai entendu dire du pacha dans le pays et de mes réflexions sur ses actes que d’un entretien nécessairement assez insignifiant. Seulement il y a toujours dans l’aspect d’un personnage célèbre, dans sa physionomie, son attitude, son regard, le son de sa voix, quelque chose qui peut compléter son portrait moral. On le comprend mieux quand on l’a vu.

Méhémet-Ali est un vieillard fort vert ; il était debout quand nous sommes entrés, et m’a semblé très ferme sur ses jambes. Il s’est lestement élancé sur le divan assez élevé où il s’est accroupi et où nous avons pris place à ses côtés. Sa figure m’a paru peu distinguée, mais très intelligente, et n’offrant pas la plus légère expression de férocité. Notre entretien n’a présenté qu’un seul incident un peu caractéristique. Le pacha m’a invité à inspecter son école polytechnique. J’ai répondu que mon père eût justifié d’une manière éclatante un honneur dont je n’étais point digne, et que je demandais à son altesse la permission de décliner une tâche à laquelle mes études ne m’avaient pas préparé. Son altesse ne s’est point tenue pour battue. — Ce que le père pouvait, le fils doit le pouvoir, a-t-elle dit. Malheureusement je savais trop à quoi m’en tenir à cet égard. J’ai été obligé d’opposer un respectueux entêtement à l’entêtement trop bienveillant du pacha pour éviter le ridicule d’examiner sur des matières que je n’entends point les élèves et les professeurs de l’école dirigée par M. Lambert, mais, en résistant à Méhémet-Ali, je n’ai pas eu la satisfaction de le persuader. Je cite ce petit fait parce qu’il met en relief un caractère commun aux gouvernemens orientaux. Tous, en effet, y compris le gouvernement réformateur de l’Égypte, sont convaincus que chaque homme, et principalement chaque Européen, est propre à toute chose.

Le rôle politique de Méhémet-Ali, comme chef indépendant de l’Égypte, a été préparé par les siècles. De tout temps, l’Égypte a tendu à vivre de sa vie propre. Le lendemain de la conquête, quand le vieux Caire existait à peine, les prétentions d’Amrou, son fondateur, inquiétaient déjà le calife Osman. Deux siècles plus tard, Ahmed, fils de Touloun, établissait une dynastie indépendante. Depuis lors, les sultans d’Égypte, c’est le nom que prirent les vizirs de cette province, ne reconnurent que nominalement l’autorité des califes. Ils finirent par les attirer au Caire comme les rois de France attirèrent les papes à Avignon. Il en a été ainsi jusqu’à la conquête ottomane. Les derniers chefs mamelouks défendirent héroïquement contre Sélim l’indépendance de l’Égypte. On montre encore attaché à l’une des portes du Caire le crochet où fut pendu Toman-Bey, l’un de ces vaillans Mamelouks qui, nés d’une race étrangère, étaient devenus par la force des choses une personnification de la nationalité égyptienne. Depuis la conquête ottomane, Méhémet-Ali n’est pas le premier qui se soit révolté contre le grand seigneur. Plusieurs chefs mamelouks l’essayèrent à diverses reprises. Le plus célèbre et le plus récent fut le magnanime et malheureux Ali-Bey. Lui aussi fit la guerre au sultan et conquit pour un moment la Syrie. Ali-Bey a devancé et préparé Méhémet-Ali, comme les réformes de Sélim III ont pu inspirer celles de Mahmoud.

Ce rôle de maître indépendant de l’Égypte qu’avaient joué tant de chefs guerriers, l’obscur habitant d’une petite ville de Macédoine devait le jouer de notre temps. Cette ville est la Cavale, berceau de Méhémet-Ali et… des tulipes, qui de là se sont répandues en Europe. Méhémet-Ali est fier d’être du même pays qu’Alexandre, si célèbre parmi les Orientaux sous le nom d’Iskander, comme il se vieillit, dit-on, d’une année pour avoir l’âge qu’aurait Napoléon. Il fallut à un aventurier, qui était entré dans le pays avec cent hommes, une grande habileté pour se substituer aux mamelouks et s’établir malgré la Porte. Il sut se rendre populaire parmi les soldats, tout en protégeant les ulémas et les habitans. Au sein de l’anarchie, tout principe d’ordre est un germe de puissance. Bientôt la Porte s’effraie et veut lui enlever l’Égypte en le confinant dans un pachalik d’Arabie. Méhémet-Ali se fait retenir par les habitans, et achète la permission de rester au Caire, c’est-à-dire d’y régner. Dès ce moment, sa carrière est connue. Il extermine les mameloucks, délivre des Wahabites les villes saintes et l’Arabie entière, puis attaque le sultan, bat ses troupes, menace sa capitale, s’arrête une première fois devant l’Europe, et une seconde fois est vaincu par elle.

La destruction des Mamelouks fut un assassinat, et un assassinat est toujours un crime ; mais ce crime ne prouve point que Méhémet-Ali soit singulièrement cruel. L’humanité est malheureusement étrangère aux gouvernemens orientaux. Le pacha put croire que le meurtre des mamelouks était un bienfait pour l’Égypte, et pour lui-même une nécessité. Ainsi Pierre-le-Grand extermina les strélitz, et Mahmoud les janissaires. De plus, Méhémet-Ali pouvait alléguer l’excuse de la défense personnelle. Les mamelouks avaient conjuré sa perte, et n’attendaient pour l’accomplir que de le voir s’engager dans la guerre contre les Wahabites. Au moment de partir pour cette expédition dangereuse ; il ne voulut pas laisser le Caire à ses ennemis ; il employa contre eux une terrible ruse de guerre, et les massacra dans la cour de sa forteresse comme un sauvage brûle une tribu ennemie dans son camp. On dit qu’au moment d’agir le pacha était très troublé, qu’en proie à une vive émotion, il hésitait à donner le signal. Cela peut être : Méhémet-Ali est dur, impitoyable, il n’est pas naturellement féroce ; on assure qu’il est assez bonhomme dans son intérieur, et que, lorsqu’une de ses femmes est malade, on le voit agité, éperdu, comme le plus tendre et le plus empressé des maris. Ce fait, du reste, n’était pas nouveau dans les annales de l’Égypte. En 1704, Bedr-el-Gemali fit tuer dans un festin tous les chefs turcs d’une milice indisciplinée. A une époque plus récente, le pacha Raghib-Mahomed, sur un ordre émané de Constantinople, tenta de massacrer les beys mamelouks. Enfin, après l’expédition française, le capitan-pacha eut le dessein de les exterminer par le feu de son artillerie, tandis qu’il les escortait jusqu’à la corvette anglaise qui devait les recueillir. Dans les mœurs de l’Orient, qui heureusement commencent à changer, voulait-on destituer un fonctionnaire, on l’étranglait ; dissoudre une milice, on l’égorgeait.

L’expédition contre les Wahabites, menée à fin glorieusement par Méhémet-Ali et ses deux fils, Touloun et Ibrahim, consacra ses titres à la puissance en faisant de lui le défenseur et le vengeur de la foi musulmane. On sait que les Wahabites étaient des sectaires qui semblent avoir eu le double but de réformer l’islamisme et d’affranchir l’Arabie. Ces puritains bédouins, qui proscrivaient les pèlerinages, s’interdisaient l’usage du tabac, rasaient les coupoles funèbres élevées en l’honneur des saints musulmans, sans en excepter le tombeau de Mahomet, avaient fini par s’emparer de la Mecque. Depuis plusieurs années, les pèlerins ne pouvaient plus se rendre dans la ville sainte, quand Méhémet-Ali parvint à en rouvrir le chemin à tous les musulmans du globe. C’était un immense service rendu à l’islamisme, et l’on conçoit que l’auteur de ce service ait voulu s’en payer largement. Méhémet-Ali convoita la Syrie, ce pays dont le sort a toujours été lié aux destinées de l’Égypte et le sera toujours. On sait les succès étonnans de 1833 et les revers plus étonnans encore de 1839.

Après la bataille de Nezib, dernière victoire due à la valeur d’Ibrahim et à l’habileté militaire de Soliman-Pacha, la fortune de Méhémet-Ali sembla s’arrêter comme en présence d’un objet formidable et invisible ; c’était la puissance morale de l’Europe qui lui faisait signe de loin. Dès-lors les revers succédèrent aux revers. Beyrouth, héroïquement défendue par le courage français de Soliman, fut bombardée, et les Anglais, en prenant Saint-Jean-d’Acre la difficile, comme disent les Arabes, enlevèrent à Ibrahim l’honneur d’avoir seul fait capituler une place qui avait résisté à Bonaparte. L’armée égyptienne se fondit comme par enchantement. Les manœuvres habiles et cruelles d’un Allemand au service de la Porte, le général Jockmus, que j’ai eu occasion de connaître à Constantinople, en isolant des points de ravitaillement les débris de cette armée, en précipitèrent la destruction ; mais ce qui frappait tout à coup d’impuissance les soldats jusque-là victorieux de Méhémet-Ali, c’était la volonté de l’Europe. On vit alors que les plus extraordinaires fortunes de l’Orient ne sauraient tenir contre les desseins de la civilisation occidentale. Que serait-il advenu si nous avions soutenu Méhémet-Ali ? Je ne sais ; mais je suis certain que dans ce cas les vainqueurs de Nezib n’auraient pas disparu devant le général Jockmus.

Telle a été la carrière de Méhémet-Ali, l’une des plus extraordinaires de ce siècle. Je dirai deux mots seulement du gouvernement qu’il a donné à l’Égypte et de ce qu’il a fait pour elle.

Il y aurait de la niaiserie à voir un libérateur et un philanthrope dans celui qui régit si durement l’Égypte ; d’autre part, il serait peu équitable de juger un Turc avec les idées européennes, un homme qui s’est frayé un chemin au pouvoir à travers mille périls et mille tempêtes d’après nos notions de justice exacte, un despote d’Orient d’après les principes du gouvernement constitutionnel. Ainsi, il est une mesure prise par Méhémet-Ali au commencement de son règne (on peut employer cette expression), qui nous semble inouïe. Un beau jour, il a confisqué l’Égypte ; il s’est déclaré propriétaire unique du sol ; il en a réglé la culture, s’est réservé le droit d’en acheter seul les produits, et au taux qui lui conviendrait. Le monopole commercial a suivi naturellement la prise de possession du territoire. Qui possède seul peut seul vendre, et, s’il daigne acheter ce qui lui appartient, il est bien le maître d’en fixer le prix. Certes, cet accaparement du sol est une mesure révoltante. Sans la justifier, on peut chercher à s’en rendre compte en considérant ce qu’avait été la propriété en Égypte avant Méhémet-Ali, et en général ce qu’elle est dans tout l’Orient.

La matière est obscure, et je n’entrerai pas dans le détail des controverses qu’elle a soulevées. Une vérité est certaine : c’est que, suivant la doctrine la plus généralement admise dans les pays musulmans, la terre conquise n’appartient pas aux individus, mais à Dieu, c’est-à-dire à l’état, car c’est Dieu qui, en pays d’islam, dit : L’état, c’est moi. La terre appartient à Allah, comme chez les Hébreux elle appartenait à Jéhovah ; les Moultezims, ceux qui occupaient le sol de l’Égypte avant que Méhémet-Ali s’en emparât, n’étaient pas des propriétaires dans le sens absolu du mot, mais des possesseurs héréditaires ; le pacha a pu, sans choquer les idées musulmanes, leur retirer la possession au nom de l’état, et en leur payant une rente à titre d’indemnité. C’est à peu près ce que fit Joseph, quand il conseilla au Pharaon de profiter d’une année de disette et d’acquérir toutes les terres de ses sujets, qui les lui abandonnèrent et reçurent de lui les grains nécessaires pour ensemencer, sous condition d’une redevance annuelle du cinquième des produits. Telle est exactement la condition des fellahs sous Méhémet-Ali, sauf qu’on exige d’eux beaucoup plus que le cinquième des produits ; en outre, au temps de Joseph, la cession fut volontaire de la part des Égyptiens, ou du moins ce ne fut pas le souverain, mais la famine qui les y contraignit. Il y eut encore cette différence, que Joseph excepta les biens des prêtres, et que Méhémet-Ali a confisqué les propriétés des mosquées. Il n’en est pas moins curieux qu’à une si grande distance de temps, la condition territoriale de l’Égypte ait subi deux fois une révolution analogue.

L’Orient a-t-il jamais connu l’idée de la propriété absolue telle que nous la concevons ? Plusieurs écrivains, entre autres Volney, se sont prononcés pour la négative. Je pense qu’ils ont été trop loin. Ce qui est vrai, c’est qu’en Orient la propriété individuelle du sol s’efface souvent devant la propriété de l’état, représenté par le souverain. Les Anglais, après de longues et vives discussions sur ce point, ont fini par donner raison au système qui niait la propriété, formellement établie cependant par les anciennes lois et les coutumes hindoues, et se sont proclamés propriétaires du sol, comme les musulmans l’avaient fait avant eux. A Java, les Hollandais se sont substitués aux sultans et rajahs, seuls propriétaires de l’île ; les paysans n’étaient qu’usufruitiers. Méhémet-Ali a agi en Égypte à peu près comme les musulmans et les Anglais dans l’Inde et les Hollandais à Java.

Il faut le reconnaître, la propriété n’est pas un fait simple et uniforme, ses conditions ont varié suivant les lieux et les temps. Dans l’Inde, on trouve diverses sortes et divers degrés de propriété. Ici la terre appartient à un chef ; là une association de paysans, dont chacun a une part distincte, exploite en commun les bénéfices[1] ; ici le cultivateur a un droit héréditaire à vivre sur le sol, là il peut être évincé.. Des exemples de demi-propriété, de possession héréditaire et révocable, se trouveraient dans notre Europe. Les bénéfices furent des concessions révocables avant de devenir des fiefs à perpétuité. Des jurisconsultes ont même avancé que, selon la loi d’Angleterre, nul sujet ne peut posséder la terre sans être assujetti à une redevance envers le souverain. Louis XIV, un peu oriental il est vrai, a écrit dans ses Mémoires, qui sont bien de lui, cette phrase, qui à elle seule suffirait pour le prouver : « Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos états, de quelque nature qu’il soit, nous appartient au même titre… les deniers qui sont dans notre cassette, ceux qui demeurent, entre les mains de nos trésoriers, et ceux que nous laissons dans le commerce de nos peuples. » Le droit de propriété flotte souvent incertain entre celui qui a hérité de l’appartenance de la terre et ceux qui la cultivent depuis plusieurs générations, et qui croient avoir le droit d’en garder l’usage. De là des conflits sur lesquels la législation est appelée à prononcer. Les fermiers des hautes terres d’Écosse croyaient aussi avoir le droit de vivre et de mourir sur le champ qu’ils exploitaient de père en fils depuis un temps immémorial : des expulsions en masse opérées par les grands propriétaires leur ont cruellement prouvé qu’ils se trompaient. En Irlande, où les petits fermiers pensent de même et où ce droit d’expulsion est aussi exercé avec une grande rigueur par les propriétaires contre leurs tenanciers, il est question de le restreindre et de créer pour ceux-ci une garantie de possession. En Danemark, les paysans demandent à acquérir la propriété des terres qu’ils cultivent pour les seigneurs ; aux États-Unis, on va plus loin, et les anti-renters trouvent fort ridicule qu’un fermier industrieux paie éternellement à un propriétaire oisif une redevance qui leur semble féodale. C’est une extrémité opposée à l’extrémité de l’opinion orientale sur la propriété : ici le travailleur ne possède pas réellement ; là on voudrait que lui seul possédât.

J’ai rapproché ces faits si divers pour montrer que l’idée de la propriété n’était pas partout quelque chose d’absolu, et qu’on ne doit pas juger avec nos idées une mesure qui les choque violemment, mais qui n’est point en elle-même aussi monstrueuse qu’elle le paraît. En outre, il ne faut pas oublier que la domination de Méhémet-Ali est une domination étrangère. Méhémet-Ali sait très imparfaitement l’arabe et dédaigne de le parler ; c’est un Turc qui parle turc et gouverne par les Turcs. L’antipathie religieuse des Turcs et des Arabes est peu favorable à toute possibilité de fusion. Les emplois sont remplis par la race des conquérans ; il en était déjà ainsi en Égypte sous les Grecs. Le vice-roi a essayé un moment de choisir des employés parmi les indigènes ; mais ces tentatives, dans lesquelles M. Bowring voyait un acheminement vers la régénération de la population arabe, ces tentatives n’ont point réussi. On dit que les fellahs au pouvoir étaient plus impitoyables pour leurs compatriotes que les Turcs eux-mêmes.

Le caractère de Méhémet-Ali montre la sagesse de l’astrologie orientale, qui place les princes, les financiers et les publicains sous l’influence de la même planète. Il s’est peint tout entier dans cette maxime que Burkhardt a recueillie de sa bouche : Un grand roi ne connaît que son épée et sa bourse ; il tire l’une pour remplir l’autre. Le proposition contraire serait encore plus vraie : c’était pour pouvoir faire briller son épée dans le monde qu’il remplissait sa bourse ; c’est avec le gain fait sur les blés qu’il a pu mettre à fin l’expédition contre les Wahabites.

C’est une maxime fondamentale de l’administration égyptienne, que le gouvernement ne peut pas perdre. De là découle le principe de la solidarité, d’après lequel un village ou une province qui paie exactement l’impôt est récompensé de cette exactitude en payant encore pour le village et la province voisine qui ne se sont pas acquittés. Il paraît que ce système, décourageant pour les contribuables, et qu’on a osé employer en France peu d’années avant la révolution[2], a cessé d’être en vigueur. Un fait que j’ai peine à croire, mais que certes on n’inventerait pas ailleurs, offre une application encore plus extraordinaire du principe, que le gouvernement ne peut pas perdre. Une maladie s’étant déclarée dans l’armée, parce que les soldats avaient été nourris avec la chair de chevaux morts d’une maladie contagieuse, une commission composée de médecins européens au service du pacha fut nommée. Elle fit une enquête, puis un rapport établissant la cause de la mortalité, et concluant à ce que des alimens plus sains fussent donnés aux soldats. Le gouvernement remercia les médecins et les combla d’éloges ; mais, comme il ne pouvait pas perdre, une retenue fut faite sur les appointemens des docteurs pour l’indemniser du surcroît de dépense qu’amènerait le changement introduit dans la nourriture du soldat par suite de leur très sage décision. Cette anecdote, dont je ne garantis point l’exactitude, semblerait moins invraisemblable au lecteur, s’il avait entendu comme moi, de la bouche du savant scheikh Rifâah, directeur de l’école littéraire du Caire, ces propres paroles : « Quand on nous a fourni des livres pour l’étude ou pour les traductions, au bout d’un certain temps, comme ces livres ont servi, ils sont usés. Alors le gouvernement, qui ne peut pas perdre[3], exige que l’école l’indemnise du déchet que ses livres ont souffert par l’usage. » Il me semble que ce second fait, que je maintiens authentique, est presque de la force du premier.

Méhémet-Ali a résolu un problème qui semblait insoluble. Il a supprimé la propriété et conservé l’impôt ; les terres prêtées par lui aux fellahs, à condition qu’il en réglera la culture et en achètera les produits à un taux arbitrairement fixé, ces terres sont imposées. Cet impôt foncier, nommé miri, forme plus du cinquième du budget égyptien, qui, en 1840, selon M. Bowring, dépassait cent millions. Cent millions ! c’est à peu près ce que l’Égypte rapportait aux Romains, et la population était alors quatre fois plus considérable.

Ce n’est pas le despotisme qu’on peut reprocher à Méhémet-Ali : depuis les Pharaons, l’Égypte n’a jamais connu un autre gouvernement. De plus, un pouvoir central très fort est une condition d’existence pour un pays qui ne peut subsister que par l’entretien des canaux et leur communication avec le Nil. Chez nous, l’état demande avec raison d’intervenir, plus qu’il ne le fait aujourd’hui, dans l’usage des cours d’eau ; en Égypte, l’irrigation c’est la vie. Je ne ferai donc pas à Méhémet-Ali un crime de son despotisme. Je ne m’étonnerai pas des sacrifices d’hommes et d’argent auxquels il a condamné l’Égypte. Méhémet-Ali n’est pas un sage ; c’est un ambitieux arrivé au pouvoir à force d’adresse et de talent. Il a voulu être grand, il a voulu compter dans le monde. Il lui fallait une flotte et une armée ; pour cette flotte, pour cette armée, beaucoup d’argent était nécessaire. Il a fait la guerre au sultan ; pour cette guerre, il avait besoin de beaucoup de soldats. Il n’a pas été scrupuleux sur les moyens d’avoir de l’argent et des soldats. Pouvait-on espérer qu’il le serait ? Le jour viendra, j’espère, où la guerre sera un sujet d’étonnement pour les hommes ; mais cette manière de voir, qui a tant de peine à prévaloir en Europe, pouvait-elle être adoptée par Méhémet-Ali ? Le rôle politique et militaire qu’il voulait jouer une fois admis, les conscriptions impitoyables, les impôts excessifs, en dérivent nécessairement. Seulement, en admettant cette logique fatale qui tire du mal le mal, de l’ambition la servitude et de la guerre l’oppression, on peut adresser, ce me semble, deux reproches à Méhémet-Ali, car on peut reprocher aux ambitieux et aux conquérans eux-mêmes de faire un mal inutile. Pourquoi, maintenant qu’il a dû renoncer à s’agrandir par les armes, maintenant qu’il n’a plus une marine à créer, pourquoi épuise-t-il toujours les populations avec une avidité désormais sans excuse ? Pourquoi surtout, et c’est là, selon moi, la plus grave des accusations qu’on doit intenter contre lui et la seule peut-être qu’il pourrait comprendre, pourquoi permet-il qu’on opprime son peuple sans que lui-même en profite ? Pourquoi souffre-t-il dans son administration le désordre et la corruption ? Pourquoi consent-il à laisser une grande portion de ce qu’on extorque aux fellahs passer dans les mains de ses fonctionnaires, au lieu d’arriver dans les siennes ? Il faut que le despotisme serve à quelque chose. Quand on a exterminé les mamelouks, on pourrait bien pendre quelques douzaines d’employés prévaricateurs. Les fellahs gagneraient beaucoup à conserver tout ce que le pacha ne perçoit point. On avait droit, ce me semble, d’attendre de lui une humanité qui ne lui coûterait rien, et surtout une équité qui lui rapporterait beaucoup. Méhémet-Ali abuse de l’oppression ; il appauvrit trop le pays qu’il exploite. Voilà, je crois, le reproche le plus fondé qu’on puisse lui adresser. Ce reproche subsiste en faisant la part de sa situation et des circonstances au milieu desquelles il s’est trouvé. Les Hollandais à Java ont montré comment on peut pressurer une population jusqu’au point où il y a chance de profit, et s’arrêter au point où il y aurait danger de perte. Méhémet-Ali devrait se repentir d’avoir été plus loin et rougir que son gouvernement soit assez mauvais pour devenir une mauvaise spéculation.

On voit que je n’ai point d’enthousiasme pour Méhémet-Ali. En présence du misérable état de l’Égypte, des souffrances et des privations qu’endurent les fellahs, il est impossible, à moins d’avoir été, comme de nobles voyageurs, complètement séduits par les caresses du pacha, il est impossible de ne pas éprouver de violens accès d’indignation contre son gouvernement, et on trouvera dans ces pages l’expression de celle que j’ai ressentie ; mais le voyageur qui se respecte doit être impartial comme l’historien : il doit défendre son jugement de son émotion. Tout le mal ne vient pas de Méhémet-Ali. On a dit de Bonaparte qu’il n’avait détrôné que l’anarchie ; Méhémet-Ali n’a dépossédé que l’indigence. Le fellah, sous les mamelouks, n’était pas plus heureux. Méhémet-Ali ne pouvait guère comprendre la vraie gloire, celle de travailler au bonheur des hommes. Combien de souverains chrétiens, dans l’Europe civilisée, l’ont-ils comprise ? Il ne faut donc pas l’accuser outre mesure, et, sans pallier les torts de son administration, il est juste de reconnaître le bien qu’elle a fait. On peut admettre la réalité des améliorations qu’on lui doit, sans avoir besoin de croire qu’elles ont eu un motif désintéressé. S’il a fondé des hôpitaux, c’était dans le principe uniquement pour perdre moins de soldats. Les suites de cette institution n’en ont pas moins été fort heureuses, car, grace au zèle des médecins européens, à la tête desquels on doit citer MM. Clot-Bey et Perron, les hôpitaux militaires ont amené les hôpitaux civils, les écoles de médecine, l’institution des sages-femmes, les mesures sanitaires. Par leurs soins a été réalisée la pensée du général en chef de l’expédition d’Égypte, qui, en parlant de la fondation d’un hospice civil au Caire, disait : « Il faut que cet hôpital soit une école de médecine. » C’est ce qui existe aujourd’hui.

Les plantations de Méhémet-Ali, celles de son fils Ibrahim, sont des spéculations, mais des spéculations dont le pays a profité. Il aurait mieux valu planter moins d’arbres et causer la mort de moins d’hommes. Pourtant c’est quelque chose encore que d’avoir planté des arbres, tant d’autres se sont contentés de tuer des hommes ! Tout ce que Méhémet-Ali a fait pour l’agriculture est d’une utilité réelle. Malheureusement il a trop peu fait pour elle et trop voulu faire pour l’industrie. Dans le pays le plus fertile du monde, au lieu de demander à la terre des richesses faciles, il a voulu implanter de force une activité industrielle à laquelle ce pays n’était nullement préparé. Entreprise factice et, comme tout ce qui est factice, violente et stérile !

Le véritable service que Méhémet-Ali a rendu à la civilisation, c’est d’avoir aboli les distinctions de sectes et de races dans ses états. Des prescriptions qui remontaient au calife Omar enjoignaient aux chrétiens de marquer l’infériorité de leur condition par certains signes extérieurs. Méhémet-Ali a supprimé ces prescriptions injurieuses. Au reste, dès le XIIIe siècle, les chrétiens avaient obtenu de plusieurs califes la permission de s’habiller comme ils l’entendraient ; une entière liberté religieuse régnait. « Au Caire, chacun révère son dieu et garde sa loi comme il veut, » dit un écrivain du XIIIe siècle. La tolérance, au moyen-âge, était plus grande dans les pays musulmans que dans les pays chrétiens, parce que la civilisation y était, à certains égards, plus avancée. C’est le contraire aujourd’hui. Il a fallu que la tolérance fût rapportée d’Europe dans l’Orient, qui ne la connaissait plus. Les Français en déposèrent au Caire les premiers germes, Méhémet-Ali les a fécondés. « Grace à la tolérance et au libéralisme du pacha, dit M. Th. Pavie, les couvens du Caire sont assez florissans, et on y entend l’humble cloche sonner l’Angelus à l’heure même où les muzzeims crient au haut de leur mosquée leur Allah Akbar. » Selon moi, la tolérance de Méhémet Ali est due moins à un respect sérieux de la liberté de penser qu’à cette indifférence qui lui fit ordonner, en 1825, des prières aux chefs de toutes les croyances, en disant : « De tant de religions, il serait bien malheureux qu’il n’y en eût pas une de bonne. » Quoi qu’il en soit, les étrangers peuvent se promener dans les rues du Caire sans craindre une de ces avanies auxquelles, il n’y a pas bien long-temps encore, ils étaient exposés. Vers 1815, Belzoni, qui se trouvait au Caire, ne se rangeant pas assez vite devant un personnage turc, reçut à la jambe un coup de sabre qui lui emporta un morceau de chair. Aujourd’hui, celui qui traiterait ainsi un Européen serait pendu.

Le système d’écoles conçu par le pacha forme un ensemble d’instruction trop vaste pour pouvoir être réalisé complètement. On cite comme remarquablement organisées l’école de cavalerie du colonel Varin et surtout l’école polytechnique dirigée par M. Lambert. Ayant refusé à son altesse, avec une opiniâtreté qui l’a un peu étonnée, d’inspecter ce dernier établissement, je ne puis en rien dire ; mais, n’ayant pas la même objection à faire en ce qui concernait l’école de littérature française, j’ai dû visiter celle-ci, et cette visite m’a laissé le souvenir d’une scène qui suffirait à consoler un voyageur d’être six mois sans voir jouer Molière.

J’entrai dans une salle où étaient une douzaine d’élèves de toutes les couleurs, depuis le bistre clair jusqu’au noir le plus foncé. On me pria d’examiner ces messieurs sur la langue et la littérature française, et, ce disant, le professeur me remit une collection de morceaux d’éloquence intitulée Leçons de littérature et de morale, fort peu digne, selon moi, de l’honneur qu’elle a eu d’être aussi souvent réimprimée, et une rhétorique destinée à nos écoles militaires, qui me semblent avoir mieux fait que d’étudier la catachrèse et la litote. J’ouvris au hasard les Leçons de littérature et de morale, et je tombai sur un fragment de J.-J. Rousseau, qui est une déclamation peu sérieuse contre l’insatiable avidité de l’homme allant arracher aux entrailles de la terre de perfides richesses, quand les vrais biens sont à la surface du sol. Je savais que les mines étaient un des objets de prédilection du pacha, qui, dans l’espoir de découvrir des mines d’or, a naguère entrepris, en remontant le Nil à l’âge de soixante-dix ans, un laborieux voyage. J’étais curieux de savoir si les élèves de l’école étaient de son avis ou de l’avis de Rousseau. M’adressant donc à un jeune homme de seize ans, grand, fort, parfaitement noir, et qu’on me dit natif de Luxor, ce qui me toucha, je le priai de lire le morceau ; il le fit sans trop d’accent thébain, puis je lui dis : — Monsieur, veuillez m’apprendre ce que vous pensez de ce que vous venez de lire. — À cette question, un grand étonnement, je ne dirai pas se peint, mais se montre sur le visage noir, qui me regarde fixement. Je cherche à mettre mon Égyptien à l’aise ; je renouvelle ma question - Pensez-vous, lui dis-je, que ce soit en effet un crime de demander aux entrailles de la terre les trésors qu’elle renferme ? — Même silence. Enfin la figure noire s’agite, se contracte, et, après beaucoup d’efforts, de cette bouche, qui semblait muette, sort le mot hypotypose. Il paraît que la phrase de Rousseau était une hypotypose. Cet Égyptien, plus heureux qu’un professeur du Collège de France, avait reconnu l’hypotypose ! Je dois dire que, si on donne à ces enfans de l’Égypte un enseignement si peu utile, ce n’est point la faute de l’instituteur, qui leur avait appris très bien et par principes la langue française. Les exercices grammaticaux me satisfirent pleinement et m’étonnèrent. C’était ma faute si j’avais pris trop au pied de la lettre l’offre qu’on me fit de les interroger sur ce qu’ils avaient lu.

J’ai visité l’école de traduction avec l’homme distingué qui préside à cet établissement, le scheikh Rifâah. Un assez grand nombre de jeunes gens sont occupés à mettre en arabe divers ouvrages français sur les sciences, la géographie, l’histoire. Ne sachant pas l’arabe, je demandai aux jeunes Égyptiens de me traduire mot à mot et de vive voix leur traduction en français, et je comparai ce mot à mot à l’original que j’avais sous les yeux. Il m’a semblé que les deux ne s’accordaient pas toujours parfaitement, et que le sens de l’auteur disparaissait quelquefois entièrement à travers cette double transfusion du français dans l’arabe et de l’arabe dans le français. En outre, j’ai appris que les traductions une fois faites ne s’imprimaient pas. Il y a donc ici, comme dans presque toutes les institutions civilisatrices du pacha, plus d’ostentation que de réalité.

Scheikh-Rifâah est un homme aux manières douces et agréables. Il a traduit en arabe plusieurs ouvrages français, entre autres la Géométrie de Legendre, et a été chargé par Ibrahim-Pacha de composer un dictionnaire arabe sur le plan du Dictionnaire de l’Académie française. En outre, Scheikh-Rifâah, qui est venu à Paris, de retour en Égypte, a publié ses impressions de voyage. Depuis que les Orientaux visitent davantage l’Europe, on possède plusieurs ouvrages de ce genre ; ils sont curieux à lire. Il est piquant pour nous de nous voir ainsi à distance, de nous apparaître pour ainsi dire comme dans un de ces miroirs colorés qui décorent les kiosques de l’Orient. Souvent ce qui nous paraît remarquable ne frappe point les voyageurs ; ils n’en savent pas assez pour être étonnés. D’autre part, ce qui nous paraît le plus simple les ravit de surprise ou d’admiration ; quelquefois on les surprend en flagrant délit d’exagération. Heureusement pour bien des voyageurs européens, les peuples dont ils parlent ne les liront jamais ; autrement l’exactitude de leurs descriptions ne serait pas trouvée beaucoup plus grande que celle de la relation de ce voyageur chinois qui, pour donner à ses compatriotes une idée de la hauteur des maisons de Londres, dit que les habitans peuvent facilement prendre les étoiles avec la main.

Il n’en est pas ainsi du voyage de Scheikh-Rifâah ; l’esprit général de son livre fait honneur à sa véracité. On sent une curiosité intelligente sous ses expressions tout orientales de politesse et d’admiration. Le voyageur musulman exprime vivement le besoin, honorable pour lui, de connaître la civilisation européenne qu’il ose mettre au premier rang. A ceux qu’un voyage chez les infidèles pourrait scandaliser, il répond par cette parole du prophète : « Allez chercher la science, fût-ce même en Chine. » Son livre a, comme c’est l’usage chez les Orientaux, un titre métaphorique et énigmatique. Il s’appelle Purification de l’or dans la description abrégée de Paris. La première merveille qui frappe le scheikh Rifâah, c’est un café dont les glaces réfléchissent les images de ceux qui le remplissent. Les cheminées l’étonnent et lui inspirent cette réflexion : « On se range en cercle autour d’elles, et l’un des honneurs que l’on fait à un hôte est de le placer près du foyer ; il n’est pas étonnant, ajoute le malicieux musulman, que les chrétiens soient portés à s’approcher du feu. Prions Dieu de nous sauver des flammes de l’enfer. » On voit que le scheikh Rifâah n’est pas tellement converti à la civilisation, qu’il ne soit enclin à damner ceux qu’il admire.

Malgré tout ce qui manque aux établissemens scientifiques du Caire, on ne saurait refuser à Méhémet-Ali la gloire d’avoir fait quelques essais remarquables pour acclimater l’instruction dans ses états. Je ne sais où en est l’observatoire météorologique et magnétique fondé par lui ; mais l’imprimerie orientale établie à Boulac fonctionne toujours. On vient d’achever l’impression d’une édition complète, et, sous le rapport de la décence trop complète, dit-on, des Mille et une Nuits. Des presses de Boulac est sorti un journal arabe et turc qui a duré quelque temps.

Toutes ces tentatives ont leur petit côté et souvent leur côté ridicule. Tandis qu’on apprend à des Nubiens ce que c’est que l’hypotypose, les jeunes gens qu’on a envoyés s’instruire à Paris, revenus dans leur pays, ne trouvent pas d’emploi, ou bien on les met dans un poste où leur instruction européenne ne leur est d’aucune utilité. Ils ont étudié la chimie et la médecine, on en fait des marins ; quelquefois on n’en fait rien du tout. J’ai ouï parler d’un ancien élève de l’école de Paris qui, revenu en Égypte tout chargé de science européenne, avait été obligé pour vivre de prendre l’état de cuisinier. L’œuvre de Méhémet-Ali est certainement très incomplète, très défectueuse même ; cependant elle n’aura pas été stérile. La transformation de l’Orient ne peut s’accomplir en un jour, et, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie, ou fera bien des efforts maladroits et quelquefois risibles ; mais il ne faut pas s’arrêter à ces détails, il faut aller au fond, et reconnaître que la réforme de Méhémet-Ali est une partie importante de cette grande réforme qui sera la gloire du XIXe siècle, la réforme des civilisations non chrétiennes. Jamais spectacle ne fut plus grand dans son ensemble et n’offrit des accidens plus bizarres. Si l’on a imprimé un journal arabe et turc à Boulac, il faut penser qu’il y a maintenant des journaux dans tous les idiomes de l’Inde, des journaux arméniens, parsis, cheroquee. Le sultan fait vacciner ses sujets, et le roi des îles Sandwich, dont le père était anthropophage, vient d’ouvrir son parlement.

Pour ne pas sortir de l’Orient, la civilisation y est un vêtement inusité que la barbarie porte encore d’assez mauvaise grace, car tout costume nouveau ressemble à un travestissement, et les novateurs y rappellent plus ou moins ce grand fonctionnaire turc qui, dans un dîner diplomatique, exprimait à un Français son goût pour les repas à l’européenne, son mépris pour ses compatriotes, qui, selon lui, ne savaient pas se servir de leur fourchette, et, ce disant, il se servait de la sienne… pour peigner sa barbe. N’importe, c’est à travers ces bizarreries que s’opère le changement du monde : le chemin est étrange, mais le but est grand, et Méhémet-Ali aura marché vers ce but.

Quel sera l’avenir de sa famille, de sa dynastie ? Je pense que cet avenir finira à son fils Ibrahim. Les races étrangères s’établissent difficilement sur la terre d’Égypte, où elles périssent, où elles dégénèrent. Les enfans des Européens et des Asiatiques meurent presque tous en bas âge. C’est ce qui avait conduit les mamelouks à se recruter par l’esclavage au lieu de se perpétuer par la naissance. Même les végétaux importés s’altèrent. Cette terre d’Égypte est une terre à part qui se venge de ses conquérans en détruisant leur postérité ou en l’abâtardissant. Il est peu de familles qui soient plus allées se dégradant que la famille des Ptolémées. Épousant presque toujours leurs sœurs ou leurs nièces, ces princes, qui furent pour la plupart des monstres de débauche et de cruauté, arrivèrent, en peu de générations, de l’héroïque Ptolémée Lagus à l’ignoble et difforme Ptolémée Physcon ou l’enflé. La famille de Méhémet-Ali est menacée d’un pareil avenir. Abbas-Pacha, appelé prochainement à régner, est, dit-on, au physique et au moral, un Ptolémée Physcon.

En présence de cet avenir, en pensant que les grandes qualités de Méhémet-Ali mourront avec lui, et que le despotisme qu’il a organisé restera, qu’Ibrahim tout au plus donne quelque garantie bien incomplète d’un gouvernement un peu régulier, qu’après lui il n’y a que des enfans et un barbare, il est impossible de ne pas tourner les yeux vers l’Europe, et de ne pas l’appeler au secours de ce malheureux pays, qu’elle seule peut véritablement régénérer. Elle n’éprouverait aucune difficulté à s’en emparer. Méhémet-Ali, en exterminant les mamelouks et en chassant les arnautes, a désarmé l’Égypte. Ses oppresseurs seuls pouvaient la défendre. Les paysans qu’on enrégimente à coups de bâton ne sauraient être redoutables pour personne. Le préjugé contre les chrétiens est affaibli. Enfin j’ai entendu sortir de la bouche d’un Arabe ces paroles : Ce pays ne sera heureux que quand il appartiendra aux Européens. Malheureusement pour nous, c’est à l’Angleterre que cette acquisition semble dévolue. L’Égypte est pour elle une étape sur la route des Indes, elle doit désirer de s’en assurer la possession. La richesse qu’elle pourrait tirer de la terre la plus fertile du monde doit la tenter. Dans un discours prononcé à un banquet du club réformiste donné à Ibrahim-Pacha, lord Palmerston a dit que l’Angleterre voulait pour l’Égypte un pouvoir fort. Or, comme après Méhémet-Ali et Ibrahim il est douteux que rien de semblable puisse s’établir, l’Angleterre se réserve le droit d’aviser aux moyens de donner ce pouvoir fort à l’Égypte.

A une lieue du Caire est l’emplacement d’Héliopolis. De la ville fameuse où étudièrent Eudoxe et Platon, il ne reste qu’un obélisque ; on y lit le nom du roi Osortasen, qui vivait plusieurs siècles avant Sésostris. L’obélisque d’Héliopolis est donc l’aîné de l’obélisque de Paris. Un pareil monument mérite bien d’être visité, quand même la plaine d’Héliopolis n’eût pas vu remporter une des plus brillantes victoires et des plus justes.

En sortant du Caire pour aller aux ruines d’Héliopolis, on trouve d’abord un lieu désolé. Entre des buttes formées de débris s’élève un cimetière ; est-ce là que repose l’intrépide et intelligent voyageur Burckardt, qui, après avoir parcouru l’Orient, vint mourir au Caire ? J’aurais aimé à reconnaître et à saluer le lieu de sa sépulture. Le tombeau d’un voyageur est pour un voyageur le tombeau d’un frère. Puis on entre dans une plaine aride et inhabitée. Au milieu du sable s’élèvent des monumens d’un goût exquis connus sous le nom de tombeaux des califes, et qu’il faudrait plutôt appeler tombeaux des sultans et des princes d’Égypte. Ces monumens sont à la fois religieux et funèbres ; un lieu de prière est à côté d’un lieu de sépulture. L’association de ces deux idées est bien ancienne en Égypte et bien naturelle au cœur de l’homme. Cette double destination se remarque dans le monument de Barkouk et dans celui de Caid-Bey. Le premier est du XIIe siècle et le second du XVe. Ce dernier passe à juste titre pour un type de ce que l’architecture arabe peut produire de plus élégant.

Sans cesse l’architecture musulmane fait penser à l’architecture chrétienne. Cependant elles diffèrent beaucoup ; le caractère général de l’une est la hardiesse et la grandeur ; le caractère de l’autre est la coquetterie et le caprice. Toutes deux proviennent, je le crois, de l’architecture gréco-romaine, diversement modifiée d’après le génie sévère de l’Occident ou d’après le génie gracieux de l’Orient. Les coupoles que j’ai devant les yeux sont d’origine byzantine, on ne saurait guère en douter. M. Coste remarque avec raison qu’elles ne peuvent être d’origine arabe, puisqu’aucun des édifices construits par les Arabes, y compris la Caaba, n’offre la voûte sphérique ; mais il n’y a pas lieu, selon moi, à faire dériver les coupoles des topes de l’Afganistan, qui sont un peu loin, ou des pyrées de la Perse, qui n’ont, je crois, rien à faire ici. C’est la Grèce qui a fourni aux Arabes les élémens de leur architecture, comme les principes de leurs sciences et de leur philosophie. Quant aux ressemblances de ces monumens du moyen-âge arabe avec ceux de notre moyen-âge européen, elles sont souvent bien frappantes, malgré la diversité du génie des deux arts et des deux religions. Parfois on est assez embarrassé pour savoir de quel côté est l’originalité, de quel côté est l’imitation ou l’emprunt. Cette chaire si incroyablement élégante de la mosquée de Barkouk n’a-t-elle pas eu pour modèle les ambons des basiliques chrétiennes, dont les reproductions auront été ornées et travaillées jusqu’à l’excès par la fantaisie orientale ? D’autre part, ces élégans minarets n’ont-ils pas donné l’idée des gracieux campaniles de l’Italie, auxquels ils ressemblent si fort ? La mosquée de Barkouk a deux minarets qui font absolument l’effet des deux tours ou des deux clochers d’une église. Les murs de la mosquée sont formés par des assises régulières de pierres blanches et rouges alternativement superposées. Cette disposition a pu donner l’idée d’une superposition analogue d’assises blanches et noires qu’on remarque dans plusieurs églises italiennes, à Gênes, à Pistoja, etc.

La réflexion que j’ai faite à Alexandrie se représente ici. C’est à l’Égypte que les Vénitiens ont emprunté le caractère oriental de leur architecture. M. Quatremère de Quincy l’avait remarqué avant moi. Il semble décrire les tombeaux des califes, quand il parle de « ce goût oriental d’arabesques, de mosaïques, de revêtemens de marbres, et de cette disposition de petites coupoles qu’on trouve dans les ouvrages des Sarrasins, et que les Vénitiens rapportèrent d’Alexandrie. » Les mosaïques et les coupoles de Saint-Marc rappellent en grand celles que je vois ici. Il y a de l’arabe dans l’église byzantine de Saint-Marc, comme nous avons vu qu’il y avait du byzantin dans les mosquées arabes du Caire.

Après avoir admiré ce que le moyen-âge arabe a de plus élégant, allons saluer un des monumens les plus vénérables de l’architecture des Pharaons, l’obélisque d’Héliopolis, qui est le plus ancien obélisque du monde. A droite du chemin que nous suivons est une plaine cultivée assez semblable à une plaine de la Brie ; à gauche est le désert. Sans parler du désert, un chameau et un buffle attelés ensemble à une charrue éloignent tout souvenir prosaïque et avertissent de l’Orient. Dans les environs d’Héliopolis croissait l’arbre qui donne le baume. Selon une tradition chrétienne, il était né en ce lieu par la vertu de l’eau dans laquelle, durant la fuite en Égypte, la sainte Vierge avait lavé les langes de son divin fils ; selon l’histoire, Cléopâtre l’apporta de la Judée, où elle était allée essayer ses séductions sur Hérode. On s’explique comment une ville aussi considérable qu’Héliopolis a pu s’élever si près de Memphis en réfléchissant que l’une et l’autre étaient voisines du point où le Nil se ramifie en diverses branches, et que vers ce point devaient converger tous les produits de la basse Égypte. Le nom d’Héliopolis était la traduction grecque du nom égyptien que portait la ville consacrée à Horus. Les villes d’Égypte étaient ainsi consacrées à un dieu dont elles portaient le nom. Il en fut de même de plusieurs villes grecques, il suffit de rappeler Athènes et Possidonie, la cité de Minerve et la cité de Neptune. Le dieu patron des villes égyptiennes auquel il donnait son nom était pour elles ce que sont les saints pour nos villes modernes ; une ville s’appelait du nom d’Horus, de Phta, d’Ammon, comme aujourd’hui elle s’appelle Saint-Étienne, Saint-Omer, ou Saint-Malo.

Dès le temps de Strabon, Héliopolis était bien déchue de son ancienne splendeur ; elle portait des traces nombreuses des ravages de Cambyse ; Strabon l’appelle déserte. Cet ancien trouvait déjà ici des ruines ; en vain, curieux comme nous le sommes aujourd’hui, demandait-il le collége des prêtres au milieu desquels Platon et Eudoxe étaient venus étudier l’astronomie ; personne ne savait où avait été ce collége, pas même le cicérone de Strabon, l’Égyptien Chéremon, ignorant et grand faiseur d’embarras comme les ciceroni de tous les temps. Plus tard, Manéthon écrivit à Héliopolis ce livre sur l’histoire d’Égypte si malheureusement perdu et dont la table des matières seule nous reste, précieux débris qui, grâce à la découverte de Champollion, éclaire chaque jour d’une lumière plus vive la chronologie égyptienne. Au VIIe siècle de notre ère, toute culture n’était pas éteinte à Héliopolis, car on y voit naître alors Callinique, qui, selon le témoignage des auteurs byzantins, porta à Constantinople l’invention du feu grégeois.

Le feu grégeois a laissé une mémoire mystérieuse et formidable ; l’eau, disait-on, était impuissante à l’éteindre, et les plus braves des croisés tremblèrent devant un prodige dont l’enfer seul pouvait être l’auteur. Quelques connaissances chimiques les auraient rassurés. On établit en ce moment[4]d’une manière très plausible qu’une enveloppe de matière graisseuse entourant une composition salpêtrée explique parfaitement et reproduirait au besoin ce facile miracle, sans reproduire, il est vrai, les circonstances merveilleuses qu’y ajouta quelquefois la crédule imagination de nos pères ; mais si le feu grégeois n’est pas quelque chose d’aussi extraordinaire qu’on l’a dit et qu’on le répète encore, au moment où il perd l’auréole de terreur surnaturelle qui entourait son nom, il acquiert en revanche une importance nouvelle dans l’histoire des arts militaires et de la civilisation, car il paraît aujourd’hui prouvé que, sous la dénomination de feu grec ou, comme on disait au moyen-âge, de feu grégeois, on désignait plusieurs combinaisons dans lesquelles le salpêtre jouait le rôle principal, et qui ressemblent fort à la poudre à canon. Seulement on les employait plutôt comme arme incendiaire que comme force explosive, pour fabriquer des artifices qu’on lançait sur l’ennemi plutôt que pour chasser des projectiles. Le feu grégeois n’en était pas moins, par sa composition, très analogue à la poudre à canon, et cette analogie suffit pour enlever au moine allemand, souvent cité, et à Roger Bacon, cité aussi fort mal à propos, l’honneur d’une invention dont l’importance et l’origine ignorée ont donné naissance à un proverbe populaire. Qui donc a inventé la poudre ? Est-ce Callinique d’Héliopolis ? Les soldats français qui brûlèrent si glorieusement ici celle de la république étaient-ils, sans s’en douter, sur les terres de l’inventeur ? Je pressens la joie de ceux qui attribuent tant de portée aux anciennes connaissances de l’Égypte. La grande découverte qui a changé le monde moderne sortirait de ses antiques laboratoires.

Le feu grégeois aurait servi dans les mystères à éprouver, par des apparitions flamboyantes, par le merveilleux spectacle du feu brûlant sous l’eau, le courage des initiés. A la rigueur, l’origine égyptienne du feu grégeois, et par conséquent de la poudre à canon, n’est pas chose impossible. Seulement il faut remarquer que jusqu’ici aucun de ces monumens, où tant de scènes de la vie militaire et tant de procédés des arts mécaniques sont représentés, n’a rien offert qui ressemblât, soit à la fabrication, soit à l’emploi de la poudre, pas plus brûlant en fusée que lançant des projectiles. Cette preuve négative n’est pas absolue, car la découverte d’un monument nouveau peut la renverser. D’ailleurs le salpêtre est commun en Égypte, où il effleurit à la surface du sol et sur les ruines. Ainsi on peut admettre, si l’on veut, que les Égyptiens ont inventé la poudre ; mais je pense que cet honneur appartient plutôt aux Chinois. Le peuple le plus pacifique de la terre paraît avoir connu de temps immémorial la poudre à canon ; il est vrai qu’il n’a pas toujours été aussi peu guerrier qu’aujourd’hui. Aussi trouve-t-on chez lui fort anciennement l’indice d’armes détonantes appelées d’un nom dont l’onomatopée est très expressive, pao, et dans lesquelles Abel Rémusat n’était pas très éloigné de reconnaître de véritables canons. Quoi qu’il en soit, si depuis long-temps les Chinois n’emploient la poudre que pour les feux d’artifice, où ils excellent, et dont ils ont peut-être enseigné le secret à l’Europe, il n’en reste pas moins prouvé qu’ils ont connu la poudre à canon depuis une époque fort reculée et antérieure de beaucoup au VIIe siècle, c’est-à-dire au temps où Callinique apporta le feu grégeois d’Héliopolis à Constantinople. Mais, dira-t-on, penseriez-vous que l’invention fût venue de la Chine en Égypte ? Je n’en serais point étonné. En 670, époque où l’on trouve Callinique, dont le nom grec éloigne encore toute idée de science sacerdotale égyptienne, où l’on trouve Callinique en possession du secret d’une composition incendiaire semblable à la poudre à canon, les Arabes étaient depuis une quarantaine d’années maîtres du pays où s’élève aujourd’hui le Caire, et par conséquent d’Héliopolis. Or, tout porte à croire que c’est des Chinois que les Arabes ont reçu l’art de préparer le salpêtre ; ils appellent cette substance neige de la Chine. S’ils avaient reçu de la Chine le secret de la fabrication de la poudre, ce qui est possible, vu les anciennes communications de l’Asie occidentale avec l’Asie orientale, ils ont pu l’apporter à Héliopolis et le communiquer à Callinique. Ainsi le feu grégeois, comme tant d’autres choses, porte un nom qui est une erreur. Il est peut-être égyptien, peut-être arabe, probablement chinois ; il n’est pas grec.

L’obélisque d’Héliopolis s’élève au milieu d’un jardin. La même inscription, sauf une légère variante, est gravée sur chacune des faces, La quatrième est entièrement couverte par les travaux de l’abeille maçonne ; un seul côté est entièrement libre. Cette courte inscription suffit pour nous apprendre qu’Osortasen Ier a érigé l’obélisque. Le titre qu’il prend de souverain de la haute et basse Égypte n’exprime pas une prétention sans fondement. Des monumens que le temps a épargnés prouvent l’extension de la puissance de cet antique roi. A l’autre extrémité du monde égyptien, en Nubie, près de la seconde cataracte, une stèle était encore debout, il y a quelques années, portant une inscription en l’honneur d’Osortasen Ier, vainqueur des barbares armés d’arcs. Son nom est gravé aussi dans le sanctuaire de Karnac et sur les rochers du mont Sinaï. Les statues qui reproduisent son image et portent son nom sont d’une beauté admirable, et la perfection des hiéroglyphes qui les décorent montre quelle était la perfection des arts de l’Égypte à l’époque où florissait cette ville d’Héliopolis, déjà en décadence au temps de Strabon. L’obélisque, encore debout et intact, est un débris qui a survécu aux ravages antiques des pasteurs, aux destructions récentes de Cambyse ; c’est un témoin qui a dominé l’inondation de la conquête. Cet obélisque était placé en avant du temple du Soleil. Selon l’usage, un autre obélisque s’élevait en regard et formait le pendant du premier. Pockocke vit encore des débris de la porte du temple. D’autres obélisques étaient debout au temps de Strabon : deux d’entre eux avaient été érigés par un fils de Sésostris pour avoir recouvré la vue à la suite d’une expérience assez singulière sur la vertu des femmes de son empire, expérience dont on peut aller chercher le récit naïf chez Hérodote, et qui, sous une forme moins gracieuse, contient la première idée de cette piquante épreuve de la coupe enchantée si bien contée par l’Arioste. J’ai vu ailleurs deux des obélisques qui décoraient autrefois, Héliopolis ; ils sont à Rome : l’un s’élève sur la place du Peuple ; l’autre derrière la place Antonine. Le premier est du temps de Sésostris ; le second, comparativement moderne, ne remonte qu’à Psamméticus. C’est Auguste qui les fit transporter à Rome ; les Romains faisaient la conquête des monumens comme des peuples.

Au moyen-âge, Héliopolis offrait des ruines bien plus considérables. Le voyageur arabe Abdallatif y trouva encore les deux obélisques du temple du Soleil, dont un seul subsiste aujourd’hui ; l’autre était déjà tombé. On sait précisément la date de sa chute : elle eut lieu le 4 du ramadan de l’année 656 de l’hégire. Celui qui était encore debout au temps d’Abdallatif portait à son sommet un pyramidion en cuivre. Ce fait montre, dès cette époque reculée, la présence d’un ornement dont M. Hittorf a judicieusement revendiqué l’emploi pour notre obélisque de Paris.

Les anciens nous apprennent que le soleil avait un temple magnifique à Héliopolis. Le soleil désigne ici ce dieu que les Égyptiens représentaient avec une tête d’épervier et dont ils écrivaient le nom Har ou Hor, d’où l’on a fait Horus. Héliopolis était encore célèbre par l’arrivée du phénix, l’oiseau merveilleux qui, au bout d’un certain nombre de siècles, y faisait son apparition. La fable du phénix a été racontée diversement par les anciens. Les Grecs se sont plu à le peindre allumant son propre bûcher, et s’y consumant dans les parfums pour renaître de ses cendres, gracieux symbole de l’immortalité. La piété des Égyptiens pour les morts leur avait fait imaginer que le phénix apportait le cadavre de son père sur l’autel du temple du Soleil à Héliopolis. Hérodote dit que les prêtres lui ont montré l’image du phénix, et qu’il ressemble à un aigle. Cet aigle était peut-être l’épervier, qui est l’hiéroglyphe du soleil, car le phénix était bien évidemment lui-même un symbole solaire. Il venait en Égypte de l’Arabie ou de l’Inde, c’est-à-dire de l’Orient, et, ce qui est décisif, un passage de Tacite[5] nous apprend que l’intervalle qui séparait deux apparitions du phénix était de 1,461 ans. Or, ce nombre est précisément celui des années dont se compose la grande période astronomique au bout de laquelle l’année vague des Égyptiens se confondait avec l’année vraie. Ce moment marquait une nouvelle ère astronomique, une nouvelle phase dans la vie éternelle du soleil. Alors les saisons, après avoir parcouru tout le cercle de l’année vague, s’y retrouvaient à leur place naturelle. C’était une époque solennelle, une époque de renouvellement et de félicité ; elle fut célébrée à l’avènement d’Antonin : des médailles furent frappées pour en garder le souvenir.

Héliopolis est la cité d’On, dont parle la Genèse. On veut dire en copte ce qui brille : c’était le nom égyptien dont le mot Héliopolis, la ville du soleil, était la traduction grecque. Le nom arabe qu’elle a porté depuis, la Fontaine du Soleil, rappelle encore la même origine. Joseph épousa la fille d’un prêtre d’On, c’est-à-dire d’Héliopolis, qui s’appelait Petiphrah (Putiphar), comme le premier maître de Joseph. Petiphrah est un nom bien égyptien, il veut dire qui appartient au soleil. C’est une forme analogue à celle de plusieurs autres noms, comme Pet-Osiris, qui appartient à Osiris. Beaucoup de noms propres, dans l’ancienne Égypte, indiquaient ainsi que l’homme ou la femme qui les portait était consacré à une divinité : Ammonius à Ammon Thais à Isis[6]. Tous ces noms, empreints de paganisme, furent portés par des chrétiens. Le nom de saint Pacôme voulait dire celui qui appartient à Chons, une des divinités du panthéon égyptien. Quant à Petiphrah ou Putiphar, il est naturel qu’un prêtre de la ville consacrée au soleil fût consacré lui-même à ce dieu. Les noms d’homme, de femme, de lieu, mentionnés dans les chapitres de la Genèse où il est parlé de l’Égypte, suffiraient pour montrer la véracité du narrateur antique, car tous s’expliquent par le copte, ce qui prouve en même temps que cette langue provient bien réellement de l’ancien égyptien.

Phrahâ, dont nous avons fait Pharaon, veut dire en égyptien le soleil. C’est le titre que prennent les rois d’Égypte dans les légendes hiéroglyphiques, où ils sont toujours assimilés à Horus. Le nom honorifique donné à Joseph, Psontophanech[7], ne s’explique point par l’hébreu, mais par le copte. Il en est de même du nom de Moïse, qui, suivant la Genèse, veut dire sauvé des eaux. L’hébreu ne peut point fournir un sens qui ressemble à celui-là ; mais Mocha, en copte, signifie celui qui sort des eaux ; or, le nom donné à l’enfant recueilli par la fille du Pharaon devait être un nom égyptien et non pas un nom hébreu.

On sait que l’aventure de Joseph avec l’épouse de Putiphar est devenue le thème favori de la poésie amoureuse de l’Orient. Ces deux personnages bibliques étaient déjà des personnages de roman à l’époque où Mahomet écrivait le XIIe chapitre du Coran. Depuis, l’histoire de Jousouf et Zuleika (c’est le nom qu’on leur donne) a été chantée, à plusieurs reprises, par les poètes les plus célèbres de la Perse. Cette histoire est le triomphe de l’amour. L’amour, après s’être montré dans le récit de la tentation avec toutes ses ardeurs, reparaît épuré par la douleur et la constance. La brillante épouse du vizir d’Égypte est devenue une pauvre veuve, dont le chagrin a détruit la beauté, dont la vue même s’est éteinte dans les larmes mais Zuleika aime toujours Joseph : elle s’est construit une cabane de roseaux, d’où, cachée, elle écoute, pour toute joie, passer le bruit de son char et de son cortége. Le malheur éclaire la foi de Zuleika ; elle renonce au culte des idoles, et reparaît aux yeux de Joseph, qui ne la reconnaît pas. Elle se nomme, et demande au sage Hébreu de lui rendre sa beauté et la vue. Après lui avoir accordé sa double demande, il l’épouse, et, au bout d’une vie heureuse et longue, tous deux meurent le même jour, comme Philémon et Baucis. Dans ce roman se trouve un trait bizarre dont le souvenir me revient ici. Comme les amies de Zuleika s’étonnent qu’une femme de sa condition se soit éprise d’un esclave, elle les invite à un festin. Chacune reçoit une orange ; et, tandis qu’elle s’apprête à la couper, Zuleika fait paraître Joseph. Il est si beau, que toutes les femmes, troublées par sa vue, au lieu de couper l’orange, se coupent les doigts sans le sentir. — Ces développemens romanesques de l’histoire de Joseph ont leur point de départ dans des légendes juives, dont un fragment, qui figure parmi les récits apocryphes de l’Ancien Testament, contient le récit de l’amour de Joseph pour Asseth. Moïse a eu aussi sa part dans les récits apocryphes. À en croire une tradition qui avait déjà cours au temps de l’historien Josèphe, Moïse aurait été prêtre à Héliopolis. On disait aussi qu’Abraham était venu à Héliopolis et y avait enseigné l’astronomie. Ces fables avaient probablement pour auteurs les Juifs, qui furent de bonne heure si nombreux en Égypte.

Ce qui a pu attacher plus particulièrement ces légendes au souvenir d’Héliopolis, c’est qu’aux portes de cette ville exista aussi long-temps qu’à Jérusalem un temple juif, qu’un pontife, du nom d’Onias, avait élevé sous Ptolémée-Philométor, et qui fut détruit par ordre de Vespasien après la conquête de la Judée. C’est le seul exemple d’un temple juif bâti à l’étranger ; mais l’Égypte avait été si long-temps pour les Hébreux une terre d’exil, qu’elle ressemblait un peu pour eux à une patrie. Ce temple devint le centre d’une population juive assez considérable. L’emplacement de la ville qu’ils habitaient se reconnaît encore à des tertres qu’on appelle tertres des Juifs.

C’est près d’Héliopolis qu’une pieuse tradition veut retrouver les souvenirs de la fuite en Égypte. Cet épisode de l’enfance du Christ, que la peinture a reproduit tant de fois, m’est ici rappelé sans cesse ; tout à l’heure j’ai rencontré sur mon chemin une femme vêtue de bleu assise sur un âne et portant un enfant dans ses bras, tandis qu’un peu en arrière de l’humble monture marchait appuyé sur son bâton un homme de l’âge et de la tournure qu’on donne à saint Joseph : c’était une scène de l’Évangile et un tableau de Raphaël ; même costume et même paysage. Derrière les personnages s’élevait un palmier pareil à celui qui, d’après une légende apocryphe, inclina son tronc et abaissa ses fruits à la portée de la main du divin enfant. Près d’Héliopolis une source coule au pied d’un sycomore. L’une et l’autre sont vénérés des pèlerins. Le sycomore cacha dans son sein Jésus et Marie : l’eau de la source était amère, elle devint douce aussitôt que l’enfant-Dieu l’eut touchée de ses lèvres : naïf et gracieux symbole de l’esprit de douceur qui allait changer le monde !

Des impressions moins gracieuses s’élèvent dans l’ame d’un Français en présence des ruines d’Héliopolis ; à ce nom, il ressent encore à cette heure sa part de la colère qui saisit Kléber et l’armée quand ils apprirent qu’au mépris d’une capitulation signée, le gouvernement anglais refusait aux Français de quitter l’Égypte avec les honneurs de la guerre. Forcés ainsi à la victoire par le parjure, dix mille hommes en battirent soixante-dix mille. Je ne raconterai pas une bataille que M. Thiers a racontée, mais je ne puis m’empêcher de citer un détail que je me souviens d’avoir entendu, enfant, redire à mon père, qui le tenait d’un des combattans d’Héliopolis. Au lever de l’aurore, la petite armée française, en arrivant au sommet d’une de ces collines de sable sur lesquelles je vois en ce moment se coucher le soleil, découvrit tout à coup, rangée dans la plaine, l’immense armée du grand-vizir. Alors un ah ! de satisfaction et d’impatience s’éleva de toutes les poitrines et se prolongea sur la ligne de bataille. Kléber la parcourut à cheval, se contentant de répéter pour toute harangue : « Si vous reculez d’une semelle, vous êtes… perdus. » Personne ne recula d’une semelle, et la grande armée asiatique fut détruite par une poignée d’Occidentaux ; on croit être à Marathon !

Au moment de m’éloigner, j’ai regardé encore une fois l’obélisque d’Osortasen, rayant de sa ligne noire l’or empourpré du ciel et dressant au milieu des palmiers son tronc de granit ; mes souvenirs allaient des temps anciens aux temps nouveaux, d’Osortasen à Kléber, de la conquête de l’Égypte par les pasteurs, deux mille ans avant l’ère chrétienne, à la conquête de l’Égypte par les Français au XVIIIe siècle de cette ère. Parmi ces oscillations de ma pensée, qui embrassait en une seconde un intervalle de quatre mille ans, la nuit est venue, la lune a éclairé les palmiers d’Héliopolis ; elle a blanchi le sable sur lequel se précipitait presque sans bruit le trot de nos montures. Pleins de cet enchantement qu’inspirent à l’ame la nuit, le silence et le désert, nous sommes arrivés à la porte de la ville ; sortant de cette lueur sereine et suave, nous nous sommes plongés dans les rues noires et tortueuses. Nous connaissons maintenant le Caire sous tous ses aspects : nous avons visité ses mosquées et son pacha, salué son passé, interrogé son présent sur son avenir ; il est temps de nous embarquer sur le grand fleuve, il est temps de commencer cette vie flottante, cette vie étrangère aux habitudes ordinaires des voyages, cette vie de nomades du Nil, que nous allons mener durant plusieurs mois au milieu des ruines.


J.-J. AMPERE.

26 décembre.

  1. Briggs, Land-tox of India, 244-50.
  2. Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. I, 160. — Quelque chose de semblable a lieu encore aujourd’hui dans l’empire autrichien. — Voyez Foreign Quarterly Review, t. XXXII, 469. Ce système a été proposé dans l’Inde anglaise. — Briggs, Land tax in India, p. 268.
  3. Ce principe était aussi celui du gouvernement romain, et n’avait pas là des conséquences moins révoltantes. Les provinces étaient chargées de porter le blé à Rome à leurs risques et périls. Si un malheur arrivait à la cargaison, on mettait le pilote à la torture ; si l’équipage entier avait péri, on s’en prenait aux femmes et aux enfans. Cela tenait lieu d’assurances. — Edinburgh Review, avril 1846, 367. — Les idées les plus simples de justice et d’humanité, encore inconnues aux peuples orientaux, sont bien nouvelles en Occident.
  4. MM. Reinaud et Favée, dans leur travail sur le feu grégeois.
  5. Annales, VI, 28.
  6. En égyptien Ammoni ; — Tha-isis, celle qui appartient à Isis.
  7. ΨοντομφανήΧ, P-sont-n-phonch, le sauveur du monde, ou plutôt celui qui a conservé la vie. La transcription hébraïque avait altéré ce mot, qui a été restitué dans la version des Septante par le traducteur grec qui écrivait en Égypte et savait l’égyptien.